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Fer et feu au Soudan, vol. 1 of 2

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CHAPITRE II.

Séjour au Darfour.—Histoire de la Province.

Arrivée à Omm Schanger.—Une histoire de mariage.—Un Falstaff soudanais.—Description d’El Fascher.—Histoire ancienne du pays.—Les For et les Tadjo.—Fondation de la dynastie des Tunscher.—Coup d’œil rétrospectif sur les dynasties du Darfour.—Prise du Darfour par Zobeïr Pacha.—La tribu des Risegat.—Différends entre Zobeïr Pacha et le gouverneur général.—Gordon Pacha gouverneur général du Soudan.—Entrée en fonctions à Dara.—Description de Dara.—Zogal bey sous-gouverneur.—Expédition de Bir Gaui.—Entrevue avec le Dr. Felkin et le Révérend Wilson.—Le jeune Kapsoun—Campagne contre le Sultan Haroun.—Niurnja, forteresse de Haroun dans le Gebel Marrah.—Défaite du Sultan à Rahat en Nabak.—Mort de Haroun.—Lettre de Gordon écrite d’Abyssinie.

Au commencement de juillet 1879, j’avais quitté El Obeïd accompagné du Dr. Zurbuchen, inspecteur général de la santé au Soudan. Dans notre voyage, nous traversâmes le Dar Hamr et à notre passage à Foga, je reçus une dépêche de Gordon Pacha m’informant qu’il se rendait en Abyssinie, en mission auprès du roi Jean. A notre arrivée à Omm Schanger nous trouvâmes la ville envahie par une foule de Gellaba récemment chassés des contrées du sud. Ces gens, presque tous dans un état misérable, ne me regardaient pas d’un bon œil, le bruit singulier s’étant répandu que j’étais le neveu de Gordon, c’est-à-dire le parent de celui aux ordres de qui ils étaient redevables de leur infortune. Comme j’avais la taille de Gordon, ses yeux gris-bleu et ses cheveux blonds, que je me rasais régulièrement la barbe, quoique j’en eus fort peu, il pouvait y avoir eu, en effet, entre nous une certaine ressemblance faisant croire à notre parenté. Accablé de requêtes, je dus déclarer à ces pauvres gens que, Omm Schanger n’étant pas de mon ressort, je ne pouvais rien faire pour eux. Du reste, il m’eût été impossible, même avec la meilleure volonté du monde, de satisfaire avec les moyens dont je pouvais disposer, à toutes ces réclamations.

Mes souvenirs de cette époque me rappellent un épisode tragi-comique que je mentionnerai brièvement ici.

Un jeune homme d’environ dix-neuf ans était venu, quelques mois auparavant, à Omm Schanger, pris aux filets d’une dame noire, âgée, mais très riche, il l’épousa, moins épris sans doute de ses charmes que de sa grande fortune.

Cependant le gaillard était déjà fiancé depuis longtemps dans son pays avec une jeune cousine, point riche, il est vrai, et ce mariage causa un dépit extrême à ses parents qui arrivèrent à Omm Schanger en même temps que moi, pour y réclamer l’infidèle. Ils me l’amenèrent; c’était un charmant jouvenceau, joli, svelte; grâce à mes remontrances énergiques, je réussis, non sans peine, à triompher de sa cupidité apparente et à le décider à déposer une demande en divorce devant le cadi (juge) qui avait été convoqué dans l’intervalle.

Pour qu’on ne put annihiler après coup le résultat de mon heureuse intervention, j’engageai Ali ibn Mohammed, employé du gouvernement à Omm Schanger, à faire partir du Darfour le jeune homme qui se vit ainsi forcé de regagner ses pénates avec ses parents.

On ne manqua pas de me rendre responsable de cet insuccès conjugal et de m’en imputer la faute; aussi, dans l’après-midi même, l’épouse abandonnée et, de fait, lésée dans ses droits, me fit une scène que je n’oublierai jamais. Zurbuchen était dans ma tente lorsqu’elle arriva; étant le plus âgé, elle le prit aussitôt pour le coupable et le malheureux docteur cherchait un moyen d’échapper par la fuite aux doléances de la dame, lorsque je me déclarai coupable; jamais un torrent de reproches plus passionnés ne s’abattit sur moi. Elle pleura, jura, cria comme une furie, chamailla, se plaignant et gesticulant, me mettant fort désagréablement les poings devant le visage; je ne commençai à respirer librement que lorsque les kawas trouvant la conversation trop vive et déjà trop longue poussèrent doucement mais énergiquement la dame vers la porte, bien qu’ils n’en eussent pas reçu l’ordre.

Si cette femme n’avait pas été si laide, avec ses cheveux gris en désordre, avec sa figure massive et ridée, son nez percé d’une branche de corail et ses joues tatouées de larges raies jusqu’au menton, je me serais peut-être repenti de mon intervention en somme illégale.

Deux jours après, nous quittâmes Omm Schanger et passâmes la nuit à Gebel el Hella, où nous fûmes reçus par Hasan bey Omkadok qui venait d’être nommé bey par Gordon Pacha, en sa qualité de Sheikh des tribus des Berti du nord et à cause de sa fidélité envers le Gouvernement. C’était un homme de taille moyenne mais très gros, aux épaules larges et au visage rond; il riait toujours,—un véritable Falstaff soudanais! Appelé plus tard à Omm Derman, sous le gouvernement du Calife Abdullahi, il prit rang à côté de moi comme mulazem (garde du corps) et nous égaya par sa jovialité pendant maintes heures de tristesse. Son frère Ismaïn lui était diamétralement opposé: d’une taille bien au-dessus de la moyenne, il était maigre et sérieux. Ils n’avaient qu’un point de commun: c’était de ne jamais avoir assez de bière soudanaise; boire jusqu’à la dernière limite de leur capacité était leur ambition.

A souper, on nous apporta un mouton rôti, plusieurs poulets rôtis également, un plat d’assida (bouillie semblable à la polenta italienne, préparée avec différentes sauces de viande) et naturellement aussi quelques dulang d’assalia (vases de terre contenant de la bière du pays). Nous fîmes honneur au repas, laissant toutefois l’assalia à Hasan bey et à Ismaïn qui nous tenaient compagnie, et préférant de beaucoup boire notre vin rouge. Quant aux maîtres du logis, ils firent honneur non-seulement à la bière qu’ils avaient brassée eux-mêmes, mais aussi à notre vin.

Hasan bey me parla beaucoup de Gordon Pacha qu’il honorait; il fut attristé d’apprendre qu’il allait chez le roi Jean en Abyssinie. «Il ne nous reviendra certainement plus; il retournera chez lui, disait-il d’un ton attendri,» et, sans le savoir, il disait vrai! Puis, il alla chercher une selle turque et un sabre. «Voici, nous dit-il, ce sont ses derniers cadeaux; il me les fit lorsque je l’accompagnai à Fascher; il était si bon et si généreux envers nous!»

Ismaïn aussi nous montra un cadeau qu’il avait reçu de Gordon: c’était un manteau brodé d’or. «Gordon, nous dit Hasan, n’était point orgueilleux; ainsi dans notre voyage à Fascher, un de ses compagnons tua une hubara (une outarde). Pendant que nous faisions la sieste, son cuisinier, après avoir fait bouillir de l’eau, y jeta l’oiseau pour le déplumer ensuite. Gordon le voyant ainsi occupé, s’assit à côté de lui et lui vint en aide pour activer la besogne. J’accourus à la hâte et priai Gordon de me laisser faire ce travail à sa place. Il me remercia en disant que le travail n’était pas humiliant, qu’il pouvait se servir lui-même et qu’il ne laisserait aucun bey remplir pour lui l’office de cuisinier.»

Jusque bien avant dans la nuit, Hasan nous entretint de la prise du Darfour par Zobeïr, des révoltes qui y éclatèrent plus tard, de l’état actuel du pays. Mais à chaque instant, il rappelait le souvenir de Gordon qu’il paraissait admirer sincèrement. «Une fois, nous raconta-t-il entre autres, je me trouvais faire partie de son escorte. Quand je tombai malade, Gordon Pacha vint lui-même me visiter dans ma tente. Dans le courant de la conversation, je me plaignis de ce qu’étant habitué aux boissons spiritueuses, j’en étais privé depuis plusieurs jours, et, j’attribuai à cela la cause de mon malaise. Mon but, je l’avoue, était simplement d’obtenir de Gordon Pacha des spiritueux que j’aime beaucoup. Mais il me fit de sérieux reproches, ne comprenant pas qu’un musulman respectât si peu les lois de sa religion, il ajouta que, ma croyance l’exigeant, je devais radicalement éviter l’usage des spiritueux et que tout homme devait obéir sans réserve aux prescriptions religieuses. Je répliquai que j’avais été toute ma vie habitué aux spiritueux, mais qu’à l’avenir j’essayerais d’y renoncer dans la mesure du possible. Gordon parut content, se leva et me tendit la main en partant. Le lendemain, il m’envoya trois bouteilles de cognac en me priant d’en user avec modération. Il était si bon pour moi; Dieu veuille que je puisse le revoir!»

Et Hasan bey était tout ému en terminant son histoire. Tandis que Hasan parlait, Ismaïn nonchalamment accoudé vidait à grands coups sa calebasse remplie au fur et à mesure d’assalia fraîche. Il finit par se lever et, plongé dans de mélancoliques souvenirs, il murmura tout en s’essuyant la bouche avec les mains: «Oui, le cognac était bon; il ne fit pas l’effet d’une boisson spiritueuse, mais d’une médecine. Gordon était noble et généreux, nous ne retrouverons plus un homme comme lui».

Il était tard lorsque nos hôtes nous quittèrent.

Nos chameaux étant commandés pour l’aube, nous n’eûmes que quelques heures de repos. Le lendemain, comme nous allions prendre congé de nos hôtes, nous vîmes Ismaïn accourir vers nous; il paraissait encore se ressentir de ses copieuses libations de la veille. «Monsieur, dit-il d’une voix tremblante d’émotion, dans votre pays que l’on nous décrit comme celui de la justice, on n’a certainement pas l’habitude de porter préjudice à ses hôtes. Or, cette nuit, en partant avec les chameaux de charge, vos gens ont emporté le beau et grand tapis que nous avions étendu hier en l’honneur de votre réception.»

Cette accusation me causa une désagréable surprise; plein de méfiance, je le priai de vouloir bien regarder encore dans la maison et de voir si, par hasard, un des domestiques n’avait pas mis le tapis dans un coin quelconque. Il m’assura que tout avait été minutieusement visité et que le tapis devait avoir été emporté par un de mes hommes. J’ordonnai aussitôt à un de mes kawas de monter mon propre chameau, un excellent coureur, de rattraper la caravane et de visiter les bagages. Le tapis était assez grand pour qu’on ne put le cacher facilement. Je lui donnai l’ordre de lier le voleur et le tapis en croupe sur le chameau et de les ramener avec lui.

Après deux heures d’attente qui me parurent interminables à cause de ma disposition d’esprit, le kawas revint, le tapis étendu sur le mahlusa (selle du chameau) et, en croupe, les mains liées au pommeau de derrière la selle, un des huit soldats nègres qui nous servaient d’escorte d’El Obeïd à Fascher. Le voleur demanda grâce; il prétendit avoir emporté le tapis par mégarde. En sa qualité de soldat d’escorte, il n’avait pas à toucher à nos bagages, donc on ne pouvait pas s’y méprendre, il s’était approprié le tapis. Je lui fis donner 200 coups de courbache, punition d’usage en pareil cas, et, après que le Dr. Zurbuchen l’eût examiné, Hasan bey le fit conduire enchaîné à Omm Shanger, station militaire la plus proche. (La courbache est un fouet fait de peau d’hippopotame.) Je fus très irrité de cet incident, car ici aussi on aime à citer le dicton «tel maître, tel valet.» Il me fallut procéder avec sévérité, non-seulement pour montrer combien je désapprouvais le vol, mais aussi pour tâcher de prévenir par la terreur le retour de pareils incidents. Je présentai de nouveau mes excuses à nos hôtes, puis nous quittâmes Gebel el Hella et nous dirigeâmes par Brusch, Abiadh et Orgut sur Fascher que nous atteignîmes après cinq journées de marche.

Fascher, choisi pour résidence par les rois du Darfour depuis le siècle précédent, est situé sur deux collines sablonneuses qui s’étendent du sud au nord, et sont séparées par une vallée, large d’environ 400 mètres, riche en humus, le «Rahat Tendelti», surnommé «l’étang de pluie», qu’on ensemence de blé après la saison des pluies quand l’eau a disparu et que le sol est redevenu sec. A la lisière de la vallée se trouvent des jardins remplis de bananiers, de citronniers, de grenadiers, qui donnent à Fascher l’aspect le plus attrayant. Sur la colline ouest et suivant ses sinuosités se trouve le rempart; c’est un mur épais d’un mètre, muni dans les angles de brèches et de batteries, et protégé par un fossé large de cinq mètres. A l’intérieur du rempart s’élèvent les bâtiments du Gouvernement (moudirieh), la résidence du gouverneur, celle du commandant et les casernes de la garnison. La cavalerie seule est cantonnée à l’extérieur. Les puits se trouvent à environ 150 mètres du rempart, à la lisière de la vallée.

Nous fûmes reçus, le Dr. Zurbuchen et moi, d’une façon toute amicale par le gouverneur, l’Italien Messadaglia; on nous assigna la moudiria comme logement. Comme nous avions pris froid sur la route et que la fièvre nous tenait, nous dûmes retarder notre départ de quelques jours.

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Il convient de donner ici un aperçu de l’histoire du Darfour.

Le Darfour était autrefois un des plus grands parmi les royaumes qui se succédèrent dans l’Afrique centrale. Au commencement du XVIIe siècle, les rois du Darfour régnaient sur les terres situées à l’est jusqu’à la frontière de l’Atbara. La tribu des Fung, énergique et belliqueuse, les chassa peu à peu des contrées situées à l’est du Nil Blanc. En 1770, le Darfour dut même abandonner au roi Adlan de Sennaar, la province de Kordofan qu’administrait un lieutenant du royaume. Cependant, cinq ans plus tard, le Kordofan fut reconquis par le Darfour et lui resta annexé jusqu’en 1822; à cette époque, Mehmed bey ed Defterdar, le beau-frère d’Ismaïl Pacha qui fut brûlé par les Djaliin à Schandi en prit possession pour l’Égypte. La bravoure de Muslim, en ce temps vice-roi du Darfour et «préfet» du Kordofan ne le servit guère. Lui-même et une partie de ses cavaliers qui connaissaient à peine le maniement des armes à feu, tombèrent sous les balles turques. Le Kordofan resta soumis à l’Égypte jusqu’en janvier 1883, époque où les Mahdistes prirent El Obeïd et assujettirent le pays. Le centre naturel du Darfour, c’est la chaîne du Gebel Marrah dont les monts inaccessibles dominent la contrée et dont l’étendue de l’est à l’ouest et du nord au sud se mesure par plusieurs journées de marche. Les hauts sommets dont quelques-uns atteignent jusqu’à 2000 mètres sont séparés par des vallées plus fertiles même que la plaine; outre la saison des pluies, qui dure de la fin du mois de mai au milieu de septembre, de nombreuses sources donnent la possibilité d’arroser artificiellement le sol, à l’aide des puits artésiens (nabr). Pendant la saison des pluies, l’eau descend en grande quantité vers le sud et le sud-ouest. A ce moment d’immenses vallées, comme celles de Wadi Azum et de Wadi Ebra se transforment en torrents rapides, infranchissables. La première de ces vallées aboutit au lac Iro qui s’écoule dans le Shari, la seconde envoie ses eaux dans le Bahr el Arab, affluent du Bahr el Ghazal qui se jette à son tour dans le Bahr el Abiadh ou Nil Blanc. L’apport des eaux est moins fort vers le nord où elles sont en grande partie absorbées par les terrains sablonneux de la région.

On cultive sur le Gebel Marrah de l’orge, du maïs et du duchn (penicillaria), tandis, que les plaines du Darfour ne sont ensemencées que de cette dernière espèce de blé. Suivant la qualité du sol, le duchn, nourriture ordinaire de la classe ouvrière du Darfour, mûrit en 90 ou 100 jours, au sud, et en 60 ou 70 jours au nord.

Les tribus primitives du pays étaient les For et les Tadjo qui pendant ces cent dernières années avaient étendu leur domination du Gebel Marrah sur la plaine.

Les Tunscher, qui émigrèrent de Tunis vers le XIVe siècle et s’étendirent sur le Bornou et le Wadai, pénétrèrent aussi dans le Darfour.

Deux membres de cette tribu, les deux frères Ali et Ahmed, parvinrent avec leurs troupeaux jusque sur les pentes occidentales des montagnes du Marrah. Ali, l’aîné et le plus riche, venait d’épouser une jeune fille de sa tribu; celle-ci, par suite des travaux journaliers exécutés en commun, conçut pour son beau-frère resté célibataire, un amour passionné. Vaincue par la passion elle fit un jour, en l’absence de son mari, l’aveu de son amour coupable et insensé au jeune homme.

Celui-ci, d’une bravoure et d’une loyauté reconnues, n’écoutant que la voix de l’honneur, la repoussa et lui promit de n’en rien dire à son frère; son frère en effet adorait sa femme et la révélation de cet amour lui eût porté un coup terrible.

L’Arabe passionnée, mais blessée, exaspérée par ce refus, résolut de se venger: Ahmed ne devait posséder aucune femme, il ne devait ni être heureux ni rendre une autre femme heureuse.

Etant tombée malade, elle fit mander son mari près d’elle et après qu’il eut juré de ne jamais trahir le secret qu’elle allait lui confier, elle lui dit que son beau-frère Ahmed la fatiguait par de continuelles poursuites.

Ali fut saisi d’horreur en apprenant la perfidie d’Ahmed en qui il avait pleine confiance; il en conçut un profond chagrin; mais malgré la méfiance qu’il sentait naître en lui, il ne pouvait croire vraiment au crime de son frère.

Ahmed par compassion, fit tout ce qui lui était possible pour calmer la peine de sa belle-sœur; il la traitait avec la plus grande indulgence, comme si rien ne s’était passé. Ali de son côté devenait de plus en plus méfiant, et enfin persuadé de la culpabilité de son frère, il résolut de se venger. Il écarta tout d’abord la pensée d’attenter aux jours de son frère pour lequel il avait toujours eu une sincère affection, mais chercha un moyen de lui infliger une punition dont il se ressentirait pendant toute sa vie.

Un jour, ayant décidé de changer de campement, il expédia en avant ses gens et ses troupeaux, et resta seul avec son frère. Ils s’entretinrent d’abord de choses sans importance, puis, peu à peu, Ali amena une discussion sur les armes et joignant le geste à la parole, il tira son épée, attendit le moment favorable et subitement coupa le tendon d’Achille du pied droit de son frère; puis il s’enfuit à la hâte. Ahmed, fidèle à sa renommée de courage et de fierté ne proféra aucune plainte, il demeura baignant dans son sang, la tête cachée dans ses mains, et attendant ce qui adviendrait.

Bizarrerie du sort, Ahmed el Ma’kur (l’homme au tendon coupé) devait être le fondateur d’une nouvelle dynastie!

Cependant l’amour fraternel n’était pas tout à fait mort chez Ali. Il envoya auprès de son frère deux de ses esclaves, avec ordre de prendre soin de lui, Seid et Birket (les ancêtres des tribus actuelles des Sejadja et des Birket) montés sur deux chameaux mâle et femelle tout équipés; il leur était interdit, sous peine de mort, de le ramener. Ali se retira dans le pays de l’ouest et peu de temps après se sépara de sa femme dont la vue lui rappelait continuellement ce malheureux frère, à la culpabilité duquel il crut pendant toute sa vie.

Les deux esclaves trouvèrent Ahmed évanoui et ayant perdu une grande quantité de sang. Ils pansèrent sa blessure, le ranimèrent de leur mieux et, à sa prière le transportèrent aux habitations les plus proches. Les habitants le reçurent cordialement et informèrent leur roi Kor, le dernier de la tribu des Tadjo, de l’étrange nouvelle de l’arrivée d’un étranger, auquel son propre frère avait sans aucun motif coupé un tendon et qui se trouvait dans le village grièvement blessé.

Ahmed fut transporté devant le roi qui lui fournit tout ce dont il avait besoin et le fit soigner par ses propres médecins; Ahmed ne put toutefois satisfaire la curiosité du roi, car lui-même savait à peine la cause de l’inimitié de son frère.

Le roi Kor était païen comme tous ses ancêtres; il n’avait jamais vu d’étranger, et n’avait aucune idée du monde et de ce qui s’y passait. Il envoyait des troupes exécuter des razzias et piller les tribus de la plaine ou plus simplement encore se procurait tout ce qui lui était nécessaire pour l’entretien de sa cour en s’appropriant les richesses de ses sujets.

Ahmed lui plut; il le chargea de la direction de sa maison et fit de lui son conseiller intime. D’après ses avis ce roi prescrivit à tous ses chefs de faire un partage équitable des terres cultivables et de les distribuer aux habitants à titre de propriété perpétuelle. L’année précédente, à la saison des pluies, les habitants du Gebel Marrah avaient ensemencé les terrains qui leur convenaient le mieux; mais comme il n’y avait ni propriétés individuelles, ni délimitations quelconques, chaque année, avaient lieu des combats sanglants qui coûtaient la vie à de nombreuses personnes. Aussi fût-ce avec joie que les montagnards saluèrent ce partage des terres, auquel ils n’avaient jamais songé.

Ahmed, qui avait vu beaucoup de choses dans ses voyages depuis qu’il avait quitté Tunis et qui, en sa qualité d’Arabe, était plus intelligent que les indigènes, fit de nombreuses améliorations dans la direction intérieure de la maison du roi.

Toute la cour, c’était l’usage, était nourrie par le roi, chacun prenant ses repas à l’heure qui lui convenait et sans égard aucun pour les autres commensaux. Aussi arrivait-il souvent que ceux qui étaient présents au moment du service avaient des mets en abondance tandis que les retardataires mouraient de faim; de là, d’interminables querelles.

Ahmed fixa les heures des repas auxquels chacun devait assister; cette prescription ramena la paix et la concorde. Il ne tarda pas à devenir le favori du roi Kor, qui, n’ayant pas de fils, lui donna sa fille unique en mariage; et quand son beau-père mourut, Ahmed qui était très-aimé de tous fut élu roi. Il y eut bien quelques mécontents, mais Ahmed les mit promptement à la raison.

Les Tunscher établis à Wadai et dans le Bornou, apprenant qu’un des leurs était devenu roi du Darfour, arrivèrent en foule dans ce pays et refoulèrent peu à peu les Tadjo.

Ceux-ci vivent actuellement dans le voisinage de Dara et obéissent à un sheikh nommé par eux. Ils possèdent, en outre, un petit domaine indépendant dans le sud-ouest du Darfour: c’est le Dar Sula gouverné par un roi particulier. Le souverain actuel Abu Rischa el Tadjaui est surnommé le Buffle Jaune (Djamus el Asfar).

Ahmed el Ma’kur eut un règne long et heureux; après lui, ses descendants lui succédèrent sur le trône. Environ un siècle plus tard, régnait un de ses arrière-petits-fils, le roi Dali. La mère de ce prince étant de la tribu des Kera-For, le sang de la dynastie fut donc mêlé au sang nègre des For.

Ce roi Dali employa tous ses efforts à relever la culture du pays. Il s’entoura de gens éclairés et adonnés à l’étude, de voyageurs expérimentés et connaissant les mœurs et les coutumes des peuples étrangers. Il répartit le pays en provinces et en districts; il fit élaborer un code de loi qu’il mit en vigueur dans tout le royaume et qu’on appela Kitab Dali (le livre de Dali). Jusqu’au milieu de ce siècle, ses successeurs suivirent son exemple et se conformèrent à sa méthode.

Après une longue succession d’années, Soliman Solong monta sur le trône. Le mot Solong signifie, dans la langue des For, «Arabe».

Sa mère était une Arabe et lui-même prit aussi une Arabe pour femme.

La famille royale qui régna jusqu’en 1878, descendait directement de Soliman Solong. Malgré sa haine pour les Arabes nomades, cette famille est fière cependant de compter parmi ses aïeux des Arabes libres et ne consentirait jamais à admettre que du sang nègre coule dans ses veines.

D’après la loi de Dali, le fils aîné du roi était généralement reconnu comme l’héritier de la couronne; mais ce principe ne fut pas toujours observé. On choisissait, il est vrai, presque toujours un des fils du roi défunt, mais ce choix tombait invariablement sur celui que préféraient les hauts dignitaires. L’Abou Sheikh, c’est-à-dire, «l’eunuque en chef» de la maison royale avait ordinairement une influence capitale dans l’élection du nouveau roi. Tous les princes qui faisaient usage du Merisa (bière du pays) ou d’autres boissons spiritueuses étaient exclus de la succession.

Soliman Solong eût pour successeur son fils Musa. Ahmed Bakkor qui succéda à Musa était très libéral et s’entretenait volontiers avec les étrangers de passage cherchant à obtenir d’eux le plus de renseignements possibles sur l’agriculture. Après lui régna son fils Mohammed Daura. Quand il monta sur le trône, il avait, à ce que l’on raconte, 150 frères; il en fit mettre à mort plus de la moitié, et tua de sa propre main son fils aîné qu’il soupçonnait de le vouloir détrôner.

Le fils de Mohammed Daura, Omer Lele (appelé Lele du nom de sa mère) régna après son père et se montra aussi barbare que lui; il fut du reste aussi populaire. Il mourut au cours d’une expédition qu’il avait entreprise contre le Wadai, et son oncle Abou-el-Kasim lui succéda. Abou et ses frères Mohammed Terab et Abd er Rahman étaient du petit nombre de ceux qui avaient échappé à la mort, lors de l’avènement de Mohammed Daura. Comme il accordait toute sa confiance aux esclaves, ses parents en furent blessés et l’abandonnèrent pendant une expédition contre le Wadai, en sorte qu’il resta seul avec ses esclaves en plein pays ennemi.

D’après les uns, il mourut en combattant, d’après d’autres, revenu au Darfour après de longues années d’absence, il aurait été exécuté par son frère Mohammed Terab qui s’était emparé du pouvoir.

Mohammad Terab fut un roi énergique et ambitieux; vers la fin de son règne, voulant reculer les frontières de son empire et rétablir l’état glorieux des For qui s’était jadis étendu jusqu’à l’Atbara, comme nous l’avons déjà dit, il appela aux armes les tribus qui lui étaient soumises pour attaquer les Fung qui régnaient sur la rive orientale du Nil; lui-même, accompagné de son frère Abd er Rahman, d’une armée de cavaliers et de lanciers, se dirigea vers l’est. Arrivé à Omm Derman, capitale actuelle des Mahdistes, il se trouva, à sa grande surprise, arrêté par le Nil; les habitants ayant eu la précaution de cacher toutes les barques, Terab essaya, mais en vain, de construire un pont.

Il ne réussit pas davantage dans la tentative qu’il fit de franchir le cours impétueux, large en cet endroit de 600 mètres, dans des troncs d’arbre creusés. Le sultan Terab ne pouvant atteindre le but qu’il s’était proposé, les chefs lui conseillèrent de retourner au Kordofan et au Darfour; l’important était de sauver l’armée, mais Terab était trop fier pour accepter de pareils conseils; il considérait comme une honte d’abandonner ses projets, et menaça de mort quiconque parlerait de retourner en arrière.

Ses chefs ne se tinrent pas pour battus et cherchèrent à faire prévaloir leur avis par un autre moyen. Ils arrivèrent à convaincre Chadiga, son épouse favorite, qu’en tuant Terab, elle sacrifiait noblement son amour au bien public. Terab mourut après un repas que lui avait préparé Chadiga. Son frère, le pacifique Abd er Rahman fut proclamé roi par l’armée. De nos jours on voit encore à l’extrémité sud d’Omm Derman les soubassements en pierre d’un bâtiment que le Sultan Mohammed Terab fit construire pendant son séjour. Son corps embaumé fut transporté à Bara et plus tard à Turra, nécropole des rois du Darfour, à une journée et demie (de marche) à l’ouest de Fascher.

Abd er Rahman retourna avec son armée au Darfour, où Terab avait laissé son fils Ishaak pour administrer le royaume. Celui-ci ne voulant pas reconnaître son oncle comme roi, un combat fut décidé dans lequel Ishaak succomba.

La favorite d’Abd er Rahman, Ombussa, était de la tribu des Begus. Elle eut une influence d’autant plus grande dans les affaires du gouvernement, que son mari était disposé à satisfaire à tous ses désirs.

Les Begus occupaient primitivement le district septentrional du Bahr el Ghazal d’où ils avaient émigré autrefois au Darfour où le roi leur avait accordé des terres à la condition que, chaque année, ils fourniraient au harem du Sultan une belle fille de leur tribu.

Les Begus, race africaine très pure, descendent de la famille de Mudke.

Ombussa doit avoir été une femme non seulement très belle, mais aussi très intelligente; d’esclave qu’elle était, elle devint la femme légitime d’Abd er Rahman. Il avait soixante ans quand Ombussa lui donna un fils. Il l’appella Mohammed el Fadhl et le confia à l’ancien gouverneur du Kordofan, Abou Sheikh Kurra. Ce dernier avait été emmené captif au Darfour et obligé de s’humilier devant Abd er Rahman, dont il avait su conquérir la faveur.

C’est pendant le règne d’Abd er Rahman que le voyageur Browne arriva au Darfour. C’est également ce Sultan qui envoya, en 1797, une lettre de félicitation et 2000 esclaves nègres à Bonaparte, alors dans la Basse-Égypte avec son armée. Sous son règne, la résidence royale fut transférée de Kobbe à Fascher.

A la mort d’Abd er Rahman, son fils Mohammed el Fadhl, âgé de 13 ans, fut proclamé roi par son gouverneur Abou Sheikh Kurra. Son grand-père maternel Omer, habitait Dar Begu, pays situé au sud-ouest du Darfour, à deux journées environ de Dara. Là le vieillard menait ses troupeaux à l’abreuvoir lorsqu’un cavalier monté sur un cheval couvert d’écume s’approcha: «Je t’apporte un heureux message, seigneur, lui dit-il en sautant à bas de son cheval; le fils de la noble fille Ombussa est seigneur et roi du Darfour, depuis cinq jours».

Omer ne répondit pas, mais creva d’un coup la paroi du Dabarek[3] et laissa couler l’eau dans le sable.

«Plus jamais, dit-il enfin, ni moi, ni ma famille n’abreuverons le bétail à la fontaine. Dieu, miséricordieux et juste, a choisi mon petit-fils pour être roi du Darfour.» Et partageant ses troupeaux entre ses compatriotes, il se rendit sur le champ à Fascher chez son petit-fils.

Mohammed el Fadhl déclara libre la tribu de sa mère: ce fut son premier acte. Il abolit ensuite le tribut qui consistait à livrer annuellement une belle fille à son harem. Il défendit, sous peine de mort, d’acheter ou de vendre un membre de la tribu des Begus. Bien que pendant près de quatre années, Abou Sheikh Kurra remplit auprès du jeune roi son emploi de tuteur et de régent avec justice et énergie, certaines intrigues cependant amenèrent la défiance entre le tuteur et son pupille. Au roi on donnait à entendre que Kurra aspirait à une autorité plus grande que celle qu’il possédait; à Kurra on laissait croire que le roi cherchait à lui enlever son pouvoir.

De la méfiance réciproque, on passa aux hostilités ouvertes. Un combat eut lieu au Rahat Tendelti (étang de pluie) près d’El Fascher. Kurra fut vaincu et aussitôt exécuté.

Mohammed el Fadhl songea ensuite à châtier les orgueilleuses tribus arabes qui, bien loin de consentir à se soumettre cherchaient à secouer le joug du Darfour. D’abord les fonctionnaires furent chargés de mettre à la raison les Arabes «Beni Halba» qui se refusaient à payer le tribut et dont tous les biens furent confisqués. Ensuite il fit exterminer presque en entier la tribu des «Eregat» (Arabes possesseurs de chameaux), une des plus puissantes du Darfour. L’assujettissement des Risegat fut plus difficile; c’était certainement la tribu la plus puissante et la plus belliqueuse de la contrée.

Quelques siècles auparavant, un Arabe de l’ouest, nommé Riseg, l’ancêtre des Risegat, s’était établi dans la partie sud du Darfour avec ses trois fils, Mahmoud, Mahir et Nuwaib, leurs familles et leurs troupeaux.

Là, dans les forêts immenses, ils trouvèrent pour eux-mêmes et pour les leurs, largement de quoi vivre. Ils étaient également protégés à l’abri, dans ces contrées désertes, de toute attaque de l’ennemi. Ils se multiplièrent rapidement et de nombreuses tribus de moindre importance étant venues se joindre à eux, ils devinrent à la fin si puissants que les sultans du Darfour, malgré tous leurs efforts, ne purent jamais les assujettir complètement. Seul, Mohammed el Fadhl réussit après une lutte longue et pénible, à subjuguer complètement la tribu. Ayant fait cerner peu à peu par ses innombrables Darfour les forêts occupées par les Risegat, il fondit sur eux et en tua un nombre considérable. On fit quelques prisonniers que l’on amena au Sultan. Celui-ci leur ayant demandé où se trouvait le gros des Risegat, «Seigneur, lui répondirent-ils, nous avons tous été tués ou dispersés par tes soldats.» Sur quoi, le sultan donna l’ordre de mettre à mort tous les hommes âgés de plus de trente ans et se fit amener les jeunes gens au nombre de plusieurs milliers. Il prit soin lui-même de classer les captifs d’après leur descendance, et en forma trois groupes d’après les trois tribus originelles dont nous avons parlé. Chacun de ces groupes fut à son tour partagé en deux parties—L’une fut autorisée à vivre comme par le passé dans leur patrie avec leurs femmes, et comme presque tous les troupeaux étaient tombés aux mains de ses chefs, il fit donner un bœuf et une vache à chaque homme, ainsi qu’à chaque femme dont le mari avait été tué pendant le combat. L’autre moitié fut transportée, hommes et femmes, et sous escorte au nord du Darfour. Là, chacun reçut un chameau et une chamelle et on leur assigna pour demeure les pâturages des Eregat qui avaient été presque complètement exterminés. Ce sont là les tribus actuelles des Mahria, des Mahamia et des Naueiba, possesseurs de chameaux et parents des Arabes Risegat (Baggara). Baggara (qui vient de Bagr, la bête à cornes) est un nom qui s’applique à tous les Arabes qui s’occupent de l’élevage des bêtes à cornes; les Risegat, les Habania, les Taascha, les Beni Halba, etc., sont tous des Baggara.

Mohammed el Fadhl mourut au commencement de l’année 1838. Son fils et son successeur Mohammed Husein s’efforça de reconquérir la popularité que son père avait perdue. Mais en 1856, étant devenu aveugle, il dut remettre la direction de presque toutes les affaires à sa sœur Ija Basi Semsem qui gouvernait déjà depuis longtemps en qualité de régente. La sœur aînée des rois du Darfour portait toujours le titre de «Ija Basi» et avait une grande influence politique. La sœur de Mohammed Husein était non seulement prodigue, mais menait une vie tellement relachée que l’entretien de sa cour engloutissait la plus grande partie des revenus de l’état. A cette époque la province du Bahr el Ghazal était soumise au Darfour. Les tribus nègres devaient payer au sultan une redevance en esclaves et en ivoire. Des retards se produisaient souvent dans le paiement du tribut. C’était pour les habitants du Darfour une occasion qu’ils ne laissaient pas échapper d’opérer une razzia qui ordinairement leur procurait un riche butin. Les esclaves et l’ivoire étaient échangés contre les marchandises européennes aux marchands égyptiens se dirigeant sur le Caire par les routes désertes de Bir el Milh, l’oasis Wohad et Siout. C’est de cette manière qu’entraient dans le pays tous les objets recherchés par les For: selles turques richement dorées, brocart d’or et étoffes de soie, parures en or et en argent, armes à feu surtout et munitions.

Le cours du récit nous amène à parler maintenant de l’époque où entre en scène le célèbre Zobeïr Pacha. Membre de la tribu des Djimeab (fraction de la tribu des Djaliin), Zobeïr avait, tout jeune encore, quitté Khartoum et s’était dirigé vers le sud dans l’espoir d’y faire fortune. De nombreux marchands et des chasseurs d’esclaves s’étaient précisément établis sur les bords du Nil Blanc et du Bahr el Ghazal. Le jeune Zobeïr trouva à s’employer chez l’un d’eux, le marchand bien connu Ali Abou Amuri dont Sir Samuel Baker a fait souvent mention. Avec le temps il arriva à se rendre indépendant et fonda une Zeriba pour son compte. Aidé d’indigènes bien armés, il s’appropria quelques terres, amena de grandes quantités d’ivoire et réunit un grand nombre d’esclaves qu’il échangeait à des marchands du Nil contre des armes et des munitions. Je ne crois pas que Zobeïr Pacha fut meilleur ou pire que la plupart des autres trafiquants de cette espèce; le commerce auquel il s’était adonné lui paraissait parfaitement licite. Ce dont on ne peut douter, c’est que c’était un homme d’une volonté de fer et d’une intelligence remarquable. En cela il dépassait de beaucoup les autres marchands d’ivoire et d’esclaves: ce fut, du moins je le crois, la raison principale de son immense succès. Mon intention n’est point de suivre les différentes étapes qui l’amenèrent progressivement à la possession souveraine du Bahr el Ghazal. Il suffit de rappeler qu’à l’époque dont je parle, Zobeïr était un des hommes les plus puissants du Soudan. Aussi, le royaume chancelant du Darfour tomba-t-il rapidement en son pouvoir. Zobeïr étendant toujours ses conquêtes dans la région septentrionale de la province du Bahr el Ghazal, ne tarda pas à se heurter aux régions tributaires du Darfour. Pour éviter toute difficulté, il écrivit au Sultan Husein, prétendant que les nègres, race sans maître et pratiquant le paganisme étaient considérés par les musulmans comme un butin qui leur était désigné par la loi du Prophète. A quoi Husein répondit qu’en sa qualité de descendant de l’ancienne dynastie, il avait le même droit sur les nègres et les marchands de chevaux. Par ce dernier terme, il faisait allusion à Zobeïr qu’il mettait au rang des autres Djaliin connue au Darfour comme Dongolais, marchands de chevaux. Zobeïr ne se laissa pas intimider. Son influence avait crû d’année en année et il avait conquis tous les districts du Bahr el Ghazal tributaires du Darfour. Les habitants de cette province habitués à vivre dans le luxe eurent bientôt à souffrir de l’influence de Zobeïr. Les esclaves ni l’ivoire ne rentrant plus, on fut contraint, pour subvenir aux besoins du Gouvernement d’élever le taux de l’impôt; un mécontentement général se produisit parmi la population. A cette époque vivait à la cour du Sultan Husein un homme du nom de Mohammed el Belali, de la race des Belalia qui forment un parti influent dans la Wadai et le Bornou. Cet homme, un fakîh ou professeur de matière religieuse, se prétendait de noble extinction et s’était insinué dans les bonnes grâces de Husein, en dépit de l’«Ija Basi» et du vizir Ahmed Schetta; ceux-ci, mécontents de son ingérence, décidèrent le Sultan à le chasser du pays.

Jurant de se venger, il se rendit à Khartoum et renseigna le Gouvernement sur la richesse et la prospérité de la province du Bahr el Ghazal et des districts de Hofrat en Nahas qui n’appartenaient plus au Darfour et se trouvaient sans roi.

Le perfide Belali cherchait ainsi à fomenter une guerre contre le Darfour, dans le but de créer des ennuis au Sultan Husein qui l’avait chassé du pays. Le gouvernement, plein de confiance mais mal renseigné, l’envoya de Belali au Bahr el Ghazal pour occuper les provinces sans possesseurs. Kutschuk Ali, un sandjak turc qui disposait déjà de troupes irrégulières (bachi-bouzouks) l’accompagna avec 200 hommes d’infanterie régulière.

On comprend aisément que Zobeïr regarda de travers ce parvenu. Pourtant, avec sa pénétration habituelle, il surveilla le développement du plan de son rival et attendit. Sur ces entrefaites, Kutschuk Ali mourut subitement et fut remplacé par Hadji Ali Abou Murein.

A l’instigation de ce dernier et enhardi par l’inaction de Zobeïr, le Belali se disposa à s’emparer de vive force des magasins de blé établis par Zobeïr lui-même pour les Basinger. Zobeïr n’hésita plus; il saisit l’occasion attendue depuis si longtemps, attaqua le Belali près des magasins de blé et après un court engagement le mit en déroute. Rassemblant tout ce qu’il put trouver d’hommes, le Belali attaqua Zobeïr dans sa Zeriba. Il fut de nouveau repoussé et, grièvement blessé, s’enfuit à Ganda. Les hommes de Zobeïr le poursuivirent, le firent prisonnier et le ramenèrent à la Zeriba où il mourut.

Zobeïr savait fort bien qu’en cette circonstance, son action pouvait avoir de sérieuses conséquences. Aussi employa-t-il tous les moyens pour prouver que le Belali était seul responsable de tout ce qui s’était passé. Il fit de riches présents aux gens du Belali, notamment aux dignitaires et aux personnages influents, si bien qu’à Khartoum l’affaire fut très atténuée. Zobeïr non seulement trouva grâce complète mais il fut même nommé gouverneur du Bahr el Ghazal.

Alors il informa secrètement le gouvernement, du mécontentement qui régnait parmi la population de la province voisine, le Darfour; il ajoutait que lui-même était en relation avec beaucoup de personnes influentes qui salueraient avec joie l’annexion de ce pays aux territoires du Gouvernement égyptien. Il s’offrit même à opérer cette annexion sans aucun secours du Gouvernement. Après de longues hésitations, le Gouvernement agréa enfin la proposition de Zobeïr et celui-ci, au commencement de l’année 1873, se prépara à annexer le Shakkha.

Mais revenons aux Risegat. Après la défaite cruelle que le Sultan du Darfour, Mohammed el Fadhl, leur avait infligée, ils restèrent tranquilles et soumis pendant de longues années. Tandis que l’autorité du Gouvernement baissait de plus en plus, les Risegat au contraire se relevaient peu à peu, à tel point qu’ils recouvrèrent leur situation à demi indépendante, entre le Darfour et le Bahr el Ghazal. On essaya bien de faire rentrer les impôts; mais pendant une razzia, le vizir Adam Tarbusch, l’esclave favori et l’un des chefs du Sultan Husein, fut battu près d’Omm Waragat. Singulière coïncidence! La destinée me réservait quelques années plus tard sur le lieu même de sa défaite, une défaite autrement terrible que m’infligèrent les Mahdistes. Dans une autre occasion, les Risegat avaient surpris une caravane venant du Nil et du Kordofan et se rendant au Bahr el Ghazal. Ils la pillèrent et tuèrent la plus grande partie des gens qui la composaient et parmi eux des parents de Zobeïr. Les Risegat comptant régulièrement parmi les tributaires du Darfour, Zobeïr demanda réparation au Sultan. Celui-ci fit la sourde oreille. Zobeïr déclara alors ouvertement que, ne pouvant obtenir satisfaction, il se voyait contraint à punir les Risegat. Il savait fort bien que c’était là l’occasion d’une première tentative pour l’annexion du Darfour au Gouvernement égyptien.

Le Sultan Husein mourut, sur ces entrefaites, au commencement de l’année 1873. Son fils Ibrahim, que les habitants du Darfour surnommaient Koïko, lui succéda.

Pendant mon séjour à Fascher comme gouverneur du pays, j’eus l’occasion de voir souvent Mohammed el Heliki, un fakîh très connu dans la contrée. Il était né à Fascher même, de la race des Fellata. Il possédait à fond et mieux que personne l’histoire du Darfour; entre autres choses il connaissait par cœur le vieux code, le Kitab Dali. C’est à lui que je devais les notes précises que je possédais sur l’histoire du Darfour et qui malheureusement sont tombées aux mains des Mahdistes avec bien d’autres documents; le tout fut brûlé.

Un soir, il me fit le récit suivant: «Il y a près de trois ans, avant la mort de mon maître le Sultan Husein, nous étions assis côte à côte et parlions du présent et de l’avenir du pays. Il se cacha la tête dans ses mains—l’infortuné était aveugle depuis quatorze ans déjà—et me dit: Je prévois la ruine de mon pays et du royaume de mes frères. Dieu veuille que je n’y assiste pas. J’entends déjà résonner devant ma maison les trompettes turques et le son sourd de l’umbaia des Bahara! Que la miséricorde de Dieu repose sur mon fils Ibrahim et sur mes malheureux descendants.» Mon maître sentait bien le mécontentement général qui régnait; mais il était âgé, il était aveugle et il ne pouvait apporter aucun changement à l’état corrompu du pays.

Il savait trop bien que les choses se passeraient ainsi: les Bahara devenaient trop puissants et l’Egypte était trop avide de conquêtes. Mon maître était un homme sage et le Seigneur qui lui avait enlevé la vue avait rendu son intelligence plus pénétrante.

Zobeïr commença aussitôt les opérations. Il quitta sa forteresse de Dem Zobeïr et marcha contre Shakka avec des forces considérables.

Arrivé à la frontière sud du Darfour, les principaux chefs des Risegat, tels que Madibbo, Aagil woled el Djangaui et plusieurs autres, se joignirent à lui et lui servirent de guides et d’espions contre leurs propres compatriotes.

Quoique son armée eût beaucoup à souffrir de la faim et de la maladie, quoique les Arabes l’attaquassent à maintes reprises, attaques qu’il repoussa toujours malgré de fortes pertes, il atteignit Abou Segan, le point central de la région de Shakka. Là, il apprit que le Sultan Ibrahim Koïko avait envoyé contre lui son vizir Ahmed Schetta qui était en même temps son beau-père, avec une forte troupe. Celui-ci vivait en mésintelligence avec son beau-fils depuis l’avènement de ce dernier au trône et avait pris à contre-cœur le commandement de l’expédition contre Zobeïr. Il disait à ses amis qu’il ne recherchait pas la victoire, mais qu’il préférait une mort héroïque sur le champ de bataille à la vie qu’il devait mener dans les circonstances actuelles. Pendant ce temps, Zobeïr fortifiait ses positions à Shakka et achevait ses préparatifs de combat. Il reçut des Risegat ce message caractéristique: «L’armée du Sultan du Darfour avance; tu es notre ennemi comme lui-même; aussi resterons-nous neutres pendant le combat. Si tu es vaincu, nous te couperons la retraite et anéantirons ton armée, jusqu’au dernier homme; si tu es victorieux, montés sur nos courriers rapides, nous poursuivrons les fuyards et partagerons avec toi le butin».

Dès l’aube, les postes avancés de Zobeïr signalèrent la marche en avant de l’armée du Darfour. A sa tête marchait son chef, le vizir Ahmed Schetta, qui semblait vouloir chercher la mort. Il avait endossé un superbe uniforme, cotte de mailles et casque d’or. On le remarquait de loin, monté sur son cheval caparaçonné d’or et d’argent, en avant des premières lignes de bataille. A peine était-il engagé que son cheval fut tué sous lui; trop fier pour se retirer, il s’élança sur une autre monture, mais à peine était-il en selle qu’il tomba frappé de plusieurs balles. Avec lui tombèrent aussi un grand nombre de ses parents et de ses compagnons fidèles, Melik Saad en Nur, Melik en Nahas (l’instructeur en chef des tambours de guerre impériaux) qui avait été envoyé comme commandant en second.

Privées de leurs chefs, les troupes battirent en retraite. Zobeïr saisit l’occasion pour diriger une contre-attaque, prit l’ennemi de flanc et, après un court engagement, le mit en fuite.

Aussitôt les Risegat, cachés derrière des arbres, tombent sur les fuyards, les massacrent, enlèvent un butin immense et se joignent aux vainqueurs, sachant bien le bénéfice qu’ils devaient retirer de cette trahison.

Un bien petit nombre des soldats du Darfour échappèrent au massacre et purent atteindre Dara, où la lugubre nouvelle fut accueillie par des plaintes et des lamentations.

Zobeïr fit porter la nouvelle de sa victoire à El Obeïd et à Khartoum par des messagers spéciaux. Il reçut, comme cela s’était fait autrefois à l’occasion d’un succès, un renfort d’hommes et de canons.

Lorsque ceux-ci furent arrivés, Zobeïr marcha sur Dara, pendant que le gouverneur général (Hokumdar) quittait El Obeïd pour se rendre à Omm Shanger avec 3000 hommes environ d’infanterie régulière et de cavalerie irrégulière.

A part une attaque insignifiante qu’il repoussa victorieusement, Zobeïr arriva à Dara d’un trait. Il trouva la ville presque déserte, y prit position, éleva une fortification sur une colline de sable et attendit l’attaque des fils du sultan Ibrahim, dont les troupes approchaient. Ces princes se contentèrent de pousser une reconnaissance et retournèrent à Fascher, auprès de leur père, sans avoir livré bataille. Ils l’engagèrent à marcher lui-même à la rencontre de l’ennemi. Ibrahim rassembla donc toutes ses forces; mais, bien que le nombre en fut considérable, il ne s’y trouva que bien peu d’hommes prêts à mourir pour leur roi.

Ibrahim voulant tout d’abord se renseigner sur la position de Zobeïr, s’avança accompagné d’une partie seulement de son armée, dispersée sur un large front. Il fut reçu par une grêle de balles; et quelques hommes de sa troupe furent tués. Ibrahim fut contraint de battre en retraite, mais son arrière-garde croyant à un échec s’écria: «’âbû, ’âbû,» (c’est-à-dire, vous vous êtes couverts de honte), et la clameur était si forte que le sultan l’entendit. Plein d’indignation et de colère, il donna, sans y refléchir, l’ordre à ceux qui se trouvaient près de lui de tirer sur ses propres troupes. Quelques-uns furent tués, d’autres blessés, le reste partit à la débandade; quant à ceux qui étaient restés aux abords du camp ils profitèrent de l’occasion pour s’enfuir et retourner chez eux.

L’ordre inconsidéré du sultan Ibrahim devait avoir de cruelles conséquences: il fut cause, en effet, de la dispersion de son armée et lui coûta ses domaines et la vie.

Néanmoins il fit lever le camp afin d’attirer Zobeïr hors de ses retranchements et, comme il le disait à ses chefs, le vaincre dans un combat en rase campagne. Mais ses hommes avaient perdu toute confiance en lui et les déserteurs devenaient si nombreux qu’à son arrivée à Manoaschi—après une journée de marche—il ne lui restait plus de l’armée colossale qu’il conduisait que quelques troupes insignifiantes.

Zobeïr admirablement renseigné par ses espions sur tout ce qui se passait dans l’armée du sultan, le poursuivit à Manoaschi, avec toutes les forces dont il disposait. Le lendemain à l’aube, il était devant la ville, ses troupes rangées en ordre de bataille. Son arrivée fut le signal d’une fuite générale.

Ibrahim sentant que tout était perdu, résolut de mourir glorieusement. Il endossa sa cotte de mailles lamée d’or et se couvrit de son casque. Puis, accompagné de son fils, du cadi et de quelques serviteurs demeurés fidèles, tous montés sur des chevaux richement caparaçonnés, il s’élança sur l’ennemi, l’épée au clair. Il franchit le premier rang des Basinger; trop fier pour frapper les esclaves, il s’écria: «Fen sidkum Zobeïr?» (Où est Zobeïr, votre maître?) et s’élança vers l’endroit où Zobeïr, vêtu comme ses gens, pointait un canon contre les assaillants; mais il avait à peine fait quelques pas que lui et sa poignée d’hommes tombaient, criblés de balles.

Ainsi périt le dernier roi du Darfour et avec lui s’éteignit la dynastie qui avait sans interruption gouverné cette vaste contrée et ses millions d’habitants pendant des siècles.

Zobeïr fit rendre les plus grands honneurs au sultan défunt. Les «Fukahâ» de Manoaschi furent envoyés pour laver le corps conformément aux rites religieux; et, enveloppé dans un riche drap mortuaire, il fut enterré en grande pompe dans la mosquée de la ville.

Le vainqueur se hâta d’informer de sa victoire le gouverneur général du Soudan qui se trouvait alors à Omm Shanger, puis craignant que le riche butin de la province ne tombât entre les mains des infidèles, Zobeïr marcha immédiatement sur Fascher. Là, il s’empara des trésors royaux, des selles rehaussées d’argent et d’or, des armes, des bijoux, sans parler des milliers de femmes esclaves qu’il partagea entre ses hommes.

Quelques jours après, Ismaïl Pacha arriva. Il était trop tard. Le butin était déjà distribué. Zobeïr en lui offrant des cadeaux de prix, fit tout ce qu’il put pour s’assurer son amitié. Il n’est pas douteux toutefois, que cet épisode fut le commencement d’une mésintelligence entre les deux hommes, mésintelligence qui, par la suite, devait se transformer en une haine mortelle.

L’œuvre de la soumission du reste du pays commença alors. Hassab Allah, le vieil oncle du sultan Ibrahim, avait cherché refuge à Gebel Marrah; Ismaïl Pacha donna l’ordre à Zobeïr de marcher contre lui. Zobeïr eut bientôt fait d’obtenir sa soumission et celle du frère du sultan défunt, Abd er Rahman Shattut. Tous deux furent envoyés au Caire où ils restèrent jusqu’à leur mort. Leurs familles résident encore maintenant dans la haute Égypte et reçoivent une large pension du Gouvernement. Nombre de leurs adhérents étaient restés à Gebel Marrah et s’étaient groupés autour de Hassab Allah et d’Abd er Rahman. Ils choisirent comme chefs les plus jeunes frères du sultan Husein Bosch et Sef ed Din et résolurent de résister.

La première démarche de Bosch fut d’envoyer, comme espion au camp de Zobeïr son beau-fils Gebr Allah, de la tribu de For. Cet homme jouissait de l’entière confiance de son chef qui lui avait donné, en mariage pour s’assurer sa fidélité, sa fille Umm Selma, célèbre par sa beauté, en dépit de l’opposition de sa famille. Gebr Allah, en arrivant au camp de Zobeïr, tomba comme une proie facile aux mains du rusé guerrier. Zobeïr lui promit sa grâce et une haute position dans le gouvernement. Ces promesses suffirent à Gebr Allah pour l’amener à trahir son beau-père et à fournir les renseignements les plus précis sur sa position et sur ses forces. De retour auprès de Bosch, il l’engagea à rester dans la position qu’il occupait, lui donnant à entendre que, les troupes de Zobeïr souffrant beaucoup du froid et de la maladie, leur chef n’avait nullement l’intention de l’attaquer.

Zobeïr suivit les traces de Gebr Allah, comme il avait été convenu au préalable entre eux; à un signal donné, le camp de Bosch fut tout à coup enveloppé et tomba aisément aux mains de l’assaillant. Bosch et Sef ed Din réussirent toutefois à s’échapper et à se refugier à Kabkabia, où ils rassemblèrent de nouvelles forces. Cependant Zobeïr se mit à leur poursuite et dans un combat acharné, les deux malheureux chefs furent tués. Les derniers vestiges des troupes du Darfour disparurent et le pays presque tout entier tomba aux mains du Gouvernement égyptien.

Zobeïr fut élevé au rang de Pacha. Il retourna à Fascher, où Ismaïl Ayoub Pacha s’occupait à mettre de l’ordre dans l’administration de la contrée et à lever de gros impôts. Mais il ne fallut pas longtemps pour que de sérieuses contestations s’élevassent entre ces deux hommes.

Zobeïr, le conquérant du pays, éprouvait quelque ressentiment en voyant que le Gouvernement n’avait pas eu pleine confiance en lui; de son côté, Ismaïl, désireux de se débarrasser de la présence de Zobeïr, lui donna l’ordre d’aller occuper Dara et Shakka avec ses troupes. Zobeïr, irrité, envoya de Dara par El Obeïd un message à S. A. le Khédive, lui demandant l’autorisation d’aller au Caire. Cette permission lui fut immédiatement accordée, ainsi qu’à tous ceux qui désiraient l’accompagner.

Zobeïr ayant désigné pour le remplacer son jeune fils Soliman, partit sur le champ emmenant avec lui un grand nombre d’esclaves des deux sexes et des cadeaux de prix. Après avoir traversé Khartoum et Korosko, il arriva au Caire où il fut cordialement reçu. Il exposa aussitôt au Khédive ses griefs contre Ismaïl Ayoub Pacha. Ce dernier mandé à son tour, fit plusieurs dépositions qui n’étaient pas à l’avantage de Zobeïr, si bien que tous les deux furent gardés au Caire. Cependant, Hasan Pacha Hilmi el Djoeser avait été désigné comme représentant du Gouvernement au Darfour par Ismaïl Pacha Ayoub. Les habitants de la contrée, fatigués du gouvernement arbitraire du sultan, soupiraient après un changement. Mais ils s’aperçurent bientôt qu’ils étaient tombés de Charybde en Scylla et auraient préféré des rois qui les eussent châtiés, aux fonctionnaires peu scrupuleux qui affluaient dans la contrée.

Bientôt le plus amer mécontentement se répandit dans le pays, le Darfour se révolta et la population choisit pour sultan Haroun er Reschid, le fils de Sef ed Din tué à la bataille de Kabkabia. On prit secrètement la résolution de s’emparer de plusieurs places fortes appartenant au Gouvernement et, dans un espace de temps incroyablement court, les villes de Dara, Fascher, Kabkabia et Kolkol furent serrées de près, alors que le pays se déclarait soumis au successeur de ses anciens maîtres, le Sultan Haroun dont nous venons de parler.

A Fascher, le fort subit deux assauts si sérieux que le gouverneur sentant qu’il ne pouvait plus tenir, avait déjà tout préparé pour détruire le magasin de poudre et se faire sauter lui-même avec sa garnison. Il réussit pourtant, après un combat désespéré, à chasser l’ennemi de la position.

Cependant, les autorités de Khartoum envoyaient à la hâte des troupes sous les ordres de Abd er Razzak qui reçut des renforts à El Obeïd. Il s’avança à marche forcée sur le Darfour. A Brusch, à mi-chemin entre Omm Shanger et Fascher, il infligea une cruelle défaite aux rebelles.

Peu de jours après, Fascher était délivré, des renforts étaient expédiés à Dara, Kabkabia et Kolkol; et le pays rentrait sous la domination du Gouvernement égyptien.

Après le rappel d’Ismaïl Ayoub Pacha, Gordon, nommé gouverneur général du Soudan, jugea nécessaire de visiter le Darfour nouvellement conquis. Et de fait, quand il arriva à Fascher, à Kabkabia et à Kolkol, la révolte n’était encore qu’en partie réprimée. Malgré cela, Gordon voyageait, et dans son voyage à travers le pays il se trouva fréquemment dans des positions extrêmement dangereuses, d’où il sortit toujours grâce à sa présence d’esprit et à son grand courage. De Fascher, Gordon se rendit à Dara; par sa bonté, par sa sympathie, par sa libéralité, il gagna une grande partie de la population. Avec une poignée d’hommes et avec l’aide de quelques Arabes Risegat, il dompta complètement la tribu des Mima, célèbres par leur vaillance, et celle des Khauabir, et, peu à peu, grâce à ses efforts, la paix fut rétablie dans le pays.

Le Sultan Haroun, avec quelques partisans, chercha refuge dans les montagnes de Marrah, dont l’accès est très difficile. Hasan Pacha Hilmi l’y poursuivit, le battit deux fois, à Mortal et à Mortafal et le força à se retirer à Niurnja.

Gordon cherchait à gagner au Gouvernement la population du territoire soumis et à calmer les esprits excités. Son premier acte fut de remettre la majeure partie des impôts, qui, à cause de la guerre, n’avaient pu être payés. Il donna les instructions les plus sévères aux fonctionnaires afin qu’ils se comportassent avec douceur envers le peuple, les prévenant que toute désobéissance à ses ordres serait punie très sévèrement.

Afin d’équilibrer autant que possible les revenus et les dépenses, il réduisit considérablement la garnison du Darfour, renvoyant à El Obeïd et à Khartoum un grand nombre de fantassins et de cavaliers qui avaient été expédiés pour réprimer la dernière révolte. Ces mesures d’économie, prises évidemment dans l’intérêt de la province nouvellement conquise, eurent par la suite un effet des plus désastreux. Gordon, il est vrai, ne pouvait pas prévoir les événements.

Ses obligations officielles rappelant Gordon à Khartoum, il laissa Hasan Pacha Hilmi comme gouverneur du Darfour. Celui-ci, quatre mois avant mon arrivée, avait été remplacé par Messedaglia bey, primitivement gouverneur de Dara pendant quelques mois.

Durant cet intervalle, le sultan Haroun s’était pour ainsi dire «remonté» et avait établi une sorte de gouvernement indépendant à Niurnja, ancienne capitale des princes de Tadjo. Il descendait parfois dans la plaine, attaquait les villages qui s’étaient soumis, bien malgré eux pourtant, au Gouvernement et regagnait ses montagnes, chargé de butin.

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Tel était, brièvement exposé, l’état de la province du Darfour quand, en août 1879, me rendant à Dara, j’arrivai en qualité de moudir à Fascher.

La garnison du pays comprenait:

A Fascher: deux bataillons d’infanterie régulière, deux batteries d’artillerie de campagne et 250 hommes de cavalerie irrégulière (de la tribu des Sheikieh), sous les ordres de Omer woled Dorho.

A Dara: un bataillon d’infanterie régulière, 200 Basingers (irréguliers), une batterie de vieille artillerie de campagne et 50 hommes de cavalerie irrégulière, de différentes tribus.

A Kabkabia et à Kolkol: 6 compagnies d’infanterie régulière, 400 Basingers et 25 cavaliers irréguliers.

Après quelques jours de repos à Fascher, repos dont nous avions grand besoin, le Dr. Zurbuchen et moi, nous continuâmes notre voyage vers Dara. Messedaglia bey nous accompagna pendant quelques heures, nous apprit, tout joyeux, que sa femme était sur le point d’arriver à Khartoum et demanda un congé pour aller à sa rencontre et la ramener à Fascher. Je lui fis observer qu’il ferait peut-être mieux d’attendre que le sultan Haroun fut soumis. Mais Messedaglia répliqua qu’il n’y avait absolument rien à craindre, les troupes en garnison dans la contrée suffisant amplement à apaiser toutes les petites difficultés locales. Nouveau dans le pays et ne le connaissant encore que fort peu, je ne pouvais que difficilement me rendre un compte exact de la situation et je me ralliai à l’avis de Messedaglia. Nous primes congé de lui et de Saïd bey Djuma, le commandant de Fascher, qui nous accompagnait également et nous dirigeâmes à marche forcée vers Dara, en suivant la route de Kerriut, Gedid Ras-el-Fil et Sheria.

Le Dr. Zurbuchen paraissait beaucoup plus âgé que moi-même, (avec sa longue barbe noire et ses lunettes). Je semblais peut-être même plus jeune que je n’étais, en réalité. Ma moustache avait à peine commencé à pousser et, somme toute, j’avais une figure enfantine; c’est pourquoi, partout où nous allions, il était invariablement pris pour le gouverneur et moi pour le docteur ou le pharmacien.

Comme nous approchions de la fin de notre voyage, le docteur qui souffrait de la fièvre, dut retarder sa marche; je le devançai et atteignis le village de Sheria (à une journée de Dara) avec les 2 domestiques de Zurbuchen, un peu avant le moment fixé. Je trouvai les habitants qui avaient été avertis de notre arrivée, se préparant activement pour notre réception. On nettoyait les maisons; on étendait par terre des nattes de paille, le cadi et le sheikh du village[4] avaient prêté leurs vieux tapis pour recouvrir la chaussée au moment de la cérémonie. Faisant agenouiller mon chameau, je mis pied à terre et je me présentai comme faisant partie de l’escorte du nouveau gouverneur. Mes domestiques avaient la consigne de garder le secret. Les villageois curieux m’assaillirent d’innombrables questions. Je fis aux gens le portrait du nouveau moudir en donnant exactement le signalement du Dr. Zurbuchen. «Quelle sorte d’homme est le nouveau gouverneur?» disait l’un. «Oh, répliquai-je, je pense qu’il fera de son mieux et je crois qu’il est porté à se montrer juste et conciliant.» «Mais est-il brave? A t’il bon cœur?» disait un autre. C’était une question plutôt embarrassante pour moi; aussi répliquai-je prudemment: «Il ne paraît pas avoir peur; mais je n’ai point encore entendu dire grand chose au sujet de son courage; ce dont je suis persuadé, c’est qu’en cas de nécessité, on trouvera en lui un homme. Il a une apparence virile et je crois qu’il a bon cœur; mais naturellement il lui est impossible de satisfaire chacun.» «Ah, dit un autre, si seulement nous avions un gouverneur comme Gordon Pacha, le pays serait certainement tranquille. Il distribuait sans cesse des présents, jamais il ne repoussait le pauvre et le nécessiteux. Je ne l’ai entendu qu’une fois dire des paroles dures; c’était au temps où Soliman Zobeïr était à Dara; Gordon s’adressant au cadi lui déclara qu’il y avait bien des mauvaises têtes parmi les Soudanais et qu’il ne fallait pas toujours les traiter avec douceur. «Oui,» confirma le cadi, «je l’ai entendu parler ainsi moi même; mais ce n’est pas de nous qu’il parla, mais des Gellaba et des marchands du Nil qui étaient impliqués, avec Zobeïr et son fils, dans toutes sortes de trafics illicites dont ils tiraient toujours quelque bénéfice».

«Gordon était vraiment un brave homme, dit le cheikh du village, qui se présenta lui-même, expliquant son nom: Moslim woled Kabashi. J’étais l’un des chefs placés sous ses ordres dans la bataille contre les Arabes Mima & Khauabir. Ce fut une chaude journée dans la plaine de Fafa! L’ennemi nous avait cherchés et avait déjà forcé la première ligne de nos troupes; les javelots tombaient drus autour de Gordon; mais il ne semblait pas y faire attention et la victoire, que nous remportâmes, fut entièrement due à lui et ses cent hommes de réserve. Au plus fort du combat il trouva le temps d’allumer très calme une cigarette. Le lendemain, quand il procéda au partage du butin, personne ne fut oublié; mais il ne garda rien pour lui-même. Il avait le cœur très tendre pour les femmes et les enfants et ne permit jamais qu’on se les partageât, comme c’est notre coutume dans la guerre. Il les nourrissait, leur donnait des vêtements à ses propres frais et les renvoyait chez eux aussitôt que la guerre était terminée. Un jour, continua le sheikh en souriant, sans le lui faire savoir, nous mîmes quelques femmes de côté; mais s’il nous avait découverts, nous aurions passé un mauvais quart d’heure.

Après une courte pause, je demandai des renseignements sur les affaires et sur les fonctionnaires que je me fis présenter; les uns étaient dignes d’intérêt, d’autres étaient jugés plus sévèrement.

Pendant ce temps le Dr. Zurbuchen et le reste de la caravane étaient arrivés. Aussitôt, le sheikh, le cadi et les autres dignitaires du village formèrent un demi-cercle pour le recevoir, tandis que moi, m’effaçant autant que possible, j’attendis le discours qu’allait prononcer Moslim woled Kabashi à son nouveau moudir, le Dr. Zurbuchen. Il commença par souhaiter une chaude bienvenue au nouveau gouverneur, loua ses qualités et décrivit éloquemment la joie qu’éprouvait tout le peuple de sa venue. Le pauvre Dr. Zurbuchen, qui comprenait très mal l’arabe devenait de plus en plus perplexe. «En vérité, je ne suis pas le gouverneur, s’écria-t-il, je ne suis que l’inspecteur sanitaire. Le gouverneur doit être arrivé depuis longtemps. Peut-être a-t-il été pris pour quelqu’un d’autre.» Je pensai alors que le moment était venu de m’avancer, et, en riant, je remerciai les villageois de leur bonne réception, les assurant que je ferais tout mon possible pour satisfaire leurs désirs et que, en même temps, je comptais sur eux pour la stricte exécution de mes ordres. Naturellement ils me firent les plus grandes excuses de ce qu’ils ne m’avaient pas reconnu. Je les rassurai promptement leur déclarant que mon seul désir était de rester dans les termes les plus amicaux avec eux tous. J’exprimai l’espoir qu’il en serait ainsi pendant longtemps. Depuis ce jour, le sheikh Moslim woled Kabashi devint un de mes plus fidèles amis; il le fut dans les heures de joie comme dans les heures de tristesse, et jusqu’à mon départ du pays.

Ce petit incident ne nous empêcha pas d’avoir grand appétit et nous fîmes honneur à un excellent mouton rôti, après quoi, nous nous remîmes en selle. Nous passâmes la nuit sous un grand arbre à environ deux heures de marche de Dara. Le lendemain, au lever du soleil, j’envoyai un messager pour annoncer notre arrivée. Dès que nous approchâmes de la forteresse, les honneurs militaires nous furent rendus. Accompagnés par le commandant, le major Hassan effendi Rifki, Zogal bey, le sous-gouverneur, le cadi et quelques-uns des principaux marchands, nous nous avançâmes vers le fort dans lequel s’élèvent les bâtiments du gouvernement. L’inspection dura environ une demi-heure, après quoi je me retirai dans mon logis particulier où j’avais fait préparer un appartement pour le Dr. Zurbuchen, qui devait être mon hôte pendant quelques jours.

Dara, la capitale du Darfour méridional, est construite au milieu d’une grande plaine dont le sol est composé en partie de sable et en partie d’argile; le fort lui-même se trouvant sur le sommet d’une colline sablonneuse et basse, à l’endroit même où Zobeïr Pacha s’était retranché lorsqu’il avait envahi la contrée. Le fort est entouré d’une muraille longue d’environ 500 mètres et large d’environ 300, avec des tours à chaque angle et bordé d’un large fossé profond de 6 mètres. Les troupes étaient cantonnées dans des huttes construites dans ce rectangle; au centre se trouvaient les bâtiments du gouvernement, comprenant la maison du gouverneur, divers bureaux, les cours de justice (la mahkama), justice religieuse exercée par le cadi, la temporelle, (meglis mahalli), par le président Serr et Toudjar, chef des marchands, de même que les magasins d’armes et de grains que Gordon avait relevés. Près de la porte du sud se trouvaient les maisons de Zogal bey, du cadi et du commandant, construites en briques cuites et entourées de murs.

La ville de Dara, composée presque toute entière de huttes de paille et d’argile, se trouve à quelques centaines de mètres à l’est du fort, tandis qu’à 1000 mètres à l’ouest est situé le village de Gos en Naam; 700 mètres plus loin se trouve le hameau de Khoumi.

En y comprenant la garnison, la population de Dara comptait de 7 à 8000 habitants, dont la plupart appartenaient aux tribus locales; mais il y avait aussi un nombre considérable de marchands du Nil.

Nous étions au mois du Ramadan, époque du grand jeûne mahométan; on nous prépara un repas composé de viande, de pain, de dattes et de limonade; les fonctionnaires, ne pouvant assister au repas à cause du jeûne prescrit, se firent excuser. J’en fus très heureux, car nous étions extrèmement fatigués.

Le soir, un coup de canon nous annonça que le soleil avait disparu de l’horizon et qu’un jour de jeûne était encore écoulé. On prépara à la hâte le repas du soir. Zogal bey, Hasan effendi Rifki, le cadi el Bechir et le Serr et Toudjar Mohammed Ahmed vinrent prendre avec nous le repas appelé futur (le premier repas après le jeûne). Un grand nombre de serviteurs apportèrent du mouton rôti, du poulet, des vases de lait et des plats de riz inondés de beurre et de miel; il y avait encore des cruches d’asida et différents mets consistant en un mélange de pâtes de duchn et de morceaux de viande.

En quelques minutes, le plancher de la maison fut couvert d’un sable très fin; par dessus, on étendit des nattes de palmier et des tapis sur lesquels les plats furent déposés. Zogal bey procéda lui-même à la distribution des mets, servant ceux qui étaient venus nous saluer et toute la domesticité, réservant toutefois les meilleurs morceaux pour les hôtes les plus importants.

Nous prîmes place et attaquâmes vigoureusement le mouton rôti. Il n’y avait naturellement pas trace de couteaux ni de fourchettes. Tout-à-coup, nous entendîmes les domestiques se disputer au dehors avec deux hommes qui voulaient pénétrer auprès de nous, sous prétexte de communications très importantes à nous faire. Je priai Zogal bey de s’informer de la cause de ce bruit. Il lécha ses doigts ruisselants de graisse de mouton, sortit et revint quelques minutes après, porteur d’une lettre. Cette missive venait d’Ahmed Chadoin et de Gebr Allah, les commandants de Bir Gaoui, petite station militaire située à trois journées de marche au sud-ouest de Dara. D’après la lettre, les deux chefs déclaraient avoir reçu de source très sérieuse, l’avis d’une attaque projetée contre eux par le sultan Haroun. Leurs forces étant insignifiantes, ils demandaient qu’on leur envoyât des renforts de Dara ou bien qu’on leur permit d’abandonner momentanément la station. Ils ajoutaient que, s’ils se trouvaient contraints de battre en retraite, les villages du district seraient infailliblement pillés, sans aucun doute.

Il n’y avait pas une minute à perdre. Je donnai l’ordre à Hasan effendi de se tenir prêt avec deux cents hommes d’infanterie régulière et deux cents cavaliers irréguliers et puis de m’accompagner à Bir Gaoui.

Zogal, Hasan et les autres cherchèrent à me détourner de mon projet d’aller moi-même à Bir Gaoui, car après mon si long voyage, je devais avoir grand besoin de repos. Je leur fis comprendre que je n’avais été envoyé au Darfour que pour combattre le sultan Haroun et que, si je voulais me conformer aux ordres de Gordon Pacha, je ne devais pas laisser échapper l’occasion qui se présentait. Voyant bien qu’ils ne pouvaient m’empêcher de partir, ils se décidèrent à faire les préparatifs du départ; peut-être d’ailleurs étaient-ils intérieurement très satisfaits de me voir prendre en personne le commandement et la responsabilité de cette expédition.

Le cheval bai dont Gordon m’avait fait présent, était épuisé par le long voyage que nous venions de faire. Je demandai donc si quelqu’un avait un cheval à me prêter ou à me vendre.

Zogal possédait depuis quelques jours un étalon blanc de Syrie. Il l’envoya chercher: c’était un cheval de campagne, fort, bien découplé; ayant appartenu à un officier, il était rompu à la fatigue et habitué au tumulte des combats. Zogal bey voyant que l’animal me plaisait beaucoup, me pria de l’accepter comme Dhijafa (en témoignage d’hospitalité); je lui déclarai que, comme il était mon subordonné, je ne pouvais accepter son présent. Dans la conversation que nous avions eue, j’avais dit que mon cheval m’avait été donné par Gordon; Zogal ne voyait aucune différence entre les deux cas. Cependant je lui fis comprendre qu’il était permis d’accepter un présent d’un supérieur, surtout un témoignage d’amitié, mais non d’un subalterne.

Il finit par accepter 180 écus,[5] non sans avoir vivement protesté.

Un peu après midi, tout était prêt. Je pris congé du Dr. Zurbuchen, avec l’espoir de le revoir dans quatre ou cinq jours; et je partis pour le sud-ouest. Jeune et vaillant, je me réjouissais à l’idée d’une rencontre avec le sultan Haroun. Les difficultés m’importaient peu, et je ne demandais que l’occasion de montrer à mes hommes sinon mes capacités, du moins ma bonne volonté.

Après le coucher du soleil, je fis ranger mes hommes en bataille. Tous, même les officiers, étaient Soudanais; les cavaliers seuls étaient Turcs, Égyptiens, etc... Ils me connaissaient à peine; aussi profitai-je de l’occasion pour leur dire quelques paroles, les encourager à supporter courageusement les fatigues d’une marche forcée, me déclarant prêt à partager avec eux la bonne et la mauvaise fortune. Ces simples mots, je le constatai avec joie, produisirent sur eux une excellente impression. Selon la coutume soudanaise, ils brandirent leurs armes au-dessus de leurs têtes et me promirent de sacrifier, s’il le fallait, leurs vies, pour assurer la victoire.

Vers midi, nous fîmes halte près d’un village.

Mes gens étaient bien montés en armes et en munitions; chacun possédait même comme outre une peau de gazelle ou de chevreau, mais ils n’avaient presque pas de provisions. A mes observations, il avait été répondu qu’il était inutile de se charger de vivres et que, partout au Darfour, on trouverait quelque chose à manger.

Je fis appeler le sheikh du village et le priai de nous envoyer une provision de «duchn». Cette graine s’amollit dans l’eau et on la mange mélangée avec le fruit du tamarinier. L’eau elle-même conserve un goût très agréable, doux et acide et désaltère à souhait.

Cet aliment est considéré par les Européens comme indigeste, mais il est en réalité très nourrissant. Je m’y étais habitué progressivement; cependant, quand j’étais même légèrement indisposé, il m’occasionnait toujours quelque malaise, dû à la difficulté que j’avais à le digérer.

Le sheikh nous apporta ce que nous demandions et un vase d’«asida». Les hommes prirent leur repas et j’invitai à ma table les officiers qui préféraient de beaucoup mes conserves d’Europe à l’«asida» et au «duchn». Je fit donner au sheikh par mon secrétaire un reçu du blé qu’il nous avait fourni, afin qu’il en fut tenu compte plus tard au moment du payement des impôts. Le sheikh, très étonné, ne voulait pas accepter de reçu, prétendant qu’il était de son devoir de nous remettre le «duchn» et que du reste, l’hospitalité l’exigeait ainsi. Je lui fis entendre que j’etais convaincu du caractère hospitalier des habitants du Darfour, mais qu’il n’était plus juste d’y avoir recours alors qu’il s’agissait de nourrir quelques centaines d’hommes et qu’il devait donc accepter le reçu. Il y consentit à la fin et me déclara que les habitants étaient tous disposés à faire tout ce qui leur serait possible pour approvisionner les troupes si l’on voulait agir d’après ces principes. Malheureusement, ajouta-t-il, les soldats avaient l’habitude, à leur arrivée dans un village, de s’approprier tout ce dont ils ont besoin et naturellement, les habitants inquiets pour leur approvisionnement personnel, cherchaient à cacher toutes les provisions du mieux qu’ils peuvent. Je remerciai le sheikh de son renseignement et lui promis de faire mon possible pour éviter de pareils faits à l’avenir.

Après trois heures de halte, nous reprîmes notre route accompagnés de la bénédiction du brave homme et de ses gens. Le chemin traversait des terrains couverts d’épaisses forêts, entrecoupées de marécages et d’étangs formés par les pluies. De loin en loin, entre les arbres, nous apercevions un village. Après une marche forcée de quatre heures, nous fîmes halte au milieu d’une plaine où poussaient quelques arbres clairsemés. De là, je dépêchai deux cavaliers à Bir Gaoui pour annoncer notre arrivée. Pendant cinq heures, nous goutâmes un doux repos sous les figuiers sauvages et les tamariniers; enfin nous nous remîmes en route et marchâmes jusqu’au lendemain midi, ne nous arrêtant que rarement. Ayant dû, une ou deux fois, refaire nos provisions de blé, je me heurtai chaque fois à la difficulté de faire accepter un reçu par le sheikh. Grâce à la rapidité de notre marche, nous comptions atteindre Bir Gaoui avant la nuit. Sur notre route se trouvait un endroit où croissaient en abondance des palmiers deleb (Borassus flabelliformis); nous le contournâmes pour ne pas être blessés par les fruits qui pouvaient tomber de ces arbres. Un seul de ces fruits pèse environ deux à trois livres. Malheur à l’étranger qui, sans le savoir, passe la nuit dans un de ces buissons de palmiers. Les indigènes, eux mêmes, sont très prudents et empêchent les ignorants de camper en un tel lieu pendant la saison où les fruits mûrissent. Au coucher du soleil, nous arrivâmes à Bir Gaoui. Ce poste était entouré d’une zeriba rectangulaire, dont les côtés mesurent 180 mètres de long et forment une haie continue de bois épineux, haute de deux mètres et d’une épaisseur de trois mètres environ. A l’intérieur, s’èlevaient les remparts, d’où les soldats pouvaient tirer au loin par dessus la haie. En dehors de la haie était creusé un fossé large et profond d’environ trois mètres.

La garnison forte de 120 fusiliers irréguliers était sortie avec les officiers pour me rendre les honneurs.

Je fis arrêter mes hommes et m’avançai pour rendre le salut. Une musique très peu agréable à l’oreille se fit entendre; on battait de la «Nahas»[6] et de la «Nugara», on sonnait de «l’Umbaia», on agitait des calebasses remplies de pierre! Le tout faisait un bruit d’enfer bien suffisant pour une garnison, non de 120 hommes, mais de mille.

Après l’inspection, je saluai Ahmed Chad vin, Gebr Allah et toute la garnison. Certains hommes se firent un plaisir de tirer quelques salves. Ma petite troupe défila alors sur deux rangs et entra, sur mon commandement, dans la zeriba. L’intérieur de celle-ci était rempli de huttes de paille; celles des officiers étaient entourées de hautes murailles en paille. La place était suffisante et ma résidence particulière fut installée dans une autre hutte de paille, à un endroit demeuré libre.

Le poste de Bir Gaoui avait été établi pour protéger les villages environnants. Mais la garnison ne pouvait suffire pour repousser une attaque, et l’utilité du poste était sujette à question.

En descendant de cheval, je me couchai sur un angareb (bois de lit arabe, bas, garni de lanières de cuir), et envoyai chercher Ahmed Chad vin et Gebr Allah pour demander quelques renseignements sur les actes du sultan Haroun. Ahmed Chad vin arriva, appuyé sur des béquilles. Il appartenait à la tribu des Fung; ses ancêtres qui avaient été faits prisonniers par les For, lors de la conquête du Kordofan par ces derniers, avaient été emmenés en captivité dans la contrée.

Il remplissait les fonctions de Hakim Ghot (sorte de préfet) et répondait de la sécurité du pays.

Je lui demandai pourquoi il était boiteux; il me répondit qu’il avait été quelques années auparavant blessé au genou par une balle; depuis ce temps là, ajouta-t-il, j’ai toujours sous la main un cheval tout sellé. Dans la zeriba, cela va encore; mais, quand on voyage par ces temps de trouble, on peut être attaqué à chaque instant; aussi, même quand je dors, mon cheval est-il toujours près de moi, la bride passée dans mon bras. Celui qui jouit de deux bonnes jambes, peut aisément prendre la fuite: avec ma jambe raidie je ne saurais courir; j’ai dû m’exercer à monter rapidement à cheval avec une seule jambe.

Je lui demandai des nouvelles du sultan Haroun. Il me répondit que Gebr Allah Agha avait envoyé des espions; ceux-ci étaient de retour depuis quelques heures et racontaient qu’Haroun avait rassemblé ses hommes, mais n’avait pas encore quitté ses montagnes.

Je considérai avec grand intérêt Gebr Allah. C’était un noir grand et bien proportionné, de la tribu des For. Il pouvait avoir 40 ans; son visage réflétait quelque noblesse; chose rare, il avait un nez aquilin d’une forme parfaite, une petite bouche, le visage entouré d’une barbe naissante. Et cependant ce fourbe avait trahi son beau-père, le sultan Bosch qui lui avait donné pour femme, la plus belle de ses filles. Comment avoir confiance en un tel homme?

Il avait sans doute d’excellentes raisons pour rester fidèle au gouvernement; sachant fort bien, qu’une fois entre les mains d’Haroun, celui-ci vengerait la mort de son père et de son oncle. Son ambition était d’obtenir le titre de bey, comme Zogal, avec lequel il était en mauvais termes.

Mon voyage et surtout la marche des deux derniers jours me forcèrent à prendre du repos. Je ne pus m’endormir. A un mal de tête accompagné de fièvre se joignait encore une musique infernale qu’on tenait à ne point faire cesser, en l’honneur de mon arrivée.

Le lendemain matin, j’étais brisé et souffrais d’un violent mal de tête, quand Ahmed qui était venu s’informer de ma santé, s’écria presque joyeusement: «Ce n’est rien; j’ai un de mes hommes qui dissipera, comme par enchantement, votre mal de tête. Il en sait plus long que le docteur de Dara».

En réalité, il n’y avait pas de docteur à Dara, mais un pharmacien auquel les malades avaient donné le titre de médecin.

«Fort bien, lui dis-je, mais comment s’y prendra-t-il pour me guérir?» «Très simplement; il posera ses mains sur ta tête et prononcera quelques paroles; aussitôt tu seras non seulement guéri, mais encore mieux portant qu’auparavant».

J’acceptai son offre. Chad vin me présenta l’homme. Il était grand, brun; sa barbe était toute blanche; il paraissait appartenir à la tribu des Bornou. Il posa sa main sur ma tête, le pouce sur une tempe, l’index sur l’autre, murmura de longues phrases incompréhensibles et..... pour finir me cracha légèrement à la figure. Brusquement je me levai et lui portai un coup qui le fit tomber à la renverse. Ahmed qui était là, appuyé sur ses béquilles, essaya de me calmer; il m’assura que ce traitement, souvent éprouvé, était efficace.

Ce fameux docteur se mit à distance respectueuse et me dit: «Les maux de tête sont un des jeux du diable; je le chasse en prononçant des versets du Saint Coran et des sentences des Saints; en crachant sur lui je l’expulse lui et sa diablerie.»

Je me mis à rire de bon cœur à l’idée que cet homme me croyait possédé du démon—un très petit diable sans doute—et qu’il voulait m’exorciser!

Je trouvai une seconde expérience inutile; je dispensai le docteur de toute consultation ultérieure et lui remis, à titre de dédommagement pour le coup qu’il avait reçu, un écu. Il partit non sans avoir appelé sur moi la bénédiction du ciel.

Nous attendîmes, mais en vain, pendant toute la journée, des renseignements sur les opérations de Haroun. Ne sachant à quoi nous en tenir, je consignai mes hommes à la zeriba et les engageai à se coucher de bonne heure.

A peine étais-je endormi, que mon domestique m’éveilla, m’annonçant qu’Ahmed et Gebr Allah désiraient me parler. Je les fis entrer aussitôt pensant qu’ils m’apportaient des nouvelles de Haroun. Mais non; ils venaient simplement pour me dire que, selon la coutume du pays, chacun d’eux me faisait présent d’un excellent cheval de race indigène, présent d’autant plus de circonstance que je n’en possédais qu’un seul. Je leur fis la même réponse qu’à Zogal bey: «J’étais persuadé, ajoutai-je, que nous resterions toujours amis, même sans échanger de cadeaux, pourvu qu’ils remplissent fidèlement leurs devoirs.» Quoiqu’ils parussent affligés de ce refus, je suis convaincu qu’ils en étaient au fond tout à fait enchantés.

Gebr Allah revint toutefois quelques minutes après me demander une seconde audience. Il me réitéra ses regrets de ce que je n’avais point accepté son cheval, puis m’offrit une de ses esclaves. Il se permettait cette offre puisqu’il me savait indisposé et voyageant seul! Il ajouta même qu’elle préparait à souhait les mets du pays, savait tenir une maison et avait quelque connaissance de la médecine.

Gebr Allah dut se retirer après avoir essuyé un second refus.

Je ne pus m’empêcher d’établir une certaine comparaison entre l’habileté de cette esclave en matière médicale et mon docteur de la matinée. Leur science devait nécessairement procéder du même principe.

Le lendemain matin, je me sentais mieux et quand je parlai de cette amélioration à Ahmed, il me répondit aussitôt: «Eh, naturellement! je le savais bien que tu te porterais à merveille; Isa (c’était le nom de mon docteur) n’a jamais touché quelqu’un sans lui venir en aide.»

Un jour se passa encore sans nouvelles d’Haroun. J’allai avec Ahmed Chadvin et Gebr Allah au marché, distant de la zeriba d’environ 100 pas. Le marché est surtout utile aux habitants des villages voisins qui y trouvent tout ce dont ils ont besoin. On y rencontre aussi parfois les Arabes Beni-Halba, qui habitent cette partie du pays.

Les femmes, assises par terre, y vendent des nattes en feuilles de palmier et d’autres ouvrages de vannerie, des morceaux de viande de girafe, d’antilope et de vache séchés à l’air, du sel, du poivre rouge du Soudan et des légumes indigènes séchés qui entrent dans la préparation de différentes sauces et qu’on mange en buvant de l’asida.

Les hommes vendaient des cotonnades indigènes (Takaki), du fil, du natron, des bâtons de soufre que les Arabes mélangent avec de la graisse pour se frotter la tête. En face, d’autres femmes offrent du merisa dans de grands récipients en terre cuite, ayant la forme de coupes. Çà et là, on rencontre un mouton ou une chèvre qui attendent leur nouveau propriétaire. J’achetai quelques nattes de palmier.

Le lendemain à midi, un messager de Gebr Allah nous informa qu’Haroun continuait à rassembler des hommes, mais n’avait pas encore quitté la montagne. Le quatrième jour de notre arrivée à Bir Gaoui, un second messager vint nous raconter que le sultan Haroun avait appris des indigènes que j’avais quitté Dara avec l’intention de le combattre. Aussi avait-il donné l’ordre à ses gens de se disperser dans les montagnes de Marrah. Fort désappointé de l’échec de mes desseins, je m’en retournai découragé à Dara; auparavant toutefois je visitai la source d’eau sulfureuse, qui en est éloignée de deux heures. Cette source a donné le nom à la contrée de Bir Gaoui, qui signifie le puits brûlant ou à odeur forte. Elle jaillit dans une dépression de terrains sablonneux; les habitants, qui lui ont creusé un lit, utilisent cette eau pour les maladies du sang et des articulations.

Après une absence de neuf jours, j’arrivai de nouveau à Dara. Le Dr. Zurbuchen était parti et avait laissé pour moi une lettre dans laquelle il m’exprimait tous ses souhaits pour la réussite de mon entreprise. Mon pauvre secrétaire arabe, Abd es Sejjid effendi, qui m’avait accompagné jusque là dans mes voyages comme inspecteur des finances et que j’avais laissé malade de la fièvre, aux soins du Dr. Zurbuchen, était devenu fou. Comme je lui rendais visite, il sauta à bas de son lit et voulut m’embrasser en pleurant.

«Dieu soit loué de ce que je te revois, me cria-t-il, le sultan Haroun ne pouvait te faire aucun mal, mais Zogal bey est un traître, garde-toi de lui; j’ai donné l’ordre de chauffer la locomotive; elle t’emportera en Europe, où tu reverras tes frères et tes sœurs. Je t’accompagnerai; mais tenons-nous en garde contre Zogal bey, cet homme est un coquin!»

Je calmai le pauvre vieux et le priai d’attendre que la locomotive fût chauffée et le signal du départ donné. Je le recommandai aux soins particuliers de son gardien. Deux jours après le pauvre diable mourut d’un coup de sang.

Je m’occupai ensuite de l’administration de la province de Dara, qui, outre les districts qui en dépendent, était divisée en cinq cercles, ou gismes, savoir:

1. Le gisme de Dara.
2. »»» Taouescha.
3. »»» Kerchou.
4. »»» Giga.
5. »»» Sirga et Arebo.

Chacun de ces cercles avait une certaine somme d’impôt à payer, mais était en définitive abandonné à l’arbitraire des fonctionnaires.

La perception des impôts est très difficile chez les Arabes nomades, parce qu’ils n’ont aucune demeure fixe et que leur fortune, consistant principalement en bestiaux, ne peut être connue que d’une manière approximative. La coutume était d’imposer pour une somme fixe toute la tribu; cette somme était ensuite répartie par le sheikh principal dans un conseil des chefs des différentes sous-tribus, et chacune de celles-ci était imposée suivant ses moyens.

Je fis dresser pour chacun de ces cinq cercles une liste des villages qui en dépendaient et pour chaque village un état des personnes y résidant et se livrant à l’agriculture et au commerce. Je pus, de cette façon, avoir au moins une connaissance approximative du nombre des personnes soumises à l’impôt. Je voulais examiner ensuite par moi-même, en faisant quelques voyages d’inspection, la qualité du sol et la valeur de ses produits, afin d’avoir une base pour l’établissement des impôts; je comptais aussi m’informer dans ces voyages de la situation de fortune des tribus nomades d’Arabes.

C’est alors que je reçus du Bahr-el-Ghazal une lettre de Gessi Pacha dans laquelle il m’annonçait que les missionnaires, le Dr. R. Felkin et le Rév. Wilson, de la mission protestante anglaise de l’Afrique Centrale, se trouvaient en ce moment chez lui. Ils venaient de l’Ouganda et désiraient se rendre à Khartoum par la route de Dara. Ils étaient accompagnés de personnages envoyés par le roi Mtésa à Sa Majesté la reine d’Angleterre. Gessi me priait de les faire protéger pendant leur voyage et m’annonçait qu’ils devaient partir un jour après sa lettre. Je pouvais donc les attendre à tout instant. J’expédiai aussitôt des messagers au sheikh principal de Kallaka, lui recommandant de mettre à la disposition des voyageurs les vivres nécessaires et de les conduire à Dara avec une escorte sûre.

Accompagné d’environ 40 cavaliers, je me portai au-devant d’eux et les rencontrai à deux milles au sud de Dara, dans une petite forêt. Je saluai le Rév. Wilson et le Dr. Felkin et les trouvai tous deux très fatigués de leur long voyage. Nous mangeâmes le déjeuner que j’avais apporté, étendus sur un tapis étalé à l’ombre des arbres. Ils avaient retardé leur arrivée, parce que le bruit s’était répandu que j’étais en guerre avec Haroun, ce qui les avait portés à croire, que les routes étaient peu sûres. Wilson et Felkin, dans la compagnie desquels se trouvaient les envoyés de Mtésa, avaient donc attendu qu’il leur fut assuré qu’ils pouvaient venir sans danger à Dara. Le Dr. Felkin avait étudié à Iéna; il parlait l’allemand correctement, mais j’avais quelque peine à comprendre Wilson, qui ne parlait qu’anglais; mes connaissances en cette langue étant relativement fort minces. Après le déjeuner, nous partîmes pour Dara où nous fûmes reçus par la garnison sortie à notre rencontre.

Ces deux messieurs firent usage de ma maison et s’y installèrent, tandis que leurs gens campaient devant la porte sous les tentes.

Zogal bey, Hassan effendi Rifki, ainsi que le Cadi et le Serr et Toudjar suivis de plusieurs autres encore, vinrent faire leur visite. Lorsque la cérémonie fut terminée et que nous eûmes, selon la coutume, bu la limonade et le café, j’invitai la compagnie à prendre congé de nos hôtes qui avaient besoin de repos.

Cependant les envoyés du roi Mtésa m’ayant fait comprendre par un interprète qu’ils mangeraient volontiers de la viande, je leur fis livrer un bœuf gras. Dès que ce dernier eut été abattu par mes gens, ils le dépecèrent eux-mêmes, se le partagèrent et le firent rôtir sur un brasier en plein air.

Mais voilà qu’ensuite, ils redemandèrent de la merisa, qu’un vieux pécheur de nègre quelconque leur avait donné à goûter et qu’ils avaient trouvé tout simplement exquise. N’étant guère compétent dans cette question de bière et ne pouvant distinguer la bonne de la mauvaise, je priai Zogal d’envoyer la quantité de bonne bière nécessaire à mes hôtes, en lui recommandant de prendre en outre toutes ses mesures pour que leurs gorges desséchées fussent enfin humectées convenablement.

Le Dr. Felkin et Wilson nous firent part de leurs voyages personnels et nous décrivirent les mœurs et les coutumes des tribus nègres établies au bord des lacs.

Je me pris à regretter alors d’être retenu au Darfour et de ne pouvoir explorer la région des lacs.

L’escorte de mes hôtes, établie devant la maison, et gorgée de viande et de bière, était devenue d’une gaieté bruyante. Nous entendions ses cris et ses rires qui parvenaient jusqu’à nous. Poussé par la curiosité, je sortis. Je trouvai alors ces gens dans une gaîté complète. Ils riaient, criaient et dansaient, ou plutôt sautaient autour du feu sur lequel rôtissaient encore des quartiers de viande. Tout auprès se trouvaient les tonneaux de bière, à moitié vides. Les soldats se tenaient tout autour, en cercle, avec leurs femmes, mélangés avec quelques habitants de Dara qui regardaient, étonnés, ces étranges démonstrations d’allégresse.

Je retournai auprès de mes amis et leur fis part de la joyeuse disposition d’esprit de leur escorte.

Le Révérend Wilson me pria cependant de ne pas laisser trop de liberté à ces gens, mais de donner l’ordre d’observer une juste mesure dans la distribution des spiritueux; car ils en viendraient facilement à commettre des excès.

Nous restâmes ensemble jusqu’à une heure fort avancée de la nuit. Ils me racontèrent les derniers événements survenus dans l’Afrique Centrale et je leur rapportai ceux d’Europe.

Nos récits nous amenèrent à la même conclusion: c’est que (dans le monde entier) au nord comme au midi, la jalousie, les querelles régnaient parmi les hommes. Nous ne nous séparâmes qu’après minuit.

Le matin suivant, nous fîmes, après déjeuner, une petite promenade à cheval aux environs de Dara. De retour à la maison, un des domestiques me raconta en riant qu’un chameau avait mis en fuite toute la mission du roi Mtésa.

Le Dr. Felkin que j’interrogeai à ce sujet me répondit que la chose était fort possible, attendu qu’il n’y avait pas de chameaux dans le pays de Mtésa et que ses envoyés n’en avaient rencontré aucun pendant le trajet de Kallaka au Bahr el Ghazal. Ils devaient sans doute avoir pris l’animal pour un être extraordinaire; rien de plus naturel alors qu’ils se fussent enfuis.

Je fis remarquer au Dr. Felkin qu’il serait bon d’habituer ses gens à la vue de ces animaux, puisqu’ils devaient continuer leur voyage à dos de chameau. Je le priai en outre de rassembler ses gens au complet. Le Dr. Felkin approuva mon projet. J’envoyai immédiatement chercher par l’un de mes domestiques un grand et gros chameau qui se trouvait chez un marchand de ma connaissance.

Comme l’animal, mené à un licou, faisait son apparition inattendue, toute la bande, de nouveau épouvantée, voulut prendre la fuite. Seule, notre présence put les déterminer à tenir bon en face du monstre.

Le Dr. Felkin leur expliqua alors que le chameau était un animal domestique des plus doux, des plus patients et qu’ils se serviraient de ce quadrupède à deux bosses pour continuer leur voyage.

Non sans hésiter, nos gens s’approchèrent un peu. Je donnai l’ordre à un kawas, de monter «à cru» l’animal, de le faire agenouiller, puis se relever, leur montrant ainsi que ce «monstre» n’était pas redoutable. Enfin, l’un des plus déterminés de la troupe, sur mon invitation, se déclara prêt à monter sur le chameau. Je le fis placer sur le dos de l’animal agenouillé. Mais lorsque celui ci se leva, l’homme, ainsi enlevé à une hauteur insolite, se cramponna des pieds et des mains à l’animal, en poussant des cris d’angoisse. Au bout de quelques minutes, il se remit de sa frayeur, s’assit convenablement, et nous sourit bientôt du haut de son siège.

Il se mit à parler avec ses compagnons qui, enhardis, s’approchèrent peu à peu de l’animal. Tout à coup, sans doute sur l’invitation du cavalier, tous s’élancèrent sur le chameau et voulurent grimper aux jambes et au cou de l’animal. L’un d’entre eux lui avait même empoigné la queue afin d’arriver à son compagnon par cette voie peu ordinaire.

Le chameau certes est patient; mais c’était trop abuser de sa patience et de sa mansuétude! Epouvanté d’une attaque aussi intempestive, il cambra ses reins et se mit à ruer, de telle sorte que les assaillants eurent bien vite abandonné leur projet d’escalade. Le cavalier fut projeté sur le sol par les secousses; celui qui s’était suspendu à la queue de la bête se frottait les genoux que le sabot de l’animal avait caressé suffisamment pour lui causer quelque douleur.

Nous rîmes beaucoup de toute cette comédie. Ces gens cependant prirent leur temps et l’un après l’autre, à demi-rassurés, à demi-contents, firent tranquillement leur premier «exercice d’équitation».

J’avais à la maison plusieurs petits nègres, achetés à des marchands d’esclaves. Voyant que le Dr. Felkin n’en avait point, je le priai d’en accepter un capable de lui rendre quelque service, et lui remis un petit Fertit, du nom de Kapsoun. Il accepta avec plaisir ce bambin, à la mine éveillée, et promit de faire son éducation en Europe.

Quelle fut ma surprise, quand, deux ans et demi plus tard, je reçus à Fascher une lettre écrite en anglais par le petit Kapsoun. Comme il me remerciait de l’avoir fait conduire, par le Dr. Felkin, dans un pays où les hommes étaient si bons et si aimables! Il ajoutait qu’on pouvait le compter maintenant au nombre des membres heureux appartenant au christianisme. Il avait joint à sa lettre une photographie qui le représentait en un élégant costume.

Les quelques jours qui suivirent passèrent trop rapidement en la compagnie de mes hôtes. Le Révérend Wilson et le Dr. Felkin me quittèrent suivis de leur escorte. Tous les membres de celle-ci s’étaient déjà passablement habitués à monter à chameau. C’est ainsi qu’ils se rendirent à Khartoum par Taouescha.

Quelques jours après leur départ, je reçus de Messedaglia bey, le Gouverneur du Darfour, une communication confidentielle; il était, disait-il, résolu à en finir avec Haroun dont les attaques devenaient de plus en plus nombreuses.

Dans ce but, il me prescrivait de me préparer en secret à marcher, au jour fixé, par Manoashi et Koubba sur Niurnja, (ancienne résidence des sultans du Gebel Marrah); et d’attaquer la ville avec une division d’infanterie régulière.

En même temps, des troupes devaient s’avancer de Fascher, par Turra, et de Kolkol, par Abou, pour se réunir au jour fixé, à Niurnja.

Conformément à ces instructions, je quittai Dara avec 220 hommes d’infanterie régulière et 60 Basingers.

Je ne pris que six chevaux; de la cavalerie nous eût couté, en effet, trop de difficultés dans les montagnes, les chevaux qui n’étaient pas ferrés ne pouvant opérer qu’en plaine.

C’était en février; il faisait un froid assez sensible. A Manoaschi, je visitai le monument d’une extrême simplicité du dernier roi de la dynastie des For, enterré dans la Djami. Le jour suivant, nous campâmes devant Koubba, à l’entrée du défilé conduisant au Gebel Marrah.

Nous étions dans le voisinage de l’ennemi; je renforçai les postes, mais la nuit se passa sans incident. De bonne heure, le lendemain, nous dépassâmes lentement le défilé; un détachement marchait sur le versant de la montagne pour protéger les flancs de la colonne.

La traversée du défilé dura une heure et demie; enfin nous atteignîmes Hella Abd el Gelil, village où résidait l’un des chefs du Sultan Haroun; depuis la veille, il avait quitté le village.

Le froment que nous trouvâmes en arrivant fut distribué à mes hommes, et nous nous remîmes en marche. Le sentier pierreux, parfois très raide, fatiguait extrêmement mes soldats peu habitués aux ascensions.

Le pays était totalement abandonné; nulle part on ne voyait trace d’un être vivant. Aux abords du chemin, çà et là, sur les pentes ou sur les petits plateaux, des huttes en paille, à soubassements de moellons. Dans quelques-unes de ces huttes nous trouvâmes des provisions de blé et des fruits de figuier sauvage (Djimesa, Ficus Sycomorus).

Après une courte marche, nous fîmes halte sur un petit plateau élevé et nous préparâmes à y passer la nuit. Pour ne pas trahir notre présence, nous nous abstînmes de faire du feu; nous eussions pu pourtant facilement nous procurer du bois en détruisant les huttes qui se trouvaient à notre portée. Il est vrai que, quoique chaudement vêtus, chacun se ressentit vivement du froid. Mais cet acte de prudence nous était commandé, car nous devions toujours nous attendre à une attaque nocturne.

Toute la journée suivante fut consacrée à la marche. Nous établîmes nos quartiers de nuit sur une plaine pierreuse.

Un de mes officiers me fit remarquer qu’on nommait cette place «Dem-el-Fakd», le camp de la perte parce que Zobeïr Pacha, alors qu’il poursuivait le sultan Hassab Allah, y perdit nombre de ses hommes par suite du froid extraordinaire qui régnait à cette époque.

Le lendemain matin, quelques hommes se déclarèrent malades, bien que j’eusse permis de faire un peu de feu. Je les fis transporter sur des ânes et sur des mulets qui accompagnaient l’expédition.

Vers midi, arrivés sur l’un des plus hauts points de la chaîne des montagnes de Marrah, nous aperçûmes, au loin, notre but: Niurnja.

Du pied de la montagne, un vallon aux sinueux replis se déroule dans la direction de la ville; plus loin, il forme une sorte d’entonnoir à fond plat, couvert de figuiers sauvages, dans lequel est située la vieille résidence des anciens maîtres du pays.

J’aperçus avec ma lunette d’approche des gens qui sortaient des maisons tenant leurs chevaux par la bride.

Il nous fallait presque quatre heures pour descendre de la montagne, grâce aux tortueux lacets que forme le chemin. Vers le soir, nous étions à Niurnja.

Nous avançâmes avec prudence, et reconnûmes bientôt que la ville était completement abandonnée.

Nous y entrâmes sans tirer un coup de fusil.

Je fis occuper par mes gens la Djami d’Haroun; cette mosquée occupe un point élevé, elle est isolée de toutes parts et entourée d’un rempart de pierre haut d’un mètre et demi et d’environ 100m2; tout cela en faisait un point admirable pour repousser une attaque.

Vers le soir un montagnard qui s’était glissé dans nos postes fut fait prisonnier. On me l’amena, mais comme il ne comprenait pas l’arabe, je lui fis demander par un interprète où s’était retiré Haroun. Je le rassurai sur son sort, lui promettant la liberté dès le lendemain matin. Il me dit alors qu’Haroun avait quitté Niurnja, le matin même, avec toute sa suite et s’était dirigé du côté de l’ouest, vers Abou Haraz.

Avant son départ, il avait fait cacher dans la montagne, à environ trois kilomètres de distance, les jeunes esclaves qui n’auraient pu supporter la marche, ainsi que les chevaux.

Comme je devais attendre les troupes de Fascher et de Kabkabia, qui auraient dû nous rejoindre ce jour-là et que, d’un autre côté, je ne pouvais songer à poursuivre Haroun, je promis à l’homme une bonne récompense s’il me conduisait à la «cachette» en question.

Au lever du soleil, je quittai le campement avec 100 hommes d’infanterie régulière et deux chevaux. Le guide marchait en tête, surveillé par deux soldats. Nous étions en marche depuis une demi-heure à peine quand tout à coup, j’entendis quelques coups de feu qui, isolés d’abord, ne tardèrent pas à se transformer en une véritable fusillade.

Les coups venaient du côté du campement. J’en conclus qu’Haroun avait rebroussé chemin pendant la nuit et surpris mes hommes.

Nous fîmes volte-face; au pas de course, nous atteignîmes la lisière de la vallée, et, comme j’étais à cheval et que je pouvais voir beaucoup plus loin que mes hommes, j’aperçus, à mon entière stupéfaction, des soldats combattant d’autres soldats.

J’ordonnai à mon trompette, que pendant cette marche rétrograde inattendue, j’avais pris en croupe afin qu’il ne fut pas trop essoufflé de jouer la sonnerie de «Colonel» et de «Cessez le feu». Mais la fusillade continua; ce ne fut qu’à la répétition de la sonnerie que le feu cessa. J’étais arrivé moi aussi en plein dans la mêlée et je reçus, sans en être blessé, une balle qui traversa le manteau gris, que je portais par dessus l’uniforme pour me protéger contre le froid. Une autre balle avait égratigné la jambe droite de derrière de mon cheval.

Je fis réunir autour de moi tous les officiers et l’incident me fut alors expliqué de la manière suivante.

Les troupes de Fascher, sous les ordres de Gasmi effendi, auquel était adjoint un indigène Mohammed bey Khalil, avaient appris la veille que le sultan Haroun se trouvait à Niurnja. Elles avaient marché toute la nuit et s’étaient avancées, protégées par les maisons. Les troupes que j’avais laissées, se chauffaient tranquillement autour d’un feu, n’ayant pas jugé nécessaire de faire bonne garde. Quand les troupes de Fascher ouvrirent le feu sur elles, les prenant pour des soldats de Haroun, mes hommes de leur côté croyant à une attaque du sultan rebelle, se mirent eux aussi à tirer sur les agresseurs qui se trouvaient protégés par les huttes. Quoique Mansour effendi Hilmi, le même qui assistait au meurtre de Soliman Zobeïr, et que j’avais laissé auprès de mes hommes fit sonner aussitôt «l’alarme» et le «feu rapide,» les troupes de Fascher ne cessèrent pas de tirer, car, comme le disait Mohammed bey Khalil, «le sultan Haroun possédait aussi des soldats et des trompettes qui portaient le fez».

Ce ne fut qu’à mon arrivée et en entendant mes. sonneries qu’ils comprirent leur erreur et que des troupes obéissant au même chef s’entre-tuaient mutuellement. De mes gens, qui étaient protégés par des murs en pierre, trois furent tués et quatre blessés. Les troupes de Fascher enregistrèrent quatre morts et sept blessés.

Je fis panser les blessés et, sur le champ même, dressai procès-verbal de l’incident, pour l’expédier aussitôt aux autorités.

L’étalon blanc que j’avais acheté de Zogal bey et que j’avais laissé à la Djami avec mes gens, avait été traversé de part en part à la gorge, près de la poitrine. Je trouvai la pauvre bête étendue sur le sol, épuisée par la perte de sang. La balle n’ayant touché aucune partie essentielle, il se remit peu à peu. Je le fis entraver et lui introduisis, à l’aide d’une baguette de fusil, une bougie dans la blessure. Huit jours après, il était tout à fait rétabli.

Nous restâmes dix jours à Niurnja, sans nouvelle aucune. Les troupes qui, comme il avait été convenu, devaient avoir quitté Kolkol, n’étaient pas arrivées et la communication avec les hommes que nous avions laissés à Dara et à Fascher était coupée par les montagnards, qui ne laissaient passer aucune estafette isolée.

Dans l’intervalle, j’allai dans les montagnes visiter le territoire de Abd er Rahman Kousa, l’un des principaux chefs de Haroun. Ses villages étaient totalement abandonnés; les habitants s’étaient retirés dans la montagne, derrière de gros massifs pierreux d’où ils nous observaient. Toujours prévenus à temps de nos marches, ils avaient ainsi le temps de se sauver.

La vallée que nous parcourûmes était couverte de forêts. Sur les arbres, des vases ronds, en argile, avaient été déposés pour recevoir des essaims d’abeilles qui abondent dans ces parages. Sur l’avis prudent du Sherteia (sheikh) Tahir, un originaire du Gebel Marrah, nous évitâmes ces arbres et passâmes assez rapidement pour ne pas troubler cette multitude d’abeilles.

Nous campâmes à une demi-lieue environ plus loin, sur le revers d’une montagne. Au coucher du soleil, Sherteia Tahir se rendit aux ruches pour recueillir un peu de miel, accompagné de quelques hommes chargés de bois et de paille. Ils allumèrent un grand feu dont la fumée chassa les abeilles et ils revinrent bientôt chargés de miel.

Ils ramenèrent aussi, couché sur un brancard, un de nos Basingers mourant. Cet homme, au moment de notre passage près des ruches, était sans doute resté seul et en arrière; le visage et les mains enveloppés de linges, il avait tenté de prendre quelques rayons de miel. Furieuses, les abeilles l’avaient attaqué et atrocement maltraité. Le Basinger était probablement tombé de l’arbre et était resté évanoui jusqu’au moment où Sherteia Tahir l’avait trouvé. Son visage, criblé de piqûres d’abeilles excitées, n’était plus qu’une masse méconnaissable, de la grosseur d’une énorme courge. Jamais je n’avais vu un homme, vivant, et d’un aspect si effrayant. Quelques heures plus tard, le malheureux rendit l’âme, sans avoir repris connaissance.

Avant le lever du soleil, Tahir nous quitta. Il redoutait une attaque des abeilles, dont la vengeance n’était sans doute pas encore satisfaite. L’expérience lui conseillait de ne pas s’attarder en route.

De retour à Niurnja, je fis lever le camp et nous partîmes pour Mortal en passant par Dar Omongaui.

En route, nous traversâmes quelques villages et en surprîmes les habitants, qui n’avaient pas été informés de notre marche. La plupart d’entre eux se trouvaient avec le sultan Haroun; ceux qui restaient parvinrent à s’échapper. Nos soldats purent s’emparer d’une trentaine de femmes. Les pauvres diables avaient eu trop de misères à supporter pour qu’on leur refusât l’autorisation de disposer de leurs prisonnières.

Nous pûmes ensuite nous approcher d’un village sans être aperçus par les habitants; mais dès qu’ils nous virent, ceux-ci remplis d’effroi, se mirent en toute hâte à escalader les montagnes avoisinantes. J’étais à cheval en avant de mes hommes et ne pus apercevoir aucun homme parmi les fuyards. Je fis sonner la «halte», afin que ces pauvres femmes eussent le temps de se mettre en sûreté. Puis, je fis sonner «en avant» et comme j’avais remarqué qu’une femme avait abandonné sur un rocher deux petits enfants qui la gênaient dans sa fuite précipitée, je m’approchai de cet endroit et trouvai deux charmantes petites fillettes, toutes nues, le cou et les cuisses ornés de colliers de perles rouges. Elles semblaient jumelles; toutes deux étaient noires comme des corbeaux et pouvaient avoir de 16 à 18 mois. Elles se tenaient l’une contre l’autre en pleurant. Je descendis de cheval, pris entre mes bras les petites qui se débattaient et leur donnai quelques morceaux de sucre que j’avais fait prendre dans ma gibecière. Le sucre sans doute était de leur goût, car elles se mirent à sourire au milieu de leurs larmes.

Je les enveloppai chacune dans un foulard de couleurs variées et éclatantes—j’en portais toujours avec moi pour les distribuer en cadeaux—et les ayant replacées toutes consolées sur le rocher, je m’éloignai; je regardais longtemps en arrière, et vis à la fin de très loin une forme humaine descendre la montagne et accourir vers les fillettes. C’était sans doute la mère, qui retrouvait avec joie ses enfants!

Arrivé à Mortal, après une marche de trois jours, je laissai les troupes de Fascher regagner leur garnison, tandis que je me dirigeai moi-même vers Dara.

Toutefois avant de partir, je fis rassembler les prisonnières de mes hommes et leur rendis la liberté. Quant aux soldats, je leur fis expliquer par un interprète que les maris de ces femmes devant fatalement un jour ou l’autre faire leur soumission au Gouvernement, nous devions aide et protection à leurs femmes et à leurs enfants. Les captives me remercièrent et retournèrent bien vite à leur maison.

Le lendemain, à midi, comme nous prenions un instant de repos, mes soldats m’amenèrent quelques individus de la tribu des Beni Mansour. Ces gens m’informèrent que le sultan Haroun avait attaqué Dara, et que, repoussé, il s’était retiré sur Manoashi, éloigné d’une petite journée de marche de l’endroit où nous étions arrêtés et qu’il avait pillé le village.

Haroun avait également attaqué, pillé, puis brûlé le village de Tauera, qui appartenait au sheikh Meki el Mansour, et situé environ à six lieues. Il devait pour le moment occuper les alentours de ce village. Le sheikh lui-même, que je connaissais bien, n’avait échappé à la mort qu’à grand’peine.

J’ordonnai à ces gens de m’amener le sheikh Meki el Mansour et marchai sur Manoaschi.

Le soleil allait se coucher. Je fis sonner la halte et prescrivis aux hommes de se reposer, quand Meki se présenta à moi. Il était dans un fort piteux état et m’affirma qu’il ne lui restait pour tout bien que les habits qu’il avait sur le corps; et encore avaient-ils été déchirés en maint endroit par les épines et les ronces.

Je le priai de me raconter brièvement ce qui s’était passé.

Le sultan Haroun, me dit le sheikh, avait quitté Niurnja avec toutes ses forces, et était descendu dans la plaine, sur Abou Haraz, après une escarmouche avec la garnison de Kolkol. Celle-ci s’était retirée à Kabkabia, sans avoir éprouvé de pertes sérieuses. Je comprenais maintenant pourquoi nous l’avions attendue vainement à Niurnja. Le sultan s’était ensuite dirigé par la route de Dar Beni Halba et de Gebel Tadja directement sur Dara, où l’on ne fut informé de sa marche que quelques heures avant son arrivée.

Dans une attaque qu’il fit pendant la nuit, il fut, il est vrai, repoussé par la garnison de Dara; mais plusieurs des habitants de la ville furent tués, et parmi eux, Chater, un frère du vizir Ahmed Schetta. Beaucoup de femmes en outre furent faites prisonnières.

Le lendemain, Haroun marcha sur Manoashi qu’il détruisit presque entièrement. Les habitants eurent à peine le temps de prendre la fuite. De là, le sultan envoya un détachement sur le village de Tauera, qu’il livra aux flammes. Les femmes, arrêtées dans leur fuite, furent gardées comme prisonnières. Le sheikh Meki lui-même, qui me narrait ces évènements, fut blessé légèrement à la cuisse.

S’étant tenu caché dans les fourrés, il ne dut qu’à sa bonne étoile de s’en tirer vivant. Haroun devait se trouver à environ quatre milles au sud-ouest de notre position. Mais Ahmed Chadvin et Gebr Allah, qui n’avaient pas pu l’attaquer, avec leurs forces insignifiantes lors de son passage à Dar Beni Halba, le suivaient à distance avec leurs troupes, afin de pouvoir au moins faire parvenir à Dara et à Fascher des nouvelles des mouvements de l’ennemi.

Je leur envoyai aussitôt l’ordre de me rejoindre pendant la nuit même et invitai Meki à faire partir ses gens en éclaireurs, afin de savoir exactement l’endroit où campait Haroun.

Au lever du soleil, Ahmed Chadvin et Gebr Allah Agha arrivèrent avec 100 et quelques Basingers. Presque en même temps, on m’annonça que Haroun était déjà parti avec ses troupes et qu’il avait complètement abandonné son campement. Une femme de la tribu de Meki el Mansour, qui avait suivi les éclaireurs, nous raconta que le sultan Haroun, avant de partir, avait fait venir toutes les prisonnières.

«J’ai appris, leur dit-il, que Slatin, l’infidèle, avait accordé la liberté à toutes les femmes prises par ses soldats. Il ne convient donc pas que moi, le sultan fidèle, je vous conserve comme butin et vous emmène avec moi. Je vous rends donc la liberté et ne retiens que celles qui sont de ma famille et dont je suis par conséquent le chef.»

Ses gens, en effet, avaient fait prisonnières quelques Miram (princesses de la race royale des For), à Dara et une autre princesse de Tauero. Cette dernière était précisément la femme du sheikh Meki el Mansour. Le malheureux se livrait déjà à la joie que lui causait la nouvelle de la générosité de Haroun, quand on lui apprit que sa femme ne se trouvait pas au nombre des captives rendues à la liberté. Jugez de sa tristesse!

Pendant mon séjour au Gebel Marrah, le froid intense qui régnait alors avait fait périr quelques-uns de mes hommes. Ceux qui se nourrissaient de mérisa et de viande avaient facilement supporté la rigueur du temps; mais ceux qui se nourrissaient de lait avaient succombé.

Je fis reprendre la marche et terminai mon rapport. Je laissai en arrière tous ceux qui étaient faibles et malades, disposant encore de plus de 175 hommes d’infanterie régulière et de 140 Basingers.

Les chevaux, n’étant pas ferrés, s’étaient blessés aux sabots sur les chemins pierreux des montagnes; seul mon cheval blanc qui s’était remis de ses blessures était en état de marcher.

En quelques heures nous atteignîmes le camp abandonné par Haroun. Auparavant j’avais envoyé à Dara des messagers chargés d’annoncer que je restais à Manoashi; d’autres avaient l’ordre de presser les tribus arabes des Beni Halba et des Messeria qui se trouvaient dans le voisinage de venir me rejoindre le plus rapidement possible avec leurs chevaux.

Nous suivîmes la trace de l’ennemi qui devait avoir une avance d’au moins neuf à dix heures. Cette trace bien marquée conduisait d’abord vers le nord-ouest, puis droit au nord, dans la direction de Fascher. D’après les rapports que j’avais reçus, le sultan Haroun pouvait avoir à peu près 400 fusils, quelques centaines de gens armés seulement de lances et d’épées et environ 60 cavaliers; il ne pouvait guère, avec ces forces, attaquer Fascher, où l’on était sans doute déjà informé de sa présence dans la plaine. Quelles pouvaient donc être ses intentions?

Comme la nuit tombait, nous dûmes faire halte, les soldats étaient épuisés; dans l’obscurité, nous ne pouvions suivre avec certitude les traces indistinctes qui se ramifiaient en tous sens. Mais au lever du soleil nous reprîmes notre route; toute la journée nous marchâmes sans nous arrêter et sans camper; à peine accordai-je quelques instants de repos. Je marchai à pied, afin d’encourager les hommes.

Ils avaient fait des marches fatigantes dans le Gebel Marrah; ils avaient rudement souffert du froid et de la faim et auraient été naturellement enchantés de rentrer dans leur garnison, où j’aurais pu, ils le savaient bien, les remplacer par des troupes fraîches. Mais nous n’avions pas de temps à perdre et je le leur avais fait comprendre avant de nous mettre à la poursuite de Haroun: il ne leur restait qu’à se résigner.

Nous campâmes à environ deux milles du Gebel Haraz; nous étions à peine éloignés de Fascher de deux jours de marche. Comme nous n’avions pas eu le temps, avant notre départ, de nous approvisionner suffisamment et que nous n’avions rien trouvé dans les villages pillés par Haroun; comme, d’autre part, le chemin qu’il avait suivi, se trouvait en dehors de tous lieux habités, la faim commença à se faire cruellement sentir chez mes gens. Je leur ordonnai de se secourir mutuellement le plus possible et leur promis des vivres pour le lendemain, à moins d’une rencontre avec l’ennemi, rencontre qu’il fallait prévoir.

Comme nous atteignions le lendemain matin, un peu après le lever du soleil, les puits de Gebel Haraz, nous les trouvâmes abandonnés. Nous n’avions pas encore apaisé notre soif—l’eau nous ayant manqué également la veille,—que mes soldats amenèrent une femme qui était cachée dans le voisinage et qui voulait fuir, nous prenant pour des ennemis. Elle raconta que, la veille Haroun avait surpris et pillé le village d’Omer, sultan de Massabat, village situé à une petite lieue de là; un grand nombre d’habitants avaient péri dans l’affaire. Les survivants, femmes et enfants, se tenaient cachés dans les fourrés voisins presque impénétrables. Haroun s’était retiré à l’aube et ne devait pas se trouver bien loin. Cette nouvelle nous rendit très heureux car nous étions convaincus qu’une rencontre avec Haroun était imminente.

Nous nous remîmes aussitôt en route. La femme nous servit de guide et, laissant à droite le village pillé, nous trouvâmes, après une heure et demie environ de marche, les traces encore toutes fraîches de l’ennemi. Mes soldats étaient redevenus joyeux et marchaient gaiement; ils étaient ravis de la rencontre, car ils pensaient qu’après la victoire ils pourraient retourner auprès de leurs femmes et de leurs enfants et se reposer de tant de fatigues.

Nous suivions la direction de l’est. Il pouvait être 11 heures du matin; nous nous trouvions en vue de deux petites collines pierreuses, quand des gens de Ahmed Chadvin, qui marchaient sur notre flanc pour nous protéger, amenèrent un homme.

Celui-ci raconta qu’il avait été blessé et fait prisonnier dans le village d’Omer, qu’il venait de s’échapper et avait reconnu de loin mes hommes à leur fez rouge. Le sultan Haroun, ajouta-t-il, était posté en arrière des collines de pierre que nous apercevions tout près de nous, à Rahat en Nabak.

Nous fûmes bientôt à proximité des deux collines. Je me portai un peu en avant, afin de reconnaître la position de l’ennemi.

Haroun était en effet campé à 2500 mètres environ en arrière des collines, sur un terrain en pente et je pouvais voir distinctement au moyen de ma lunette, qu’on était en train de seller les chevaux et qu’il régnait dans le camp une grande agitation. Haroun avait donc connaissance de mon approche et se préparait à livrer bataille ou bien à continuer sa route. Je donnai rapidement mes ordres.

Je pris avec moi 130 hommes d’infanterie régulière. Woled el Abbas avec 45 réguliers et 40 Basingers se porta sur ma gauche, à une distance d’environ 1000 mètres et sur la même ligne, tandis que Ahmed Chadvin et Gebr Allah Agha avec le reste de mes hommes restaient provisoirement en réserve, sur ma droite, dissimulés par une hauteur. Je marchai à l’ennemi, qui se préparait au combat, tandis que Woled-el-Abbas contournait la colline qui se trouvait à ma gauche, conservant exactement la distance prescrite.

Arrivés à 1000 mètres environ de l’ennemi, nous entendîmes siffler les premières balles des Remington de Haroun. Mon cheval qui avait déjà été blessé devenait ombrageux et refusait d’avancer malgré les coups de cravache et d’éperon; je dus descendre et conduire à pied mes hommes au pas de course, sous le feu de l’ennemi, jusqu’à environ 600 mètres. Là, je fis faire halte et tirer la première salve; en même temps, Woled el Abbas recevait l’ordre d’avancer au pas gymnastique, de se porter sur la droite et d’engager un feu nourri contre le flanc droit de l’ennemi. L’ordre fut exécuté d’une manière si rapide et si précise que Haroun ne put résister à ce feu croisé, extrêmement violent, et se vit bientôt forcé de se retirer vers le sud. Alors Ahmed Chadvin et Gebr Allah tombèrent sur les flancs de l’ennemi qui battait en retraite avec beaucoup d’ordre; mais ce mouvement ne tarda pas à se changer en une véritable fuite. Le sultan Haroun, qui avait eu son cheval tué sous lui, ne dut son salut et celui de sa famille qu’à la rapidité de sa course; car mes soldats étaient trop épuisés pour les poursuivre sérieusement et nous n’avions malheureusement pas de cavalerie.

Au coucher du soleil nous campâmes de nouveau près des sources de Gebel Haraz, où le butin fut apporté. Nous avions pris environ 160 fusils, quatre gros tambours en cuivre, tous les drapeaux, au nombre de quatre, et deux chevaux. Les femmes prises par les soldats de Haroun dans les razzias antérieures, s’étaient toutes échappées. Nos pertes étaient relativement importantes; nous avions 14 morts et environ 20 blessés. Parmi les morts se trouvait un chef monté des Basingers d’Ahmed Chadvin, du nom de Babika, qui, en poursuivant le sultan Haroun, l’avait attaqué personnellement et avait été tué par ses gardes. Les pertes de Haroun étaient beaucoup plus sérieuses que les nôtres.

Comme je l’appris par quelques-uns des captifs délivrés, Haroun avait l’intention de se joindre à la tribu des Mima, dont il avait reçu un message l’informant qu’ils n’attendaient que son arrivée pour se soulever contre le Gouvernement.

Le sultan Haroun se retira avec ce qui lui restait de troupes dans le Gebel Marrah, tout près de là; moi je partis directement pour Dara. En route je rencontrai 400 cavaliers environ des Beni Halba et des Messeria qui, comme je le leur avais demandé, arrivaient à mon aide, mais malheureusement trop tard.

A Dara, tout était encore dans la plus grande confusion. Les riches marchands, effrayés par l’attaque nocturne et inquiets pour leurs biens et leur vie, s’étaient, avec leurs familles, réfugiés dans la forteresse, déjà toute remplie de gens, attendant dans la plus grande avidité l’issue du combat engagé contre Haroun. Dès qu’ils connurent le résultat, ils se déclarèrent prêts à obéir avec joie à mes ordres et quittèrent la citadelle pour réintégrer leurs demeures.

Le sultan Haroun s’était bien vite remis de sa défaite et, réunissant ses fidèles autour de lui, s’était rendu à Dar Gimmer, dépendance de la moudirieh de Kolkol. Là, il tomba à l’improviste sur les Arabes, enleva les chameaux et les troupeaux de bœufs et, quelques marchands étant tombés entre ses mains, il les tua et s’empara de leurs marchandises.

Le moudir de cette province, Nur bey Angerer, informé de ce qui se passait, marcha contre Haroun. Avec sa rapidité bien connue, il franchit en 26 heures à peine une distance évaluée à deux journées de marche.

Aux premières lueurs du matin, il surprit Haroun dans son camp. Le sultan voulut sauter sur son cheval; mais la sangle se rompit; c’était déjà un mauvais présage. Haroun se fit amener un second cheval, mais il avait à peine le pied à l’étrier qu’une balle l’atteignit en pleine poitrine. Il tomba mort sous sa monture. Ses gens surpris par l’irruption soudaine des troupes du moudir et plus encore par la perte de leur chef s’enfuirent en toute hâte, abandonnant tout le camp à Nur Angerer.

Celui-ci fit trancher la tête du sultan Haroun et l’envoya à Fascher en témoignage de sa victoire. Les partisans de Haroun qui avaient échappé, se réunirent dans la suite à Gebel Marrah et s’y choisirent pour nouveau maître le sultan Abdullahi Doud Benga, fils du sultan Abaker et cousin de Haroun. Un nouveau coup de main sur le Darfour paraissait dès lors peu probable, et la tranquillité semblait devoir désormais régner dans la contrée.

Dans l’intervalle, j’avais reçu de Messedaglia une lettre m’annonçant qu’il se rendait à Khartoum pour y recevoir sa femme et la conduire de là au Darfour.

J’appris plus tard qu’une fois arrivé à Khartoum, Messedaglia eut des démêlés avec le Gouvernement qui le força à donner sa démission. Ali bey Chérif, ancien moudir du Kordofan, lui succéda.

A cette même époque, c’est-à-dire à la fin de 1879 ou au commencement de 1880 je reçus de Gordon Pacha les lignes suivantes:

Abyssinie, Debra Tabor.

Mon cher Slatin!

Après avoir accompli ma mission auprès du roi Jean, je voulais reprendre le chemin par lequel j’étais venu. Mais près de la frontière de Gallabat je me heurtai, aux gens du Ras Adal qui me forcèrent à rebrousser chemin. On me conduit sous escorte à Kassala ou à Massaouah.

J’ai brûlé tous papiers compromettants.

Le roi Jean ne sera guère réjoui d’apprendre qu’il n’est plus maître dans sa maison.

Votre ami,

Gordon.


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