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Contes pour lire au crépuscule

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UN FAIBLE

« Dans ces unions exotiques, ce n’est jamais l’homme qui élève la femme à son niveau ; c’est toujours lui qui tombe aussi bas qu’elle. »

(Baron de Mandat-Grancey, Au Congo.)

C’était un enseigne de vaisseau ayant déjà pas mal roulé par le monde.

Il était taillé en Hercule et très bon, comme le sont en général les gens forts.

Il avait la barbe blonde, le sang frais, à fleur de peau, un sang magnifique, si riche qu’on en voyait la couleur à travers la peau cuite par tous les durs soleils qui miroitent sur les mers incendiées du Sud.

En voyant ce beau gars on avait de suite l’impression d’un tempérament puissant et docile, de ceux que les femmes flairent de loin, asservissent, puis font marcher à la cravache et à la botte jusqu’à ce que les malheureux crient « grâce », supplication qui, d’ailleurs, reste généralement vaine.


Au cours de sa vie maritime il avait connu beaucoup de ces liaisons passagères qui duraient le temps d’une station en pays lointain ou d’un embarquement en escadre : trottins des ports, malingres créoles des Iles à peau dorée et chaude, puis toutes les variétés d’Américaines, depuis les filles à demi-sauvages de la Pampa, qui viennent prendre contact avec la civilisation dans les maisons publiques de Buenos-Ayres ou de Montevideo, jusqu’aux opulentes créatures de Californie, chair d’exportation, pâture de ceux que rebutent les peaux jaunes, l’odeur musquée des femmes de l’Extrême-Orient.

Il avait expérimenté aussi ces dernières et donnait, de temps à autre, un souvenir curieux aux petites Japonaises, poupées rondes comme des lunes, corps pitoyables d’enfants, vêtues de robes de soie aussi belles que les fleurs de leur pays.


Mais maintenant il était las de tous ces lits d’aventure, de tous ces corps divers dont l’étreinte — il le sentait plus douloureusement chaque fois — n’avait ni âme, ni lendemain.

Il rêvait à présent de se marier, de vieillir tranquille et heureux, avec des enfants, si possible, près de ses parents qui habitaient une propriété, à la campagne.


Une année, en débarquant de l’escadre, il était allé passer là quelques jours avant de reprendre son tour de départ sur la « liste », dont les chances allaient bientôt rouvrir pour lui les chemins incertains de la mer. Il ne redoutait pas cela, diable ! Il éprouvait au contraire, une fois parti, une volupté profonde à se sentir très loin. Puis il aimait son métier et commençait à le connaître, de sorte que les bons et les mauvais hasards de la navigation en campagne le tentaient.

Seulement, fils de terriens, une hérédité paysanne lointaine, lui faisait aimer aussi la campagne de France. Il lui savait gré d’être une belle et robuste terre, féconde après tant de siècles de moissons. Il se plaisait à regarder ses champs bornés d’arbres, de haies, peuplés de gens aimables, ses horizons courts, remplis de choses harmonieuses, anciennes et nouvelles, fondues ensemble, qui disaient la stabilité du pays, la continuité de l’effort, commentaient ce mot magnifique : la durée. Jamais il n’avait la sensation d’y être un petit insecte isolé, éphémère, comme dans certains autres grands espaces de terre ou d’eau qu’il avait vu s’allonger, indéfinis, implacables, sous d’autres cieux.


Un matin donc il se promenait. C’était son habitude. Des bouffées de foin passaient sur la campagne de mai. Un attelage travaillait non loin avec un bruit de grelots. Les hommes le saluèrent :

« Bonjour, Monsieur Félix. »

Alors, soudain, il se mit à penser à la grande vallée chinoise du Yang-Tsé, avec ses milliers d’êtres courbés sur le sol, dont beaucoup crèvent ni plus ni moins que des mouches, sans que personne y prenne garde, pendant les grandes famines de l’hiver… il entendit monter le triste cri, le gémissement des coolies porteurs d’eau…


En tournant la tête, il aperçut le facteur déboucher avec une lettre.

Cette lettre arrivait de Toulon : un vieux camarade à lui venait de prendre femme et, désigné pour embarquer sur le Zodiaque, il cherchait un permutant.

« Ah ! pensa-t-il, le mariage quand on est marin ! »

… Partir un mois plus tôt, un mois plus tard, la belle affaire ! La Côte d’Afrique ? Il ne connaissait pas ce pays-là, il le verrait.

Une dépêche au camarade, une lettre au ministère, le temps d’embrasser ses parents, de faire ses malles, et quinze jours après, il s’embarquait pour Dakar où l’attendait le Zodiaque.


Le bateau ne tentait personne : un vieil aviso en bois, qui pourrissait en se traînant du cap Blanc au cap Lopez. Comme machine, une antique ferraille, véritable tournebroche. La voile faisait le plus clair de la route, mais le bateau était lourd et, dans ces pays d’algues, la carène toujours sale. L’état-major comprenait un lieutenant de vaisseau, commandant, trois enseignes et le docteur. Les chambres des quatre officiers environnaient le carré dont elles n’étaient séparées que par une portière en étoffe. On n’était jamais « chez soi ». De sempiternelles parties de cartes duraient de neuf heures du matin à minuit, très bruyantes, pendant lesquelles il était à peu près impossible d’écrire une lettre ou de lire.

Par surcroît, quand le soleil dardait sur la coque, une température d’une quarantaine de degrés s’établissait dans ces petites cellules, aérées seulement par leur hublot, trou de jour grand comme la main, cerclé de cuivre, dont l’éclat aveuglait. Ces conditions climatériques, peu favorables aux humains, l’étaient aux insectes qui « croissaient et se multipliaient », selon la parole évangélique. On n’ouvrait pas un tiroir, une armoire, sans qu’il en sortît immédiatement une colonne de cancrelats, et les rats, assez timides le jour, se rattrapaient la nuit en se livrant à toutes sortes d’ébats.

Cependant, dix ans de marine façonnent de telle manière le corps et l’âme qu’il ne souffrait pas trop de ces contingences. Et les six premiers mois passèrent comme avaient passé les campagnes précédentes, chaque jour émietté par les quarts et les occupations régulières du tableau de service, observé plus ponctuellement qu’on n’eût pu le croire à bord de ce rafiot de dixième rang.

Le Zodiaque allait, allait quand même, allait toujours, parvenant, pour ainsi dire, par miracle, à changer de place.

Ils descendirent ainsi de baies en baies, de caps en caps jusqu’aux tristes lagunes du Dahomey, où ils roulèrent au mouillage pendant quinze jours, bord sur bord. Puis ils remontèrent vers le cap Vert, et de là poussèrent une pointe, une pointe de vacances jusqu’aux Canaries, où ils devaient demeurer tout un mois.


Les Canaries, autant dire le paradis pour ces malheureux, les belles Canaries avec leur bon vin, leurs cigares, leur ciel clair, leurs hautes montagnes nues. On pouvait dormir — enfin ! — pendant les nuits pures, ce qu’on n’avait pas pu faire depuis des mois, baigné de sueur et de fièvre, dans la lourde humidité équatoriale. Le Zodiaque mouilla dans le port de La Luz, en face de Las Palmas, blanche comme une ville de marbre sur sa colline. Tout cela propre, gai, coloré, donnant l’envie d’aller à terre après avoir contemplé si longtemps des pays nègres, toujours les mêmes, avec leurs grandes palmes et leurs tristes cases, pleines de vermine.


Le dimanche qui suivit leur arrivée, n’étant pas de garde, il se promena en ville. Le matin même, il avait reçu une lettre de France où on lui parlait d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas, mais « qui lui conviendrait », et il cheminait, rêvassant, sous un ciel gris percé parfois d’un éclatant soleil. Il éprouvait comme un vague besoin d’amour. Était-ce l’espoir né de cette lettre ou les six mois passés dans une torpeur énervante ?

Il monta vers la cathédrale par des petites rues verdâtres, crapuleuses, bordées de cabarets louches où les hommes du Zodiaque entraient. Sur le seuil de l’un d’eux, une gamine, d’une quinzaine d’années tout au plus, habillée en mariée, avec un voile et des fleurs d’oranger sur la tête, l’invita par geste… En vérité, elle tombait mal. Il en avait assez vu comme elle. Ce qu’il voulait, c’était une vraie femme, jolie, distinguée, élégante.

Il se hâta de sortir des petites rues et entra sur une place, une belle place plantée de palmiers, entourée de maisons carrées et plates. Il espérait y trouver de la musique, mais ce jour-là il n’y en avait pas. Alors, en attendant un camarade avec qui il irait s’asseoir au café, il flâna en regardant.


Partout, les fenêtres étaient fermées à cause de la grande chaleur. Seule, une femme était accoudée à un balcon, tête nue, sans se soucier du soleil. C’était une grande brune, avec un peigne d’or dans les cheveux et un châle de soie blanche rayé de rose sur les épaules : son attitude souple faisait valoir sa taille. Sa main cachait son visage. Ses bras étaient nus jusqu’au coude, bruns et beaux, d’une peau mate qui absorbait la lumière et donnait à l’œil l’impression d’être chaude. En voyant cette peau-là, lui, qui n’avait pas touché à une chair de femme depuis des mois, eut une sensation brutale de désir, une envie d’y coller et d’y rassasier ses lèvres.

Au bout de quelques instants la femme releva la tête. Alors il ne fut plus possible de voir autre chose en elle que ses yeux. Ils étaient uniques, larges, éclatants, dorés. On avait du moins l’impression confuse de l’or, comme en regardant le soleil. Mais on les distinguait mal dans leurs détails tant ils éblouissaient. Peut-être avaient-ils de petites tigrures noires, ou bien était-ce l’effet des cils épais et longs qui y portaient leur ombre ? Il y avait de la volupté et aussi de la cruauté dans ces yeux-là.

Ces yeux-là, il les avait trouvés surtout plus à l’Est, plus au Sud, dans les pays de soleil et de sable, dans les pays nus, où la lumière joue sur les étendues sans fin, tellement folle, tellement vive qu’elle finit par imprégner les pierres de ses reflets et par faire naître les topazes, les pierres de lune, les opales…

Une réverbération analogue avait dû doter les prunelles de cette femme. Elle le regarda et il se sentit environné d’une onde étrange, comme hypnotisé, en équilibre, prêt à avancer ou à reculer, selon qu’elle lui commanderait. Tout à coup il lui sembla qu’elle lui faisait signe d’avancer, de monter jusqu’à elle. Oui, elle lui faisait vraiment signe… Sans plus réfléchir, il se précipita vers la maison, franchit l’escalier à grandes enjambées sans rencontrer personne. Elle l’attendait, debout dans le salon. Sans dire un mot, elle lui ouvrit les bras.


Ce n’était pas une fille publique. Elle était mariée à une sorte de grand diable, un homme « dans les affaires », qui gagnait beaucoup d’argent. Sa maison était luxueuse, meublée avec un certain goût, quoique avec des détails trop riches et trop lourds comme les aiment les Espagnoles du peuple.

Cependant, elle ne semblait pas trop dépourvue d’éducation, autant du moins qu’il pouvait en juger, car elle parlait peu. Des étreintes violentes les unissaient fréquemment dans ses visites, des étreintes où il la sentait presque plus forte que lui.

Chaque fois, en sortant, il se demandait pourquoi elle lui avait fait signe… Cette femme mariée, établie, qui avait probablement des relations et une situation en ville, avait fait signe à un passant de hasard qu’elle ne connaissait pas ?

La bestialité de ses caresses aurait dû le renseigner ; mais à l’aube de son ivresse, il pensait naïvement qu’il y a une fatalité pour réunir les amoureux marqués l’un pour l’autre par une secrète destinée.

Aucune femme, parmi toutes celles qu’il avait connues, n’avait pris tant d’empire sur ses sens. Non, elle ne ressemblait, elle ne pouvait ressembler à aucune autre. Sa taille était mince et souple, mais ferme comme celle d’un jeune homme. Elle était aussi propre que n’importe quelle femme du Nord. Sa peau, soyeuse, brune, semée d’un très léger duvet châtain doré, buvait positivement la lumière et la chaleur. Elle était mate et brûlante.

D’ailleurs, cette femme était toujours en quête de fraîcheur ; il semblait que tout brûlait au-dedans d’elle. Vêtue de mousselines qui lui paraissaient encore trop pesantes, bras nus, décolletée en plein jour, jambes nues sous sa robe. Ce feu intérieur sortait par ses yeux, fenêtres d’une maison en flammes, passait dans ses baisers, rappelait le sang Maure, la terre d’Afrique toute voisine.

Le désir plus grand qu’il en éprouvait tous les jours l’inquiétait un peu, mais qu’aurait-il fait de ses longues après-midis désœuvrées, sans elle ?

Le Zodiaque, profitant de son séjour à La Luz pour se faire beau, le bord était devenu intenable. On grattait, on peignait la coque. On « potassait » la mâture. On pataugeait dans l’eau, on trébuchait dans toutes les espèces de « fourbissages ». En dehors de l’officier de « garde », tous allaient à terre chercher un peu de tranquillité et de repos. Lui, prenait le chemin d’un appartement frais et sombre. Il y avait des plantes vertes, des mosaïques, des marbres, de légères fontaines de cuivre et d’argent damasquiné, d’où l’eau s’exhalait en jets et retombait en vapeur ; toujours des choses froides qui, par leur contact, par leur vue, satisfaisaient une perpétuelle manie, un réel besoin de fraîcheur.

Ce confortable, cette paix, ce silence, cette ombre le ravissaient. Il venait de sortir du bord, de sa petite chambre chaude, environnée de bruit, nourrie d’insectes.

Et puis, c’était une distraction, un but.


Un jour, le mari, rentrant plus tôt que de coutume, les surprit. Elle se dressa d’un bond, absolument comme un fauve, et dit à son amant, avec l’ordre sans réplique de ses yeux : « Va-t’en, je m’en charge. » Heureusement pour lui, il n’était pas dans l’un de ces costumes sommaires qui, dans la rue, équivalent à une confession publique. D’un coup d’épaule, il dérangea l’homme qui s’était planté devant la porte et il les laissa face à face, un peu inquiet pour elle. Le lendemain, deux membres du « club » se présentèrent pour demander raison de la part du titulaire. Il les mit en rapport avec les deux autres enseignes et l’on se rencontra à l’épée, le surlendemain. Le mari n’eut pas de chance ou en eut trop. Il se rua sur le bras allongé de son adversaire et s’enfila sur l’épée, raide mort.

L’heureux combattant courut aussitôt chez sa maîtresse, et la trouva tranquille, à sa stupéfaction, dans sa véranda, rafraîchissant ses paumes à la vapeur d’une fontaine. Il lui raconta ses angoisses dont elle parut s’amuser follement, riant à gorge déployée avec son timbre masculin et sonore, sans daigner même s’informer du mari qu’elle n’avait plus.

Toutefois, il fallut bientôt se séparer, car l’affaire fit du bruit en ville. Le commandant dut laver la tête à son meilleur officier, paternellement, car dans la marine, on ne s’émeut pas plus qu’il ne convient de ces histoires. Et d’ailleurs, la peinture du bord étant finie, les soutes pleines, l’équipage refait, le dit commandant jugea plus sage d’appareiller pour ne revenir que quand des aventures analogues auraient fait oublier celle-là.


Le Zodiaque a quitté Las Palmas depuis des mois. Il est seul dans l’étendue de la mer, silhouette perdue dans l’Atlantique du dixième degré Nord. Il fait route sur les Bissagos qu’il « reconnaîtra » demain, tournant la poupe à l’équateur. Il vient d’établir sa voilure pour profiter de l’alizé que l’on commence à sentir. Babord amures il s’éloigne de la zone des calmes, de la voûte de nuages amoncelés. Maintenant, autour de lui, il n’y a plus que lumière et splendeur… Sur la passerelle, l’enseigne de quart va et vient. Souvent aussi il s’accoude et demeure le regard perdu dans l’eau, dans l’eau bleue, violette, mordorée, dans l’eau où courent d’invraisemblables, d’indicibles reflets de forge, où des cercles d’or se joignant et se disjoignant sans cesse tournent pour mourir dans la profondeur. Ces cercles-là le hantent en souvenir de certaines prunelles qui leur ressemblent, de prunelles qui sont toujours devant ses yeux. Le malheureux, il n’a rien pour le distraire, rien pour le traîner de force hors du songe qui le consume. La mer est calme, la voilure établie, la brise régulière ; la route ne changera pas d’ici demain… Les cercles d’or se forment et se déforment toujours…

Ses parents, s’ils savaient ?… La jeune fille qu’ils rêvent pour lui ?…

Se marier ? Peuh ! Quelle jeune fille remplacera cette tigresse ? Quels baisers, quelles caresses pourront le rendre oublieux ?

Il est devenu plus matériel aussi, c’est certain, à force de vivre dans des régions embrasées où tout brûle, dans des pays lourds où des ardeurs malsaines couvent sous la moiteur. Et puis il y a la vie de bord, les nuits sans sommeil que l’on passe en nage, à se tourner et à se retourner sur son cadre, l’imagination en quête de proie, tandis que les rats dansent leur bacchanale d’enfer. Il y a les jours d’ennui, péniblement usés entre hommes, il y a la nourriture monotone ; l’éternel bœuf dur comme du bois — l’eau fade, chaude, graisseuse, le manque d’espace, les dix mètres de pont où l’on ne peut se dégourdir les jambes, toutes choses qui font la pauvre guenille humaine trop opprimée. Alors elle s’exaspère, prend sa revanche par quelque fissure.

L’un de ses camarades, en dehors du service, reste tout le jour assis sur son cadre, une serviette mouillée autour de la tête, appelle son ordonnance, ne se souvient plus de ce qu’il veut lui dire ou lui déclare qu’il va devenir fou. Pour Félix la folie est autre ; une obsession qui ne le quitte pas.

… Ses yeux ?… tiens, ils ont disparu. Dans l’eau, non, il n’y a plus rien. La mer, à l’approche du soir, change à mesure que le soleil s’abaisse. Elle est violette, puis lie de vin, puis incarnat, toujours très calme et lamée d’or — une robe de reine, une robe qui lui conviendrait à elle. Elle s’habille pour dîner à cette heure-ci.

Elle ne lui a pas écrit depuis le départ. Pense-t-elle à lui ?


Quand le Zodiaque revint dans le port de Luz, prévenue par lettre, elle l’attendait sur le quai. Dès que son ami eut mis pied à terre, elle lui sauta au cou en l’embrassant très fort, ce qui fit ricaner de façon singulière les portefaix assis sur les bornes. Mais l’enseigne ne pouvait être atteint par ces détails. Il partait en permission de huit jours, et ils s’en allaient, pour s’appartenir entièrement, le plus loin possible, très haut dans la montagne, au pied de la Caldera, cratère éteint dont il est parlé dans les guides.

Un petit hôtel anglais, à mine de cottage, avec des toits rouges et des volets verts, s’y blottissait dans une gorge fauve, entre des pentes nues, incandescentes, le long desquelles vibrait pendant le jour une vapeur ardente de métal en fusion.

Ils ne pouvaient choisir de cadre mieux approprié à la violence africaine de leur amour.

Ils se levaient tard, et, aussitôt le « breakfast », ils partaient à cheval, cherchant les endroits déserts, sans souci des après-midis torrides. Leurs chevaux montaient longtemps devant eux, gravissant des éboulis de rocs où ils auraient dû rouler vingt fois, suivant des sentiers bordés par des parois à pic ou par le vide. D’ordinaire, ils parvenaient ainsi à quelque petite plaine de sable, privée d’êtres et de vie, où seulement deux ou trois cactus se hérissaient. De cette sorte de plate-forme, l’on apercevait, dormant en bas, des vallées, des « posadas », des palmiers, des choses très petites qui rappelaient l’existence des hommes…

Ils avaient là — lui du moins — l’impression de dominer le monde et tout ce qu’il contient de préjugés, d’ennui, de bassesse.

Le soleil versait sur eux ses rayons terribles. Et ce feu, qu’ils sentaient aussi dans leurs âmes, était ici le seul maître avec eux.

C’était une apothéose, un temple ardent où ils célébraient le culte de leur amour. Ils se rapprochaient l’un de l’autre jusqu’à faire toucher les flancs de leurs chevaux en sueur. Puis, elle, se renversant sur sa selle, tendait des lèvres que lui baisait avec une ferveur, une passion presque augustes.

Jamais, pensait-il, il ne pourrait pousser plus loin la sensation. On ne pouvait monter plus haut dans la vie.

Un jour cependant qu’il relevait la tête, il aperçut un vautour planer. Il était blanc, avec des lueurs d’or dans les ailes. Et cet oiseau montait, montait encore, montait jusqu’à devenir invisible… Il l’envia de pouvoir monter toujours…

Le soir, en rentrant à l’hôtel, épuisés de fatigue et d’amour, ils avaient des caresses plus tendres, plus longues dans l’ombre de leur chambre dont les fenêtres restaient ouvertes… Dehors, la nuit était bleue, d’un bleu presque noir, criblée d’astres magnifiques… De leur lit, ils apercevaient le jardin, dont l’arome venait jusqu’à eux et, les petits abat-jour rouges des tables du dîner, fantastiques lucioles. Le sable des allées criait sous les pas de jeunes couples anglais, fiancés ou jeunes mariés pour la plupart, qui échangeaient des baisers.

Tout était douceur, fraîcheur, paix alentour.

Ils subissaient cette influence.

L’admirable regard de sa compagne s’atténuait, et alors il possédait non plus un démon, mais une femme.

Toutefois quand, lasse d’étreindre, elle s’était endormie, il lui arrivait, à lui, de rester encore éveillé longtemps.

L’inquiétude des grandes joies de ce monde où tout meurt envahissait son âme, et il se demandait : « Combien cela durera-t-il ? »


Une dépêche le rappela un jour à La Luz : Un camarade tombé malade, qu’il fallait remplacer. Il s’en fut en jurant.

En arrivant, d’ailleurs, il trouva l’affaire arrangée. Alors il repartit à pied, fit dix lieues, en pleine nuit, dans la montagne, pour retrouver plus vite son idole.

Comme il tâtait dans l’obscurité, cherchant sa tête pour la prendre doucement, ses mains rencontrèrent une figure glabre d’homme. Il eut un sursaut d’horreur, puis se ressaisissant, il alluma.

Il identifia avec stupeur son remplaçant. C’était l’un des jeunes « waiters » de l’hôtel… Sa colère ne connut pas de bornes.

Le lendemain, il reprit le chemin du Zodiaque, tête basse, convaincu qu’ici-bas tout est fange, amertume et néant.


Pendant quelques semaines il resta inerte, souffrant tout ce qu’un homme peut souffrir : celle qu’il avait élevée si haut venait de choir du piédestal. Et, chose pire, s’il ne pouvait plus l’aimer, ses sens continuaient à la désirer ardemment.

Quand le premier moment de douleur fut passé, il sentit le besoin, le besoin violent, d’entendre parler d’elle. Il se livra à une enquête et ce qu’il apprit lui enleva ses dernières illusions. On la supposait née dans ce pays ; on ne pouvait dire de qui.

Sans être à proprement parler une courtisane, elle avait couché avec un nombre incalculable d’hommes, ramassant dans la rue tous ceux qui lui plaisaient, s’abaissant jusqu’aux muletiers et aux gens du port, insatiable de baisers nouveaux.

C’est ainsi qu’elle avait connu son mari, lequel avait fini par l’épouser, sachant tout, rivé à elle par son étrange pouvoir. Après son mariage, elle avait continué ni plus ni moins qu’avant.

Le signe, elle l’avait fait à cent, peut-être à mille autres…

En ce moment d’écroulement, le vieil homme aurait dû renaître en lui. Il aurait dû reprendre son rêve de jadis, la maison paternelle et la fiancée tranquille. Mais un cataclysme avait brisé ses forces, le laissait là, pantelant, sur place, incapable de désirer quoi que ce soit, de croire en qui que ce fût désormais.

Après ces étreintes maudites, après ces étreintes empoisonnées, il n’y avait plus que les sens de vivants en lui. Il avait beau la haïr, il la désirait encore…

Longtemps, longtemps il lutta. Il sentait bien que s’il succombait il descendrait aussi bas qu’elle. Il essaya d’étancher ses désirs avec d’autres femmes, mais qu’étaient-elles ?

Un jour, enfin, après une station énervante au Gabon, parmi la chaleur humide, les moustiques, la fièvre, il retomba.

Elle le reçut bien, comme si aucun événement ne s’était jamais passé entre eux. Il retrouva ses étreintes et ses baisers de flamme. Seulement, n’ayant plus d’illusion à entretenir en lui — car, les illusions naïves de cet homme l’avaient flattée dans un curieux besoin de considération — elle ne se gêna pas. A sa porte, il rencontrait souvent des hommes et, parfois, la rage au cœur, il attendait…

Il était rendu — il le savait du reste — au dernier degré de l’échelle. Il n’était plus qu’une loque de chair, soutenue, gonflée par un constant désir d’Elle.

Même de temps à autre, cette loque était visitée par un revenant, un autre être, positivement, qui, dans une autre vie, avait vécu dans un cadre très doux, en France, et y avait rêvé d’être bon fils, bon père, bon époux.

Évidemment, ce n’étaient là que des songes, des chimères… De temps en temps il recevait des lettres où on lui parlait de toutes sortes de choses qu’il sentait confusément être touchantes, mais il fallait la sensation matérielle du papier pour qu’il fut sûr que ces choses-là appartenaient encore au domaine du réel…

A présent, ces choses lui semblaient irréalisables.

Cependant, le revenant ne se lassait pas. Cet importun s’obstinait à le hanter de plus en plus, nuit et jour :

Son Être moral ne voulait pas mourir.


Au bout d’un certain temps il en eut assez de cette lutte. Il appela la mort, la délivrance, de toutes les forces de son âme.

Enfin, un jour, à Dakar, en rôdant parmi des cases nègres, il attrapa la fièvre jaune, qui l’enleva lestement.

Le médecin du bord, qui l’assistait, l’entendit murmurer, dans un horrible délire, jusqu’à la fin : « Ses yeux. »


Revenu en France, ce médecin, ignorant le prélude de l’histoire, la raconta un soir qu’il dînait chez un enseigne, marié depuis quelques années. Après le repas, qui avait été bon, on était en famille et, sous le cercle paisible de la lampe, un enfant jouait sur le tapis. Le brave docteur ne s’expliqua jamais pourquoi cette histoire intéressante avait jeté du froid. L’enseigne surtout avait pâli ; il regardait sans un mot sa femme et son enfant, alternativement. Heureusement, la belle-mère reprit le fil de la conversation en disant derrière son journal :

« Ne me parlez pas des gens faibles. »

Mais tous en secret ils songeaient à Félix et à Celle qui, penchée sur un balcon durant les soirs bleus ou les midis éclatants, continue son Signe, le même et toujours infaillible.

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