← Retour

Fer et feu au Soudan, vol. 1 of 2

16px
100%

CHAPITRE VIII.

L’expédition de Hicks Pacha.

Exécution de Saïd Pacha et de ses compagnons.—Propagation de la croyance en la sainteté du Mahdi.—Le sheikh Senoussi.—L’administration du Mahdi.—Critique des procédés gouvernementaux.—Ambassade d’Osman Digna.—Hicks Pacha.—Commencement de l’expédition.—Le colonel Farquhar.—Le déserteur Gustave Kloss.—Les Mahdistes attaquent.—Défaite de l’armée.—Evénements survenus après la bataille.—Passages du Journal de O’Donovan.—Entrée du Mahdi à El Obeïd.

Le Mahdi, toujours exactement renseigné par ses partisans des bords du Nil, savait que, sur la demande d’Abd el Kadir, des renforts arrivaient peu à peu à Khartoum. Il ne doutait pas que le Gouvernement allait tout mettre en action pour reconquérir les provinces perdues; aussi se mit-il à prêcher de tous cotés la Djihad (guerre sainte) qui devait lui apporter la victoire, à lui et à ses partisans. En novembre 1882. Giegler Pacha avait remporté quelque succès sur les rebelles, et, de son côté, en janvier 1883, Abd el Kadir Pacha les avait battus à Maatouk. Ce qui inquiétait surtout le Mahdi, ce n’était pas ces victoires, mais la concentration des troupes à Khartoum qui, il en avait été informé, devaient, sous la conduite d’officiers européens, reconquérir le Kordofan. Mohammed Pacha Saïd, d’accord avec tous les officiers, avait résolu d’envoyer à Khartoum un rapport expliquant la reddition d’El Obeïd. Ce rapport établissait que la garnison avait tenu aussi longtemps que possible et ne s’était rendue à l’ennemi que pressée par la famine et décimée par la maladie, après avoir enduré les plus terribles souffrances et perdu tout espoir de secours. Dans ce document, les officiers protestaient encore de leur fidélité et de leur dévouement et, faisaient des vœux pour que le Gouvernement eut en fin de compte la victoire.

Ce rapport signé et scellé par tous les officiers, Mohammed Pacha Saïd et Ali bey Chérif en tête, et par Ahmed bey Dheifallah et Mohammed woled Yasin fut remis à un Arabe qu’ils connaissaient et qui moyennant une bonne récompense devait le porter à Khartoum. Parmi les officiers qui avaient signé cet écrit, se trouvait également un Egyptien, Youssouf effendi Mansour, qui, autrefois officier de police à El Obeïd, avait été destitué par Gordon Pacha et envoyé à Khartoum. Plus tard, il avait reçu l’autorisation de retourner à El Obeïd et s’y était établi. Craignant que le document ne fût découvert et que sa vie se trouvât ainsi menacée, ou peut-être désireux de donner au Mahdi une preuve de sa fidélité, Mansour effendi alla trouver le calife Abdullahi, se jeta à ses pieds, lui révéla l’existence et le contenu du rapport et à force de prières obtint pour lui-même grâce complète. Comme il quittait le calife, il rencontra par hasard Mohammed bey Iscander à qui il raconta tout; il l’engagea s’il voulait éviter la mort à faire aussi des aveux au calife et à demander son pardon. Mohammed Iscander fut indigné de la lâcheté de son ami, mais, voyant que tout était perdu, suivit ses conseils et fut, comme lui, gracié. Le messager porteur du rapport fut arrêté et jeté aux fers. Aussitôt le bruit se répandit que le Prophète était apparu au Mahdi et lui avait révélé l’existence du document et l’endroit où il se trouvait.

C’était pour le Mahdi un excellent prétexte pour se défaire de ses ennemis. Tous ceux qui avaient signé le rapport furent arrêtés et, envoyés en exil après un conseil tenu par le Mahdi et son calife.

Mohammed Pacha Saïd fut relégué à Alloba et confié aux gens d’Ismaïn Delendook, tandis qu’Ali Chérif était livré au sheikh des Arabes Hauasma. Ahmed bey Dheifallah et Mohammed woled Yasin furent conduits à Shakka auprès de Madibbo. Les autres officiers furent bannis; une partie en fut envoyée dans les montagnes de Nuba; on emmena le reste à Dar Hamr. Youssouf el Mansour et Mohammed bey Iscander eurent seuls l’autorisation de rester à El Obeïd; le premier fut même, en récompense de sa fidélité, nommé commandant en chef de l’artillerie du Mahdi.

Quelque temps après, Mohammed Pacha Saïd fut massacré à coups de hache et Ali bey Chérif décapité, sur l’ordre du Mahdi. Le calife Abdullahi, qui, aussitôt l’envoi en exil d’Ahmed bey Dheifallah, avait pris la femme de ce dernier comme concubine, envoya à Shakka son parent Younis woled Dikem avec mission d’exécuter Dheifallah et Mohammed Yasin, ce qui fut fait en présence de Madibbo. Ainsi finirent quatre des plus braves défenseurs d’El Obeïd qui, par leur fidélité et leur énergie, avaient vraiment mérité un meilleur sort.

Ce fut à cette époque que Fakîh Mani, émir de la puissante tribu arabe des Djauama, à la suite d’une violente altercation avec le calife Abdullahi, rompit avec celui-ci et avec le Mahdi et se sépara d’eux complètement, se croyant assez puissant pour conserver une complète indépendance.

Le Mahdi parfaitement conscient du danger que présentait une semblable scission, envoya immédiatement à Dar Djauama, Abou Anga, Abdullahi woled Nur et Abd er Rahman woled Negoumi avec des forces imposantes. Fakîh Mani, qui ne s’attendait pas à une attaque aussi soudaine, fut surpris, fait prisonnier et exécuté. Le Mahdi obligea la tribu tout entière à quitter son territoire et à venir se joindre à lui. Il prêchait, comme toujours, le renoncement et affirmait qu’il était «venu pour anéantir ce monde et peupler l’autre.» (Nehrab ed dounja una’mer el uhra).

A ceux qui suivaient ses préceptes, il promettait, au nom du Prophète, les joies éternelles; il menaçait par contre les insoumis de châtiment et d’infamie sur la terre et de la damnation éternelle. Ces maximes et bien d’autres encore étaient envoyées et distribuées dans les différentes parties du pays.

Des hommes, des femmes, des enfants accouraient par centaines de mille à El Obeïd pour voir le saint homme et avoir le bonheur d’entendre un mot de sa bouche. La foule ignorante ne voyait en lui que ce pour quoi il se donnait: l’homme envoyé de Dieu. Il savait conserver l’apparence extérieure qui contribuait aux yeux de ces masses crédules à sa réputation de sainteté. Vêtu seulement d’une gioubbe (sorte de chemise) et d’un libas (pantalon de toile), retenu par une cordelette ou une ceinture de coton nouée autour des hanches; sur la tête la takia (bonnet), entouré d’un simple mouchoir de laine faisait l’office de turban, ainsi il se montrait devant ses partisans, dans une attitude modeste, les regards humblement baissés, la bouche pleine de paroles d’amour pour Dieu et les croyants, et ne parlant que de renoncement.

Mais, chez lui, depuis bien longtemps il se laissait aller aux jouissances de la vie. A l’abri des regards des fidèles il se livrait aux péchés mignons des Soudanais, les femmes et la bonne chère. Les plus belles jeunes filles étaient choisies pour lui parmi les captives et mises à part pour son harem; les servantes, qu’il avait enlevées aux hauts fonctionnaires et aux gens riches, prenaient soin de sa table, et veillaient à l’entretien de sa maison.

Après la victoire d’El Obeïd, pensant que le moment était venu de nommer un quatrième calife, il envoya par Tahir woled Isaac, de la tribu des Zagawa, une lettre flatteuse au sheikh Mohammed es Senoussi, le chef religieux le plus influent de l’Afrique centrale. Mais celui-ci plein de mépris, laissa la lettre sans réponse.

Le Mahdi avait arrangé son administration aussi simplement que possible. Il avait institué tout d’abord une caisse d’état, le Bet el Mal, dont il avait nommé directeur son fidèle ami Ahmed woled Soliman.

Dans le Bet el Mal entraient les dîmes que la population devait payer d’après la loi religieuse, la partie du butin à prélever sur les prises et les richesses confisquées sur ceux qui s’étaient rendus coupable du crime de haute trahison, ou de vol, ou qui se livraient à l’usage interdit des boissons spiritueuses ou du tabac. Comme les recettes étaient variables, on ne pouvait non plus établir un budget de dépenses très précis et Ahmed woled Soliman agissait entièrement à sa guise, tout contrôle faisant défaut.

La surveillance de la doctrine religieuse était dévolue à un cadi, nommé «cadi el Islam» et auquel furent adjoints quelques aides. Ahmed woled Ali, qui autrefois avait rempli auprès de moi les fonctions de cadi à Shakka et s’était joint au Mahdi dès le début du mouvement insurrectionnel, remplissait cette fonction. C’est de lui et de ses employés que relevaient tous les crimes graves, et particulièrement celui de haute trahison: c’est ainsi qu’était qualifié le moindre doute sur la mission du Mahdi. Ce crime était puni ordinairement de la confiscation des biens ou de la mort.

Mais comme de tels jugements étaient en désaccord avec la Sheria Mohammedijja, «la loi religieuse musulmane», le Mahdi interdit l’étude de la théologie et fit brûler tous les livres qui traitaient des sciences religieuses. Il prescrivit la simple lecture du Coran, sans en permettre l’interprétation publique. La lecture de quelques sentences du Prophète était aussi autorisée.

En février 1883, le Mahdi apprit par ses espions qu’Abd el Kadir Pacha avait quitté Kaua avec des troupes nombreuses pour marcher sur Sennaar qu’assiégeait Ahmed el Moukachef. Celui-ci battu par Abd el Kadir Pacha à Mechra ed Daï fut contraint de lever le siège. Salih bey poursuivit les rebelles et les dispersa dans la plaine aride qui s’étend entre Sekkadi et Kaua et où la plupart périrent de soif. Cette plaine est encore aujourd’hui nommée par le peuple «tebki-tuskut» (tu pleures en silence). La victoire des troupes du Gouvernement ne pouvait cependant guère amoindrir la sympathie du peuple pour le Mahdi. La situation des troupes et des fonctionnaires dans la capitale fut momentanément améliorée par ces succès, mais il ne leur était plus possible d’arrêter la marche des événements douloureux qui se préparaient.

Si l’on avait suivi le conseil d’Abd el Kadir Pacha, les choses auraient pris dans le Soudan une tournure toute différente. Ce général n’était pas d’avis d’envoyer à El Obeïd une armée chargée de reconquérir le Kordofan; mais il préconisait l’emploi des renforts envoyés d’Egypte à Khartoum pour établir une ligne de défense sur les rives du Nil Blanc abandonnant momentanément l’ennemi à lui-même.

Les forces militaires dont on disposait auraient été suffisantes pour réprimer les tendances à la révolte qui se manifestaient dans le Ghezireh, entre le Nil Blanc et le Nil Bleu, et même pour opposer une résistance victorieuse à une marche offensive des Mahdistes. Si l’on avait abandonné l’ennemi à lui-même, l’absence de gouvernement régulier aurait fatalement amené des dissensions qui auraient plus tard permis au Gouvernement de réconquérir peu à peu le pays.—Dans ces conditions il m’aurait été évidemment impossible de conserver le Darfour aussi longtemps; mais la perte passagère de cette province eut été un mal beaucoup moindre que les calamités qui nous menaçaient.

Malheureusement les hommes placés à la tête du Gouvernement ne pensaient pas ainsi. Pour eux il fallait avant tout et à tout prix relever le prestige du Gouvernement. Pour atteindre ce but, on envoya une armée sous le commandement du général anglais Hicks, ayant sous ses ordres quelques officiers européens. Abd el Kadir Pacha était rappelé et remplacé par Alâ ed Din Pacha, ancien gouverneur de Souakim et de Massaouah.

Tous ces changements furent rapportés au Mahdi qui trouva ainsi le temps de faire face aux événements qui se préparaient. Zogal bey était arrivé dans l’intervalle à El Obeïd et avait été reçu à bras ouverts par son cousin, le Mahdi. Ce dernier fit même tirer en son honneur 100 coups de canon et répandit la nouvelle que le Darfour s’était soumis. Il crut pouvoir s’abstenir momentanément d’envoyer des émissaires dans ma province et tourna toute son attention vers le danger dont le menaçait le Gouvernement.

Le général Hicks s’était rendu avec une partie de ses troupes à Kaua et, le 29 avril 1883, avait battu à Marabia les Arabes rebelles; Ahmed el Moukachef avait péri dans l’action.

Parmi les émissaires dont le Mahdi se servait pour soulever les masses, se trouvait un ancien marchand d’esclaves, de Souakim, Osman Digna qui avait pour mission de gagner à la cause de l’insurrection les tribus de la côte de la Mer Rouge. En choisissant cet homme qui conquit plus tard une si grande célébrité, le Mahdi fit preuve d’une perspicacité remarquable et montra qu’il comprenait fort bien que le soulèvement du Soudan oriental mettrait le Gouvernement de Khartoum dans un sérieux embarras dont le résultat probable serait le retard ou même l’abandon complet de l’expédition du Kordofan. Les détails des combats engagés entre le redoutable émir et les troupes du Gouvernement sont suffisamment connus. Malgré les succès des Mahdistes dans l’est, succès qui causèrent de sérieuses difficultés au Gouvernement, la marche sur le Kordofan ne fut pas abandonnée et, au commencement de septembre 1883 le malheureux Hicks quittait Khartoum, pour se rendre à Douem sur le Nil Blanc. Alâ ed Din Pacha, qui avait reçu l’ordre d’accompagner l’expédition, se joignit à lui.

La situation du Kordofan n’était pas exactement connue au Caire et les fonctionnaires compétents jugeaient très mal l’état des choses, en pensant arriver, au moyen de cette expédition, à anéantir le Mahdi, à un moment où celui-ci était devenu déjà le maître unique et absolu de l’ouest presque entier. On ne réfléchit pas que la défaite de Rachid, de Youssouf Shellali, d’Ali bey Lutfi, que la chute de Bara, d’El Obeïd et d’autres villes, avaient mis le Mahdi en possession d’un nombre de fusils bien plus grand que celui dont disposait le corps d’armée de 10,000 hommes de Hicks! Ne savait-on pas que ces fusils étaient maintenant entre les mains d’individus qui en connaissaient le maniement. Les marchands d’esclaves, les Basingers, les chasseurs d’éléphants et d’autruches formaient un contingent avec lequel on devait compter! En outre, n’y avait-il pas maintenant au service du Mahdi des milliers de soldats réguliers et irréguliers, qui avaient combattu autrefois pour le Gouvernement? On avait oublié que dans tout le Soudan, particulièrement chez les nègres, on croit à ce proverbe arabe: Elli bjakhud ommak hua abouk (celui qui épouse ta mère est ton père). Le Mahdi avait conquis leur pays, par conséquent il était leur maître et leur père; qu’importaient aujourd’hui aux masses les bons rapports antérieurs et des bienfaits si vite oubliés! Il n’était pas possible de compter sur la désertion des soldats du Mahdi passant dans les rangs de l’armée de Hicks.

Les 10,000 hommes de Hicks formaient un carré dont le centre était occupé par les 6000 chameaux chargés des bagages et des munitions. L’armée, qui traînait des canons Krupp arec elle, avait à traverser un territoire couvert le plus souvent de forêts épaisses ou de hautes herbes. On voyait à peine à 300 pas devant soi et l’on devait s’attendre à chaque instant à une attaque de la part d’un ennemi bien supérieur en nombre, connaissant admirablement le terrain et, qui toujours avait dû ses succès à la rapidité de ses mouvements et à son audace.

Les sources étaient rares et la plupart des hommes en était réduite à boire l’eau croupie des étangs et des mares. Et si cette eau même ne suffisait pas? On eut pu prendre la route du nord, celle qui passe par Gebra et va jusqu’à Bara, là au moins on avait l’avantage d’un terrain découvert et où les sources ne manquaient pas. Là, on pouvait aussi de ce côté compter sur les secours des Kababish, non soumis alors au Mahdi, et il aurait été possible de réduire considérablement l’énorme train dont l’armée était empêtrée. Les 6000 chameaux pressés dans le carré formaient une masse de cous et de têtes où chaque balle ennemie devait porter.

A ces fautes, à ces désavantages venaient encore s’ajouter de graves dissensions intestines. Hicks et les officiers européens formaient un parti auquel faisait face un parti contraire composé de Alâ ed Din Pacha, des fonctionnaires et des officiers égyptiens. Enfin la grande masse de l’armée provenait des troupes licenciées d’Arabi Pacha, troupes que les Anglais venaient de battre.

Le général Hicks était tout à fait éclairé sur sa situation. A Douem un de ses amis lui ayant demandé ce qu’il comptait faire, il répondit tranquillement: «Eh bien, je marche en avant, comme Jésus Christ au milieu des juifs». Ce fut contre son avis que la campagne fut entreprise, mais il croyait de son honneur de ne plus reculer une fois l’expédition commencée.

La colonne n’avançait que lentement dans ces contrées désertes. Les quelques habitants qui peuplaient autrefois ce pays s’étaient enfuis depuis longtemps. Ça et là on apercevait vaguement dans le lointain entre les arbres, des Arabes guettant la marche de l’armée et qui disparaissaient rapidement. Un jour, le général Hicks ayant, avec sa lunette, découvert quelques espions à cheval, fit faire halte et envoya un détachement de cavaliers attaquer les vedettes ennemies. Les cavaliers revinrent bientôt fuyant à toute bride; un grand nombre était blessé et ils déclarèrent que les forces des rebelles étaient si nombreuses qu’ils avaient dû abandonner leurs morts. Hicks envoya alors le colonel Farquhar sur le lieu du combat avec un demi-bataillon d’infanterie. Le colonel revint et annonça qu’il avait vu les cadavres des cavaliers envoyés, tous frappés par derrière et complètement déshabillés. Il n’avait aperçu aucune trace du soi-disant ennemi si nombreux cependant et n’avait relevé sur le sol que les empreintes d’une dizaine de chevaux tout au plus, lesquels avaient sans doute mis en fuite tout le détachement de cavalerie.

Quand le lendemain trois cavaliers ennemis reparurent à l’horizon, le colonel Farquhar, accompagné seulement d’un domestique s’élança vers eux, les poursuivit, en tua deux et ramena le troisième, prisonnier, avec les trois chevaux. Ces histoires et d’autres semblables me furent racontées plus tard par les quelques survivants, qui tous s’accordaient parfaitement dans leurs récits. L’expédition avançait avec une lenteur désespérante. Toutes ces circonstances furent cause que les chameaux ne purent jamais être lâchés dans un pâturage, il leur fallait se contenter de la maigre pitance qui leur était servie dans le carré; mais la ration était trop faible et la plupart périrent d’inanition. La faim les avait poussés à dévorer les coussins de paille de leurs selles, en sorte que le bois portait directement sur leur dos, les blessait et les rendait bientôt impropres à tout service, et c’est à ce moment là qu’on ajoutait à leur charge, celle des chameaux tombés en route.

En route le colonel Farquhar, le baron Seckendorff, le lieutenant-colonel Herlt et quelques officiers supérieurs égyptiens firent, on doit le reconnaître, tous leurs efforts pour venir en aide à Hicks Pacha dans sa tâche difficile; mais la masse de l’armée restait apathique et semblait déjà prévoir la débâcle prochaine. Cependant, le pauvre Bizitelly faisait ses croquis, O’Donovan prenait ses notes: Qui donc enverrait notes et croquis dans leur pays où ils étaient si impatiemment attendus?

Le Mahdi, instruit de la mise en marche de l’armée, quitta El Obeïd, établit son camp sous les palmiers qui avoisinaient la ville, et attendit l’ennemi. Le calife et les autres commandants suivirent son exemple, en sorte que très rapidement un gigantesque amas de huttes de paille s’éleva auprès de la ville. Le Mahdi passait chaque jour la revue de ses troupes, faisait battre le tambour et tirer le canon, afin de préparer hommes et chevaux à l’action prochaine. Il envoya à Douem les émirs Haggi Mohammed Abou Gerger, Omer woled Elias Pacha et Abd el Halim Mus’id, pour observer l’ennemi et lui couper la retraite, mais en leur interdisant absolument de s’attaquer au gros de l’armée. Ces émirs, avant même de connaître l’importance réelle du corps expéditionnaire avaient demandé au Mahdi l’autorisation de prendre l’offensive; le Mahdi avait refusé!

Pendant la marche de la colonne sur Rahat un ancien sous-officier prussien, Gustave Kloss, de Berlin, domestique d’O’Donovan, prévoyant la catastrophe, déserta. Ne connaissant pas le pays, il erra longtemps à l’aventure, jusqu’à ce qu’au lever du jour il tombât par hasard sur quelques Mahdistes qui d’abord voulurent le tuer; Kloss, dans son mauvais arabe, arriva à leur faire comprendre qu’il voulait se rendre auprès du Mahdi; les esclaves arabes le dépouillèrent de tout ce qu’il possédait et l’envoyèrent à El Obeïd. Malgré son costume de domestique, les Arabes l’entourèrent bientôt par milliers, pour voir «le général anglais» qui venait, disait-on, traiter des conditions de la paix. Kloss amené devant le Mahdi et interrogé en présence des autres Européens prisonniers des rebelles sur les conditions où se trouvait l’expédition, n’hésita pas à révéler la triste situation de l’armée et à déclarer que ni le courage ni l’entente ne régnaient dans ses rangs.

Cette nouvelle fut la bienvenue auprès du Mahdi; Kloss ajoutait cependant que l’armée ne se rendrait pas sans combattre bien que, selon toute probabilité, elle serait à son avis complètement anéantie. Le Mahdi, pour prouver sa reconnaissance à Kloss, se chargea lui-même de le convertir à l’islamisme et le remit à la garde d’Osman woled el Haggi Khalid. Assuré désormais de la victoire, grâce aux révélations de Kloss, il fit sommer Hicks de se rendre avec son armée; Hicks ne répondit pas.

Avant son départ le général anglais avait reçu du Gouvernement, l’assurance qu’il enverrait comme renfort des troupes du Tekele, sous les ordres de Mek Adam, et comptant environ 6000 hommes, et un effectif plus considérable encore d’Arabes Habania; il attendait donc, comptant sur ces troupes nouvelles pour relever le courage abattu de ses soldats. Son attente fut vaine! Personne ne parut, pas le moindre soldat, pas le moindre porteur de nouvelles!

La colonne avait quitté Rahat et marchait sur Alloba, où on espérait trouver enfin de l’eau en quantité suffisante; car les troupes souffraient déjà beaucoup de la soif. Le 3 novembre, Hicks campait à environ 60 kilomètres au sud-est d’El Obeïd.

Le Mahdi avait rassemblé toutes ses forces autour de la ville et avait par ses discours exaspéré leur fanatisme. Le Prophète, disait-il, lui était apparu, l’avait assuré de la victoire et lui avait promis de lui envoyer pour le soutenir contre les infidèles une armée de 20,000 anges invisibles.

Le 1er novembre, il quittait El Obeïd et marchait sur Birket, où son armée devait rejoindre les postes d’éclaireurs établis en avant depuis quelques jours; dès que la jonction fut opérée, l’armée des rebelles se mit à harceler sans relâche, les Egyptiens fatigués, et affaiblis par la faim et la soif.

L’attaque sérieuse commença le 3 novembre. Protégé par les arbres et les replis du sol, Hamdan Abou Anga, commandant des Djihadia, ouvrit le feu contre l’armée occupée à dresser son camp à la hâte. Les balles des rebelles faisaient des ravages terribles dans les rangs du corps expéditionnaire. Cette masse compacte parquée dans le camp, offrait aux projectiles des buts immanquables. Les hommes, les chevaux, les chameaux et les mulets tombaient en foule et les soldats apercevaient à peine l’ennemi dissimulé derrière ses abris. Les Mahdistes, qui n’avaient subi que des pertes insignifiantes, ne se retirèrent que dans l’après-midi et établirent leur camp à une portée de canon, en face de l’armée égyptienne.

Quatre émirs étaient tombés en essayant, au plus fort du combat, de pénétrer dans le camp. Quels durent être les sentiments du pauvre Hicks, qui assistait impuissant à ce désastre! Ses hommes, tourmentés par la soif, suçaient le plomb des balles afin de rafraîchir leur palais desséché! Et cependant un étang rempli d’eau était là dans le voisinage, à une heure à peine du camp; Hicks et ses guides l’ignoraient, et l’eurent-ils connu, ils ne pouvaient plus l’atteindre.

Toute la nuit les Egyptiens furent harcelés par les tirailleurs d’Abou Anga, qui sans être aperçus s’étaient glissés jusque dans le voisinage du camp et s’étaient établis dans une position bien abritée.

Le lendemain matin (4 novembre), Hicks leva le camp, et continua la marche en avant. Il avait dû laisser derrière lui un grand nombre de morts et de mourants, ainsi que quelques canons dont les attelages avaient été anéantis. Il n’avait pas fait une lieue, que 100,000 fanatiques sortant des buissons où ils s’étaient embusqués se précipitèrent sur son armée.

Le carré fut forcé. Une véritable boucherie commença. Seuls les officiers européens et quelques cavaliers turcs réunis sous un gigantesque palmier se défendirent héroïquement. Attaqués furieusement de tous côtés par des forces infiniment supérieures, ils ne tardèrent pas à succomber.

La tête du baron Seckendorff, encadrée de sa longue barbe blonde fut coupée et présentée au Mahdi et à ses califes comme celle du général Hicks. Gustave Kloss, qui se nommait maintenant Moustapha, fut appelé; mais craignant d’être forcé d’aller lui-même à la recherche de Hicks, il les laissa dans leur erreur. L’armée entière fut anéantie; quelques hommes à peine réussirent à s’échapper, cachés sous des monceaux de cadavres.

On promit la vie sauve à un grand nombre de soldats mais, dès qu’ils eurent mis bas les armes, ils furent impitoyablement massacrés. Ahmed Dalia, le bourreau, me racontait plus tard que, en compagnie de Yacoub frère du calife Abdullahi et de quelques autres cavaliers, il avait rencontré une poignée de soldats décidés à vendre chèrement leur vie. Yacoub leur expédia Dalia avec la promesse d’une grâce complète, s’ils voulaient mettre bas les armes et se rendre. Ils se fièrent à sa parole et, jetant leurs armes, accoururent à lui: Mais les voyant sans défense, il fit égorger ces «chiens d’infidèles», comme il les appelait, en s’applaudissant de sa ruse!

Un Egyptien dut son salut à sa présence d’esprit. Poursuivi par quelques Gellaba et sur le point d’être atteint, il leur cria: «Ne me tuez pas, vous, amis du Mahdi! Je sais quelque chose qui vous rendra riches.»

Ils lui promirent la vie sauve, s’il leur révélait ce moyen: «Je le ferai, leur dit-il, mais pour le moment je suis épuisé; conduisez-moi auprès du Mahdi, en qui je crois déjà depuis longtemps et laissez-moi lui demander mon pardon; il m’accordera, je l’espère, le repos dont j’ai besoin pour pouvoir vous servir.» Les Gellaba mirent leur prisonnier au milieu d’eux et le protégeant contre les autres Arabes, le conduisirent auprès du Mahdi auquel ils le présentèrent comme un fidèle entraîné malgré lui à la guerre, mais convaincu depuis longtemps de la mission du Mahdi. Ce dernier lui accorda son pardon et lui fit prêter selon l’usage le serment qui le liait au Mahdi. En sortant de la présence du Mahdi, l’Egyptien fut aussitôt assailli par ceux qui l’avaient sauvé et pressé de leur livrer le secret, qui devait les rendre riches. Il leur répondit tranquillement: «J’étais autrefois cuisinier et sais faire des saucisses.» Les Gellaba trompés dans leurs espérances se prirent à l’injurier et le ménaçèrent de mort. Mais lui retourna aussitôt auprès du Mahdi et lui raconta toute l’histoire, en implorant sa protection. Le Mahdi ne put s’empêcher de rire et fit venir quelques-uns des compatriotes du rusé compère, depuis longtemps ses partisans, et leur ordonna de le traiter en frère.

L’armée de Hicks était anéantie et le Mahdi et ses califes retournèrent à Birket avec leurs troupes ivres de joie. Quelques émirs furent laissés avec leurs hommes sur le champ de bataille, afin de rassembler le butin et de le porter au Bet el Mal. Les cadavres amoncelés par milliers les uns sur les autres furent dépouillés de leurs vêtements. Quel spectacle horrible que de voir tous ces corps entièrement nus, à demi décomposés, déjà couverts de blessures béantes, entassés pêle-mêle!

J’ai eu plus tard entre les mains les carnets de notes du colonel Farquhar et d’O’Donovan trouvés sur le champ de bataille. Triste lecture! Tous deux se plaignaient de l’antagonisme du général Hicks et du gouverneur général Alâ ed Din Pacha. Farquhar refusait complètement à son chef, le général Hicks, le coup d’œil militaire indispensable. Il avait depuis longtemps prévu ce qui était arrivé et reprochait amèrement à Hicks d’avoir osé, par fausse ambition, commencer les opérations avec une armée, dont il devait connaître la mauvaise composition. Parmi les quelques officiers égyptiens qui firent leur devoir, il mentionnait spécialement Abbas bey.

Voici un passage du journal de Farquhar: «J’ai causé aujourd’hui avec O’Donovan de notre situation et lui ai demandé où nous pourrions bien être dans huit jours. Il m’a répondu: «Dans l’autre monde».

O’Donovan s’exprimait d’une façon analogue. Il était très irrité de la désertion de Kloss et y voyait un signe de la démoralisation de l’armée: «Un Européen, écrit-il, un simple domestique, il est vrai, déserte et passe à l’ennemi!» A un autre endroit: «J’écris mes mémoires, mais il n’y aura personne pour les porter dans mon pays.»

Ce ne fut que quinze jours plus tard, après que le butin eut été porté au Bet el Mal, que le Mahdi retourna à El Obeïd. On avait trouvé, outre les canons, les mitrailleuses et les fusils, des sommes d’argent importantes. Malgré la sévérité barbare avec laquelle Ahmed woled Soliman avait fait couper les mains à quelques individus accusés de vol et de malversation, beaucoup d’argent fut dérobé. Les rusés habitants des montagnes de Nuba emportèrent chez eux une quantité d’armes et de munitions, qui leur furent plus tard d’une grande utilité dans la lutte qu’ils soutinrent contre leurs oppresseurs.

Rien ne peut dépasser la pompe grandiose avec laquelle le Mahdi victorieux fit son entrée à El Obeïd. Ce fut une véritable marche triomphale et, partout où il passait, les gens se jetaient à terre et lui rendaient hommage comme à un être surnaturel. Sa victoire avait mis tout le Soudan à sa discrétion, depuis les bords du Nil jusqu’à la Mer Rouge, depuis le Kordofan jusqu’aux frontières des Wadaï. Tous les regards se tournaient vers l’homme qui avait accompli des actions si merveilleuses et on attendait avec impatience ses prochaines entreprises. Presque tous ceux qui avaient auparavant douté de lui se rallièrent avec enthousiasme au nouveau régime.

Un petit nombre cependant comprenait que la religion n’était qu’un prétexte pour le Mahdi et attendait toujours que le Gouvernement eût réuni les forces nécessaires pour rétablir son autorité et écraser la révolution, au moins résolu cependant, si le Gouvernement échouait, à céder à la force et à se soumettre comme les autres non par conviction mais pour échapper à la persécution inévitable.

Les Européens et les Egyptiens établis dans les grandes villes comprirent alors la gravité de la situation; quelques-uns retournèrent dans leur pays, d’autres expédièrent vers le nord tout leur avoir et se tinrent prêts à partir. Tous savaient qu’il était impossible de rester plus longtemps au Soudan. Le Mahdi, sûr maintenant de son succès allait étendre sa puissance vers l’orient et vers l’occident.


Chargement de la publicité...