Fer et feu au Soudan, vol. 1 of 2
CHAPITRE IV.
Soulèvement du Mahdi.
Jeunesse de Mohammed Ahmed.—Tarikas religieux.—Lutte de Mohammed Ahmed contre son supérieur religieux.—Son séjour à l’île d’Abba.—Abdullahi et Taashi.—Débuts d’Abdullahi, racontés par lui-même.—Mécontentement général dans le pays.—La tentative de faire prisonnier Mohammed Ahmed à Abba échoue.—Fuite du Mahdi (Higra) au Gebel Gedir.—Il nomme ses califes.—Défaite de Rachid bey.—Anéantissement de Youssouf Pacha el Shellali et de ses troupes.—Suites de la victoire du Mahdi au Kordofan.—La révolution s’étend vers le Nil Bleu.
Les troubles suscités par celui qu’on a nommé d’abord le Derviche, et plus tard le Mahdi, Mohammed Ahmed ibn (fils de) Abdullahi, troubles dont la première nouvelle m’avait été apportée par un télégramme cité plus haut (pages 157 et 158) étaient des plus inquiétants.
Mohammed Ahmed était né dans la province de Dongola, non loin des îles d’Argo, d’une famille pauvre, et obscure; ses parents se prétendaient issus du Prophète et réclamaient le titre d’Ashraf (noble), mais il leur était impossible de justifier ces prétentions auxquelles d’ailleurs personne n’ajoutait foi. Mohammed Ahmed n’était pour tout le monde qu’un vulgaire Dongolais. Tout jeune encore, il avait quitté son pays natal et était venu à Khartoum avec son père, Abdullahi, simple fakir, qui lui avait appris l’écriture et la lecture du Coran. Pendant le voyage, le père mourut près de Kerrere où plus tard son fils lui fit ériger un monument qu’on appelle aujourd’hui Koubbat es Seiid Abdullahi.
Le petit Mohammed Ahmed restait seul, livré à ses propres forces. Ses maîtres ne tardèrent pas à le prendre en affection, à cause de sa grande piété; lorsqu’il sut le Coran par cœur et qu’il eût commencé à étudier la théologie, on l’envoya à Berber chez le célèbre Mohammed el Cher afin de compléter ses études religieuses. Il y resta quelques années et gagna l’affection de son maître et de ses camarades, par ses excellentes qualités; enfin, ayant atteint l’âge d’homme, il retourna à Khartoum. C’est à cette époque qu’il entra dans la «Tarika de Samania» dirigée par le sheikh Mohammed Chérif, dont le père et le grand-père «Nur ed Dâim» et «et Tajjib» avaient mérité la réputation de saints. Le jeune Mohammed devint un des plus ardents défenseurs de cette doctrine. Le mot «Tarika» signifie «voie, route» et «sheikh el Terige» «chef ou guide de la voie.» Le chef rédige pour ses disciples un certain nombre de prières et d’invocations au Prophète composées le plus souvent par lui; ces prières et ces invocations sont récitées à des heures déterminées et indiquent aux croyants le chemin du ciel.
Les doctrines des sheikhs el Terige sont très nombreuses: la Kadmia, la Gaderia, la Tigania, la Samania, etc.; elles sont propagées par leurs califes (lieutenants) et leurs hauars (disciples). Les chefs exigent de leurs disciples une obéissance passive.
Mohammed Ahmed, admis dans la «Tarika de Samania», prêchait la doctrine de Mohammed Chérif dans lequel il avait une foi aveugle. Il s’était établi dans l’île d’Abba (Nil Blanc) au sud de Kaua, et vivait avec ses disciples du produit de l’agriculture et des dons qui affluaient chez le pieux jeune homme. Quelques membres de sa famille s’étaient autrefois établis dans cette île: son grand-oncle Ahmed Scherfi, dont il épousa la fille, ses frères Mohammed et Hamed, qui fabriquaient là des barques avec le bois de «l’acacia nilotica», d’autres encore, tous aidaient de leur mieux le pieux fakir qui s’était creusé une grotte au bord du fleuve et y passait dans la contemplation, des jours entiers, sans prendre de nourriture. De loin en loin il allait rendre visite à son maître, le sheikh Mohammed Chérif, pour lui renouveler l’assurance de son dévouement et prendre ses ordres.
Mohammed Chérif ayant résolu de fêter la circoncision de ses fils, invita tous les sheikhs dépendant de sa Tarika à prendre part à cette fête, ainsi que leur maître; les uns et les autres étaient tenus, selon l’usage, d’aider de leurs deniers.
Ce jour-là, chacun pouvait, avec l’autorisation du sheikh, se réjouir, comme il l’entendrait, et danser ou chanter suivant sa fantaisie.
Les jours de circoncision devaient pour tous les invités être des jours de réjouissance, Mohammed Chérif leur accordant d’avance au nom de Dieu la grâce et le pardon pour les jeux interdits par la religion.
Mais Mohammed Ahmed, le pieux fakir, protesta contre cette tolérance impie et, ayant expliqué à ses amis et à ses partisans que le chant, la danse et les autres jeux constituaient une transgression de la loi divine, il déclara qu’aucun homme, pas même un sheikh et Terige n’avait le pouvoir de pardonner les péchés qui en résulteraient.
Ces paroles furent rapportées à Mohammed Chérif, qui fit venir Ahmed; il était très surexcité et en même temps très inquiet de la protestation de son disciple qui allait peut-être porter une grave atteinte à son influence.
En présence de tous les califes de la Tarika, Mohammed Ahmed se reconnut coupable d’avoir parlé comme il l’avait fait et pria son seigneur et maître de lui pardonner s’il avait été induit en erreur. Mohammed Chérif l’invectiva, l’appelant traître et séditieux, l’accusant d’avoir trahi son serment de soumission et de fidélité, et le chassa de l’ordre de la Samania.
Ahmed se retira profondément humilié; il s’infligea le supplice de la «sheba» (fourche formée de deux branches d’arbre; on place le cou à l’intérieur et l’on réunit l’extrémité des deux branches au moyen d’un morceau de bois passé en travers), se répandit de la cendre sur la tête et retourna en suppliant, auprès de Mohammed Chérif, pour implorer son pardon. Celui-ci refusa de le recevoir, et Mohammed Ahmed, la mort dans l’âme, retourna auprès des siens à Abba.
Il avait tenu, en grand honneur, le descendant des saints «Nur ed Dâim» et «et Tajjib»; aussi son renvoi de l’ordre lui fut-il d’autant plus sensible. Mohammed Chérif se trouvant quelques temps après dans le village d’Abba, Ahmed se présenta devant son maître, le cou dans la sheba, la poitrine nue, la tête et le corps couverts de cendre; il lui demanda grâce et le pria de l’accepter à nouveau dans son ordre.
«Arrière, hors d’ici, traître, lui cria Mohammed Chérif, va, Dongolais qui ne crains point Dieu et te révoltes contre tes seigneurs et tes maîtres; tu confirmes une fois de plus le dicton: «ed Dongolaui wahed scheitan, mogelled bi gild el insan» le Dongolais est un diable qui a revêtu la peau d’un homme. Tu cherches, par tes paroles, à répandre la discorde parmi les hommes. Retire-toi, je ne te pardonnerai jamais.»
Mohammed Ahmed avait écouté ces paroles en silence, la tête baissée, agenouillé devant Chérif. Il se releva et sortit. Des larmes coulaient le long de ses joues; non des larmes de repentir, mais des larmes de rage: il avait du supporter cet affront, impuissant et sans répondre. Rentré dans sa retraite, il déclara à ses disciples qu’il venait de quitter pour toujours Mohammed Chérif et qu’il allait demander au sheikh El Gureschi établi à Musselemie la permission d’entrer dans sa Tarika.
El Gureschi avait reçu du grand-père de Mohammed Chérif, le saint et Tajjib, son calife, le pouvoir de propager la doctrine de la Tarika ez Samania. Et, il y avait, par suite, une certaine rivalité entre le sheikh El Gureschi et Mohammed Chérif, le descendant direct du sheikh Et Tajjib.
Comme Mohammed Ahmed, admis dans la Tarika d’El Gureschi, s’apprêtait à partir avec ses disciples, Mohammed Chérif informé de ce qui se passait revint sur sa décision et fît savoir à Ahmed qu’il consentait à le voir, lui accordait son pardon et le rétablissait dans ses anciennes fonctions. Mais Ahmed répondit fièrement que, n’ayant commis aucune faute, il n’avait besoin d’aucun pardon; et que de plus la présence d’un Dongolais impie dans sa suite porterait sans doute préjudice à sa doctrine.
Le sheikh El Gureschi reçut Ahmed à bras ouverts. Et voilà comment le nom de Mohammed Ahmed, le pieux et rusé fakir devint célèbre dans tout le Soudan. Jamais en effet on n’avait entendu dire auparavant qu’un sheikh subalterne eut repoussé le pardon que lui offrait son supérieur.
En général l’opinion publique était pour Ahmed, qui avait osé se révolter contre son chef parce que celui-ci s’était servi de la religion pour autoriser et approuver des actes interdits par elle. Les partisans du rebelle ne manquèrent pas d’étaler au grand jour tout ce qui, dans cette affaire, pouvait lui être favorable; et lorsqu’on sut avec quelle hauteur il avait repoussé le pardon qu’on lui offrait, il devint le héros du jour.
Muni de la permission de Gureschi, Ahmed retourna à Abba. Là, il reçut la visite de presque tous les hauts personnages qui venaient demander la bénédiction du pieux jeune homme et le peuple se pressait sur le passage du nouveau saint. Comme il distribuait aux pauvres, en présence même des donateurs, les cadeaux qu’il recevait, on lui conféra bien vite le titre de sahid (dispensateur). Après une tournée au Kordofan, convaincu que ses idées avaient trouvé un écho dans nombre de cercles religieux, il rédigea des pamphlets qu’il distribua d’abord à ses fidèles partisans. Il les engageait vivement en leur qualité de pieux musulmans, à réunir toutes leurs forces pour arrêter la décadence de la religion, puisqu’on ne devait rien attendre de ce côté du Gouvernement dont les fonctionnaires se moquaient du Coran et insultaient même le livre sacré.
Bientôt El Gureschi étant mort, Ahmed et ses partisans se rendirent à Musselemie et firent ériger sur le tombeau de leur maître une koubbat, (monument surmonté d’une coupole).
C’est là qu’un certain Abdullahi ibn Mohammed de la tribu des Taasha-Baggara qui vit au sud-ouest du Darfour, pria Ahmed de le recevoir dans la Tarika de Samania. Mohammed le reçut dans sa corporation et Abdullahi jura de lui rester fidèle jusqu’à la mort.
Mohammed el Fakih, de la tribu des Taasha et de la branche des Djouberat, était un descendant d’Aulad umm Surra. Il avait quatre fils, Abdullahi, Yacoub, Youssouf et Samani, et une fille appelée Fatma.
Vivant en désaccord avec ses parents, il forma le projet de se rendre à la Mecque avec toute sa famille, de s’y établir et de terminer ses jours dans le voisinage de la ville du Prophète. Des gens, qui l’ont connu, le dépeignent comme un homme pieux, ne s’occupant que de ses devoirs religieux et qui avait le pouvoir de soulager les malades et les faibles d’esprit en récitant des formules religieuses. Il enseignait volontiers le Coran à la jeunesse. Abdullahi et Youssouf étaient les plus indisciplinés de ses fils; que de peine il eut à leur apprendre les versets les plus importants du Coran. Yacoub et Samani étaient d’une nature beaucoup plus calme et aidaient leur père dans ses leçons; c’est ainsi qu’ils apprirent d’eux-mêmes par cœur tout le Coran et commencèrent à l’interpréter.
Au temps des hostilités survenues entre Zobeïr et le Darfour, Mohammed el Fakih avec toute sa famille quitta son pays et se rendit à Shakka, par la route de Kallaka. Il resta à Shakka près de deux années et partit, traversant Dar Hamr, El Obeïd et Dar Djimme où il mourut près de Sherkela; il fut enterré par les soins du grand sheikh des Djimme, Asaker woled Abou Kalam, qui avait subvenu aux besoins de toute la famille pendant de longs mois. Avant de mourir, il conseilla à son fils aîné, le chef de la famille, de chercher asile auprès d’un chef religieux quelconque, sur les bords du Nil, comme il avait eu lui-même l’intention de le faire, d’entreprendre un pèlerinage à la Mecque; mais de ne rentrer en aucun cas dans son pays.
Abdullahi prit congé de ses frères et de sa sœur qu’il laissait à Dar Djimme sous la protection du sheikh Asaker, et partit seul dans la direction du Nil.
En route, il apprit le différend qui avait surgi entre Ahmed et son supérieur et résolut d’aller demander au premier la faveur d’entrer dans sa corporation.
«Ce fut un rude voyage pour moi,» me racontait souvent Abdullahi ibn es Sejjid Mohammed, califet el Mahdi, comme on l’appelle aujourd’hui. Dans les premières années de son règne, alors qu’il n’avait pas autant de défiance qu’à présent, il était très communicatif, et se plaisait à me raconter ses aventures le soir quand nous étions seuls. Couché sur un petit angareb, d’un assez joli travail, et recouvert d’une natte de palmier, Abdullahi s’appuyait alors sur une pièce de coton roulée en forme de coussin et s’entretenait avec moi qui l’écoutais accroupi par terre et les jambes croisées.
«Oui, ce voyage fut triste et pénible; je ne possédais pour tout bien qu’un âne, et, la pauvre bête avait une plaie sur le dos. C’est à peine si j’osais le monter. Je le chargeais d’une petite outre remplie d’eau et d’un peu de blé; et, triste et découragé, je le poussais devant moi. Sur le dos je n’avais qu’une chemise de coton large et coupée à la mode de mon pays. Tu dois te rappeler encore ce haillon, Abd el Kadir?»
Il m’avait surnommé Abd el Kadir; mais quand il voulait me distinguer de mon homonyme, il m’appelait Abd el Kadir Saladin (Slatin).
«A mon costume et à mon langage j’étais très vite reconnu comme étranger.
«Que de fois j’ai entendu dire autour de moi:
«Que cherches-tu ici? Que veux-tu? Va donc, rentre dans ton pays, il n’y à rien à voler ici!»
«Il est vrai, continuait-il en riant, que nous autres Arabes, nous jouissons ici d’une mauvaise réputation; cela tient surtout à ce que les marchands qui, au temps de Zobeïr, se dirigeaient vers le Bahr-el-Ghazal, étaient souvent détroussés par les Arabes. Quand je voulais savoir où résidait le Mahdi, alors Mohammed Ahmed, on me regardait avec défiance; on me demandait ce que je pouvais bien avoir à faire avec lui et l’on me donnait à entendre que jamais il n’accepterait de gens de mon espèce parmi ses disciples. Heureusement je rencontrai toujours quelque âme compatissante qui m’indiquait la route. Un jour, dans un village, on voulut me voler mon pauvre âne; on le reconnaissait bien, disait-on: il avait été volé l’année précédente. Un vieillard, qui craignait Dieu sans doute, intervint et je pus continuer ma route. C’est ainsi que, errant de-ci de-là, presque toujours repoussé, raillé, rarement secouru, j’arrivai enfin près de Musselemie où je rencontrai le Mahdi qui allait précisément ériger la koubbat d’El Gureschi.
«En le voyant, j’oubliai toutes mes peines passées, je ne voyais que lui, n’entendais que lui: et je dus rassembler tout mon courage pour lui adresser la parole.
«Je lui racontai brièvement l’histoire de ma famille et le suppliai, au nom de Dieu et de son Prophète, de me recevoir au nombre de ses disciples.
«Il y consentit et me tendit la main. Je la baisai avec effusion et lui jurai fidélité et soumission. J’ai tenu mon serment jusqu’à ce que la mort vint le surprendre.»
Il se tut subitement et me regarda.
«Oui, tu l’as tenu ton serment, lui dis-je, et Dieu le Tout-Puissant t’a récompensé! Toi, qu’on repoussait, qu’on raillait autrefois, tu es aujourd’hui le maître, tu ne t’es point vengé; ta conduite est noble et c’est ainsi seulement que peut agir un descendant du Prophète.»
Il aimait qu’on le louât; j’étais d’autant plus disposé à le faire que agréablement flatté de mes paroles, il continuait son récit.
«Lorsque j’eus prêté serment, continua-t-il, le Mahdi appela un de ses disciples, nommé Ali, et lui dit: «Dès ce moment vous êtes frères, aidez-vous mutuellement et placez votre confiance en Dieu. Toi, Abdullahi, suis les ordres de ton frère.»
«Ali était bon, mais aussi pauvre que moi. Il partageait avec moi la nourriture qu’il recevait du Mahdi ou qu’on lui donnait en parent. Pendant le jour, nous portions ensemble les tuiles nécessaires à la construction de la koubbat; le soir, nous couchions côte à côte. Un mois plus tard, la koubbat était terminée. Le Mahdi, qui toute la journée avait à répondre à des visiteurs, ne s’était pas autrement préoccupé de moi; pourtant, une voix intérieure me disait que j’avais trouvé place en son cœur.
«Nous quittâmes Musselemie, bannières en tête,—bannières couvertes d’inscriptions religieuses et de morceaux de l’islam—et nous traversâmes l’île. De toutes parts les gens accouraient pour voir le Mahdi, ou plutôt le sheikh Mohammed Ahmed comme on le nommait alors, pour l’entendre prêcher sa doctrine et pour implorer sa bénédiction. Mes sandales étaient déchirées et un Mogaddam (le supérieur des disciples) avait pris mon âne pour y asseoir un malade. Nous arrivâmes enfin à l’île d’Abba, où résidait le Mahdi. Je souffrais de la dysenterie; mon frère Ali m’installa dans sa petite hutte de paille, où il y avait à peine place pour nous deux, et s’occupa de pourvoir à ma nourriture. Il apportait du Nil l’eau nécessaire pour notre boisson, et pour les ablutions.
«Un soir, il sortit pour aller puiser de l’eau, comme de coutume. Il ne rentra pas.
«Le malheureux avait été surpris par un des crocodiles qui pullulent sur les rives du fleuve. Les frères accourus en toute hâte ne purent qu’arracher à la bête le cadavre d’Ali. Allah jerhamo, Allah jeghfir lehu. Que Dieu l’ait en sa sainte garde; Que Dieu lui pardonne ses péchés.»
«Allah jerhamo, Allah jeghfir lehu, répétai-je à mon tour et me tournant vers le calife: Maître, ajoutai-je, ta patience est grande, c’est pourquoi Dieu t’a élevé.
«Mais dis-moi, le Mahdi ne s’est-il jamais occupé de toi pendant ta maladie?»
«Non, me répondit le calife; le Mahdi voulait me soumettre à l’épreuve. Ce n’est qu’après la mort d’Ali, pendant que moi-même j’étais couché seul et sans secours dans la hutte, qu’il fut averti de ma maladie. Un soir, subitement, il pénétra dans la cabane. J’étais trop faible pour me lever. Il s’assit près de moi et me donna de la medida très chaude qu’il avait apportée dans une calebasse. (La medida est une sorte de bouillie de farine, à laquelle on ajoute quelquefois du beurre fondu).
«Bois, me dit-il, cela te fortifiera; aie confiance en Dieu.»
«Puis il me laissa. Il m’envoya, peu de temps après quelques frères qui me transportèrent dans une hutte voisine de son habitation. A peine eus-je bu la medida que je me sentis mieux. Ne m’avait-il pas dit: «cela te fortifiera», et c’était vrai; car, lui, le Mahdi disait la vérité et ne mentait jamais!»
«Certainement, interrompis-je; c’était le Mahdi, le fidèle, le véridique, et toi, son calife, tu as marché fidèlement sur ses traces.
«Auprès de lui, continua le calife, je me rétablis rapidement. Je voyais le Mahdi chaque jour. Il était la lumière de mes yeux; et la paix régnait dans mon cœur. Il m’interrogeait parfois sur ma famille et m’engagea à la laisser encore quelque temps au Kordofan. «Aie confiance en Dieu;» telle était toujours la fin de ses discours.
«Il s’entretenait souvent avec moi seul et me confia le secret de sa mission divine. Dieu, disait-il, l’avait marqué pour être le Mahdi et le Prophète l’avait investi de cette mission en présence des apôtres et de tous les saints. Je savais depuis longtemps, avant même qu’il ne m’eut jugé digne d’entendre cette confidence, je savais, dis-je, et je m’en rendais compte, rien qu’en le regardant qu’il était l’envoyé de Dieu, le Mahdi el Monteser (le maître attendu.)[7] Ah! le beau temps, sans chagrin, sans souci!... Mais, il est tard, Abd el Kadir, va te reposer.»
«Que Dieu prolonge tes jours, lui disais-je en me levant et te donne la force de ramener sur le chemin de la foi les véritables croyants et je quittais le calife, en marchant à reculons.
Mohammed Ahmed avait trouvé son homme en Abdullahi ibn Mohammed.
A la suite de son différend avec Mohammed Chérif, il avait acquis rapidement une célébrité inattendue. La vénération générale dont il jouissait, et dont il était l’objet de la part surtout des habitants de Ghezireh, lui fit concevoir des espérances plus grandes encore. Il commença par déclarer secrètement à ses intimes qu’il avait été envoyé pour régénérer la religion du Prophète, qui tombait en décadence et il leur demanda de l’aider dans sa tâche. Il ne se donnait cependant que comme l’esclave de Dieu, forcé, par l’ordre divin, d’accomplir cette mission, sans croire qu’il en était digne.
Ce fut Abdullahi qui mit la secte en rapport avec les puissantes et belliqueuses tribus de l’ouest; ces tribus, disait Abdullahi, ne laisseraient certainement pas échapper l’occasion de vaincre ou de mourir, pour Dieu et la religion; il engagea le Mahdi à entreprendre un voyage au Kordofan. Celui-ci parcourut le Dar Djimme, où les frères d’Abdullahi l’assurèrent de leur soumission; il leur conseilla de ne pas quitter leur résidence, et de répandre sa doctrine parmi leurs concitoyens.
De là il se rendit à Dar Djauama et à El Obeïd. Dans cette dernière ville, il se présenta chez les plus hauts fonctionnaires religieux et civils; il les interrogeait sur leurs façons de penser, surtout sur leurs opinions et s’efforçait de les gagner à sa cause. S’il trouvait quelque écho auprès de certains personnages, il leur communiquait, après leur avoir fait prêter serment de garder le silence, sa mission divine, et les exhortait à s’entraider pour la tâche sainte qu’il avait entreprise de relever le prestige de la religion. Saïd el Melki, l’un des notables les plus importants du pays, fut également mis dans le secret. Il reconnaissait avec le Mahdi que les progrès de la religion allaient se ralentissant; cependant il l’engageait à ne rien entreprendre contre le Gouvernement, qui, suivant lui, était trop puissant et avait trop de partisans dans le pays. Il ne fallait pas trop non plus compter sur un soulèvement complet de la contrée, la diversité de race des tribus étant un obstacle à une entente générale. Ahmed combattit les raisons présentées par El Melki et lui fit promettre de garder le secret et de rester neutre pour le moment du moins, quitte à se joindre à lui plus tard quand l’insurrection aurait éclaté. Le Mahdi visita ensuite à Tekele, Mek Adam Omdaballo qui le reçut très hospitalièrement et offrit en son honneur plusieurs banquets; mais, dominé par le cadi, Omdaballo ne voulut s’engager à rien. Le Mahdi rentra à Abba, en passant par Sherkela.
Que d’observations faites dans le cours de ce voyage! Avec quelle pénétration il se rendit compte de l’hostilité sourde qui grandissait entre la population vulnérable et ceux qui étaient au pouvoir!
La principale raison de ce mécontentement était due à la répartition inique des impôts, fort élevés du reste, et à la méthode tout à fait arbitraire qu’employaient pour les percevoir les fonctionnaires et les soldats, ceux-ci n’ayant d’autre souci que d’extorquer tout ce qu’ils pouvaient quand l’occasion était favorable.
Dans les derniers temps surtout, les indigènes parvenus à de hautes fonctions cherchaient, ainsi que leurs proches parents auxquels ils avaient fait obtenir des postes subalternes, à s’enrichir le plus rapidement possible. C’est ainsi que Gordon, en nommant le riche marchand Elias, Pacha et moudir du Kordofan, suscita de nombreux mécontents. Le successeur d’Elias, Abd er Rahman bey ben Nagi, était lui aussi un marchand du Kordofan. Ils avaient certes toutes les qualités voulues pour faire d’excellents gouverneurs, mais l’esprit mercantile inhérent à leur profession de commerçants les portait à exploiter le pays à leur profit et au profit de leurs parents. Leur nomination n’était pas non plus très bien vue par leurs compatriotes, race d’envieux et de jaloux qui se croyaient aussi capables que les autres de diriger les affaires du pays.
Aussi, lorsque Elias Pacha envoya lever le tribut annuel auprès de Mek Adam Omdaballo, celui-ci refusa net de s’exécuter, arguant avec fierté de son origine royale.
«Je paye aux marchands la marchandise que je leur achète, mais jamais je ne me reconnaîtrai comme leur tributaire, répondit-il aux collecteurs de l’impôt.»
Et en même temps, il envoya des messagers à El Obeïd, demandant si les Turcs et les autres blancs étaient tous morts, puisque le Gouvernement accordait les plus hautes fonctions à des indigènes, voire à des marchands, laissant de côté les descendants des anciennes familles régnantes!
On dut tenir compte de l’opinion publique; Elias Pacha et Abd er Rahman bey furent destitués et remplacés par des Turcs et des Egyptiens.
Nous-mêmes Européens, bien qu’en petit nombre et peu détestés en général à cause de notre sentiment inné de la justice, nous fûmes bien souvent des causes de mécontentement.
Animés des meilleurs intentions, il nous arriva maintes fois d’édicter des lois et des décrets qui blessaient les usages, les coutumes et les traditions des Soudanais, ce qui était pour eux une cause sérieuse d’irritation.
C’est principalement en ce qui touche à l’esclavage que nos lois blessèrent le plus la population indigène et la proclamation de «liberté générale» (el Hurria) faite par ordre du Gouvernement fut prise en très mauvaise part. Le commerce des esclaves, autorisé par la religion, procurait sans cesse aux habitants des éléments vigoureux toujours renouvelés et qui rendaient les plus grands services à l’agriculture et à l’élevage du bétail. Les acheteurs ne se préoccupant guère des cruautés commises pour se procurer les esclaves ou pour les amener jusqu’aux rives du Nil où ils étaient vendus; mais on doit reconnaître qu’une fois l’esclave acheté, il était bien traité par son maître. Nos ordonnances et leur minutieuse application rendaient à peu près impossible l’introduction de nouveaux esclaves, et de plus elles permettaient à ceux qui étaient déjà dans le pays de recouvrer leur liberté s’ils pouvaient prouver que leurs maîtres les maltraitaient.
Mohammed Ahmed connaissait tous ces griefs et mettait à profit ce mécontentement général. Il savait fort bien aussi que la religion seule pourrait servir de lien et réunir pour une action commune toutes les tribus si diverses et presque continuellement en luttes les unes contre les autres, aussi n’hésita-t-il pas à mettre en avant la religion, toujours et partout, et à se donner simplement pour le Mahdi el Monteser. Une fois assuré du pouvoir spirituel, il se faisait fort de réussir, grâce au fanatisme de ses compatriotes, à chasser du pays les étrangers, Turcs, Egyptiens et Européens auxquels il avait voué une haine indestructible. Comprenant cependant, que son heure n’était pas encore venue, il attendit patiemment, essayant d’amener les principaux chefs religieux à travailler au relèvement de l’islamisme.
Au temps d’Abd er Rauf Pacha, le gouverneur qui siégeait à Khartoum, avait déjà été avisé de ce mouvement par Mohammed Chérif dont l’irritation contre son ancien disciple était toujours en éveil.
Mais les avis de Mohammed Chérif furent regardés comme provoqués par sa jalousie contre Mohammed Ahmed lequel, grâce à sa piété, voyait s’étendre de plus en plus sa popularité.
D’autres informations étant parvenues au Gouvernement par d’autres voies, on résolut d’en finir avec ce mouvement. Pour y parvenir, Abd er Rauf Pacha envoya par un vapeur à Abba, Mohammed bey Abou Saoud dont nous avons déjà parlé; celui-ci était chargé d’inviter le nouveau Prophète à se rendre à Khartoum pour s’y justifier des accusations que l’on portait contre lui.
Mohammed Ahmed fut averti à temps par ses amis, qui lui conseillèrent de ne pas se rendre à cette invitation, car il serait sans aucun doute retenu à Khartoum, grâce aux intrigues de Mohammed Chérif.
Lorsque Mohammed bey Abou Saoud se présenta devant Mohammed Ahmed, celui-ci le reçut très amicalement, en présence de ses frères et d’Abdullahi. Après les salutations d’usage, Abou Saoud bey lui fit part des bruits qui couraient sur lui, bruits auxquels on ne croyait pas, mais qui obligeaient le Mahdi à se présenter chez le gouverneur pour se justifier; après un très long discours, il l’invita enfin à l’accompagner sur le vapeur. Mais à ces paroles Mohammed Ahmed entra dans une grande colère et se frappant la poitrine: «Par la grâce de Dieu et du Prophète, s’écria-t-il, c’est moi qui suit le maître du pays! Jamais je ne me rendrai à Khartoum pour me justifier!»
Effrayé de cette sortie, Abou Saoud bey chercha à calmer Mohammed Ahmed; mais celui-ci qui avait arrêté, au préalable, son plan de conduite avec ses frères et Abdullahi, déclara ne vouloir plus rien entendre et somma énergiquement Saoud bey de se retirer sur le champ. Abou Saoud, soucieux d’abord de sa propre sécurité, retourna à Khartoum où il fit part, au grand étonnement du Gouverneur général, de l’insuccès de sa démarche et des péripéties de sa visite à Mohammed Ahmed. Celui-ci convaincu désormais que sa vie ne dépendrait plus que de son énergie et de sa fortune, expédia des circulaires à toutes les personnes qu’il pensait lui être fidèles pour les soulever contre le Gouvernement. Il ordonna à son entourage de se préparer à la guerre sainte, la Djihad.
Cependant Abd er Rauf ne restait pas inactif. Le rapport de Saoud bey ne lui permettait plus de douter de la gravité de la situation et pour en finir d’une façon définitive, il envoya contre Ahmed deux compagnies commandées chacune par un saghcolaghassi. Le Gouverneur général promit à celui des chefs qui prendrait vivant le «Fanatique» la promotion au grade de «Bimbachi» (major). Il espérait par là leur donner plus de courage et plus d’ardeur. Mais, en fait, il ne réussit par cette promesse qu’à empêcher une action commune des deux saghcolaghassi dont un seul, celui qui prendrait le Prophète, devait être promu major.
Les compagnies furent embarquées à bord de «l’Ismaïlia»; le vapeur armé en outre d’un canon, quitta Khartoum, emmenant le petit corps expéditionnaire que commandait Abou Saoud bey. Mais pendant le voyage même des différends s’élevèrent entre les officiers, et entre ceux-ci et Saoud bey.
Mohammed Ahmed, averti à temps de cette expédition, rassembla ses amis et donna l’ordre aux tribus arabes des Dedjem et des Kenana établies dans son voisinage, de se joindre à lui pour la guerre sainte.
Le Prophète, leur disait-il, lui était apparu et lui avait déclaré que tous ceux qui combattraient, seraient considérés par Dieu comme ayant le rang d’un Emir el Aulia (Emir des Saints), sheikh Abd el Kadir el Kalani, fidèles particulièrement vénérés des musulmans. Mais les choses prenaient une tournure trop grave et quelques fidèles seulement répondirent à l’appel du Mahdi.
Le vapeur arriva dans la soirée; les deux saghcolaghassi, malgré les conseils de Saoud bey, voulurent débarquer la nuit même. Il finit par les laisser aborder. Lui-même, encore sous l’impression de sa dernière entrevue avec Mohammed Ahmed, resta prudemment à bord avec ses canons et fit ancrer le vapeur à une certaine distance du rivage. Les deux officiers, quoique ne connaissant nullement les lieux, se séparèrent, chacun voulant être le premier à s’emparer du Mahdi pour obtenir la récompense promise. A la tête de leur compagnie, ils se dirigèrent, à travers des chemins marécageux et par une nuit obscure, vers la demeure de Mohammed Ahmed; ils attaquèrent les huttes pensant y surprendre les rebelles; mais, dans l’épaisseur des ténèbres, ils finirent par tirer les uns contre les autres. Ahmed avait eu soin de quitter à temps les huttes; avec ses compagnons, armés seulement d’épées, de lances et de bâtons, ils s’étaient cachés près de là dans les hautes herbes. Guidés par les coups de feu, ils tombèrent sur l’ennemi dont ils eurent facilement raison, les deux compagnies étant dans le désarroi le plus complet et n’ayant plus de chefs. La plupart des hommes furent tués; quelques-uns gagnèrent le vapeur à la nage. Saoud bey effrayé de la malheureuse issue de l’entreprise, voulait faire lever l’ancre et rentrer à Khartoum; le capitaine le pria d’attendre au moins jusqu’au lendemain matin; il y consentit, mais toujours inquiet pour sa propre personne et ses canons, il fit mouiller le vapeur plus loin encore, au milieu du fleuve.
Le lendemain, on constata l’anéantissement complet des deux compagnies; des survivants, quelques-uns se trouvaient à bord, les autres avaient été faits prisonniers: il ne restait plus qu’à porter à Khartoum la fâcheuse nouvelle.
Ahmed et ses partisans étaient heureux d’une victoire qui ne leur coûtait presqu’aucune perte: le Mahdi cependant avait été blessé légèrement au bras; Abdullahi qui se trouvait à ses côtés le pansa aussitôt sans qu’aucun des leurs ne s’en aperçut. Malgré ce succès le nombre des partisans du Mahdi ne s’accrut que lentement car on était persuadé que le Gouvernement prendrait contre lui des mesures plus sérieuses.
Mohammed Ahmed, sur les conseils de ses frères Mohammed et Hamed et surtout sur ceux d’Abdullahi, résolut d’aller dans le sud du Kordofan, où il serait plus loin de Khartoum. Comme il prétendait que tous ses actes étaient inspirés par le Prophète, il employa le même argument pour expliquer son départ à ses partisans leur révélant que le Prophète lui était apparu et, lui avait donné l’ordre de faire un pèlerinage à Gebel Gedir, dans le sud du Kordofan, où il devait attendre des ordres ultérieurs.
Avant de quitter Abba, il nomma, toujours d’après l’ordre du Prophète et comme celui-ci l’avait fait autrefois, il nomma, disons-nous, ses califes: Abdullahi ibn Mohammed devint le calife Boubekr es Sidik; Ali woled Helou, de la tribu des Dedjem (Arabes possesseurs de bestiaux, au Nil Blanc) fut nommé calife Ali el Karar.
La fonction du calife Osman ibn Affan resta provisoirement vacante.
Le voyage par le fleuve présenta quelques difficultés; les bateliers refusaient de leur prêter des barques, ne voulant pas avoir à répondre de cette complaisance vis-à-vis du Gouvernement. Après de longues hésitations, ils se décidèrent à se servir de leurs propres barques qu’ils avaient tenues amarrées sur l’autre rive pendant le combat.
Au moment du départ, la plus grande partie de la tribu des Dedjem, cédant aux prières d’Ali woled Helou, se décida à quitter la contrée et à suivre Ahmed dont les forces furent ainsi considérablement accrues.
Mohammed Ahmed se mit donc à parcourir le Dar Djimme, faisant partout de la propagande et invitant la population à le suivre à Gebel Gedir. Ses partisans répandaient des récits fabuleux sur les dernières victoires, les miracles qui s’y étaient accomplis, si bien qu’un grand nombre de gens crédules se joignirent au Mahdi. Dans un village où ils tentaient ainsi de répandre la conviction, se trouvait un saghcolaghassi nommé Mohammed Djouma, venu là avec 60 hommes pour recueillir les impôts. Ahmed avec quelques-uns de ses fidèles s’était établi dans le voisinage du saghcolaghassi, sans songer au danger qu’il courait. Mohammed Djouma, redoutant une issue désastreuse pour une entreprise dont il aurait seul encouru la responsabilité, ne voulut rien engager de lui-même et n’osa pas prendre de détermination; il crut préférable d’envoyer un rapport à El Obeïd, à plusieurs jours de marche de là, et d’y demander des ordres. Mais le lendemain Mohammed Ahmed était parti et avait rejoint ses troupes.
Quelques années plus tard, je retrouvai Djouma à Omm Derman; il me raconta l’histoire en quelques mots: «Si j’avais pu prévoir, me dit-il, les événements qui ont suivi, je n’aurais pas attendu la permission d’attaquer ce Dongolais, cause de tant de malheurs pour le pays; si j’avais succombé, que de vicissitudes amères je me serais épargnées!»
Avec ses légions, Mohammed Ahmed était arrivé aux portes d’El Obeïd, à l’endroit précisément où se trouvait alors Giegler Pacha, le lieutenant du Gouverneur général, venu pour remplir les fonctions d’arbitre dans le procès d’Abd el Hadi, ancien juge du district (Nasir el Giom) et l’un des plus riches habitants du Kordofan. (Abd el Hadi accusé de concussion et de détournements, fut finalement acquitté).
Giegler Pacha envoya contre Mohammed Ahmed, Mohammed Pacha Saïd avec quatre compagnies; celui-ci avait pris la direction des montagnes de Tekele, avec ordre de couper la route au Mahdi et de le contraindre à livrer bataille.
Mais, soit négligence, soit défaut de tactique, Mohammed Pacha Saïd ne put arriver à rejoindre Ahmed; régulièrement il faisait halte et dînait à la place même où les rebelles avaient campé la veille et campait à l’endroit où quelques heures auparavant les rebelles avaient dîné.
A près trois jours passés ainsi à poursuivre inutilement le Mahdi, Mohammed Saïd rentra à El Obeïd.
L’insuccès de cette expédition, dû surtout à la peur qu’éprouvait Saïd, ne fit qu’accroître auprès des populations l’influence du Mahdi.
Comme nous l’avons dit en passant, celui-ci s’était dirigé vers Tekele dans l’intention d’y faire un assez long séjour. Omdaballo, ne voulant pas que quelques troubles se produisent sur son territoire, lui envoya, par un de ses fils, comme présent d’hospitalité, quelques moutons et du blé; en même temps il l’engageait à se porter un peu plus dans l’intérieur du pays. Après une longue et pénible marche, Mohammed Ahmed arriva à Gebel Gedir, où se trouve une population mêlée d’indigènes et d’Arabes Kenana fixés là depuis de longues années.
Rachid bey, moudir de Faschoda, informé de tous ces mouvements, prit, de sa propre autorité, la résolution d’attaquer immédiatement les rebelles, sans leur laisser le temps de se renforcer. Parmi les familiers de Rachid se trouvait un Allemand, du nom de Berghoff, autrefois photographe à Khartoum et envoyé plus tard, par Abd er Rauf, comme inspecteur du service de répression de la traite des nègres à Faschoda, et Kaïkum bey, chef suprême (mek) des nègres Shillouk.
On était en décembre 1881; Rachid bey mena malheureusement son expédition contre toutes les règles de la tactique. A son arrivée près de Gedir, la troupe de Rachid tomba dans une embuscade et fut complètement anéantie par les partisans de Mohammed Ahmed, que ses espions avaient averti de l’approche des troupes. Les soldats n’eurent même pas le temps de décharger les cartouches que portaient les chameaux. Rachid lui-même et les gens de son entourage se défendirent héroïquement, et durent céder à la force; Rachid bey fut tué dans l’action. Cette victoire accrut encore la popularité du Mahdi, (c’est le titre qu’il avait pris et que nous lui donnerons désormais). Cette popularité se propagea et grandit surtout chez les Arabes qui habitaient les contrées du Sud. Cependant, malgré ce nouveau succès, la position du Mahdi n’était pas encore très sûre.
Le calife Abdullahi, pendant les premières années que je passai avec lui à Omm Derman, me raconta à maintes reprises les souffrances qu’il avait eu à supporter à cette époque.
«Nous étions, me disait-il, arrivés à Gedir, épuisés, harassés, par un voyage long et pénible. Le Mahdi ne possédait qu’un mauvais cheval de race abyssinienne; pour moi il me fallait faire à pied la plus grande partie de la route. Mais Dieu rend fort le croyant prêt à verser son sang pour la foi. Mes frères, Yacoub, Youssouf et Samani, s’étaient joints à nous avec leurs familles; la femme de mon père, qui allaitait encore son plus jeune fils, mon frère Haroun, ne voulut pas rester en arrière et nous accompagna. Elle et ma femme, qui venait de me donner un fils, Othman, celui que vous appelez aujourd’hui Sheikh ed Din et que tu vois chaque jour, me causaient le plus grand souci. Il nous était facile, à nous autres hommes, de supporter les fatigues de toute nature que Dieu nous infligeait comme épreuve; nous pouvions et devions les supporter et même remercier le Créateur de nous avoir choisis pour enseigner ses commandements et relever les croyants abattus. Mais, ajoutait-il en riant, pour les femmes et les enfants, les meilleures doctrines ne remplacent pas le boire et le manger. Des milliers de gens accouraient au devant de nous, il est vrai, mais eux-mêmes étaient pauvres et il nous fallait encore leur venir en aide. Les riches, au contraire, nous évitaient, trop soucieux de leur fortune, et des futilités de ce monde qui les empêchent de connaître les véritables joies du Paradis et d’en jouir. Les populations que nous rencontrions sur la route ne nous donnaient pour notre entretien que bien peu de chose, et ces faibles dons étaient encore distribués par le Mahdi aux nouveaux adhérents que dans sa bonté, il considérait comme ses hôtes. Que de fois j’eus le cœur déchiré par les cris des enfants affamés et les plaintes des femmes qui manquaient même du nécessaire. Seule, la vue du Mahdi faisait renaître en moi l’espérance et la confiance en Dieu. La patience est la plus belle des vertus; ô, Abd el Kadir, cultive-la et Dieu te récompensera!»
La défaite de Rachid bey ouvrit les yeux au Gouvernement qui ne pouvait plus douter de la gravité de la situation. Une expédition fut organisée sous les ordres de Youssouf Pacha el Shellali, dont la valeur était reconnue par tous depuis le temps de la campagne de Gessi contre Zobeïr.
Des renforts furent demandés au Kordofan qui envoya un bataillon d’infanterie régulière et des volontaires commandés par Abdullahi woled Dheifallah, le frère d’Ahmed bey Dheifallah, Abd el Hadi et le sultan Deema.
Le Mahdi lança de tous côtés des circulaires dans lesquelles il attribuait ses victoires à l’intervention du ciel qui avait voulu faire éclater à tous les yeux sa mission divine. Il invitait tous les croyants à prendre les armes pour la guerre sainte, il donnait à ses défenseurs le titre «Ansar» (défenseur de la foi) et promettait à ceux qui tomberaient pour la cause sainte les joies éternelles du ciel; aux survivants, les quatre cinquièmes du butin, car la victoire décrétée par Dieu ne pouvait faire défaut; le dernier cinquième était réservé pour la part du Mahdi lui-même. Ainsi il mettait habilement en mouvement les deux grands mobiles des populations du Soudan: le fanatisme et la cupidité.
Youssouf el Shellali rassembla ses troupes. L’infanterie régulière fut placée sous les ordres de Mohammed bey Soliman et de Hasan effendi Rifki, que j’avais acquitté lors de son procès; la cavalerie irrégulière obéissait au vaillant chef des Sheikhiehs, Daha Abou Sidr. Toutes ces troupes formaient un ensemble d’environ 4000 hommes. Elles quittèrent Khartoum au milieu de mars 1882 et attendirent à Kaua le renfort qui devait leur être envoyé d’El Obeïd.
Abdullahi woled Dheifallah avait grand’ peine à réunir des volontaires. D’abord, les gens, par piété, refusaient de marcher contre «l’homme pieux», et puis, le Mahdi ne possédant rien, ils n’avaient à espérer aucun butin. De plus, Elias Pacha, le plus riche des marchands de la contrée, ancien gouverneur d’El Obeïd, qui jouissait d’une énorme influence sur la population et vivait en mauvaise intelligence avec les frères Dheifallah, suscita tous les obstacles possibles au recrutement. Pourtant, lié par son contrat avec le Gouvernement, Abdullahi Dheifallah finit, grâce à une activité infatigable et à des efforts inouïs, par amener à Kaua un effectif d’environ 2000 hommes appartenant surtout à l’infanterie régulière. Forte de 6000 hommes, l’armée se mit en marche et aux environs du 15 mai 1882 atteignit Faschoda. Après que les hommes et les bêtes eurent pris le repos nécessaire, l’armée se mit en route pour se porter au point désigné pour les opérations et au commencement de juin, elle campait le soir aux environs de Gedir.
Youssouf el Shellali et la plupart des chefs placés sous ses ordres étaient absolument sûrs de la victoire. Qu’avaient à craindre des hommes comme Shellali, Mohammed bey Soliman, Daha Abou Sidr, d’une poignée d’hommes à demi-nus, affamés, affaiblis par la maladie! Ces soldats qui avaient pénétré victorieusement du Nil Blanc jusqu’à Doufilé, qui avaient conquis la province du Bahr el Ghazal, qui avaient anéanti le vieil empire du Darfour, qui en avaient fait périr les rois et les plus puissants personnages! Que pouvaient contre eux ces bandes indisciplinées et munies d’armes insignifiantes? Seul, Abdullahi Dheifallah les engageait à la prudence, à se tenir sur leurs gardes et conseillait à ses amis de ne pas faire fi du danger. Il leur fit même part d’un mauvais présage: quoique excellent cavalier, il avait été désarçonné à sa sortie d’El Obeïd! Mais ses avertissements n’eurent pas plus d’écho que la voix du prédicateur dans le désert.
Pourquoi se donner la peine d’aller chercher au loin des ronces et des épines pour construire une zeriba (abatis d’épines); les quelques buissons du Gebesh (broussailles sans épines) qui se trouvaient là ne seraient-ils pas, en les plantant simplement en terre et les accumulant les uns sur les autres, un retranchement suffisant?
Mais les partisans du Mahdi «ces hommes à demi-nus, affamés et affaiblis par la maladie», fanatisés jusqu’au délire, attaquèrent à l’improviste, avant même que l’aube eût blanchi le ciel, l’armée de Youssouf el Shellali. L’abatis d’épines fut franchi sans peine ou dispersé, et les soldats, à moitié endormis, fous de terreur, furent pour la plupart massacrés. Youssouf Pacha et Daha Abou Sidr furent tués sur le seuil de leurs tentes, avant d’avoir eu le temps de se vêtir. Ce qui restait de l’armée s’enfuit à la débandade et les fuyards furent un à un anéantis. Une suria (concubine) de Daha se précipita, le revolver à la main, sur les meurtriers de son maître et tua deux de ceux-ci; mais percée d’un coup de lance, elle tomba près du cadavre de son «seigneur.» Abdullahi Dheifallah, le seul qui eût eu connaissance du danger que courait l’armée, combattit avec le peu d’hommes qui étaient restés debout et s’étaient groupés autour de lui. Mais, écrasé par le nombre, il éprouva bientôt le même sort que ses compagnons.
On sait que les peuples sans grande civilisation attribuent toujours à des causes surnaturelles les événements ou les succès qui sortent de l’ordinaire.
Depuis plus de soixante ans, le Soudan était aux mains des Turcs et des Egyptiens. Certes, pendant cette longue suite d’années, il était arrivé maintes fois que des tribus arabes avaient refusé de payer le tribut et le châtiment ne s’était pas fait attendre; mais jamais il ne s’était rencontré un homme assez audacieux pour tenir tête avec une telle énergie aux maîtres du pays et leur déclarer la guerre dans toutes les formes! Et un misérable mendiant, un fakir, très pieux sans doute, mais complètement inconnu, ce Mohammed Ahmed enfin, avait réussi avec une poignée d’hommes affamés et presque sans armes, remportant victoire sur victoire! Non, il ne pouvait en être autrement. Cet homme disait vrai quand il prétendait être le Mahdi el Monteser, le libérateur promis et envoyé par Dieu.
La défaite de Youssouf el Shellali fit tomber tout le Kordofan aux mains du Mahdi. Maintenant il avait lui aussi de l’or, des chevaux, des armes, des munitions, tout ce que peut procurer la guerre. Tout cela, il s’empressa de le distribuer en présents aux chefs des peuplades accourues vers lui qui, par reconnaissance iraient chez les peuples lointains répandre sa gloire et le proclamer comme le véritable Mahdi dont l’unique mission était de relever la vraie foi, sans aucun souci des biens de ce monde.
Les habitants du Kordofan et du Darfour, gens pauvres, naïfs pour la plupart, furent transportés en apprenant les victoires du Mahdi. Gagnés à leur tour et entraînés par le fanatisme, ils abandonnèrent en foule leurs villages, et, se portèrent, avec leurs femmes et leurs enfants, à Gebel Gedir, nommé depuis lors Gebel Masa, pour y attendre les ordres du Mahdi. D’autres se réunirent en masses sous les ordres des chefs qu’ils s’étaient choisis, heureux d’entrer en lutte à leur tour contre les troupes du Gouvernement et les fonctionnaires établis dans la contrée.
Les Arabes nomades saisirent avec joie une occasion qui se présentait et qui correspondait si bien à leurs penchants et à leur nature.
Sous prétexte de religion et de la guerre sainte, ils s’en donnent à cœur joie; pillant et massacrant les habitants qui tenaient encore pour ces Turcs maudits et leur Gouvernement. C’était pour eux aussi un moyen de s’affranchir des tributs et des impôts.
Le Mahdi s’était mis immédiatement en rapport avec les marchands d’El Obeïd, qui par leurs richesses et leurs relations gouvernaient en quelque sorte la ville et une partie du pays, et connaissaient admirablement l’opinion publique et la faiblesse du Gouvernement dont ils s’entendaient à merveille à tirer profit.
Un grand nombre de ces marchands était tout disposé à se déclarer pour le Mahdi. A leur tête était Elias Pacha woled Omberir, l’ennemi acharné de Ahmed bey Dheifallah, qui, aussi puissant et aussi riche qu’Elias, restait fidèlement soumis au Gouvernement. Ahmed bey était l’ami intime du gouverneur Mohammed Pacha Saïd et tous les deux s’étaient unis contre Elias qui comprenait fort bien qu’une lutte contre ces deux hommes ne pouvait lui être favorable. Aussi, résolut-il de se joindre au Mahdi et de lui recruter secrètement des partisans.
Quelques marchands, moins favorisés de la fortune, comptaient sur les événements pour améliorer leurs affaires; d’autres, plus riches, craignaient de voir se réaliser les menaces du Mahdi: s’ils ne se déclaraient pas pour lui, ils redoutaient, après la victoire du Prophète, d’être dépouillés de tous leurs biens, et de se voir eux-mêmes avec leurs femmes et leurs enfants distribués comme esclaves entre les vainqueurs.
Les sheikhs religieux espéraient, eux aussi, grâce à ce mouvement en faveur de la foi, recevoir de meilleures places. Tous du reste se sentaient très fiers, qu’un Soudanais eût osé se donner pour le Mahdi et se flattaient qu’un jour leur pays serait dirigé par ses propres enfants et non plus par des étrangers. Quelques-uns comprenaient cependant que le triomphe du Mahdi amènerait la ruine du pays; mais ils étaient bien rares et quelques efforts qu’ils fissent pour arrêter les progrès du mal et soutenir le Gouvernement, ils ne purent y réussir et se cachèrent quand le Gouvernement succomba.
Elias Pacha envoya son fils Omer à Gedir pour porter au Mahdi des détails minutieux sur la situation et l’engager à marcher sur El Obeïd. Mais Mohammed Pacha Saïd avait pris ses précautions; un fossé avait été creusé tout autour de la ville, comme si le gouverneur était certain que les habitants feraient cause commune avec lui et s’opposeraient de vive force à un investissement.
Ce ne fut que sur les recommandations pressantes d’Ahmed bey Dheifallah qu’on songea à protéger par des fortifications spéciales les bâtiments du Gouvernement et les casernes situés au centre de la ville.
Au lieu d’accumuler promptement et rapidement les provisions de blé nécessaires, Mohammed Pacha Saïd, fidèle à ses principes d’économie, voulut conclure des marchés aux mêmes prix qu’en temps de paix et cela avec des marchands qui étaient ses ennemis, il est vrai, mais qui, très probablement poussés par la cupidité se seraient volontiers chargés des commandes. L’agitation qui chaque jour allait croissant devint bientôt un obstacle insurmontable pour l’approvisionnement et il fut impossible de se procurer la moindre quantité de blé nécessaire même aux prix les plus élevés.
Les employés du Gouvernement, aussi bien les percepteurs de l’impôt que les plus petits fonctionnaires perdus dans de lointains villages se virent bientôt, malgré la protection de leurs soldats, attaqués de tous côtés; il leur fallut ou mourir sur place, ou se retirer.
Abou Haraz, village situé à une journée de marche seulement d’El Obeïd et dont les habitants obéissaient encore quelque peu au Gouvernement, fut attaqué un beau matin et complètement rasé par les Arabes Bederia.
Ceux qui échappèrent au massacre, des femmes surtout et des enfants, s’enfuirent à El Obeïd. Epuisés par la soif, sur cette longue route où l’on ne rencontre pas une goutte d’eau, beaucoup tombèrent et furent prises par les vainqueurs. On donna à boire aux jeunes filles prisonnières qui représentaient un agréable butin; quant aux vieilles femmes, les Bederia, avec une cruauté inouïe, leur coupèrent les mains et les pieds, afin de s’emparer plus vite des bracelets d’argent et d’ivoire qu’elles portaient aux bras et aux jambes.
Vers le même temps dans le nord du Kordofan, Ashaf, ville renommée pour la richesse de ses cultures, fut prise et pillée. Un grand nombre des habitants réussirent à atteindre Bara, protégés par Nur Angerer qui veillait sur eux en personne avec ses esclaves et Mohammed Agha Shapo, ancien kawas de Gordon Pacha, qui l’avait nommé sandjak de la ville. Shapo, un vieux Turc de la tribu des Kurdes, rendit le courage aux fuyards qu’il avait réunis et réussit, à plusieurs reprises, à repousser les assaillants qui les poursuivaient sans relâche.
«Mes filles, disait-il aux femmes de la troupe, chantez-moi quelque chose pour me donner le courage d’anéantir nos ennemis. Vos chansons réjouissent mes oreilles et chassent la crainte de mon cœur».
Les femmes se mettaient alors à chanter et Shapo et ses hommes accomplissant des prodiges de valeur, amenèrent sains et saufs les fugitifs à Bara.
Bara elle-même fut attaquée. Les rebelles furent d’abord repoussés, mais la place finit par être complètement cernée par un nombre considérable de partisans du Mahdi (Ashab el Mahdi) sous les ordres du sheikh Rahme.
Mohammed Pacha Saïd envoya contre les Arabes, postés près de Kasgel, un bataillon d’infanterie régulière et un grand nombre d’irréguliers, mais ces troupes éprouvèrent des pertes si considérables que leur victoire ressemblait fort à une défaite.
Les Arabes, qui s’étaient de nouveau rassemblés, attaquèrent Birket; là presque tous les hommes de la garnison, au nombre d’environ 3000, furent massacrés. Shatta, village situé sur le Nil Blanc, fut également surpris, et 200 hommes y perdirent la vie. Enhardis par ces succès, les rebelles se risquèrent à attaquer la garnison de Douem; mais là ils furent repoussés, et perdirent 2000 hommes.
Pendant que le Kordofan était le théâtre de tous ces drames, des émissaires du Mahdi allaient soulever la population du Ghezireh contre le Gouvernement.
Sennaar fut attaquée et bloquée par les tribus arabes du voisinage, les Djihena, les Abou Rof, Agaliin, Kauasma, Hammada, etc.
Le sandjak Salih bey woled el Mek réussit avec quelques centaines de Sheikhiehs à délivrer la ville.
Abou Haraz, sur le Nil Blanc, s’était soulevée; Giegler qui remplissait les fonctions de Gouverneur général depuis le rappel de Abd er Rauf Pacha, s’y rendit par bateau à vapeur en compagnie de Melik Youssouf woled El Mek Mohammed, le roi des Sheikhiehs.
Dès son arrivée, Giegler ordonna à Melik Youssouf d’attaquer les rebelles, malgré l’infériorité de ses forces. Melik Youssouf exécuta avec une obéissance toute militaire les ordres de Giegler; mais voyant ses gens faiblir, et trop fier pour fuir, il mit pied à terre et, assis sur une farroua (peau de chèvre sur laquelle on se place pour prier), attendit tranquillement la mort.
Giegler Pacha reprit aussitôt le chemin de Khartoum d’où il revint à Abou Haraz avec une armée considérable composée de troupes régulières. Chérif Ahmed Tahir, un des partisans du Mahdi, fut battu par ces troupes et tué dans l’action. Sa tête fut envoyée à Khartoum. Giegler marcha alors sur Sennaar où se trouvaient rassemblés les Arabes et réussit à disperser les rebelles sans éprouver lui-même de pertes sérieuses.
Ces succès cependant n’arrêtaient pas l’agitation chaque jour grandissante, et à chaque instant le Gouvernement recevait la nouvelle du soulèvement de quelque district.
La situation devenait de plus en plus menaçante et le nouveau Gouverneur général, Abd el Kadir Pacha qui était arrivé vers le milieu de mai 1882, se résolut à faire sans délai fortifier Khartoum.
Cette décision troubla un peu la population en lui prouvant que le Gouvernement, malgré une occupation longue de soixante années, avait peur du mouvement qui se dessinait; cependant on dut prendre cette mesure que les événements rendaient tout à fait indispensable. Il fallait protéger contre toute surprise la capitale du pays, avec ses arsenaux, ses dépôts de munitions et ses archives. Le nouveau Gouverneur général demanda du renfort aux garnisons de Gallabat, El Senhit et de Gira, dont les territoires jouissaient encore de la tranquillité la plus parfaite.
Le Mahdi savait fort bien que sa présence était nécessaire pour faire éclater en une conflagration générale les incendies jusque là dispersés.
Poussé par Elias Pacha et ses amis, il quitta les montagnes et marcha sur El Obeïd, laissant les femmes et les enfants à Gebel Gedir, sous la garde de son oncle Chérif Mohammed et de quelques-uns de ses partisans.