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Contes pour lire au crépuscule

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La suprême Maîtresse.

Octobre était de retour et avec lui, l’Ennui. Le vidame se retrouvait au coin du feu, le menton dans la main sous la cheminée où les chimères sculptées poursuivaient leur vol. — « Semper. » « Toujours. »

Il avait fini d’épuiser la curiosité qu’Anne de Corsen lui avait inspirée. A peu de chose près, elle ressemblait à toutes les autres femmes. Il était repu de sa chair tendre, excédé de ses caresses. Sa tendresse ne lui laissait aucun repos. Ces marques passionnées n’étaient pas fort au goût du chevalier. Il avait passé l’âge où l’amour absorbe la vie tout entière. Puis on pouvait remarquer l’assiduité d’Anne à passer de longs moments dans sa chambre, en jaser, et, quoiqu’il se moquât de l’opinion, lui valoir des quolibets et des ennuis.

Présentement il cherchait un moyen galant de se débarrasser de sa jeune amie. Après quoi il proposerait un champ nouveau à son activité insatiable. Lequel ?

Il avait tiré l’épée, couru le monde, manié les affaires et les hommes, joui des femmes, correspondu avec les philosophes, feuilleté les livres, fouillé les entrailles des bêtes, scruté la matière des corps. Il était à bout de ressources.

Il se mit comme l’année précédente à marcher dans sa chambre. Ainsi, souvent, lui venaient des idées.

Un flambeau dans la main, il alla vers les vitrines que, dans le début de son exil, il avait remplies avec passion.

Elles étaient en bois de rose avec des ciselures dorées.

Pour les garnir il s’était donné un mal impossible. Il avait connu des brocanteurs et des revendeuses, des Levantins, des Vénitiens, des Hollandais, des Juifs, des Portugais. Il avait noué des relations avec des agents de la Compagnie des Indes. Les camarades de son frère, Emmanuel-Philibert, qui servait sur les vaisseaux du roi où il avait été tué dans le combat de M. de la Clüe, l’avaient pourvu de « pacotille ».

Il y avait là de tout : des filigranes en argent du Caucase et des flacons remplis d’essence de roses venus de la Mauritanie. Des magots chinois bombaient leurs nombrils de porcelaine rare parmi les étoffes éclatantes de l’Indus. Les laques du pays de Méaco s’y voyaient près des écailles de Céram et derrière ces étranges oiseaux qui vivent, dit-on, à Timor, nommés « de Paradis » à cause de leur splendeur. Des émaux de Perse, de Moscovie s’y mêlaient à des ivoires de Taprobane. Des plumes précieuses du royaume de Tombut se déployaient non loin des pierres du Manamotapa.

Il avait mis à collectionner ces objets le même zèle impétueux, le même flair qu’il avait jadis su montrer dans les armées, dans les salons et dans les cours. Il avait dépensé beaucoup d’argent, avait désiré certaines curiosités pendant des années, telles ces poteries sans âge que M. de la Condamine lui rapporta enfin du pays des Incas. Maintenant qu’elles étaient là à portée de ses yeux, de sa main, à peine s’il allait les contempler. Il regrettait de n’avoir plus ses vitrines à remplir. Il continua son tour de chambre. Ses yeux s’arrêtèrent soudain sur un petit tableau large de quelques pouces, legs que lui avait fait jadis le prieur de Hochersperg.

C’était une très vieille peinture allemande représentant une tête de Christ, œuvre d’un réalisme amer, tête de supplicié, d’expression plus humaine que divine ; la bouche entr’ouverte, les lèvres lasses criaient la douleur ; belle quand même, ardente sur son fond d’or, image brutale du trépas.

La mort ?… L’esprit du vidame y resta suspendu. La mort, voilà un champ nouveau pour sa curiosité !

Bien souvent il l’avait frôlée sans y réfléchir. Les épées accrochées aux murs évoquaient chacune des phases où il l’avait bravée… Cette petite lame triangulaire et mauvaise, cette simple garde d’acier bruni à facettes, il l’avait serrée dans sa main d’enfant, durant les chasses au Barbaresque sur la Méditerranée bleue…

Cette coquille d’argent mince, formée de deux feuilles de pampre, de l’entrebâillement desquelles sortait un Amour, lui rappelait des aventures et des duels, Paris, Versailles, Dresde, la Cour…

Cette autre, en fer brut, si large, il l’avait achetée 110 livres chez Pichon, marchand fourbisseur, à « la Victoire », avant de partir en Hanovre. A plus de quinze ans de distance il sentait encore la peau de ses doigts coller sur la poignée pendant la rude marche d’hiver entre Zell et Gifhorn. La boue montait jusqu’aux genoux. De misérables villages avaient l’air de fuir. Au loin on voyait la neige sur les montagnes, et tous les soirs, les tentes étaient emportées par le vent qui soufflait comme sur une mer… A ce moment il avait désiré mourir…

La mort ?… Le saut dans l’au-delà ? Qu’y trouvait-on ?

Dans les salons il avait développé sur elle des paradoxes et des boutades, mais au fond qu’en penser ?

Était-elle, comme le voulait d’Holbach, une simple dissolution de l’être retournant à la matière, ou, comme le prêchait son frère, une vie nouvelle avec trois états : Le Paradis, le Purgatoire, l’Enfer ?

Il avait été élevé dans la religion sévère des provinces. A douze ans, quand il partit pour ses « caravanes, » il aurait pu réciter son catéchisme aussi couramment que l’Armorial et les Odes d’Horace. Mais ses croyances devinrent bientôt machinales et, une fois l’habitude du danger acquise, furent dispersées par ses passions. Actuellement son scepticisme était sans limites. Il doutait même de son doute. Les philosophes eux-mêmes étaient ni plus ni moins que d’autres sujets à l’erreur.

Certains souvenirs d’enfance se levaient parfois en son âme, attendrissants, persuasifs, et certaines paroles de son frère sur la vanité des plaisirs : « Heu ! Mundi felicitas velut umbra fugit. »

Il l’éprouvait maintenant au fond de son cœur.

A l’évêché son attitude était celle d’un homme de goût.

Déférent envers des opinions qu’il ne partageait pas, mais qu’il estimait consacrées, respectables, nécessaires à l’harmonie du monde, il assistait aux offices, les suivait livre en main, mais ne pratiquait pas. A la Saint-Gratien il décrochait une épée pour commander la double haie d’exempts de la manse, afin de donner une solennité plus grande à la procession.

Conformément à un ancien privilège féodal, il alternait avec le seigneur d’Aygues pour offrir le dimanche, à la cathédrale, le pain bénit.

A la table du Cardinal, il lui arrivait de placer un bon mot dans les disputes théologiques.

Qu’y avait-il au-delà de la vie ? Mystère ! La mort l’attirait par son inconnu même.

Sa décision d’homme d’action était prompte. Elle fut vite prise.

Il se tuerait ce soir « pour faire le Grand Voyage » qui sollicitait sa curiosité.

Il portait toujours sur lui quelques grains de poison rapide dans une bague à chaton tournant. Habitude de Malte où l’on en usait, en cas de capture, pour ne point aller ramer parmi les chiourmes de la Régence.

Son parti pris, il mit ses comptes en ordre, fit un testament qu’il plaça en évidence, et, songeant à Anne, il écrivit :

« Lorsque vous lirez ce billet, ma bergère, j’aurai passé dans l’autre monde, où je me flatte de trouver l’intérêt qui fait défaut dans celui-ci.

« Sur toutes choses, je vous prie de ne point éveiller l’alarme à propos de moi. Il ne manque pas chez les humains de fâcheux qui abusent de la liberté qu’ils ont de se mêler à nos affaires jusqu’à vouloir nous conserver en cette vie lorsqu’il nous prend fantaisie de la quitter. La Mort, voyez-vous, ne mérite guère tout le bruit que le bon ton nous oblige à mener autour d’elle. J’espère que vous le saurez comprendre — et vous taire, quoique ce soit beaucoup demander à une femme.

« Mais je vous entends : Vos charmes, dites-vous, auraient dû m’attacher à la Vie. Quoique vous soyez jeune, mon enfant, il faut que vous sachiez que j’en ai subi bien d’autres que ceux dont vous m’avez fait présent. Encore que vos grâces soient sans prix, Mesdames, elles ne suffisent point à satisfaire l’esprit et les loisirs d’un homme vraiment cultivé. Rappelez-vous ce conseil : Il vous sera d’usage lorsque le Cardinal, mon frère, vous aura pourvu d’un mari de sa façon.

« Ne criez pas à l’ingratitude : Je fus le beau chevalier d’Evron ; grâce à vous, ma vieillesse connut d’aimables instants.

« Il était téméraire de me vouloir conquérir ; il y aurait de la fatuité à prétendre me conserver.

« Souffrez que ma reconnaissance vous lègue ce que je possède. Mes bibelots valent mieux que moi. Vous trouverez quelque part mon uniforme, du temps que je servais aux Gendarmes. Soignez-le. C’est le bien qui me tint le plus au cœur. Je vous recommande aussi mon vieux Germain.

« Adieu. Soyez heureuse ; aimez beaucoup — jamais trop. — Soyez belle. Je demeure jusqu’à mon dernier souffle votre très humble et très obéissant serviteur. »

Puis, mettant l’adresse, il cacheta.

Peut-être pleurerait-elle ? En pensant à ses larmes, il sourit.

Il ne lui restait plus à ordonner que le menu de son dîner.

Il n’avait pas la basse gourmandise du vulgaire. Ayant dîné et soupé aux meilleures tables, il était difficile d’autant que son estomac délabré n’acceptait que les mets délicats et légers.

Il voulait cette cuisine consommée, chère aux roués, ces viandes, ces poulardes, savamment rôties et braisées, dont le « point » était un secret à saisir.

Cet homme, qui avait vécu de pain noir, de pommes de terre pourries en Hanovre, de fèves, de mauvaises salaisons sur les galères de l’Ordre, n’admettait plus que des sauces lentement réduites sur un feu doux, dont une pointe d’épices, de vin muscat ou de cannelle relevait les sucs légumineux.

Il voulut, avant de partir, goûter la joie suprême d’un repas suivant l’art. En fait de viandes, du gibier, légèrement avancé, si possible. Après un mûr examen, il se décida pour un perdreau et, par écrit, commanda à Mounier « qu’on eût soin de le prendre tué de deux ou trois jours, puis de n’y point oublier le madère ».

Cela fait, il sonna Germain.

— Prévenez Son Éminence que, me sentant indisposé ce soir, je n’aurai pas l’honneur de souper avec Elle… Vous mettrez mon couvert ici… Ce billet pour Mounier… Cet autre pour Mlle de Corsen… Sans doute, à cette heure, est-elle retirée dans son appartement. Il suffira de le lui remettre demain.

Germain s’inclina, muet. Il était accoutumé aux caprices de son maître. Une heure plus tard, il revint et, toujours taciturne, dressa la table sur laquelle il posa des crus de la cave particulière au vidame. Celui-ci les avait nommément désignés : du bourgogne des chanoines de Tonnerre, du xérès du commandeur de la Cueva, reconnaissable à son paillon espagnol. De plus, sur une servante, se tenaient deux bouteilles : l’une, à panse cocasse, vêtue de soie verte, contenait la célèbre liqueur de Mme Amphoux ; l’autre, du très vieux kirsch. Celui-ci était un don unique de l’abbaye de Vilterspach, en Bavière.

Le tintement d’un flambeau d’argent que Germain venait de placer sur la table, fit relever la tête de M. d’Evron. Son vieux valet venait de sortir. Cette disparition imprévue surprit son maître. Il aurait voulu lui dire quelque chose. Au fait, quoi ? Il songea que, par testament, il lui instituait une rente, que toute prodigalité est inutile, et il ne le rappela pas pour lui dire adieu.

Le dernier de ceux qu’il lui avait été donné de contempler en ce bas monde était parti. Il n’en verrait plus d’autres… Bah ! le sort en était jeté !

Il s’attabla avec appétit. Un fumet tentant montait sous les couvre-plats armoriés. Il se mit à déguster l’aile de perdreau confite dans une sauce brune et aromatisée. Il mangeait à petites bouchées. Par instants, il tâtait le bourgogne fin, usé ; ou bien il recourait à l’alcool sucré du vin d’Espagne. Il prit une pêche dans une corbeille — d’habitude il les choisissait lui-même au verger — toutefois celle-ci était fondante. Il n’eût pas mis un tact plus sûr. Puis, tout à coup, s’étant versé une rasade plus abondante de xérès, il enleva sa bague, retourna le chaton d’une main agitée par un tremblement imperceptible…

Déjà il regardait la poudre se dissoudre dans le vin doré, puis, après une hésitation courte, il avalait. Il ne percevait rien, rien que le suc fruiteux des grappes mûres, le feu généreux du terroir, de la vigne brûlée par le soleil méridional. Il couronna le tout d’un verre de liqueur des Iles, puis d’un autre de kirsch, exquis, véhément, qui lui emporta le palais. Il se sentait gaillard, et, se levant, il se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit.

Un clair de lune magnifique se déployait sur les jardins tout blancs. L’astre, rond et placide, courait parmi les nuages, sur une vapeur incolore et sans fond, semblable à un brouillard diaphane. Il avait plu. Des flaques d’or blafard tremblaient sur les marbres. Des jets d’eau faisaient pleuvoir des gouttes incandescentes. Des statues s’arrondissaient aussi vagues que des fantômes.

Une évaporation sonore montait des plantes repues d’eau ouvertes au soir, mêlée au cri des rainettes, triste et grêle.

Des bouffées froides, des odeurs saines frappaient le chevalier en plein visage : Il devait faire bon dans la terre où il allait dormir.

Le poison ne tarderait plus. Les flambeaux, par suite de leur cire décroissante, jetaient des lueurs rougeâtres, horizontales.

Il s’étendit tout habillé sur son lit, les yeux ouverts…

La tête de Christ plus amère, plus désolée que jamais, s’accusait en face sur son fond d’or…

Il ne sentait rien, quand tout à coup une flamme subite lui traversa l’estomac, le crispa, l’étira, suspendit son souffle. Il ne put retenir un cri. Elle passa.

Puis une seconde vint, puis une troisième, puis d’autres. Elles se succédaient à des intervalles brefs, déchirantes, suraiguës, perçant jusqu’aux moelles de son être.

Il se tordait, haletait, écumait : Quel repos achetait-on à ce prix ? Et si ce n’était pas un repos !

Alors cet homme de fer, que nul n’avait su vaincre, implora à son tour. La tête de Christ le fascinait malgré lui. Du fond de son enfance montait, irrésistible, la vieille prière latine :

« Averte Faciem a peccatis meis… »

Il ne put s’empêcher de grincer le répons d’une voix sourde.

« Et iniquitates meas, dele. »

Un élancement terrible le crispa. La sueur inondait son corps ; ses ongles s’enfonçaient dans le bois dur…

Par la fenêtre ouverte, des chauves-souris arrivaient. Elles tourbillonnaient, se posaient sur les murs, puis reprenaient leur essor. Son œil trouble les mêlait aux sculptures de la cheminée qui s’animaient. Un vol fantastique de Chimères entourait sa couche, comme si toutes les ombres qu’il avait poursuivies en ce monde étaient venues le narguer à sa dernière heure. « Semper. » « Toujours. »

Il se redressa, frissonnant, et, dans un râle, le poing tendu vers Elles :

— Bonheur, rugit-il, n’es-tu qu’une Chimère ?

Puis il retomba mort sur la courte-pointe de soie.

Pauvre cœur, travaillé par des ferments sans trêve, as-tu trouvé dans la tombe la paix définitive et la satisfaction de tes désirs ?


… « Leur étendard est une mer agitée… »

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