Fer et feu au Soudan, vol. 1 of 2
CHAPITRE VI.
Siège et chute d’El Obeïd.
Marche du Mahdi contre El Obeïd.—Premier assaut de la ville.—Chute de Delen; les missionnaires sont réduits en captivité.—Siège et chute de Bara.—Famine à El Obeïd.—Reddition de Saïd Pacha.—Son entrevue avec le Mahdi.—Un miracle du Mahdi.
Enhardi par les victoires de ses partisans sur les troupes gouvernementales et cédant à l’invitation des notables de la ville, Elias Pacha à leur tête, le Mahdi quitta Gebel Masa (autrefois Gedir) et marcha sur El Obeïd. Des milliers de fanatiques, de marchands d’esclaves et d’esclaves errants et sans moyens d’existence se joignirent à lui.
Arrivé à Kaba le 3 septembre 1882, il envoya aussitôt les nombreux cavaliers arabes de son armée à El Obeïd pour contraindre les indigènes habitant en dehors de la ville à faire cause commune avec lui ou tout au moins à reconnaître son autorité. En même temps, il délégua à Mohammed Pacha Saïd, Gouverneur du Kordofan, deux hommes pour le sommer de se rendre. Connaissance fut donnée aux officiers rassemblés, du message du Mahdi. La lecture finie, Mohammed bey Iscander, appuyé par la plupart des officiers, proposa qu’on pendit haut et court les porteurs d’une missive aussi arrogante. Mohammed Saïd s’y opposa tout d’abord; il finit cependant par se rallier à la majorité et fit exécuter les deux Mahdistes le 5 septembre.
Les émissaires envoyés secrètement par le Mahdi auprès de la population d’El Obeïd eurent un meilleur sort et plus de succès. En effet, la plus grande partie des habitants quittèrent la ville pour se joindre au Mahdi. Cette résolution provenait surtout de leur haine personnelle contre ceux qui étaient à la tête du Gouvernement, notamment contre Mohammed Saïd et Ahmed bey Dheifallah; en outre, la raison qui amenait de toutes parts au Mahdi tant de partisans résidait surtout dans le sentiment qu’on avait de la faiblesse du Gouvernement.
Le Mahdi écrivait à tous d’abandonner simplement ce qu’ils possédaient et de venir à lui tels qu’ils se trouvaient; leurs biens leur seraient rendus après la prise d’El Obeïd. Ainsi fut fait et dans la nuit du 5 au 6 septembre les habitants quittèrent la ville et se rendirent au camp des rebelles.
Mohammed Pacha avait suivi les conseils de Dheifallah et partagé la ligne de défense en plusieurs sections, considérant comme sans danger pour lui le quartier des marchands.
Lorsque, le 6 septembre au matin il trouva cette partie de la ville abandonnée, il ordonna aux soldats, de transporter dans les granges de la place tout le blé amassé dans les maisons; les soldats s’empressèrent d’obéir, tout heureux de trouver une occasion de s’approprier tout ce qu’ils purent des biens laissés par les fugitifs.
Le Mahdi fit une courte proclamation, appelant ses partisans à la guerre sainte, et leur promettant les biens terrestres dans ce monde et les joies célestes dans l’autre.
Dans la matinée du vendredi, 8 septembre, les hordes sauvages du Mahdi se dirigèrent en masses compactes vers El Obeïd. Elles n’étaient armées que de lances et d’épées, ne voulant pas vaincre avec d’autres armes. Les autres instruments de guerre pris sur Rachid bey et Shellali avaient été laissés à Gebel Masa.
Mais bien que les Remington des soldats fissent un effet merveilleux sur les assaillants qui étaient abattus par milliers; les fanatiques, altérés de sang et de butin, et marchant sur des monceaux de cadavres, franchirent d’assaut les remparts, trop peu élevés, et pénétrèrent dans la ville. En ce moment critique, le premier major Nesim effendi, un Tcherkesse gardant un sang-froid admirable, fit donner le signal de «montez». Toutes les trompettes retentirent; en un instant, les soldats se trouvaient sur les toits des maisons qui ne se composaient guère que d’un rez-de-chaussée et sur la terrasse de la caserne; de là, ils ouvrirent un feu meurtrier sur les Mahdistes. Ceux-ci ne pouvant atteindre avec leurs lances et leurs épées les soldats debout sur les toits, furent tués par milliers, prirent la fuite hors des remparts et ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent arrivés hors de la portée des balles.
La première attaque pour laquelle l’ennemi fanatisé avait réuni toutes ses forces était donc brillamment repoussée par la vaillante garnison d’El Obeïd. Le frère du Mahdi, Mohammed, le frère du calife Abdullahi, Youssouf, étaient au nombre des morts et avec eux le premier cadi et de nombreux émirs (chefs).
Le Mahdi lui-même s’était pendant l’attaque tenu à l’écart, derrière une ferme isolée, hors de portée des coups de feu. Ah! si Mohammed Pacha Saïd avait suivi les pressants conseils d’Ahmed bey Dheifallah, et avait exécuté une sortie pendant la mêlée générale, peut-être, probablement même, il aurait anéanti d’un coup, d’un seul coup toute la révolution, en tuant le Mahdi lui-même. Mais, Mohammed Pacha se contenta du succès remporté, ne croyant pas que le Mahdi put rassembler de sitôt une armée aussi considérable, et comptant bien que Khartoum lui enverrait les secours promis depuis si longtemps.
Le Mahdi comprenant fort bien qu’un insuccès pouvait anéantir la foi qu’il avait su inspirer et ruiner son influence, quitta Kaba, où il s’était d’abord rendu pour organiser une attaque contre la garnison de Gensara, ville éloignée d’une portée de canon d’El Obeïd. Il envoya prendre à Gebel Masa les armes à feu qui y avaient été laissées.
Tandis qu’il campait sous les murs d’El Obeïd, avec la plus grande partie de ses partisans, les habitants du pays qui s’étaient joints à lui, étaient partis guerroyer contre les postes et les stations du Gouvernement.
Gebel Delen, ainsi que la mission catholique de l’Afrique centrale créée en cet endroit, une huitaine d’années auparavant, et que protégeait un détachement de 80 soldats environ, se trouvait depuis longtemps déjà dans une situation difficile. Dans sa marche sur El Obeïd, le Mahdi envoya Mek Omer, un de ses partisans, pour s’emparer de la garnison de Delen, ou la massacrer. Les missionnaires, le Père Joseph Ohrwalder dont j’ai déjà parlé et l’Italien Luigi Bonomi, avaient l’intention de se réfugier à Faschoda avec les sœurs et les serviteurs nègres. Mais ils furent empêchés de mettre leur projet à exécution par le commandant même de la garnison qui, retenu par la terreur, n’eut même pas le courage de battre en retraite et préféra se rendre avec ses soldats. Les deux malheureux missionnaires ne pouvant pas traverser seuls un pays au pouvoir de l’ennemi, durent aussi se rendre; leur modeste avoir fut confisqué et on les envoya à El Obeïd, où le Mahdi essaya de les convertir à l’islamisme, ainsi que les sœurs.
Mais, reconnaissant l’inutilité de sa tentative, il les fit traîner le lendemain au milieu d’une foule immense qui remplissait l’air de cris et de hurlements jusque sur la place où, entouré de ses califes, le Mahdi devait passer ses troupes en revue. Les malheureux attendaient la mort quand, après de longues angoisses, on leur annonça que le maître leur faisait grâce. On délibéra longtemps sur ce qu’on ferait de leurs personnes. Enfin, on les remit contre reçu à un Syrien Georgi Stambouli qui était venu d’El Obeïd se joindre aux partisans du Mahdi.
C’est à cette époque qu’apparut dans le ciel une grande comète. Les habitants du Soudan virent là le signe de l’anéantissement du régime actuel, et le Mahdi sut tirer habilement parti de l’apparition du météore.
Le Gouvernement avait organisé une expédition composée de 2000 hommes environ, sous le commandement d’Ali bey Lutfi, pour se porter au secours de Bara et d’El Obeïd. L’expédition attaquée par les Djauama sous les ordres du sheikh Mohammed Rahma, et incapable de se défendre, les soldats ayant été privés d’eau depuis de longues journées, fut complètement détruite; 200 hommes à peine purent s’enfuir jusqu’à Bara et y apporter la triste nouvelle.
El Daïara, ville située à l’est d’El Obeïd, fut attaquée vers la même époque. Le premier assaut de l’ennemi fut repoussé; mais la garnison était trop faible, et la place finit par capituler. Cela se passait à la fin de septembre. Bara eut le même sort. Sa vaillante garnison, après une longue et héroïque défense, dut se rendre à l’Emir Abd er Rahman woled Negoumi qui commandait les assaillants. Parmi les prisonniers se trouvaient le commandant Sourour effendi, Nur bey Angerer et Mohammed Agha Shapo, les anciens défenseurs d’Ashaf. La garnison avait été du reste décimée par la maladie et par la misère, les provisions de blé ayant été détruites par un incendie au commencement de janvier 1883.
Les captifs furent conduits à Gensara où le Mahdi se fît présenter les chefs militaires et les chefs de tribus. Il leur accorda leur grâce. Sourour Agha, Abyssin d’origine, mais pieux mahométan, qui s’occupait beaucoup plus de ses devoirs religieux que de ses devoirs militaires et, que les soldats avaient surnommé sheikh ou fakîh Sourour, fut reçu de la façon la plus amicale par le Mahdi qui lui fit restituer une partie de ses biens. A Nur Angerer, un Dongolais comme lui, il adressa d’aimables paroles et, faisant un brillant éloge de la bravoure de Mohammed Shapo, il lui rendit de ce qui lui avait été pris, un cheval.
Quant à la troupe qui ne se composait que de nègres, elle fut envoyée au calife Abdullahi, qui la mit sous le commandement de Hamdan Abou Anga. Le rusé Mohammed Shapo qui était encore célibataire voulut prouver au Mahdi qu’il était aussi pieux que brave et le pria de bénir son mariage. Le Mahdi vit, dans cet acte, le résultat de son enseignement religieux; il en fut tout heureux et donna à Shapo de l’argent en même temps que sa bénédiction. Quelques jours plus tard Shapo parut tout à coup devant le Mahdi et lui dit qu’il n’avait nul besoin de l’argent qui lui avait été donné à l’occasion de son mariage, car il était déjà séparé de sa femme. Le Mahdi, étonné, s’informa de la raison d’une si courte lune de miel; à quoi Shapo répondit: «Elle avait un grand défaut; on devait la forcer à prier et, une femme qui ne prie pas, est pour moi une abomination». Le Mahdi, ravi d’une telle piété, lui procura le moyen de se remarier, et lui fit don d’une somme d’argent plus forte encore.
C’est ainsi que Shapo, qui ne s’était jamais soucié de la religion, sut conquérir l’estime du Mahdi.
Plus tard, après la mort du Mahdi, je rencontrai un jour Shapo à Omm Derman au moment de la fuite. Je lui rappelai alors sa «comédie». Tristement, il me répondit: «Malgré tout le mal que le Mahdi a fait pendant sa vie, c’était au fond un brave homme; on pouvait lui parler; on pouvait lui demander quelque chose. Mais malheur à qui compte sur la générosité du calife Abdullahi.»
Shapo avait raison.
La chute de Bara fut célébrée, au camp du Mahdi, par une salve d’artillerie. Les habitants d’El Obeïd qui comptaient toujours recevoir des secours ne s’expliquaient pas ce bruit insolite.
Mais, lorsqu’ils apprirent que Bara avait capitulé, ils commencèrent à perdre courage. Les assiégés manquaient de vivres depuis longtemps, et les prix de ce qu’on en trouvait étaient inabordables. On avait malheureusement négligé de s’approvisionner à temps.
Le blé, objet de première nécessité, était presque entièrement consommé.
Un mois avant la reddition de la ville, l’erdeb duchn atteignait le prix de 400 écus medjidieh et même à ce prix il était difficile de s’en procurer. Seuls les plus riches pouvaient s’offrir de la viande de vache ou de mouton, quelques-uns de ces animaux étant encore dans leurs étables. Des chameaux maigres, décharnés, se vendaient 1500 écus et plus encore. Une poule se payait 30 à 40 écus et un œuf 1 écu à 1 écu et 1/2; la douzaine de dattes coûtait 1 écu. Le sel même menaçait de manquer; quant au beurre, à l’huile de sésame, il était impossible de s’en procurer. Quant aux soldats, où chercher des vivres? où chercher des écus?
On comprendra aisément que l’état sanitaire était déplorable.
Pareils à des fantômes, les affamés se glissaient ça et là, dans l’espoir de trouver quelque chose à manger. Les os d’animaux crevés depuis des années furent pilés, bouillis dans de l’eau. Et même cette nourriture—si on peut appeler nourriture un mets pareil—devenait rare. De vieux souliers, des lanières de cuir des angarebs, tout en un mot était cuit, bouilli et mangé. De jour en jour la misère augmentait. La dysenterie, le scorbut, la fièvre commençaient à se répandre. Dans les rues, on buttait contre des cadavres que personne ne voulait enterrer. Attirés par l’odeur putride, les vautours se précipitèrent sur cette proie et devinrent bientôt à leur tour un gibier recherché par les indigènes et les soldats qui leur donnaient la chasse.
Bien que tenus au courant de la situation épouvantable où se trouvait la ville, les Mahdistes cependant ne tentaient pas un nouvel assaut. Ils n’avaient pas beaucoup à craindre une attaque de la part de la garnison; c’est à peine si de loin en loin quelque cavalier se risquait à monter un des rares chevaux qu’on gardait à la forteresse, et à aller enlever une vache, un chameau ou un mouton qui avait eu l’imprudence de s’approcher un peu trop en broutant, des remparts de la ville. De ces cavaliers, le plus audacieux était le fils de la sœur d’Ahmed bey Dheifallah, Abdallah woled Ibrahim, renommé pour sa bravoure et son courage, et qui plus tard devait occuper un des postes les plus élevés auprès du Mahdi. Alléchés par l’appât du gain, quelques Mahdistes tentaient de faire entrer en contrebande, dans la ville affamée, des vivres qu’on trouvait en abondance dans les environs. Ce manège dura quelques jours. Mais l’affaire s’étant ébruitée, ils furent pris en flagrant délit. On leur coupa les mains, pour faire un exemple et on les leur pendit au cou. La situation épouvantable des assiégés devait fatalement amener un relâchement dans la discipline; ce relâchement se produisit en effet et les désertions devinrent de plus en plus fréquentes.
Le Mahdi toujours bien informé, somma une seconde fois Mohammed Pacha Saïd de se rendre. Il ne tenait pas à s’emparer par force d’El Obeïd, et voulait éviter que le butin fut dispersé à tous les vents; il était sûr que ce butin ne pouvait lui échapper. Il savait aussi, par ses amis des bords du Nil, que le Gouvernement n’était pas en état d’organiser rapidement une armée assez forte pour le vaincre. Il n’avait donc aucune raison de se hâter.
Mohammed Pacha Saïd voulait faire sauter la poudrière et mourir ainsi avec les assiégés et les assiégeants. La poudrière contenait précisément les munitions qui devaient m’être envoyées au Darfour. Mais les officiers de la garnison qui avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants s’opposèrent à son dessein et le contraignirent à accepter ce qu’il ne pouvait éviter.
Tout espoir était perdu; la garnison ne pouvait plus tenir. Mohammed Pacha Saïd se vit forcé, le 18 janvier 1883, d’envoyer au Mahdi une lettre lui déclarant qu’il consentait à se rendre. Il dut lui en coûter, à lui qui s’était si longtemps et si vaillamment défendu, de prendre une telle résolution, et de se rendre à l’ennemi! Le Mahdi tint conseil avec son calife; il répondit au Pacha qu’il acceptait sa soumission et qu’il n’avait rien à craindre ni pour lui, ni pour ses officiers.
Le lendemain, il envoya les plus considérables des marchands, sous la conduite de Mohammed woled el Ereg, porter à Saïd, l’ordre de se présenter devant lui avec tous ses officiers et les notables restés dans la place. Ereg, ancien président du tribunal d’El Obeïd et ami de Mohammed Pacha, fit son possible pour adoucir le sort de celui-ci.
Les délégués du Mahdi avaient apporté avec eux des gioubbes (costumes des Derviches, de couleur marron); ils les firent endosser à leurs prisonniers et les invitèrent à monter les chevaux qu’ils avaient amenés.
Mohammed Pacha Saïd marchait en tête; venaient ensuite Ali bey Chérif, Mohammed bey Iscander, le commandant de la forteresse d’El Obeïd, le major Nesim effendi, Ahmed bey Dheifallah, Mohammed bey woled Yasin; puis, d’autres officiers, des notables. Ils se rendirent au camp du Mahdi, dont les gardes avaient la consigne de défendre l’entrée à toute autre personne.
Le Mahdi, assis sur son angareb, les reçut amicalement; il leur tendit à tous la main qu’ils baisèrent et leur accorda leur grâce.
Il savait, leur dit-il, qu’ils étaient dans l’erreur la plus profonde, touchant sa personne; et, c’est pourquoi, il leur pardonnait.
De ce moment, toutefois, il exigea de chacun fidélité et soumission à lui-même et à la cause sainte. Les captifs durent faire un serment solennel[8].
La cérémonie accomplie, le Mahdi fit apporter des dattes et de l’eau. Il parla à ses prisonniers de la vanité de ce monde à laquelle il fallait renoncer et de l’amour exclusif de Dieu. Puis, se tournant vers Mohammed Pacha: «En ta qualité de Turc, lui dit-il, je ne te donnerai pas entièrement tort de ce que, plongé dans les douceurs de la vie, tu te sois battu contre moi; mais tu as commis un acte monstrueux en faisant périr mes messagers; car, sache-le bien, un messager est sacré et ne doit point subir de mauvais traitement.
Avant que Mohammed Pacha put répondre, Iscander répliqua:
«Seigneur et Mahdi, ce n’est point Mohammed Pacha Saïd qui a fait mettre à mort tes messagers; c’est moi, en ma qualité de commandant de la forteresse, et parce que je considérais tes hommes comme rebelles; ainsi que tu l’as dit, j’ai eu tort.»
«Je ne vous demande point compte de vos actions, répondit le Mahdi, mes messagers ont atteint leur but. En me quittant pour porter mon message, ils ont exprimé le désir de mourir en martyrs. Leur prière a été exaucée. Dieu le Miséricordieux les a entendus et, en ce moment, ils jouissent du bonheur éternel. Dieu, fortifie-nous, afin que nous puissions suivre leurs traces.»
Tandis que le Mahdi s’entretenait de la sorte avec ses prisonniers, ses troupes occupaient la forteresse. Abou Anga prit avec ses soldats possession des casernes, du magasin aux poudres, et des bâtiments du Gouvernement; les autres émirs s’établissaient dans les plus belles maisons, celles des officiers, des marchands, etc.
Alors seulement, le Mahdi fit conduire par Ereg les prisonniers dans les maisons qu’ils occupaient dans la forteresse.
Le gouverneur fut prié d’indiquer l’endroit où étaient cachés ses trésors que l’on croyait considérables. Mais Mohammed Pacha se défendit de posséder quoi que ce fut. On le ramena au Mahdi auquel il renouvela ses dénégations, déclarant ne posséder absolument rien.
Cependant, Ahmed woled Soliman, sur l’ordre du Mahdi, avait interrogé les serviteurs de Mohammed Pacha et appris l’endroit où était caché le trésor. Il revint communiquer secrètement à son maître le résultat de ses recherches.
Celui-ci, connaissant alors le secret de son prisonnier, lui parla en ces termes en présence de l’espion Ahmed woled Soliman:
«Tu m’as juré fidélité par un serment sacré; pourquoi refuses-tu de me donner ta fortune? C’est un péché! Espères-tu donc pouvoir réunir d’autres richesses?»
«O Mahdi! répliqua Mohammed Pacha, je n’ai commis aucun péché et ne possède aucun argent; je ne puis rien te donner; fais de moi ce que bon te semblera!»
«Tu me crois donc encore un homme comme tous les autres, s’écria le Mahdi, sache que je suis le Mahdi el Monteser; le Prophète m’a révélé que ta fortune est cachée dans ton appartement. Ahmed woled Soliman, va dans sa chambre, soulève les briques de la paroi du côté gauche, tu y trouveras le trésor de ce Turc, et tu me l’apporteras ici!»
Soliman sortit, Mohammed Pacha s’assit auprès du Mahdi; toujours fier, bien qu’il ne put douter que son trésor était découvert, et ne pouvant se résoudre à s’excuser de son mensonge, il écoutait, sans s’y mêler, la conversation dont il était l’objet.
Soliman ne tarda pas à reparaître; des hommes derrière lui portaient une caisse de métal que l’on amena devant le Mahdi; on l’ouvrit: elle était pleine de pièces d’or. La caisse contenait, à ce qu’on m’a raconté, 7000 guinées.
«Mohammed Saïd, dit alors le Mahdi, tu m’as trompé. Pourtant, je te pardonne: Ahmed, porte cette somme dans le «Bet el Mal» (cuisse d’état où l’on mettait tous les revenus) et distribue-la à ceux qui en ont besoin.»
«Toi, qui prêches le renoncement aux biens de ce monde, tu me prends mon trésor pour l’employer suivant tes caprices», s’écria Mohammed Pacha en se levant et en s’éloignant tranquillement. Le Mahdi le regarda et fronçant le sourcil: «Di ma bijenfa ma ana» (celui-ci ne vaut rien pour nous) dit-il à voix basse.
Ahmed bey Dheifallah, l’ami de Mohammed Pacha, avait assisté à toute la scène.
Le Mahdi se tourna vers lui, et l’invitant à rester fidèle et juste:
«Ne cherche pas, lui dit-il, à imiter ton ami dont le cœur est fermé; sois juste à mon égard et tu verras tous tes desseins s’accomplir. J’avais fait donner le même avis à ton frère Abdullahi; malgré cela il s’est rallié aux Turcs et a combattu contre moi. Dieu le Miséricordieux l’a réduit en poussière avec ceux dont il avait embrassé la cause. Toi, Ahmed, sauve ton âme! Reste fidèle et tu goûteras après la mort les joies divines, car le Seigneur te prendra avec lui dans le ciel!»
«Mahdi! répondit Ahmed woled Dheifallah, dans un ciel où n’est pas mon frère, je ne veux pas être non plus.»
Et, se levant, il quitta l’assemblée.
Le Mahdi garda le silence; à la fin il signifia aux membres présents que la réunion était finie. Tous se hâtèrent d’aller répandre la nouvelle du miracle que leur maître venait d’accomplir. Quelques minutes après, l’on savait partout que le Prophète était apparu au Mahdi et lui avait révélé l’endroit où était caché l’or de Mohammed Pacha: nouvelle preuve éclatante que Mohammed Ahmed était bien le Mahdi el Monteser!
Pour montrer qu’il était droit, bon et juste, il donna à Soliman l’ordre de veiller à ce que ni Mohammed Saïd, ni Ahmed Dheifallah, ni Ali bey Chérif, ni aucun de leurs officiers manquassent de vêtements ou d’argent.
Puis il expédia des circulaires par tout le pays, annonçant aux fidèles qu’il ne combattait que pour la sainte cause et les invitant à se joindre à lui pour la défense de la religion. Il leur parlait du néant des choses d’ici-bas et les engageait à craindre Dieu.
Il rendit des lois plus dures que celles édictées avant lui contre les fêtes impies qui se célébraient à l’occasion des mariages; contre l’abus du tabac et des liqueurs fortes, faisant comprendre que ses victoires ne l’avaient pas rendu orgueilleux et qu’il poursuivait seulement l’accomplissement de sa mission divine!