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Fer et feu au Soudan, vol. 1 of 2

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CHAPITRE IX.

La chute du Darfour.

Le camp de Madibbo est surpris.—Défaite de Dorho.—Koukou Agha.—Façon singulière de cacher les lettres.—Armistice.—Lettre de Zogal.—Réflexions.—Je me décide à me rendre.—Entrevue avec Zogal, à Sheria.—Entrée des Mahdistes à Dara.—Madibbo et ses tambours de guerre.—Siège et prise de Fascher.—Lettres d’Egypte.—Sort cruel réservé au major Hamada.—Prise du Bahr-el-Ghazal.—Je me rends à El Obeïd.

Je me guéris à peu près complètement du «ver de Guinée» et me sentis assez de forces pour supporter les prochaines exigences du service. Ma petite troupe de fidèles avait diminué considérablement et nous n’avions plus que très peu de balles pour les Remington. Saïd bey Djouma prétendait toujours ne pas pouvoir laisser partir le convoi. D’après les dernières nouvelles de Fascher, les tribus des Saiadia et des Mahria avaient aussi commencé les hostilités en enlevant aux habitants de la capitale leurs troupeaux qu’ils refusaient de rendre.

Toute mon espérance était placée en l’armée du général Hicks, armée dont je ne connaissais pas alors la faiblesse, l’expédition malheureuse, le fâcheux esprit de corps.

Depuis plus d’un an, j’étais sans aucune nouvelle directe de Khartoum; dans les derniers temps, je me vis forcé, pour relever le courage des soldats, de feindre d’avoir reçu des ordres et des nouvelles victorieuses de la capitale, d’en donner connaissance et même de faire tirer le canon en signe de réjouissance.

Et voici, qu’en effet, je reçus un jour un indigène qui apportait une lettre ou plutôt un chiffon de papier d’Alâ ed Din Pacha m’informant officiellement que S. A. le Khédive me nommait extraordinairement Hokoumdar el Asakir (commandant en chef) du Darfour. La missive contenait en outre la nouvelle que le Gouvernement allait envoyer de Khartoum une armée suffisamment forte pour réprimer l’insurrection des rebelles. Cette nouvelle fut colportée à Fascher et à Kabkabia; partout, on la salua par des salves d’artillerie. Nous hébergeâmes le messager et nous lui fîmes des présents.

Il nous raconta alors qu’à son départ de Khartoum, il avait laissé l’armée prête à se mettre en marche, une armée invincible, disait-il, ce que les gens expérimentés ne crurent pas précisément à la lettre. N’importe, chacun s’en réjouit et se reprit à espérer. Quelques jours plus tard, Khalid woled Imam, que j’avais envoyé autrefois à El Obeïd, arriva et m’apporta des nouvelles verbales parce que, d’après son dire, Zogal ne jugeait pas nécessaire de m’écrire. Zogal, me dit-il, me faisait saluer. Il me confirma les nouvelles précédentes, savoir: que le Gouvernement allait envoyer une armée contre le Mahdi.

Tout à fait entre nous, il me confia que les pèlerins revenant de Khartoum en nombre considérable, racontaient avoir vu, pendant les manœuvres des troupes de l’expédition projetée, des vautours planer continuellement au-dessus des soldats; c’était là assurément un mauvais présage! Il me parla longuement du Mahdi, de ses propos, de ses faits et gestes; quoique très prudent dans ses paroles, je pus en déduire qu’il appartenait déjà aux Mahdistes, du moins dans son for intérieur. Je ne lui en fis aucune remarque et le remerciai pour sa fidélité et sa soumission, mais donnai ordre de l’observer davantage.

Mes gens réussirent un jour à s’emparer d’un messager qui allait justement quitter la ville pour se rendre à Shakka. On le fouilla; il était porteur d’une lettre de Khalid woled Imam à Madibbo l’avertissant de se tenir prêt; car, le cas échéant, il était possible qu’il eût besoin de lui et cela même sous peu.

Je venais justement d’apprendre par mes domestiques, en rapport avec ceux de la maison de Zogal, que Khalid en qui il avait pleine confiance et qui avait ses coudées franches chez lui, que Khalid, dis-je, avait ordonné aux femmes de Zogal de quitter secrètement leurs habitations dans la forteresse et de fuir, les habitants de Dara ayant à traverser incessamment une période critique pour eux. Les femmes qui étaient en désaccord refusèrent de suivre son conseil.

On s’empara de Khalid aussitôt; il fut conduit devant moi et me déclara que Zogal lui avait ordonné de faire sortir ses femmes de la forteresse, de les soustraire à mon pouvoir et d’envoyer deux de celles-ci au Kordofan.

Il était clair que Zogal s’était laissé séduire par son cousin, le Mahdi, et cherchait à rompre nos conventions.

Je fis appeler Takîh Nur, frère de Zogal, et ses plus proches parents. En présence du cadi et des officiers, je leur donnai connaissance des faits, ajoutant que, puisque Zogal abandonnait le Gouvernement et ne tenait pas ses engagements, je ne saurais plus avoir aucune confiance en eux, étant persuadé, du reste, qu’ils connaissaient les desseins de Khalid et le protégeaient.

Malgré leurs dénégations, je les fis transporter en lieu sûr et mettre Khalid aux fers.

Les biens de Zogal et de Khalid furent confisqués au profit de la caisse du Gouvernement, ceux de leurs gens furent mis sous séquestre. J’engageai à mon service les Basingers de Zogal, dont le chef Matter était mort à Dar Beni Halba.

Au nombre des gens de Zogal que nous retinmes prisonniers se trouvait son gendre qui n’appartenait pas à la même tribu. C’est pourquoi je voulus lui permettre de regagner ses pénates; mais il me déclara qu’il préférait rester avec ses parents. Devant la geôle il me fit demander la permission de s’entretenir seul avec moi. J’y acquiesçai. Il m’expliqua que, d’après les us et coutumes du pays, on aurait pris fort mal le fait de ne pas suivre ses parents, en prison; par suite des égards que j’avais témoignés en sa faveur, il désirait me donner une preuve de sa fidélité, en me nommant trois officiers qui avaient juré à Zogal bey, avant son départ, de se joindre à lui, si le Mahdi était réellement l’homme envoyé par le Prophète, le Mahdi el Monteser!

Je le remerciai; sa communication était de toute importance; je ne doutai pas un instant de sa véracité et le laissai conduire en prison, puisque tel était son désir.

Les difficultés s’accroissaient de jour en jour dans le pays. L’infidélité de Zogal me préoccupait, en somme, moins que le fait qui en découlait, savoir qu’on mettait absolument en doute la victoire de l’armée de Khartoum.

Zogal était avant tout un homme très rusé. Si les nouvelles parvenues de Khartoum à El Obeïd étaient de nature à inquiéter le Mahdi, Zogal, probablement comme nous en étions convenus, aurait attendu; ces nouvelles ne paraissant pas émouvoir le Mahdi, Zogal se serait décidé à se rallier aux rebelles et à rompre avec moi? Ou bien encore se serait-il laissé séduire par son cousin, entortiller par les discours de celui-ci, pour avoir confié à la chance l’action inconséquente qu’il venait de tenter contre moi?

Je n’osais presque pas espérer en cette dernière alternative.

Madibbo avait rassemblé la plus grande partie de ses cavaliers et des Basingers composant ses troupes guerrières. Il avait pénétré dans le Sud, ravageant tout le pays depuis Dara jusqu’aux environs de Kerchou. Sans aucun souci, il croyait absolument ne courir aucun danger et se moquait de la peur des Beni Halba. Il avait établi son camp à un jour de marche de Dara. Connaissant sa situation, je résolus de quitter la ville, à la tombée de la nuit. Accompagné de 150 soldats réguliers et de cinquante chevaux, nous surprîmes, au lever du soleil, après une marche forcée, le rebelle qui ne s’y attendait guère. Lui-même parvint à fuir sur un cheval qu’il n’avait même pas pris le temps de seller.

Nous nous emparâmes du butin et..... de ses fameux tambours de guerre (nahas)! Quelques-uns de ses Basingers, cachés derrière des arbres, protégèrent la fuite de leur maître; grâce à eux, j’eus malheureusement à déplorer la perte de Mohammed bey Khalil; dans la vaillance qu’il déploya lors de la poursuite de l’ennemi, il fut atteint d’une balle, en pleine poitrine.

La victoire que nous venions de remporter contribua à remonter le moral de mes soldats, mais ce fut un succès de courte durée.

Quelques jours après mon retour à Dara, j’appris que les Mima avaient tué jusqu’au dernier, les soldats des postes militaires établis chez eux, postes que Saïd bey Djouma, sans mon consentement, avait réduits à 30 hommes. Saïd me fit savoir qu’il avait envoyé aussitôt 350 hommes d’infanterie régulière, 400 cavaliers et un canon à Dar Mima, sous le commandement de Omer woled Dorho, afin de châtier les rebelles et de reconquérir le pays.

Le messager qui n’avait pu arriver jusqu’à moi que par des chemins ignorés ou détournés porta à ma connaissance, en même temps, que l’ennemi s’était rassemblé et s’attendait à être attaqué par nos soldats.

Quelques jours s’écoulèrent; puis, Moslim woled Kabachi, le fidèle sheikh des Sheria, vint lui-même à Dara m’apporter la fatale nouvelle de la défaite complète de Omer woled Dorho.

Ce dernier avait fait charger toute sa cavalerie contre les Mima qui avaient pris position à Woda et auxquels s’étaient joints, outre les Khauabir, les Birket et les Manasera.

Elle fut repoussée; dans sa fuite désordonnée, elle arriva à proximité de l’infanterie en même temps que l’ennemi qui la poursuivait; les fantassins ne voulurent pas tirer, de crainte de tuer les cavaliers; il s’ensuivit une mêlée générale. De minute en minute s’accroissait le nombre des porteurs de lances. . . . . . Les hommes de Omer succombèrent à la force. Douze fusiliers et cent quatre vingts cavaliers purent seuls se sauver. Le canon, les armes, les munitions furent perdus. Les voies de communication entre Fascher et Dara étant cernées, ce ne fut qu’en allouant de fortes indemnités que je trouvai des gens disposés à porter à travers le territoire ennemi mes instructions à Saïd bey Djouma. Je lui ordonnai de nouveau d’améliorer sans retard les moyens de défense, si ce n’était pas encore fait, d’amasser la plus grande quantité de blé possible, et, dans le cas où il le pourrait, d’envoyer à Fascher la garnison d’Omm Shanger, ainsi que je l’avais ordonné précédemment.

Plus d’un mois auparavant mes officiers et moi, nous avions examiné le plan d’abandonner Dara et de réunir sa garnison à celle de Fascher. Je m’étais alors heurté à une résistance directe.

Les uns étaient pour, les autres contre cette idée. Comme nous avions mis toutes nos espérances en l’expédition de Hicks, j’avais finalement abandonné le projet; car Hicks étant vainqueur, le Darfour et moi-même étions sauvés; s’il était vaincu, nos forces réduites, quoique concentrées à Fascher, ne pourraient rien entreprendre contre tout le Soudan.

L’état de mes munitions laissait à désirer; et comment en aurait-il pu être autrement après tant de combats? Il me fallut songer à y remédier. Nous avions assez de poudre et de douilles; mais le plomb nous faisait défaut. Les munitions des fusils à percussion étant encore en abondance et nous servant très peu, on les fondit pour en faire des balles de Remington, tandis que pour les autres armes on en fit avec le cuivre emmagasiné en grande quantité. Quand toute la provision fut épuisée, je fis même acheter les bracelets en cuivre dont se parent les nègres.

Moslim woled Kabachi nous annonça, un jour, que Abo bey campait à Sheria avec une troupe de Mima et de Khauabir.

La fièvre ne m’aurait pas permis de me tenir à cheval. Ne pouvant donc pas tenter moi-même une expédition, je résolus, de concert avec mes officiers d’envoyer Koukou Agha, un vaillant officier soudanais, avec quatre vingts hommes, pour surprendre Abo bey qui se trouvait à environ huit lieues de là.

Il ne nous parut pas prudent de confier à Koukou Agha une force plus considérable; Moslim woled Kabachi s’offrit d’accompagner les soldats, à titre de guide. Ils quittèrent Dara, le soir même, accompagnés de nos meilleurs vœux. Le lendemain déjà, Moslim rentra avec dix hommes; il était grièvement blessé.

«Où est Koukou Agha; où sont les soldats?» lui criai-je.

«Dispersés ou morts, répondit-il avec calme; mais tranquillise-toi; beaucoup reviendront; d’un trait je suis rentré t’apporter moi-même la nouvelle.»

«Comment cela s’est-il passé, voyons, raconte donc?» répliquai-je avec impatience. Epuisé, il s’assit tout au bord du tapis, pour ne point répandre dessus le sang qui coulait encore de ses blessures.

«Nous marchâmes toute la nuit, commença-t-il, et ne prîmes qu’un court repos. Abo bey, qui avait reçu des renforts la veille, c’est-à-dire hier, fut averti de notre présence par ses espions. Il laissa brûler les feux de son bivouac et se posta en embuscade sur le chemin que nous devions parcourir. Avant l’aube, nous parvînmes à proximité de son camp et comme nous nous disposions à le surprendre, soudain nous fûmes attaqués, en pleine obscurité, par Abo bey et ses gens. Je fus séparé de Koukou Agha qui, tout en combattant, se retira sur une petite colline à proximité. Je gardai plutôt la direction du Sud et avec quelques soldats je battis en retraite jusqu’ici. Dix sont revenus avec moi; il est à espérer que Agha et le reste du détachement arriveront aussi.»

Nous attendîmes deux jours, mais en vain. Excepté quatre hommes, personne ne revint. Il était certain maintenant que Koukou Agha et les autres hommes avaient succombé. La défaite de Omer woled Dorho par les Mima et sa perte près de Sheria eurent naturellement pour conséquence l’extension de la révolte: celui qui ne le faisait pas par conviction, se joignait par crainte aux rebelles. Moslim woled Kabachi amena sa famille dans notre forteresse et jura solennellement de vaincre ou de mourir avec nous.

Je fis appel aussi à Hasan woled Saad en Nour, que j’avais conduit dans le temps de Khartoum dans sa patrie; je le mandai à Dara et lui ordonnai de rester auprès de moi. Je lui assignai une maison en dehors de la forteresse; il y amena une de ses femmes, afin de me convaincre ainsi qu’il était bien décidé à rester auprès de moi. Comme il avait récemment perdu son cheval, je lui en fis cadeau d’un provenant de mon écurie, espérant me l’attacher ainsi davantage et obtenir de lui, à cause de sa connaissance exacte du pays et de ses relations, des renseignements utiles à mon but. Mais je me trompais sur son compte. Oubliant tout ce que j’avais fait pour lui à Khartoum, il me quitta sous le prétexte d’aller rendre visite à un parent qui se trouvait dans le voisinage et s’en alla, sur le cheval que je lui avais donné, directement à El Obeïd, pour se présenter au Mahdi comme un de ses fidèles adhérents.

Madibbo, profondément blessé dans sa fierté, de la perte de ses gros tambours de guerre, ce qui est considéré au Soudan comme une grande honte, rassembla toutes ses forces et fit appel à toutes les tribus pour qu’elles se joignissent à lui afin de m’assiéger et de me contraindre à me rendre.

Il ne m’était plus possible depuis longtemps d’envoyer à Khartoum des nouvelles de ma situation qui devenait de jour en jour plus critique, car les Mahdistes fouillaient avec le plus grand soin tous ceux qui leur étaient suspects et avaient toujours la chance de découvrir mes lettres. J’avais expédié un rapport sur notre situation pendant la bataille avec les Beni Halba; je l’avais envoyé à Kobbé, où il fut remis à une caravane partant pour Siout par le Darb el Arbaïn. Coudre des lettres dans des semelles de souliers, les enfermer dans le fond des cruches employées aux ablutions ou les cacher dans des bois de lances creux, c’était là des moyens usés depuis longtemps.

Un matin, en faisant ma ronde dans la forteresse, j’observai des soldats qui soignaient un âne paralysé. Ils couchèrent à terre et attachèrent l’animal qui souffrait des jambes de devant; ensuite ils lui firent une incision à l’omoplate droite et lui introduisirent entre chair et peau un bâton de la grosseur du doigt à la profondeur de quelques centimètres environ. Après avoir ainsi agrandi la blessure, ils ressortirent le bâton et répandirent de la soude en poudre dans la fente qui en résultait.

J’avais depuis quelques jours déjà trouvé un Fellata qui était prêt à porter des nouvelles au gouverneur général à Khartoum. Mais je ne savais pas jusqu’à présent dans quoi je pourrais bien cacher le billet chiffré déjà tout préparé, de la grandeur environ d’une feuille de papier à cigarette. Or, ces soldats venaient de me donner une idée. J’achetai un âne vigoureux et entrepris sur lui la même opération. Je roulai le billet dans un petit morceau de vessie desséchée provenant d’un jeune bouc. Avec l’enveloppe, il avait à peine la grandeur d’un timbre-poste; je l’introduisis entre la chair et la peau de l’âne par la fente pratiquée sur l’omoplate et recousis la petite blessure avec un fil de soie. De l’extérieur on ne pouvait remarquer que la blessure fraîche et superficielle, large d’un doigt à peine, et l’âne restait absolument propre à la marche. C’est ainsi que j’expédiai ma lettre! Le messager que je revis longtemps après, m’assura avoir indiqué la cachette et remis la lettre à Alâ ed Din Pacha, qu’il avait rencontré dans l’armée déjà en marche. Il m’affirma qu’Alâ ed Din lui avait dit que, comme les troupes marchaient directement sur El Obeïd, il ne jugeait pas nécessaire de répondre. Et, comme l’homme refusait de marcher avec l’armée, le gouverneur l’avait expédié vers moi à El Obeïd pour m’accuser réception de mes nouvelles.

La plupart des tribus avaient répondu à l’appel de Madibbo et s’étaient réunies à une journée de marche de Dara pour avancer en commun. Le sheikh des Messeria, Abdullahi Omdramo, qui, par crainte pour ses biens, s’était joint pour la forme aux rebelles, m’apporta secrètement cette nouvelle. Ismaïn woled Bernou était arrivé à Dara avec sa famille, ainsi que Abaker el Begaoui avec la plus grande partie de sa tribu; celle-ci éleva, à une distance d’environ 600 mètres de la forteresse, un camp fortifié et le renforça d’un parapet.

Les rebelles étaient arrivés tout près de Dara et tentèrent de nuit une surprise sur le camp du sultan Abaker, mais ils furent repoussés par ses Basingers avec l’aide de mes gens.

Mon plus grand souci était l’obligation d’économiser soigneusement les munitions; il me restait en tout à peine 12 douzaines de cartouches par fusil. C’était trop peu pour m’engager dans un combat sérieux qui aurait pu me coûter la moitié de mes munitions; l’heure de la délivrance que nous attendions étant encore lointaine, je devais songer à me délivrer de mes ennemis si possible d’une manière paisible et à gagner du temps. Je fis avertir secrètement Abdullahi Omdramo, le sheikh des Messeria, qui m’était fidèle et dévoué, qu’il devait engager les chefs des tribus unies à me faire des propositions de paix; la chose devait toutefois leur être présentée comme si cette proposition émanait de lui seul. Il fit ce que je lui demandais et fut lui-même chargé par les assiégeants de me sommer de me rendre.

Dans notre entretien, il me communiqua confidentiellement que mes ennemis étaient en très grand nombre et qu’ils étaient de nouveau enflammés pour le combat par les derniers écrits du Mahdi.

Je lui dis être disposé à capituler. Mais je ne voulais pas remettre ma vie et celle de mes hommes entre les mains de tribus avec lesquelles j’étais en guerre depuis une année. Je ne pouvais et ne voulais traiter qu’avec un envoyé spécial du Mahdi, muni des pouvoirs nécessaires pour discuter les conditions à fixer. Il promit de faire son possible pour que mon offre fut acceptée et nous convînmes de désigner un palmier se trouvant à quelques centaines de pas de la forteresse, sur une place tout à fait libre, comme lieu de conférences. Quelques heures après, Abdullahi Omdramo revint vers moi et m’annonça joyeusement que tous les chefs, maintenant appelés émirs, étaient d’accord sur ma proposition et prêts à traiter; seul Madibbo y était opposé, maintenant la continuation du siège et la reddition par la force.

Je fixai notre entrevue pour le lendemain, au lever du soleil, sous l’arbre en question et fis le serment comme Abdullahi Omdramo m’en exprima le désir de la part des émirs, que ceux-ci, dans le cas où les négociations échoueraient, pourraient retourner auprès des leurs sans danger.

Je fixai par contre la condition que seuls les émirs, sans aucune suite, devraient se rendre au lieu du rendez-vous.

Après le lever du soleil, mon fidèle intermédiaire arriva; les émirs étant déjà sur la place et seuls, je m’y rendis accompagné de deux serviteurs bien armés.

Mohammed effendi Farag et le cadi voulaient m’accompagner avec une escorte; mais, je leur expliquai que les Arabes auraient plus de confiance en moi seul, et que peut-être aussi pourraient-ils craindre une trahison à l’aspect de mon escorte et s’en retourner sans autre forme. Je les priai en conséquence de m’attendre dans la «batterie», éloignée de l’arbre de 400 pas environ.

Le sheikh Abdullahi Omdramo était parti pour chercher ses compagnons et apparut au bout de quelques minutes avec eux. Je reconnus Abo bey, de la tribu des Bertis, Mohammed Abou Salama de la tribu de Maalia, Helou woled Djona de la tribu des Beni Halba et Hamed Noer de la tribu des Habania. Ils me saluèrent d’une façon très cordiale et nous nous assîmes, comme si jamais rien ne s’était passé entre nous. Je fis apporter des dattes par mon jeune domestique non seulement pour leur témoigner une bonne hospitalité, mais avant tout pour leur prouver que, malgré de longs combats et le siège actuel, je disposais encore d’un tel mets de luxe.

Je m’informai de Madibbo; on me répondit qu’il refusait absolument d’entrer dans les négociations; mais que, si celles-ci aboutissaient à un résultat entre nous, il donnait d’avance son adhésion à la majorité. Je leur exposai que j’étais prêt à me rendre au Mahdi, mais qu’on ne pouvait pas me demander de me livrer, moi et mes gens, aux tribus arabes, nos ennemies et qui jusqu’ici avaient été battues par nous.

«Lequel de vous est réellement le chef? A qui devrais-je remettre les armes, l’argent et toutes mes forces?» leur demandai-je, connaissant bien leur jalousie. Ils m’expliquèrent que, comme auparavant, chacun était encore chef de sa tribu; que seul le but de combattre pour le Mahdi et la religion les avait réunis, mais qu’en réalité aucun d’eux n’était placé au-dessus des autres. Après de longs discours, nous tombâmes enfin d’accord: j’enverrais un de mes hommes, un blanc et de plus un Egyptien, auquel deux des leurs seraient adjoints, porteurs d’une lettre adressée au Mahdi à El Obeïd, pour lui faire savoir que j’étais disposé à me soumettre. En même temps, Abo bey posa la condition qu’Omm Shanger devait cesser les hostilités.

Puis on se déclara d’accord sur ce point, que: toutes les tribus rentreraient chez elles sans retard et qu’un armistice serait conclu en attendant la réponse du Mahdi. En outre, la population du pays aurait droit de vendre comme auparavant, sur la place libre s’étendant devant la forteresse, ses produits, céréales, bétail, etc.

Les conditions posées des deux côtés furent acceptées et nous jurâmes sur le Coran de les observer strictement. Le porteur du message pour le Mahdi et désigné, sur leur demande, fut Ahmed el Kritli, que les sheikhs arabes connaissaient depuis longtemps. Il avait été autrefois au service du Gouvernement comme kawas et chef de 25 cavaliers. Comme il était blanc, qu’il avait de longues moustaches blondes et qu’il avait été désigné autrefois pour la perception des impôts, on crut avoir trouvé en lui l’homme qu’il fallait, représentant bien et expérimenté!

Nous nous séparâmes; l’après-midi à la même place, une nouvelle entrevue devait avoir lieu pour entendre la lecture des lettres à expédier au Mahdi.

Mohammed effendi Farag et le cadi furent très satisfaits de cet accord. Nous gagnions ainsi du temps et avions l’occasion d’augmenter notre provision de fourrage. Je donnai l’ordre à Ahmed el Kritli de se tenir prêt à partir le soir même et fis ensuite rédiger les lettres pour le Mahdi ainsi que pour la garnison d’Omm Shanger.

A l’heure fixée, nous nous rencontrâmes de nouveau sous l’arbre. Madibbo de nouveau ne parut pas parmi les autres: il avait déclaré qu’en ce qui le concernait, il n’accepterait jamais ces conditions qui n’étaient de ma part que mensonge et tromperie. Mais les autres émirs déclarèrent vouloir s’en tenir à l’accord juré et abandonner Madibbo à lui-même s’il ne se décidait pas à se joindre à eux à la dernière heure. Je fis donner lecture de la lettre préparée pour le Mahdi; en voici à peu près la teneur:

«Au nom du Dieu de bonté et de miséricorde! De la part de l’esclave de son Dieu, Abd el Kadir Saladin (Slatin) à Sejjid Mohammed le Mahdi; Dieu le protège et confonde ses ennemis! Amen.

«Depuis longtemps je défends les biens à moi confiés par mon Gouvernement; mais contre la volonté de Dieu il n’y a pas à lutter. Je déclare par la présente me soumettre à lui et à toi, mais seulement à la condition que tu m’envoies un de tes parents, investi par toi d’une autorité suffisante, pour recevoir de moi le pays et le gouverner en paix. J’exige de toi la promesse de protéger dans leur liberté et leur vie tous les hommes, femmes et enfants qui se trouvent dans la place forte. Pour tout le reste, je m’en remets à ta générosité.»

Cette rédaction trouvée bonne, la lettre fut cachetée en leur présence et remise à Ahmed el Kritli.

Je m’exprimai d’autre part en ces termes à la garnison d’Omm Shanger:

«Au commandant de la garnison d’Omm Shanger!

«Contraint par les circonstances, j’ai écrit au Mahdi et lui ai offert la soumission du Darfour sous certaines conditions. Abo bey, qui vous fait parvenir cette lettre, s’est engagé à décider l’ennemi assiégeant Omm Shanger à la retraite et vous recevrez pour instructions de cesser les hostilités. Mais je vous interdis, en ma qualité de supérieur, de remettre à l’ennemi la ville, les armes on le matériel de guerre sans que je sois moi-même présent.»

Abo bey souleva quelques objections contre cette lettre et voulut supprimer complètement la dernière phrase. Mais, quand je lui eus exposé que la chose principale était que je me soumisse au Mahdi et qu’Omm Shanger cessât les hostilités, il se déclara satisfait.

Dans le cours de la journée, je donnai à Ahmed el Kritli des instructions précises pour qu’il expliquât au Mahdi particulièrement et qu’il fit connaître également à Zogal bey que la reddition du Darfour se heurterait à des difficultés avant la bataille décisive avec le corps expéditionnaire; c’est pourquoi le résultat de cette rencontre imminente devait être attendu.

Abo bey et Mohammed Abou Salama me demandèrent encore de mettre en liberté les parents de Zogal, ce que je refusai, jusqu’à l’arrivée de l’envoyé du Mahdi. Nos pourparlers étant clos à la satisfaction des deux parties, nous nous séparâmes.

Ahmed el Kritli se rendit aussitôt dans le camp des émirs et, au coucher du soleil, nous entendîmes les roulements sourds du tambour. On battait la retraite, et peu après les assiégeants avaient quitté Dara. J’envoyai des émissaires pour prendre des informations au sujet de Madibbo. Ce dernier s’était aussi retiré: il s’était donc décidé à se joindre à ses camarades.

Les communications avec Fascher étant interrompues, je ne reçus que longtemps après, un rapport de Saïd bey Djouma, m’annonçant que les tribus de la province de Fascher s’étaient révoltées; bien qu’elles n’eussent pas jusqu’ici attaqué la ville elle-même, elles avaient «coupé les vivres».

Alors ce fut pour moi des jours d’angoisse. Je savais que l’armée de Hicks Pacha devait être arrivée en ce moment près d’El Obeïd et qu’on devait livrer un combat décisif, duquel dépendait notre sort.

Je fis moi-même des achats de céréales sur le marché et m’informai à cette occasion auprès des marchands des bruits répandus dans le pays. Tous savaient qu’une grande armée était en marche contre le Mahdi, mais on ignorait tout dénouement. Au milieu de novembre, le bruit de la victoire du corps expéditionnaire se répandit, mais ne fut accueilli par nous qu’avec prudence. Les bruits les plus divers, les nouvelles les plus contradictoires circulèrent ensuite chaque jour et nous passâmes des semaines entières dans l’angoisse et en proie à une anxiété énorme.

Ce ne fut qu’à la fin de novembre que nos doutes furent levés et nos espérances déçues: je reçus d’une source certaine la terrible nouvelle de la défaite complète du corps commandé par le général Hicks.

Le désespoir s’empara de nous tous. Nous étions livrés à l’ennemi, après avoir enduré tant de fatigues et de peines! Aucun moyen d’échapper à notre sort! Mais la nouvelle n’était-elle peut-être pas fausse ou exagérée? Peut-être pouvions-nous encore nourrir quelque espoir?...

Malheureusement la nouvelle était exacte. Les détails de l’anéantissement complet de l’armée nous arrivaient toujours plus précis. Nous reçûmes en outre l’avis que Omm Shanger s’était rendue à Zogal bey, nommé par le Mahdi émir de l’ouest (Emir el Gherb).

Le 20 décembre, Ahmed el Kritli arriva lui-même, vêtu d’une gioubbe maculée de sang, aux portes de la forteresse. Amené devant moi, il confirma la triste nouvelle; il me dépeignit en couleurs vivantes et terribles l’affreuse débâcle de l’armée de Hicks, à laquelle il avait assisté lui-même. Il m’apportait un écrit de Zogal, dans lequel celui-ci me sommait de me rendre; en même temps il me faisait remettre, comme preuve de la défaite du corps égyptien, plusieurs commissions d’officiers supérieurs, des rapports et les journaux du colonel Farquhar et de O’Donovan.

Ahmed el Kritli me fit part également de la reddition d’Omm Shanger; Zogal se trouvait à Bringal, en compagnie d’Abd er Rahman woled Ahmed Cherfi, Saïd Abd es Samad, tous deux proches parents du Mahdi, des émirs Omer woled Elias Pacha, Djaber woled et Thajjib, Hasan woled en Negoumi et d’autres. Il était impossible, et dans quel but du reste, de tenir la chose cachée plus longtemps! Je convoquai donc tous les officiers, le cadi et le Serr et Toudjar (chef des marchands) et, en leur présence, j’ordonnai à Ahmed el Kritli de recommencer son récit. Lorsqu’il eut terminé, j’invitai les officiers à discuter entre eux et à prendre une résolution sans s’occuper de moi, me réservant d’examiner le résultat de leur décision, et de l’accepter ou de le repousser.

Le soir Mohammed effendi Farag et Ibrahim effendi et Toubki, commandant de la batterie, me communiquèrent que les officiers avaient voté à l’unanimité la reddition de la ville au Mahdi ou à Zogal bey. Les motifs sur lesquels ils se basaient étaient les suivants: chacun jusqu’au dernier homme savait que nous n’avions plus à compter sur une délivrance quelconque. L’effectif des troupes régulières à Dara était de 510 hommes, au nombre desquels beaucoup étaient incapables de combattre. En outre, l’esprit des troupes était devenu tel que l’on ne pouvait plus espérer une victoire, même avec un plus grand nombre de soldats. De plus, les munitions étaient insuffisantes pour repousser une attaque sérieuse, et à plus forte raison pour pouvoir prendre l’offensive en cas de succès.

Mohammed Farag et Ibrahim et Toubki me prièrent de bien peser ces motifs et de m’associer à leur décision; d’après leur conviction, il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

Je promis d’examiner la chose à fond et leur ordonnai de se présenter le lendemain au lever du soleil. Je passai la nuit sans dormir, on le comprend. Après tant d’efforts et tant de dangers surmontés, j’en étais donc arrivé à me rendre à l’ennemi! Et quel sort m’attendait!

J’envisageai ma situation dans ces longues heures d’insomnie. Durant quatre années je m’étais efforcé loyalement de maintenir l’autorité du Gouvernement dans la province confiée à ma garde; d’abord, contre les révolutions locales, et plus tard contre le mouvement général du fanatisme, qui avait fait trembler mon pouvoir sur ses bases.

Ce nouveau fanatisme s’était emparé de mes officiers et de mes soldats et, les avait bientôt complètement dominés, bien qu’ils gardassent cachés devant le monde aussi longtemps que possible leurs véritables sentiments. Si l’expédition de Hicks réussissait, il y avait, pensaient-ils, de fortes raisons pour croire au relèvement de l’autorité déchue du Gouvernement et ils espéraient que des avantages seraient alors accordés à tous ceux qui lui seraient restés fidèles. J’avais mis en œuvre tous mes moyens moraux et physiques pour prouver aux officiers comme aux hommes que le Gouvernement serait victorieux. Aujourd’hui on savait que le secours ne viendrait jamais, et la défection se produisait. Combien j’eus à lutter contre l’intrigue au dedans et au dehors, et avec quel succès, le lecteur pourra en juger lui-même! Avec le peu de munitions que j’avais en ma possession, je pouvais bien tenir encore quelques heures ou même quelques jours. Mais les officiers et les soldats obéiraient-ils à mes ordres? Ils n’avaient ni le désir, ni le cœur de combattre plus longtemps; car ils savaient aussi bien que moi que tout effort serait vain. Et pourquoi les aurais-je forcés à se sacrifier eux-mêmes, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, pour une cause en laquelle ils n’avaient plus de confiance et qui ne pouvait plus être sauvée?

En me plaçant à ces différents points de vue, je n’avais plus aucun doute que la capitulation, dans les circonstances présentes, était non seulement logique mais encore inévitable. Etant arrivé à cette conviction, je ne pus détourner mon attention des questions personnelles qui se posaient maintenant pour moi-même. Il m’était pénible de devoir me rendre à un tel ennemi. Je ne craignais certes pas pour ma vie, car pendant les quatre dernières années, je l’avais si souvent mise en jeu que je pouvais être certain que personne n’attribuerait ma résolution à la lâcheté. J’étais absolument certain de pouvoir justifier ma conduite, vis-à-vis de mes supérieurs et de chacun; mais cette pensée en elle-même, de devoir me rendre, m’était désagréable et pénible au plus haut chef. Je devais aussi songer aux suites qu’aurait immédiatement pour moi la capitulation: Européen et chrétien, je me trouvais seul au-milieu de milliers et de milliers de fanatiques révoltés, enivrés par la victoire et dont le plus infime se considérait toujours comme meilleur et plus haut placé que moi. J’avais bien adopté en apparence la religion du pays, afin de détruire l’idée qui avait cours parmi les officiers et les hommes, que le manque de succès de mes efforts était causé par mon absence de foi. Bien que ma tactique eût produit un résultat meilleur que je ne m’y attendais moi-même, les événements me furent en somme très contraires. La nécessité m’avait dicté la démarche que j’avais faite; bien que je ne prétendisse pas être extraordinairement pieux, j’avais cependant le sentiment d’être aussi bon chrétien que la majorité de ceux qui blâmeraient peut-être mon acte. C’était justement pour cela qu’une vie de tromperie religieuse continuelle me paraissait peu séduisante, et difficile à supporter. D’autant plus que je savais que cet entourage me mettait complètement sous la domination de ce soi-disant saint réformateur religieux, que je devrais non-seulement me déclarer mahométan, mais encore remplir le rôle que la soumission m’imposerait et que je devrais me montrer, dans le sens le plus complet du mot, à l’avenir, un Mahdiste convaincu de cœur et d’âme.

Néanmoins, je dois avouer que les conséquences religieuses nécessaires de la démarche que j’allais faire, bien qu’elles pesassent lourdement dans la balance, n’occupèrent pas autant ma pensée que le sentiment de mon devoir. Je considérais comme mon devoir de me rendre, parce qu’il ne me semblait pas juste de sacrifier plus longtemps des vies humaines pour une cause qui en était maintenant arrivée à un point tel que le succès restait totalement impossible. D’un autre côté, je n’avais aucun motif et ne voyais pas dans quel but je me laisserais jeter volontairement dans l’esclavage indigne, qui suivrait infailliblement ma soumission. Je songeai plus d’une fois à m’ôter la vie et à mettre fin ainsi d’un seul coup à toutes mes anxiétés. Mais ma nature se révoltait contre cette pensée. J’étais encore jeune; pendant les dernières années, ma vie avait été pleine d’une lourde responsabilité, mais riche aussi en aventures intéressantes; le désir de vivre et d’attendre des jours meilleurs, après des temps difficiles l’emporta enfin. Dieu dans sa bonté infinie m’avait tant protégé dans mes combats continuels que cela touchait au merveilleux; il remplissait mon cœur d’un espoir faible; peut-être que Lui, le Dieu miséricordieux, me soutiendrait et me protégerait encore.

Telles furent les pensées qui m’assaillirent durant ces heures sombres et pleines d’angoisse jusqu’à ce que l’aube du jour, de ce jour probablement le plus gros de ma vie, en conséquences, arriva et me força à prendre une résolution. J’étais convaincu qu’il n’y avait pas d’autre issue que la soumission: devant, pour ainsi dire, devenir l’esclave de ceux auxquels j’avais commandé et obéir à ceux qui étaient placés bien au-dessous de moi, je devais avant tout m’armer de patience, de beaucoup de patience. Si je pouvais réussir à sauvegarder ma vie et à reconquérir ma liberté, je pourrais peut-être plus tard, par mon expérience et par ce que j’aurais appris dans ces circonstances, me rendre utile au Gouvernement, au service duquel je me trouvais encore. C’est avec cette résolution que je me levai et que je revêtis peut-être la dernière fois pour bien des années, afin que l’honneur restât intact, l’uniforme que je devrais échanger bientôt sans doute contre la blouse du Mahdiste; simple changement de vêtements, mais quel changement dans ma vie! J’étais décidé à aller jusqu’au bout et me donnai comme tâche nouvelle d’utiliser ma ruse contre mes nouveaux maîtres. Qui resterait vainqueur...?

Mohammed Farag et Ibrahim et Toubki arrivèrent à l’heure fixée; je leur montrai la lettre de Zogal. Il m’invitait, si j’étais réellement disposé à conclure la paix et à me rendre, à me rencontrer avec lui le 23 décembre 1883 à Sheria; il me remettrait alors l’écrit du Mahdi qui m’était destiné. Il s’engageait, en cas de soumission, à épargner provisoirement ma vie, ainsi que celle des hommes, femmes et enfants se trouvant dans la forteresse et à les protéger. Pendant que nous parlions encore, le capitaine inspecteur entra, annonçant qu’Abd er Rasoul Agha avec tous ses Basingers, ainsi que le Serr et Toudjar et sa famille s’étaient enfuis pendant la nuit; ils s’étaient probablement joints à l’ennemi. Ma résolution étant prise, cette nouvelle me laissa indifférent. Ce n’était pour moi qu’une preuve de plus qu’il ne fallait pas songer à la résistance.

Je fis venir mon secrétaire et lui dictai une lettre pour Zogal, lettre dans laquelle je lui annonçai ma soumission et lui promettai de me rencontrer avec lui à Sheria, à la date fixée. J’appelais ensuite Ahmed el Kritli et lui ordonnai de remettre la lettre à Zogal, qui maintenant portait le nom de Sejjid Mohammed ibn Khalid. Le lendemain je réunis tous les officiers et leur communiquai que j’avais adhéré à leurs propositions; que, considérant toute résistance désormais inutile, j’étais prêt à me rendre; enfin, que je quitterais Dara pendant la nuit pour me rencontrer le lendemain avec Zogal à Sheria. J’étais décidé à n’être accompagné que du cadi.

Je leur donnai l’ordre à tous de veiller sur la forteresse pendant mon absence et d’attendre mon retour, puis je les remerciai,—j’avais la gorge serrée—du dévouement et de l’esprit de sacrifice dont ils avaient fait preuve pour le Gouvernement et pour l’attachement qu’ils m’avaient témoigné. Nous nous séparâmes après nous être serré la main. Je donnai aussi mes derniers ordres aux fonctionnaires civils et les saluai.

Après minuit, je quittai Dara avec mon kawas, accompagné du cadi Woled el Bechir, du sultan Abaker el Begaoui, d’Ismaïn woled Bernou et de Moslim woled Kabachi, qui, fidèle à sa promesse, resta avec moi jusqu’à la fin. J’avais passé, pendant mon séjour au Darfour, bien des heures mauvaises, mais ce voyage fut le plus pénible. Nous suivîmes notre route en silence, chacun songeait aux temps écoulés, envisageant l’avenir sous de sombres couleurs. Comme l’aube pâlissait, nous prîmes quelque repos. Le déjeuner apporté par un serviteur resta intact. Nous continuâmes notre route. Arrivés dans le voisinage de Sheria, j’envoyai un cavalier en avant pour qu’il s’informe si Zogal était déjà arrivé. Il revint bientôt, Zogal était là depuis la veille au soir, tout prêt à me recevoir.

Quelques minutes après, je descendis de cheval, et Zogal me serra contre sa poitrine après les formules de salutation d’usage, m’affirmant son amitié constante. Lorsque nous nous fûmes assis, il me remit la lettre du Mahdi.

Celui-ci m’annonçait la nomination de Sejjid Mohammed Khalid comme Emir el Gherb (émir de l’ouest) et m’accordait son pardon complet. Le Mahdi avait chargé son cousin de me traiter selon ma qualité; il lui avait recommandé de n’agir qu’avec douceur et indulgence envers les anciens fonctionnaires du Gouvernement. Après que j’eus fini de lire la lettre, Zogal m’assura que je n’avais obtenu le pardon du Mahdi que grâce à son intervention et qu’il ferait certainement son possible pour rendre ma situation aussi agréable qu’il le pourrait. Puis les émirs venus avec Zogal me furent présentés; parmi eux je reconnus Omer woled Elias, Djaber woled Thajjib, ainsi que Hasan woled Negoumi. Après que nous eûmes mangé (la table était richement servie), Zogal ou plutôt Sejjid Mohammed Khalid donna ses ordres pour marcher sur Dara. Un peu avant notre départ, Mohammed Agha Soliman, un de mes officiers restés à Dara, sans s’occuper de moi, s’avança vers son nouveau chef, qui le salua très cordialement. C’était un de ces officiers que le gendre de Zogal m’avait nommé autrefois, pour avoir conclu alliance secrète avec lui. Mohammed Khalid, me prenant à part, s’informa de ses parents et de sa famille. Quand je lui eus affirmé que tous allaient très bien, mais que les premiers étaient en prison, il me remercia et me dit qu’il approuvait complètement la voie que j’avais suivie pour ma propre conservation et dans l’intérêt des deux parties.

Comme nous campions vers le soir dans le voisinage de Dara, beaucoup d’habitants de la ville ainsi que quelques fonctionnaires et officiers vinrent au-devant de nous pour saluer Zogal. Ils avaient déjà adopté comme vêtement la gioubbe des Mahdistes.

J’eus bientôt l’explication de cette rapide métamorphose; pendant que je m’étais mis en route pour Sheria, le matin du 23 décembre, Mohammed Khalid avait fait avancer du côté de Dara ses gens qui se trouvaient à Bringal, sous les ordres de Sejjid Abd es Samad et qui avaient été largement renforcés par les habitants du pays. Il leur avait fait prendre position au sud de la ville à peu près à l’endroit où se trouvaient autrefois les maisons du vizir Ahmed Schetta. Aussitôt après son arrivée, Abd es Samad avait sommé la garnison et les habitants de Dara, en les assurant de la paix, de se mettre en relations avec lui. Là-dessus, beaucoup d’entre eux s’étaient aussitôt rendus et avaient reçu gratuitement les nouveaux vêtements dans lesquels ils venaient maintenant à notre rencontre pour saluer leur nouveau maître.

Je passai de nouveau une nuit triste et sans sommeil; on était au moment de Noël! Noël, cette belle fête que célébraient dans la patrie lointaine les gens heureux, tandis que moi, vaincu, solitaire et perdu, je devais livrer à l’ennemi le reste des troupes qui m’avaient été confiées. Pendant cette nuit, mon âme fut remplie de tristesse; je déplorais mon sort et me plaignis qu’il ne m’eût pas été accordé, comme à tant de mes camarades, de tomber au champ d’honneur. Cette journée au moins m’aurait été épargnée! Ces heures ont été certainement les plus pénibles de ma vie.

Le lendemain matin, Zogal fit son entrée dans la ville; il reçut les honneurs des troupes et fit défiler devant lui mes soldats ainsi que les siens propres qui se trouvaient sous les ordres d’Abd es Samad. Puis il donna aussitôt l’ordre de délivrer ses parents qu’il salua et auxquels il promit une indemnité pour les souffrances qu’ils avaient endurées. Ensuite, il se rendit dans sa maison située hors de la forteresse, fit déposer les armes aux soldats, par compagnie, ce qui eut lieu en sa présence et sans retard; puis il occupa la batterie avec ses gens. Maintenant seulement, il était rassuré! Maintenant il tenait dans ses mains, la ville et le pays! Il exigea, au nom du Mahdi, le serment de fidélité des gens qui accouraient en masse auprès de lui, et plus tard aussi, des officiers et des soldats rassemblés sous ses ordres.

Madibbo, qui s’était joint à Abd es Samad, à Bringal, et qui était arrivé avec lui à Dara, me suivit dans la maison qui me fut indiquée. Nous nous saluâmes et je l’invitai à s’asseoir.

«Tu parais irrité contre moi et me reproches de ne t’avoir pas été fidèle; mais écoute mes paroles! J’ai été élevé par Emiliani au poste de grand cheikh de ma tribu; plus tard, je suis allé au Bahr el Arab où l’appel du Mahdi m’est parvenu: je suis un mahométan croyant et je l’ai suivi. J’ai vu le Mahdi, j’ai entendu ses leçons, j’ai reconnu sa mission, j’étais présent lors de sa merveilleuse victoire sur Youssouf el Shellali, j’ai cru et je crois encore en lui. Je comprends que toi, appuyé par tes troupes, tu n’aies pas voulu te rendre; nous avons combattu et chacun cherchait son avantage; j’ai combattu le Gouvernement et non pas ta personne; Dieu sait que je n’ai pas oublié ton affection pour moi; arrache l’épine de ton cœur et sois mon frère!»

«Je ne te garde pas rancune à cause de ta conduite, lui répondis-je, et si j’avais nourri quelque haine contre toi, tes paroles m’auraient reconcilié.»

«Je te remercie, dit Madibbo; que Dieu te donne la force et de même qu’il t’a protégé jusqu’à présent, il te protégera encore!»

«Certainement, lui répondis-je, j’ai confiance en Lui. Mais il me paraîtra difficile de me faire à ma nouvelle situation; il le faudra bien pourtant.»

«Non pas, pourtant! Je ne suis qu’un Arabe, mais écoute mes paroles. Sois docile et patient; pratique avant tout cette vertu, car Allah ma’a es sabirin (Dieu est avec les patients). Mais je suis venu pour t’adresser une demande. Si tu es véritablement un frère pour moi, je te prie d’accepter de ma part, en signe d’amitié fidèle, mon propre cheval. Tu le connais de vieille date, c’est Sakr el Gidad (l’autour des poules).

Sans attendre de réponse il se leva et sortit. Quelques minutes après, il rentra tenant par la bride son étalon brun, un des plus beaux et des plus forts de sa race; il me l’offrit. Je le pris par le licou.

«Je ne t’offenserai pas, lui dis-je, en refusant ton présent; mais, en ce moment, je n’ai guère besoin d’un cheval et, probablement, je n’aurai plus besoin de monter beaucoup à l’avenir.»

«Qui le sait! Nous avons coutume de dire: eli omro tawil bichouf ketir (qui vit longtemps, voit beaucoup)! Tu es jeune; tu auras peut-être encore souvent besoin d’un cheval, de celui-ci ou d’un autre.»

«Tu peux avoir raison, Madibbo. Eh bien! toi, maintenant, accepte cela en témoignage de mon amitié!»

Je lui montrai les gros tambours de guerre que mon domestique, sur un signe, apporta près de moi. C’étaient les mêmes que je lui avais pris lors de la chute de Kerchou. Je dépendis encore une épée de la muraille et la posai sur les tambours.

«Aujourd’hui, ajoutai-je, ces choses m’appartiennent encore. Je puis te les donner. Demain, un autre peut-être pourrait en disposer.»

«Merci, dit le sheikh; c’est avec joie que j’accepte ton présent; il n’y a que peu de temps que j’ai perdu mes «nahas» (tambours); un proverbe arabe dit: «er rigal sherada ou radda» (chez les hommes, [il y a] la fuite et la défense). J’ai beaucoup combattu en ma vie, souvent j’ai dû prendre la fuite, mais souvent aussi j’ai été victorieux.»

Madibbo fit emporter les tambours et l’épée; puis, nous nous séparâmes.

Cette conversation ne me laissa pas insensible et ces pensées revenaient continuellement à mon esprit: être soumis, être patient! qui vit longtemps, voit beaucoup!

Mohammed Khalid me fit appeler; il avait écrit, me dit-il, après mon arrivée à Sheria et dans cet endroit même, à Saïd bey Djouma, le sommant de se rendre. Il lui avait envoyé pour le remplacer un certain Fakîh Abd er Rahman.

Il désirait que je lui fisse part de la reddition de Dara en le sommant de se rendre lui aussi.

Je lui expliquai que je n’avais plus aucun secrétaire à mon service et qu’un tel écrit, après la reddition de Dara, ne pouvait revêtir qu’un caractère absolument privé; je le priais en conséquence d’agir à son gré, ne refusant pas toutefois d’apposer ma signature.

Ainsi fut fait. Il remit la lettre à un ancien officier de la garnison de Fascher qui avait été présent lors de la reddition et lui donna l’ordre de partir sur le champ.

Le lendemain Mohammed Khalid commença à s’assurer du butin. Il ordonna à tous ceux qui, pendant le combat, étaient restés à Dara et qu’il considérait comme Ranima[9] (butin de guerre) de quitter leurs maisons et de se rassembler sur la place du marché, devant le poste de police. Il ne leur permit d’emporter avec eux que le strict nécessaire. Seuls, les soldats non gradés étaient exceptés. On me laissa également tranquille dans ma demeure. Tout ce qu’on enleva dans les habitations alla grossir le Bet el Mal qu’on avait établi dans la Moudirieh (demeure du gouverneur). Comme on ne trouva que très peu d’argent et encore moins de bijoux, toutes les personnes qu’on supposa en posséder furent remises entre les mains des Emirs qui les forcèrent à déclarer où elles avaient caché leur trésor.

On se servit pour cette inquisition de toutes les cruautés imaginables. On flagella les malheureux jusqu’au sang, on les roua de coups, on les pendit par les pieds jusqu’à ce qu’ils devinssent fous. L’un des plus cruels fut Hasan woled Saad en Nour. En sa présence, je me plaignis à Mohammed Khalid, de ses procédés inhumains. Irrité, il se tourna vers moi, disant: «Tu te crois donc toujours le moudir umum du Darfour, pour te permettre de trouver mauvaises certaines choses». Khalid le remit à sa place et lui rappela que c’était moi qui l’avais délivré de Khartoum, où il était prisonnier et qu’aujourd’hui même, il montait encore le cheval que je lui avais donné; il me répondit alors avec arrogance: «C’est Dieu seul et non pas toi qui m’a délivré et m’a donné le nécessaire!» Khalid lui reprocha son manque d’éducation en des termes très sévères et lui ordonna de nous quitter. Lorsqu’il fut parti: «Ne prends pas à cœur ses paroles, me dit Khalid, son père Saad en Nour était un esclave du Sultan et le sang d’un esclave ne se renie jamais».

Je ne pus m’empêcher de reprocher vivement à Khalid les mauvais traitements qu’avaient à subir mes anciens administrés et lui rappelai sa promesse par laquelle il m’avait affirmé que ni hommes, ni femmes, ni enfants n’auraient à souffrir.

«Dès maintenant, répliqua-t-il brièvement, je ne ratifierai aucune condamnation à mort. Mais toute fortune cachée, tous biens seront repris par la force, s’il est nécessaire.»

J’en avais assez vu et rentrai chez moi. Les malheureux, chassés de leurs demeures, en étaient réduits à tendre, en suppliants, sur mon passage ou dans mon habitation, ces mains qui jusqu’alors les avaient nourris. Je ne pouvais leur donner que du blé que j’avais amassé dans des temps meilleurs; il ne me restait aucun argent, ayant dépensé depuis longtemps tout celui que je possédais.

Les domestiques des fonctionnaires furent répartis entre les Mahdistes. Les plus jeunes et les plus jolies filles furent envoyées au harem du Mahdi.

Sept jours s’étaient écoulés depuis la reddition de Dara. On vint prévenir Mohammed Khalid que Saïd bey Djouma avait envoyé les plus notables des siens pour annoncer sa soumission. La députation attendait ses ordres aux portes de la ville. Khalid rassembla toutes ses forces et alla à leur rencontre. L’ambassade se composait de Omer woled Dorho accompagné de quelques-uns de ses officiers, ainsi que de Ali effendi Shirmi, président du tribunal, Hanafi el Kourechi, cadi-umum à Fascher, Ali bey Khabir etc. Après des salutations très amicales, un scribe remit le document signé par Saïd bey Djouma, confirmant la reddition de la ville à Fakîh Abd er Rahman, auquel on avait donné, en outre, le relevé des fournitures se trouvant dans les magasins, ainsi que la désignation des bouches à feu, des fusils et des munitions.

Mohammed Khalid, enchanté de la reddition de la capitale du pays, conduisit ses hôtes dans la ville, les hébergea du mieux qu’il lui fut possible et s’engagea non seulement à protéger et à épargner la vie des habitants de Fascher, mais encore à leur abandonner la moitié de leur fortune, de manière à restreindre ainsi la confiscation à l’autre moitié seulement.

Mais dès le lendemain, le bruit se répandit que la garnison regrettait d’avoir promis de se rendre; le soir même Fakîh Abd er Rahman envoya la nouvelle qu’on l’avait sommé de quitter Fascher, qu’il avait obtempéré à cet ordre et que la garnison se préparait à la défense.

Mohammed Khalid et la députation de Fascher s’enquirent auprès du porteur de cette nouvelle, de la cause qui avait pu décider Djouma à changer aussi subitement de résolution. Il leur fut répondu que ce revirement était dû surtout à l’influence d’une partie des officiers qui avaient appris les mauvais traitements subis par leurs camarades de Dara et qui, craignant semblable sort, avaient décidé de défendre la ville jusqu’au bout.

Khalid alors fit savoir à toutes les troupes disponibles qu’elles eussent à se tenir prêtes, en vue d’une expédition. Toute la garnison de Dara, excepté les officiers qu’on gardait à vue devait y prendre part.

Il attendit deux jours encore. Lorsque la nouvelle lui fut confirmée par des soldats d’Omer woled Dorho et quelques serviteurs d’Ali bey Khabir arrivant de Fascher, il se mit en marche le 3 janvier 1884.

Je dus aussi l’accompagner.

Les habitants du pays se joignirent en masse à l’expédition.

Khalid, ses Emirs et les soldats précédemment à Dara, placés sous le commandement de Mohammed Agha Soliman, atteignirent le 7 janvier Woad Berag, distant de trois kilomètres de Fascher et il établit son camp en cet endroit.

Le lendemain il me fit signer une lettre qu’il avait écrite en mon nom, rappelant à Djouma et à ses officiers leur promesse et les sommant de capituler. Ma lettre, ou plutôt la sienne, resta sans réponse; on comprit que, soumis à Khalid, je devais faire ce que bon lui semblait. Un messager toutefois vint annoncer, qu’après les cruautés commises à l’égard de leurs camarades, à Dara, tous étaient décidés à se défendre et qu’il en adviendrait ce qu’il pourrait.

Les habitants de Fascher eurent connaissance de cette décision. Tous quittèrent la ville; ceux qui étaient valides se joignirent à Mohammed Khalid, et cet exemple fut suivi aussi par les soldats de Dorho habitant hors des fortifications.

Khalid ordonna le siège de Fascher et remit à Omer woled Dorho le commandement en chef.

Je me rendis auprès de Mohammed Khalid et demandai à lui parler seul. Entre nous je lui déclarai que la lutte de la garnison n’avait été provoquée que par les mesures qu’il avait prises contre les employés du Gouvernement qui étaient maltraités avec son consentement tacite, d’une manière honteuse par ses gens. J’ajoutai qu’en aucun cas je n’étais disposé à prendre part à un combat contre mes anciens administrés et lui demandai la permission de retourner à Dara, car, comme il le savait, j’étais encore souffrant. Il m’assura que, grâce à l’affection qu’il me portait et parce qu’autrefois j’avais été son supérieur, il ne tiendrait pas compte de mes paroles trop vives; puis, il finit par me permettre de rentrer à Dara, après toutefois que je lui eus promis de m’abstenir de toute intrigue et de toute action perfide à son égard.

A cette occasion, il me montra quelques lettres qui m’avaient été adressées, mais qu’il avait ouvertes. Elles contenaient les réponses à mes rapports envoyés autrefois de Dar Beni Halba au Caire, via Siout. On avait chargé des Arabes de me les apporter au Darfour, contre bonne récompense.

Dès leur entrée dans le pays, ces messagers avaient été faits prisonniers par les Arabes Seïadia et remis à Khalid, lors de son arrivée près de Fascher. Il me permit de prendre connaissance de ces missives qui toutes étaient de dates très anciennes.

Le premier message était signé par S. A. le Khédive Mohammed Tewfik. Il m’exprimait sa satisfaction de mes services, me conseillait de ne pas me relâcher dans l’accomplissement de mes devoirs et m’annonçait qu’il allait envoyer une armée au Kordofan sous les ordres du général Hicks, lequel assurément rétablirait sous peu la paix dans le pays.

La seconde lettre venait du président du Conseil des Ministres, Nubar Pacha. Il m’exprimait aussi sa satisfaction à mon égard et me faisait part également de l’expédition conduite par Hicks.

Quelques lignes de Zobeïr Pacha me priaient de lui donner des nouvelles de la famille de son fils Soliman, dont j’ai raconté la mort. Zobeïr m’envoyait ses meilleures salutations. Soliman n’avait eu, à ma connaissance, qu’un fils; j’avais remis ce dernier, ainsi que sa mère, aux soins d’Omer woled Dorho qui devait, à la première occasion, les faire conduire chez les parents de Zobeïr, habitant les bords du Nil. La mère toutefois s’était remariée avec un des parents d’Omer et l’enfant lui avait été laissé.

On se figurera aisément avec quel bonheur je parcourais ces lettres. Quelles espérances n’avait-on pas fondées en l’expédition de Hicks! Espoirs déçus! Je surmontais l’émotion qui me gagnait et rendis les lettres à Mohammed Khalid.

«Ton Effendina (vice-roi), me dit-il d’un air méprisant, croyait vaincre le Mahdi! Le maître attendu l’a battu. Pour cet ébloui, il y aura encore de mauvais jours!» Je ne répondis rien. Madibbo ne m’avait-il pas conseillé d’être soumis et patient? Que de fois, pourtant, ce me fut difficile d’obéir à ses conseils!

Je pris congé de Khalid qui commençait à me faire sentir que, maintenant, il était devenu mon supérieur.

Je partis aussitôt pour Dara. Réellement souffrant, je gardai la chambre, sans pouvoir jouir du repos, troublé sans cesse par les plaintes amères des malheureux auxquels on avait enlevé tout moyen d’existence.

Sur ces entrefaites, les Mahdistes assiégèrent Fascher.

La forteresse était sise sur la colline occidentale; les rebelles prirent position sur l’autre située à l’orient. Ces deux collines étant séparées entr’elles par le Rahat Tendelti, ils gardèrent les puits qui se trouvent sur les versants des collines et dans la vallée. Quoique Saïd Djouma fut commandant en chef, Saïd Agha el Fouli et Ibrahim Agha et Tekelaoui jouissaient d’une influence beaucoup plus grande sur la garnison. Le premier, El Fouli, avait combattu à mes côtés à Shakka; lorsqu’il avait été blessé je l’avais envoyé se soigner au milieu des siens, à Fascher; le second était renommé pour sa vaillance. La garnison manquant d’eau, un combat ne tarda pas à s’engager ayant pour but et pour endroit de la lutte les puits situés au dehors. Djouma avait bien à sa disposition plus de cent Remington, mais il était loin d’en posséder le même nombre que les Mahdistes. Néanmoins, après un sérieux combat, la garnison réussit à chasser l’ennemi des puits et à les garder en son pouvoir. Les rebelles durent se retirer jusqu’à Woad Berag. Des secours ne tardèrent pas à parvenir à Khalid de Kabkabia, par le major Adam Aamir qui s’était rendu, et qui envoya le commandant des Basingers, Babeker woled el Hadj, avec des soldats et des munitions. Il attaqua de nouveau Fascher, s’empara des puits et repoussa la vaillante garnison. Celle-ci tenta à plusieurs reprises, et d’une façon héroïque de chasser l’agresseur; ce fut en vain. Le 15 janvier, après sept jours d’une lutte passionnée, elle dut se rendre à merci. Mohammed Khalid, vainqueur, fit son entrée dans la capitale.

Les armes furent livrées et la forteresse occupée. De même qu’à Dara, les perquisitions commencèrent et les cruautés commises furent encore plus atroces. Saïd Djouma pour lui-même s’en tira, en somme, assez heureusement. La plus grande partie de sa fortune fut confisquée, il est vrai; mais, sans mauvais traitement aucun, il fut banni, lui et les siens. Envoyé provisoirement à Kobbe, on lui assigna une demeure où il fut au moins tranquille, tandis que ses camarades et tous ceux qui s’étaient rendus eurent beaucoup à souffrir. Le major Hamada effendi, ayant déclaré ne rien posséder, fut accusé par une de ses esclaves d’avoir caché de l’argent et de l’or. Conduit devant Khalid, celui-ci le traita de «chien d’infidèle». Le major lui répliqua en l’appelant «misérable Dongolais». Furieux, Khalid ordonna de le fouetter jusqu’à ce qu’il indiquât où était caché son trésor. Pendant trois jours, Hamada effendi subit la peine du fouet, à raison de 1000 coups journellement. Ce fut en vain; un morceau de bois se serait plutôt ému! Aucun aveu ne sortit de sa bouche. Quand on lui demandait de livrer son argent, il répliquait invariablement: «Eh! oui, j’en ai de l’argent, j’en ai de l’or; mais mon trésor est enterré et il reposera avec moi, en paix, sous la terre!»

Mohammed Khalid fit cesser enfin cette torture et remit le blessé, à moitié mort, à la garde de ses ennemis, les Mima. Ceux-ci eux-mêmes ne purent qu’admirer la fermeté d’un tel homme qui était trop fier pour avouer, même au prix de sa délivrance!

Ibrahim el Tekelaoui, qu’un Emir avait traité d’esclave, après avoir tué sa femme et ses jeunes frères se donna la mort. Saïd Fouli préféra mourir plutôt que de subir plus longtemps pareilles humiliations. Ces derniers incidents décidèrent enfin Khalid à mettre un frein à tant de cruautés: il bannit en différents endroits, mais à proximité, le reste des officiers égyptiens.

Khalid me fit alors mander à Fascher. J’arrivai dans la capitale, au commencement de février. On m’assigna pour demeure la maison de Djouma, avec ordre d’y faire venir mes gens et mes chevaux qui étaient restés à Dara. On me fit entendre que, en signe de soumission, je devrais volontairement aliéner le reste de mes biens. Je remis, comme on me le demandait, même ce que je possédais à Fascher, à Djaber woled Thajjib, nommé administrateur (Amin) du Bet el Mal. Il ne me restait, en somme, que juste de quoi vivre.

Ayant appris les mauvais traitements qu’avait endurés Hamada, ainsi que sa fermeté extraordinaire, je cherchai aussitôt à le voir. Je le trouvai dans un état affreux. Les blessures dont tout son corps était couvert, suppuraient et, chose horrible à dire, ses ennemis les lavaient chaque jour avec de l’eau froide mêlée de sel et de poivre, espérant que la douleur lui arracherait enfin un aveu.

Ils ne purent rien en tirer!

Je courus chez Khalid, lui décrivis la situation de Hamada et le priai de vouloir bien confier à mes soins le major.

«Il est infidèle, répliqua-t-il; il tient cachée sa fortune; il m’a offensé publiquement; il doit expier ses fautes et mourir comme un misérable.»

Je le suppliai alors, au nom et en souvenir de notre ancienne amitié, de me remettre le malheureux.

«Bien, dit-il enfin d’un ton moqueur; mais à la seule condition que tu te prosternes devant moi, pour lui.»

Il n’y a pas au Soudan chose plus humiliante qu’une prosternation. Le sang me monta à la tête. Je crois que je ne l’aurais pas fait, même pour sauver ma propre vie; eh! bien, ce n’était pas trop pour sauver le malheureux dont l’image effrayante, terrible, était présente à mes yeux! Je me prosternai devant Mohammed Khalid et posai mes mains sur ses pieds nus; mais lui rapidement les retira et me releva; il paraissait avoir honte du sacrifice qu’il venait d’exiger de moi.

«Hamada est libre, me dit-il; je le remets entre tes mains. Mais, donne-moi ta parole: que si tu apprends en quel endroit sont enfouies ses richesses, tu m’avertiras sans retard.»

Je le lui promis. Il appela un de ses parents, afin qu’il m’accompagnât et qu’on me remit le malheureux. Mes domestiques transportèrent Hamada, sur un angareb, dans ma maison. Je lavai ses blessures et fis étendre dessus du beurre frais; cela le soulagerait au moins; car, il ne fallait pas espérer le sauver.

Il but un peu de bouillon; à voix basse, il prononçait parfois quelques mots, appelant la malédiction du ciel sur ses bourreaux. Le quatrième jour de son séjour dans ma demeure, il désira rester seul avec moi.

«Ami, murmura-t-il, je sens que mon heure dernière est venue. Que Dieu te récompense de ce que tu as fait pour moi. Je ne puis plus rien faire maintenant; pourtant je te donnerai un gage de ma gratitude; j’ai enfoui mon or....»

«Arrête, lui criai-je; veux-tu m’indiquer l’endroit où ton trésor est caché?»

«Oui, tu dois l’avoir; qu’il puisse t’être utile!»

«Non, je ne veux et je ne peux pas le posséder. Pour te délivrer de tes persécuteurs, je me suis engagé à communiquer, le cas échéant, à Mohammed Khalid, ton ennemi, l’endroit où est caché ton or. Tu as assez souffert pour que ce trésor ne tombe pas entre les mains de ceux que tu haïs; continue à garder le silence; emporte ton secret dans la tombe; elle ne te trahira pas. Que ce soit ta consolation et ta vengeance!»

Tandis que je parlais, Hamada avait saisi ma main.

«Merci, râla-t-il, sans mon argent, tu seras encore heureux un jour. Allah kerim! (Dieu est miséricordieux).» Il s’étendit essayant de lever un peu l’index de la main droite.

Doucement, très doucement, il put murmurer encore. «Lâ ilahi ill Allah, Mohammed rasoul Allah»..... puis il ferma les yeux pour toujours. Il ne souffrait plus! Les yeux mouillés de larmes, je contemplai ce cadavre. Que m’était-il réservé, jusqu’à ce que, à mon tour, j’entre enfin aussi dans le repos éternel?

J’appelai mes domestiques et fis chercher quelques hommes dévoués. On lava le corps et on l’enveloppa dans un linceul que j’avais fait apporter.

Sur ces entrefaites, j’allai avertir Mohammed Khalid de la mort de Hamada.

«Est-ce qu’il ne t’a pas indiqué l’endroit où est caché son trésor?» me demanda-t-il aussitôt.

«Non, lui répondis-je, cet homme avait trop de volonté pour livrer son secret; je n’ai rien appris.»

«Que Dieu le maudisse! s’écria l’Emir. Puisqu’il est mort chez toi, enterre-le, quoiqu’il n’ait mérité que d’être jeté, comme un chien, sur un tas d’immondices.»

Je m’éloignai et fis ensevelir le corps près de ma maison, après qu’on eut récité les prières usuelles.

Mohammed Khalid était doué d’un esprit très rusé. Autant il se montra dur envers les fonctionnaires du Gouvernement, autant il agit avec douceur envers la population. Il n’en donna pas moins toutes les bonnes places à ses parents et chercha à tirer du pays tout ce qu’il put, mais, il évita soigneusement de semer la discorde, s’efforça de tranquilliser et de rassurer les gens en cherchant à les rallier au nouveau régime. Les impôts allèrent en majeure partie grossir sa caisse; cependant, de temps à autre, il faisait parvenir au Mahdi et à ses califes de jolies jouvencelles, des chevaux, des chameaux bien gras. On remerciait le généreux donateur! Il mit sa maison sur un grand pied et épousa Miram Ija Basi, sœur aînée d’Ibrahim, Sultan du Darfour, bien qu’elle fut âgée de cinquante ans. Elle avait en sa possession plus de cent esclaves des deux sexes, intelligents et bien élevés, elle-même était capable du reste de conduire avec dignité la maison d’un riche sultan soudanais.

Khalid trouva tout à fait inutile même de feindre de mettre en pratique le «renoncement aux biens de ce monde»; tous les soirs il y avait chez lui de grands festins; et la nombreuse compagnie n’y manquait pas de célébrer le Mahdi, de féliciter et de louer l’amphitryon.

Une lettre, très vieille de date, me parvint à cette époque. Elle venait du Caire et m’avait été adressée par le moudir de Dongola. Il me recommandait de concentrer des troupes à Fascher, m’enjoignant de remettre le Darfour au descendant direct des rois de cette province, Abd esh Choukour ibn Abd er Rahman Chattout, de me rendre à Dongola avec tous mes soldats et le matériel de guerre. Ce fils de roi, qui se trouvait encore à Dongola, n’avait pu trouver ni le chemin, ni les moyens de parvenir jusqu’à moi et même si on l’avait écouté à temps, cela n’aurait rien pu changer à la face des choses.

Une concentration complète des troupes à Fascher aurait déjà été rendue impossible par l’opposition des officiers et des soldats. D’autre part, si l’effectif de mes hommes avait été suffisamment élevé pour me permettre de quitter le pays avec tout le matériel de guerre, à plus forte raison aurais-je pu y rester et, en tout cas, mieux servir le Gouvernement que le timide Abd esh Choukour.

Je demandai à Khalid qui m’avait remis la missive la permission d’envoyer quelques lignes à mes partisans et de les remettre à l’Arabe qui avait apporté le message et qui était assuré du retour. Khalid y consentit; mais, comme c’était à prévoir, ma lettre ne parvint jamais à son adresse.

Je passai mon temps très tranquille, chez moi, sans voir beaucoup de monde, attendant du Mahdi les ordres concernant ma personne.

Au milieu de mai, Mohammed Khalid m’apprit que le Mahdi, à cause soi-disant du manque d’eau, avait quitté El Obeïd et s’était retiré à Rahat. Il exprimait le désir de faire ma connaissance et m’ordonnait de faire mes préparatifs de voyage.

A cette époque survint la reddition de la province du Bahr el Ghazal par Lupton bey.

En même temps que Khalid, le Mahdi avait nommé Karam Allah, Emir du Bahr el Ghazal, et l’avait envoyé dans cette province. Karam Allah habitait autrefois chez son frère Korgosaui, qui était commandant des Basingers de Lupton bey. Ayant appris la nouvelle de la rébellion du Mahdi, il quitta le pays avec le consentement de son frère et se dirigea sur El Obeïd où le Mahdi le reçut avec tous les honneurs possibles.

Nommé Emir, il rentra dans sa province. Son frère et les Basingers qu’il commandait, la plupart des fonctionnaires du Gouvernement et enfin le remplaçant de Lupton, Arbab Zobeïr, autrefois si fidèle, se joignirent à lui. Lupton bey abandonné dut capituler sans combat.

Si le soulèvement n’avait pas été fomenté par ses gens, mais bien par les tribus nègres de la province, Lupton aurait pu tenir pendant des années, en raison surtout du manque d’union des dites tribus. Trahi par les siens, il ne lui était resté, à lui qui était connu pour sa bravoure, qu’à se rendre à l’ennemi, sans même tirer un coup de fusil.

Mohammed Khalid manifesta le désir que je pris avec moi Saïd bey Djouma, alors encore à Kobbe; je me déclarai toujours prêt à le satisfaire, malgré les intrigues qu’autrefois ce dernier avait suscitées à mon égard. Dimitri Zigada, un marchand grec résidant depuis longtemps au Darfour et qui fournissait la viande aux garnisons de Fascher et de Kabkabia me demanda l’autorisation de se rendre avec moi au Kordofan. Mohammed Khalid auquel j’en référai donna son consentement.

Dimitri avait à réclamer du Gouvernement, pour ses livraisons 8,000 L. E. (207,000 francs environ). Il portait les bons que je lui avais signés avant la capitulation, toujours sur lui, cousus dans une ceinture et dans des chiffons de toile.

Je me procurai les chameaux nécessaires. A cette époque de l’année, on trouve très peu d’eau sur le chemin du Kordofan; je dus donc limiter au strict nécessaire le nombre de ces animaux. Le prix des chevaux étant, d’autre part, très élevé au Kordofan, j’en pris quatre avec moi, avec l’intention de les vendre là-bas pour réduire les frais de voyage. J’avais fait don à Khalid, sur le désir qu’il m’en avait exprimé, de l’étalon que Gordon m’avait donné jadis à Dourrah el Khadra.

Saïd bey Djouma était arrivé de Kobbe; la séparation de ses quatre femmes et de ses sept enfants lui avait été particulièrement pénible.

Vers le milieu de juin 1884, je partis de Fascher, en compagnie de Djouma et de Zigada. J’étais presque joyeux de pouvoir quitter ce pays où j’avais passé par tant de chagrins et de surprises amères.

Mohammed Khalid nous adjoignit une escorte de dix hommes commandée par le Fakîh Shahir de la race des Berti, pour nous protéger en route, prétendait-il, mais bien en réalité pour nous surveiller.

Nous prîmes congé de lui.

Je le remerciai des diverses bontés qu’il m’avait témoignées et lui recommandai ceux que nous laissions à ses soins; puis nous prîmes le chemin de Woda et de Fafa, pour atteindre Taouescha. En route, nous fûmes exposés non seulement à la curiosité générale, mais encore nous dûmes subir de nombreux propos railleurs sur notre situation actuelle, situation qu’on trouvait, de l’avis de tous, encore beaucoup trop belle en raison de nos prétendus méfaits d’antan!

Cinq jours après, nous atteignîmes Taouescha; notre guide Fakîh Shahir, natif de cet endroit, trouva bon d’y séjourner pendant plusieurs jours. Nous dûmes l’attendre. Quoiqu’il nous traitât en hôtes et nous hébergeât de son mieux, nous ne demandions qu’à continuer notre voyage; il se décida enfin à quitter sa ville natale.

Pendant notre séjour, je fis cadeau à ses petites filles de bracelets en ivoire, très recherchés dans le Darfour et que j’avais emportés sur moi comme argent pour le voyage.

A lui-même, je donnai quelques-uns des rares écus que j’avais pu me procurer à Fascher; je gagnai ainsi sa confiance. Il me communiqua alors en secret que Mohammed Khalid l’avait chargé d’épier toute notre conversation; les remarques que nous pouvions faire sur le Mahdi ou sur son administration devaient être rapportées rigoureusement et consciencieusement au calife Abdullahi. Il me pria d’avertir mes compagnons de voyage, un seul mot imprudent pouvant nous compromettre.

Je le remerciai cordialement et recommandai à tous la plus grande prudence.

Après avoir traversé Dar Hamr, nous arrivâmes vers la mi-juillet à El Obeïd, non sans avoir souffert du manque d’eau et avoir été importunés à plusieurs reprises par les Arabes Messeria. Le Mahdi avait laissé dans cette ville un de ses parents, autrefois marchand d’esclaves, nommé Sejjid Mahmoud, pour le remplacer. Je le trouvai accroupi sur le sol, au milieu de nombreux marchands, en train de se disputer violemment avec eux. Je me présentai; mais quoiqu’averti de mon arrivée, il resta quelques minutes sans paraître m’apercevoir. Il finit enfin par me saluer et ordonna à un de ses serviteurs de nous accompagner dans une maison sise non loin de là et qu’on nous assigna comme quartier.

Une heure après, on nous apporta un mouton et un sac de blé, en nous recommandant d’assister aux prières publiques. Dimitri Zigada s’étant déclaré malade, nous nous rendîmes, Djouma et moi, au lieu des prières, où depuis midi jusqu’au soir, Sejjid Mahmoud et ses compagnons nous entretinrent de la grandeur du Mahdi, et de la sainteté de sa doctrine.

Sur tous les tons et continuellement, on exigeait fidélité et respect au Mahdi, sous peine de cruelles punitions sur cette terre et de condamnation éternelle dans l’autre monde. Epuisés de fatigues, il nous fut permis enfin de regagner notre logis.

Le lendemain Sejjid Mahmoud nous avertit d’avoir à continuer notre voyage; nous quittâmes El Obeïd pour atteindre, à une journée de marche environ, Rahat où le Mahdi avait établi son camp.


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