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Fer et feu au Soudan, vol. 1 of 2

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CHAPITRE VII.

Lutte contre le Mahdisme au Darfour.

Expédition contre Shakka.—Bataille de Omm Waragat.—Après la bataille.—Assiégés dans la zeriba.—Retraite sur Dara.—Episodes du voyage.—Arrivée à Dara.—Maladie et mort de Gottfried Rott.—Envoi d’émissaires secrets au Kordofan.—Difficultés avec la garnison d’El Fascher.—Révolte des Arabes Mima.—J’apprends la chute d’El Obeïd.—Mort du sheikh Arifi.—Campagne contre les Arabes Mima et les Arabes Khawabir.—Tentative de désertion.—Découverte d’un complot parmi les troupes à Dara.—Mes officiers et mes hommes mettent notre défaite sur le compte de ma religion.—Je me décide à adopter en apparence la religion musulmane.—Je décide d’envoyer Zogal bey à El Obeïd.—Ma campagne contre les Beni Halba.—Bichari bey.—Sa mort.—Situation au Darfour.

J’étais arrivé à Hachaba; point de ralliement convenu, après avoir fait de mon mieux pour organiser une force capable d’opérer avec succès contre Madibbo. J’avais réussi à engager les Gellaba à se joindre personnellement à moi ou à me donner leurs Basingers. J’avais demandé aide à Zogal bey qui me fournit plus de deux cents Basingers; moi-même je possédais un certain nombre d’esclaves qui connaissaient le maniement des armes. Je réengageai le major Sharaf ed Din, ex-commandant des Basingers à Kolkol qui avait été destitué par Nur Angerer ainsi qu’un certain nombre d’officiers Djaliin qui avaient autrefois servi avec Zobeïr Pacha. Les tribus que j’avais appelées pour porter secours au Gouvernement étaient arrivées. Mes forces pouvaient donc comprendre les effectifs suivants:

L’infanterie régulière armée de Remington, 550 hommes; les Gellaba qui m’avaient accompagné, 200 hommes; les Basingers, sous le commandement de Sharaf ed Din secondé par les chefs en second, Abd er Rasoul, sheikh Khoudr Ombetti, Mangel Medine, Hasan woled Satarat, Sultan Abaker el Begaoui, Soliman woled Farah, Moslim woled Kabachi et d’autres, 1300 hommes; en tout 2050; ajoutez à cela environ 100 hommes de cavalerie armés de fusils. J’avais donc à peu près au total 2150 fusils et un canon se chargeant par la bouche et 13 artilleurs. Les tribus de Bégou, Birket, Zagawa (au sud du Darfour), Messeria, Tadjo, et quelques Maalia, hostiles au sheikh Abou Salama, m’avaient amené un contingent de 6000 hommes armés de lances et 400 chevaux.

La garnison laissée à Dara comprenait 400 hommes d’infanterie, 7 canons et leurs servants, 30 chevaux, 250 Basingers sous le commandement de Zogal bey qui depuis la mort de Emiliani administrait comme vice-gouverneur le district de Dara. J’avais laissé avec lui le Suisse Gottfried Rott et j’avais chargé ce dernier de me renseigner exactement sur tout ce qui se passerait. Ce Rott autrefois maître d’école à Siout avait découvert quelques années auparavant une caravane d’esclaves qui se rendait en contrebande par la route de Arbaïn en Egypte; sur ces indications le Gouvernement arrêta le convoi. Rott reçut pour ce fait une lettre de félicitations de M. Gladstone; la société anti-esclavagiste lui exprima sa reconnaissance et le Gouvernement égyptien le nomma inspecteur du service de répression de la traite des esclaves et me l’envoya au Darfour, avec ordre de lui assigner Shakka comme centre de ses opérations, mais Rott n’arriva que très peu de temps avant l’ouverture des hostilités et l’interruption des communications postales; je me vis donc forcé de le retenir à Dara. Il comprit bien vite que la situation était assez grave pour m’autoriser à le prier de renoncer momentanément au service que le Gouvernement lui avait assigné afin de ne pas surexciter davantage des esprits que les troubles environnants agitaient trop déjà. Comme il possédait bien la langue arabe, je le chargeai de surveiller secrètement Zogal bey et ses parents et d’observer quels étaient leurs rapports avec les rebelles.

A la fin d’octobre, je me mis en marche avec toute ma colonne. Le pays des Risegat étant couvert d’épais buissons et de forêts, je devais me tenir sur mes gardes, éviter toute surprise, toute attaque et marcher de manière à éviter que toute ma petite armée ne s’avançât en désordre et ne tombât dans quelque embuscade.

Le tableau ci-contre donnera une idée exacte de l’ordre dans lequel nous marchions vers Shakka. L’avant-garde consistait en 50 cavaliers armés de fusils, 400 hommes de l’infanterie régulière formaient le point de résistance de ma troupe. Les troupes étaient disposées en un carré de 100 hommes sur chaque face; sur chacun des côtés marchaient 200 Basingers de sorte que le carré en réalité comprenait quatre faces de chacune 300 hommes. Au centre du carré s’avançaient les canons chargés à dos de chameaux; avec eux marchaient les bêtes de somme portant les munitions, les fusils, etc. Je marchais en avant du carré avec une petite troupe de 90 hommes armés de Remington, suivi de 20 cavaliers armés de fusils. Sur les flancs, à 600 pas de distance environ, 2000 porteurs de lances flanqués en plus à leur tour de 200 Basingers que protégeaient encore 150 Arabes à cheval. L’arrière-garde, marchant à 800 pas en arrière du carré se composait de 2000 porteurs de lances, suivis de 60 hommes de l’infanterie régulière, de 300 Basingers, de 30 cavaliers armés de fusils et enfin de 100 cavaliers arabes qui restaient. Les Basingers qui marchaient sur les flancs étaient accompagnés de trompettes. L’arrière-garde était plus forte que les flanqueurs et comptait 390 fusils, car on pouvait être sûr que, fidèles à leurs habitudes, les tribus arabes attaqueraient d’abord nos derrières.

Ordre de marche avant le combat de Omm Waragat sur la route de Shakka.

Les Basingers et les porte-lances qui protégeaient les flancs pouvaient en cas d’attaque résister assez longtemps pour me permettre d’arriver avec un renfort pris, s’il était nécessaire, parmi les hommes de l’infanterie régulière qui formaient le carré central.

L’arrière-garde qui avait à veiller sur les chameaux dont la charge était un peu en désordre, qui devait aussi être constamment sur le qui-vive pour se garder des maraudeurs et qui en outre était plus exposée à une attaque inattendue, l’arrière-garde dis-je, avait un service des plus pénibles et chaque jour je faisais relever les hommes chargés de ce poste périlleux; les lanciers qui avaient passé une journée à l’arrière-garde se portaient le lendemain sur le flanc droit de la colonne; les hommes du flanc droit allaient occuper le flanc gauche et ceux-ci se rendaient à l’arrière-garde. Il en était de même pour les 60 hommes d’infanterie et les 300 Basingers.

J’espérais de cette manière atteindre Shakka sans trop d’encombre. Une fois là j’y construirais un fort, l’armerais des canons que je possédais et y laisserais une petite garnison. Pour moi je ferais quelques excursions dans la contrée, à la recherche de Madibbo tandis que les lanciers pourraient s’occuper à enlever le bétail des Risegat.

A notre arrivée à Deen nous trouvâmes une grande quantité de blé emmagasinée dans les huttes du nouveau village que venait de reconstruire Madibbo. Le poste qu’il y avait laissé fut, après une courte résistance, tué ou dispersé, et nous nous établîmes dans notre ancien camp. Le tombeau d’Ali woled Fadhl Allah avait été ouvert par la main des hommes; son crâne avait été exhumé et ses ossements jetés à tous les vents. Les Arabes avaient sans nul doute profané sa tombe, bien que nous l’eussions entourée d’une forte haie d’épines pour la protéger; ils avaient emporté le linceul et abandonné le corps aux hyènes!

Je fis distribuer à mes hommes le blé trouvé dans le village; ils avaient donc ainsi une provision suffisante pour quelques jours. Et comme je désirais marcher immédiatement sur Shakka, j’envoyai au préalable deux espions arabes Risegat qui, à la suite de différends avec leurs familles s’étaient établis depuis de longues années dans le Darfour. Ils avaient pour instructions de s’enquérir de la route où nous trouverions de l’eau en quantité suffisante et, si possible, de découvrir l’endroit où Madibbo avait concentré ses forces. Le lendemain, des cavaliers de l’ennemi se montrèrent autour de notre camp, ils venaient sans doute en reconnaissance, et se tinrent à une distance respectueuse.

Trois jours après mes deux hommes revinrent m’annoncer que la route était bien pourvue d’eau; que les Arabes avaient emmené leurs troupeaux au sud de Shakka où Madibbo avait aussi rassemblé ses forces; ils n’avaient pu se procurer d’informations plus précises.

Je donnai le signal du départ. Mes hommes étaient dans les meilleurs dispositions, riant, plaisantant, se partageant d’avance le butin, les femmes de Madibbo et de ses sheikhs, d’après l’exemple du Mahdi. Bien que je fusse absolument sans aucune crainte pour ma petite armée, je désirais vivement cependant atteindre Shakka sans être attaqué. Je souffrais de la fièvre et remis momentanément le commandement de la colonne à Sharaf ed Din effendi, qui se tint constamment à mes côtés. Le jour suivant, laissant à l’ouest Kindiri, nous venions de faire halte, quand on signala l’approche des cavaliers ennemis: on sonna l’alarme. Chacun rejoignit aussitôt son poste. Malgré la faiblesse où me mettait la maladie, je me portai à l’arrière-garde d’où l’apparition des rebelles avait été signalée. On apercevait à une assez grande distance quelques centaines de cavaliers; comme la plupart d’entre eux se dissimulaient derrière des buissons, il était impossible d’évaluer exactement leur nombre. Je donnai aux flanqueurs l’ordre de m’appuyer et je me jetai avec la cavalerie régulière et les cavaliers arabes au devant des assaillants. Une escarmouche s’ensuivit. L’ennemi tint bon et conserva sa position, je dus néanmoins avancer un peu, pour permettre à mes hommes de renfort d’entrer en scène. Notre tir était excellent et nos fusils tuèrent ou blessèrent quelques cavaliers; les autres aussitôt battirent en retraite. Nous nous emparâmes de six chevaux, ce qui compensait à peu près les sept que nous avions perdus; deux de nos hommes avaient été tués et nous avions plusieurs blessés. Les pertes des Risegat, dans cette petite escarmouche, devaient être considérablement plus grandes, mais nous ne pûmes nous en rendre exactement compte, étant dans l’impossibilité de prolonger davantage une poursuite qui nous avait déjà entraînés loin de notre troupe plus que ne le commandait la prudence.

Nous revinmes donc à l’endroit où le gros de la colonne attendait et, comme il était encore de bonne heure, et qu’on y voyait encore assez clair, je fis reprendre la marche.

Le soir, nous nous arrêtions dans le voisinage de Omm Waragat. Quoique la fièvre ne m’eut pas quitté, je donnai des instructions pour faire reprendre le lendemain la marche dans le même ordre. A la pointe du jour, nous levions le camp et, après une marche de deux milles, nous arrivions à un endroit découvert et marécageux au sud-est duquel se voyaient quelques petites huttes, telles que les élèvent les esclaves des Risegat qui travaillent dans les champs.

L’avant-garde eut bientôt fait de traverser le marais et d’atteindre les huttes. Je m’y rendis aussi avec mon détachement, pendant que les hommes du carré s’occupaient à pousser et à tirer les animaux qui enfonçaient à chaque pas dans le sol détrempé. A ce moment, j’entendis l’arrière-garde et immédiatement après le flanc gauche donner le signal d’alarme. Quelques coups de feu éclataient. Ordonnant à l’avant-garde de maintenir sa position près des huttes, je me portai au galop vers le flanc gauche du carré, suivi de mes 90 hommes armés de Remington qui couraient au pas gymnastique. En arrivant à l’arrière-garde je constatai qu’il était déjà trop tard. Les Basingers et les réguliers, après la première salve, n’avaient pas eu le temps de recharger leurs armes; l’ennemi fondait sur eux et, écrasés par des milliers d’Arabes à demi-nus, ils se repliaient en désordre vers le centre de la colonne, et avaient presque atteint la ligne de fond du carré; quoique prêts à faire feu, les hommes du carré hésitaient, craignant d’atteindre dans la mêlée aussi bien les amis que les ennemis.

Je fis sonner «formez le carré» et «feu rapide», quoique je courusse moi-même le risque d’être tué puisque je me trouvais à la hauteur du dernier rang du flanc gauche.

La ligne d’arrière du carré tira bien quelques coups de fusil mais ne put réussir à repousser les assaillants. Déjà l’arrière-garde et l’ennemi étaient aux prises, le carré commençait à céder; mes 90 tireurs se mirent alors «à genoux» et ouvrirent sur l’ennemi un feu nourri qui obligea les Arabes à reculer et à diriger leur attaque contre les lanciers dispersés du flanc droit. Cependant ceux d’entre eux qui, à la suite de l’arrière-garde avaient pénétré dans le carré firent de grands ravages parmi les Basingers qui ne pouvaient faire usage de leurs fusils à double canon; l’infanterie n’avait pas même eu le temps de mettre baïonnette au canon tant l’attaque avait été soudaine. Cependant les Arabes engagés dans le carré furent tous tués. Les flanqueurs attaqués à la fois en arrière et de côté eurent plus à souffrir que le carré lui-même; ils se dispersèrent complètement et s’enfuirent dans toutes les directions. Des centaines d’entre eux furent pris et tués par les cavaliers Risegat embusqués dans la forêt.

L’action dura à peine 20 minutes, et pourtant dans un espace de temps si court, nous eûmes à subir des pertes considérables.

Fort heureusement l’ennemi s’était mis à la poursuite des flanqueurs dispersés dans la campagne; et nous avions réussi, grâce au feu de mes tireurs, à le repousser du carré, mais hélas! au prix de quels sacrifices! Ceux de mes hommes qui s’étaient couchés à mon commandement n’avaient pas été très éprouvés, mais les Basingers, troupe fort indisciplinée et qui pour la plupart, ne comprenaient pas les sonneries, avaient terriblement souffert; presque tous nos chameaux avaient été tués. Au moment où la confusion était à son comble, j’aperçus un Arabe qui se sauvait en emportant le sac rouge d’un canonnier; ce sac contenait toute notre provision de mèches à canon. Mais l’Arabe ne se doutait guère que son butin eut pour lui une si mince valeur.

«Kir, dis-je à un jeune nègre qui se trouvait près de moi, et ne me quittait jamais, si vraiment tu es aussi brave qu’on le dit, va et rapporte moi le sac rouge! voici mon cheval», et, mettant pied à terre, je l’aidai à sauter en selle.

Il saisit une lance et courant à toute bride, revint au bout de quelques minutes avec le sac rouge et sa lance plus rouge encore.

Les derniers ennemis avaient disparu dans le lointain. Je fis sonner le rassemblement, quelques centaines d’hommes seulement répondirent à l’appel, je les partageai en deux groupes; la moitié prit la garde tandis que les autres recueillaient les munitions et les armes de ceux qui étaient tombés. Ils les chargèrent sur les chameaux qui nous restaient et allèrent les déposer dans le petit village voisin. Situé sur un terrain sablonneux et ondulé, cet endroit nous permettait de surveiller les alentours et n’offrait aucun abri à l’ennemi qui nous aurait attaqués. Avant qu’il fut midi, nous avions ramassé assez de buissons d’épines pour nous construire une solide zeriba qui nous protégeait. Ce travail fini, nous pûmes enfin nous occuper des blessés. Quelques-uns d’entre eux avaient réussi, pendant que nous élevions la zeriba à se traîner jusqu’à nous; le reste y fut apporté à son tour et nous fîmes de notre mieux pour soulager leurs souffrances.

Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, le terrain était jonché de cadavres; par places ils étaient entassés comme si on les eut déposés les uns à côté des autres.

Il devait y en avoir bien davantage encore dans la forêt hors de la portée de nos regards. Par une coïncidence assez étrange, le désastre avait eu lieu presque au même endroit où plusieurs années auparavant, Adam Tarboush, le vizir du sultan Husein, était tombé, après une défaite semblable. Je procédai ensuite à l’appel nominal de mes hommes, tâche triste et touchante à la fois. Dix de mes quatorze officiers d’infanterie avaient succombé; un onzième était blessé. Les chefs des Gellaba, le sheikh Khoudr, Mangel Medine, Hasan woled Satarat, Soliman woled Farah ainsi que les plus importants de ces marchands Fakih Ahmed, Hassid et Shekeloub avaient été tués. Un seul de mes treize canonniers vivait encore. Le grec Scander, qui malgré les blessures, reçues à Deen, et saignantes encore, avait voulu être des nôtres, était aussi tombé! Tristement, nous rassemblâmes les morts pour leur rendre les derniers honneurs. Sous un monceaux de cadavres Sharaf ed Din fut trouvé le cœur percé d’un coup de lance. Les tombes furent creusées à la hâte dans la terre humide et molle, et les officiers et les chefs furent ensevelis par deux et par trois. Triste besogne! Il nous fallait aussi porter secours aux blessés; ceux qui ne l’étaient que légèrement, pansaient eux-mêmes leurs blessures; pour les cas plus graves, nous manquions des premiers éléments nécessaires et ne pouvions les soigner. Quelques bonnes paroles, c’était hélas! tout ce que nous pouvions leur donner. Un de mes serviteurs avait encore dans sa gibecière du chloride de fer, du taffetas d’Angleterre et quelques bandes de toile. Quand il vint me les apporter, sa vue me rappela tout à coup Morgan Hosan, mon domestique, jeune homme de 16 ans à peine, de belle mine et très intelligent que j’aimais entre tous à cause de son courage, de sa fidélité et de son sang-froid. «Isa, demandai-je au jeune homme à la gibecière, où est Morgan? Il conduisait mon cheval Moubarek. (Sur celui-ci se trouvaient mes sacoches avec mon journal, mes esquisses et différents ustensiles.) C’est une bête un peu vive; peut-être Morgan l’a-t-il enfourchée et a-t-il pu se mettre en sûreté.» (Tous mes chevaux de selle avaient été perdus.)

Isa secoua tristement la tête et me remit, les larmes aux yeux, un morceau de la bride du cheval que conduisait Morgan.

«Qu’est-ce que cela?» lui demandai-je. «Maître, je ne voulais pas te rendre plus triste encore; j’ai trouvé Morgan tout près d’ici étendu sur le sol, un coup de lance dans la poitrine. Lorsqu’il me vit, il sourit: “Je savais qu’on viendrait me chercher, me dit-il; porte mes dernières salutations à mon maître et dis-lui que je ne me suis pas comporté lâchement; je n’ai laissé partir le cheval que lorsque je suis tombé mortellement blessé; les ennemis ont dû couper la bride que je ne voulais pas lâcher. Remets-lui ce morceau et dis-lui que Morgan était fidèle; prends encore le couteau qui est dans ma poche, c’est celui de mon maître, salue-le de ma part.”»

Et Isa me remit le couteau en pleurant. Mes yeux étaient humides de larmes. Pauvre Morgan! si jeune et si brave! Pauvre maître, perdre un tel serviteur, un tel ami!

«Eh bien! raconte-moi la fin, Isa!» murmurai-je.

«Il avait soif; je lui soulevai la tête et je lui présentai de l’eau; il finissait à peine de boire qu’il rendit le dernier soupir.»

Je ne pouvais m’abandonner à la tristesse. Dans l’après-midi, je fis fortifier la zeriba et creuser des tranchées à l’intérieur. Les tambours battirent aux champs, les trompettes sonnèrent, quelques coups de canon furent tirés pour faire comprendre aux fuyards ou à ceux d’entre eux qui légèrement blessés ne pouvaient être bien loin que j’établissais là mon camp. Dans la journée, un grand nombre de mes hommes rentrèrent et au coucher du soleil je disposais encore de 900 hommes, fantassins réguliers et Basingers, tristes débris d’une armée de 8500 hommes. C’était encore une force respectable. Des cavaliers arabes et de la cavalerie régulière, il ne restait plus que 30 hommes.

Très probablement un grand nombre était prisonnier des rebelles; une bonne part aussi avait réussi à s’échapper et était sans doute retournée soit à Dara, soit dans ses villages. Il nous restait toutefois des munitions et des armes en abondance.

Après le coucher du soleil, les Risegat reparurent et furent fort étonnés de nous trouver abrités par un rempart et prêts à livrer bataille. Madibbo nous fit attaquer par ses Basingers; mais ils furent repoussés après un engagement très court. La nuit arriva et nous pûmes prendre un peu de repos. J’étais assis, m’entretenant avec mes officiers, quand les sheikhs Abder Rasoul, Moslim woled Kabachi, et le sultan Bégou vinrent nous proposer de mettre à profit l’obscurité pour abandonner notre position, où nous n’avions que fort peu de chances, après la défaite et les pertes que nous avions essuyées de résister à l’ennemi.

«Vous voulez fuir, leur dis-je. Et que ferez-vous de vos camarades, de vos frères blessés? Les abandonnerez-vous à l’ennemi?»

Honteux, ils restèrent silencieux.

«Eh bien non, votre proposition est irréfléchie; j’en ai parlé avec mes officiers; nous resterons quelques jours ici. Nous n’avons à redouter que la famine et nous pouvons nous en garantir pendant longtemps encore; pendant quelques jours nous mangerons la chair des chameaux tués et blessés. Nous serons sans doute attaqués de loin en loin, mais chaque fois nous repousserons l’ennemi, et nos hommes regagneront la confiance que la défaite d’aujourd’hui leur a fait perdre. Je connais les Risegat, ils ne s’éterniseront pas ici à nous surveiller et nous aurons facilement raison des Basingers de Madibbo et de ceux du sheikh Jango du Bahr el Ghazal qui ont fui jusqu’ici. Les blessés auront le temps de se remettre. Et si, quand ceux qui sont gravement atteints, auront pris le chemin où doivent passer tous les mortels, ceux qui n’ont que de légères blessures auront certainement repris assez de force pour regagner avec nous la patrie. Ma proposition est, je le crois, meilleure que la vôtre.»

Tandis que je parlais, le sultan Abaker approuvait de la tête et tous résolurent de rester.

«Savez-vous quelle est la cause de notre défaite d’aujourd’hui? continuai-je. Ce soir, j’ai rencontré parmi les blessés, l’adjudant de Hasan woled Satarat, commandant l’arrière-garde. Je l’ai questionné: “Sharaf ed Din, me répondit-il, n’a pas suivi tes instructions et a négligé de relever l’arrière-garde comme on l’avait fait les jours précédents. L’infanterie harassée, épuisée par les fatigues de la veille rejoignit de sa propre autorité sa place dans la colonne sans avoir été relevée par des troupes fraîches.”»

«Les porteurs de lances, eux aussi, avaient pris place sans autorisation sur le flanc droit, en sorte que la brusque attaque de l’ennemi ne rencontra aucune résistance sérieuse; Hasan woled Satarat avait à peine à sa disposition plus de 250 Basingers armés seulement de fusils à percussion. Sharaf ed Din a payé de sa vie sa négligence, mais nous avons eu tous à en supporter les conséquences. Il est tard, retournez auprès de vos hommes, encouragez-les, dormez tous pour être en état de supporter les épreuves que la journée de demain nous apportera. Mais toi, Saïd Agha Fouli, dis-je à un capitaine, tu es blessé, à ce que je vois et tu ne pourrais probablement pas dormir; va te placer à la porte de la zeriba et loge une balle dans la tête du premier qui cherchera à sortir sans permission.»

Quand je fus seul, je réfléchis au danger de notre position. Nous pouvions, c’était probable, arriver heureusement à Dara, mais j’avais à déplorer la mort de mes meilleurs officiers et de mes plus sages conseillers et, je craignais aussi que les nouvelles de notre déroute ne parvinssent à Dara avant l’arrivée de mon rapport.

Ces nouvelles pouvaient avoir une influence désastreuse sur le moral de la garnison et l’esprit des habitants. J’éveillai mon secrétaire et je lui fis écrire deux courtes lettres, une à Zogal bey, l’autre au Saghcolaghassi Mohammed Farag, commandant de la garnison, les informant que, malgré les pertes que j’avais subies, l’état général de mes troupes était satisfaisant et que nous arriverions dans une quinzaine à Dara. Si des fugitifs, continuai-je, arrivaient et répandaient des nouvelles alarmantes et sans fondement, il fallait les jeter en prison et les garder à vue jusqu’à mon arrivée.

J’écrivis aussi de ma main quelques lignes à Gottfried Rott le renseignant en peu de mots sur notre position et l’assurant que sous peu j’arriverais à Dara avec le reste de ma troupe. Je l’exhortai à ne pas perdre courage et à relever l’esprit abattu des timides et des poltrons; à cette lettre en était jointe une autre destinée à ma mère et dans laquelle je faisais aux miens mes adieux et leur envoyais ma dernière pensée. Je priais Rott de faire parvenir cette lettre à ma famille au cas où je serais tué dans le combat.

Ces lettres à la main, je me rendis chez Abdullahi Omdramo, sheikh des Arabes Messeria, qui résident dans les environs de Dara; je le réveillai et lui demandai où était son frère Salama.

«Le voici», dit-il, montrant du doigt un homme couché près de lui; je l’éveillai aussi. «Salama, lui dis-je, tu peux me rendre un grand service, et t’en rendre un à toi-même. Tu vois ces lettres, il s’agit de les porter à Dara et de les remettre à l’Européen Rott, que tu as rencontré souvent avec moi. Tu prendras mon cheval que tu connais et qui est une excellente bête. Va, pars tout de suite, traverse au galop le camp des Risegat qui sont pour le moment endormis. Avant que leurs chevaux ne soient sellés, tu auras disparu dans les ténèbres; en deux jours tu peux être à Dara. En récompense de ce service, je te fais présent de la jument noire qui est dans mon écurie.» Je parlais encore que Salama avait déjà fait ses préparatifs.

«Donne-moi les papiers, dit-il brièvement, étendant la main pour les prendre. Avec le secours du Tout-Puissant, je porterai ces lettres à leur destination; mais je préfère monter mon propre cheval. Il ne va peut-être pas aussi vite que le tien, mais il est assez fort pour me porter jusque chez moi. Je connais mon cheval et mon cheval me connaît, et une connaissance réciproque est un grand avantage dans de pareilles expéditions.»

Il sella son cheval. J’écrivis encore quelques mots à Rott pour lui dire de donner au porteur ma jument noire. Il me remercia, enveloppa les lettres dans son mouchoir de coton et, tenant son cheval en bride, il m’accompagna jusqu’à la porte de la zeriba. Nous arrivâmes auprès de Saïd Agha Fouli; il était à son poste, mais la douleur lui arrachait de temps en temps des gémissements. Sa cuisse droite et son bras gauche le faisaient atrocement souffrir. Dès qu’il me reconnut, il ordonna à ses hommes d’ouvrir la porte. Salama enfourcha son cheval; il brandissait sa grande lance de la main droite; de sa gauche, il tenait les rênes et quelques javelots.

«A la garde de Dieu, Salama,» lui criai-je.

«Je me confie en Dieu», répondit-il, et il s’éloigna lentement.

Bientôt nous pûmes entendre le bruit rapide des sabots de son cheval. Quelques minutes après, un ou deux coups de fusils retentirent dans le silence de la nuit, puis tout redevint tranquille.

«Que Dieu le protège!» nous écriâmes nous tous. Nous rentrâmes prendre un peu de repos. La nature reprit bien vite ses droits; accablé de fatigue je m’endormis profondément. A l’aube, mes hommes étaient déjà à l’ouvrage, consolidant les fortifications. Le soleil venait de se lever; comme je m’y étais attendu, l’ennemi renouvela son attaque, et pendant quelque temps, un feu violent fut échangé. Grâce à notre position plus élevée, les Arabes durent bientôt se retirer après des pertes considérables. De notre côté, nous eûmes quelques morts et quelques blessés. Parmi les premiers, était malheureusement Ali woled Hedjas, chef de mes Basingers, un Djaliin d’origine, regardé comme un des plus braves de sa tribu. Nous comptions demeurer là plusieurs jours encore et mes hommes s’empressèrent de réparer la zeriba, non sans avoir rendu les derniers devoirs aux cadavres de mes hommes et à ceux de nos ennemis; ces cadavres, tombés seulement la veille, empestaient déjà l’air.

J’avais parmi mes hommes deux Basingers que j’avais déjà, en certaines occasions, employés pour porter différents messages à mon ami Lupton, le successeur de Gessi dans le poste de gouverneur général du Bahr el Ghazal. Je crus prudent d’avertir cette fois encore Lupton de la situation du Darfour et de l’engager à entreprendre une expédition contre les Arabes Risegat et Habania qui, pendant la saison des pluies menaient paître leurs troupeaux dans sa province. J’avais appris par un Risegat, fait prisonnier la veille et qui n’avait quitté que tout récemment le Bahr el Ghazal que des troubles avaient éclaté dans la contrée qu’il habitait.

Il m’avait raconté que la tribu de Djanghé avait d’abord tenté un soulèvement; mais que, facilement elle était rentrée dans l’obéissance.

Le sheikh Jango avait attaqué Delgaouna et l’avait pillé; mais après une défaite à son tour, il avait rejoint Madibbo et avait assisté à notre combat de la veille avec un contingent de 200 hommes.

Lupton se trouvait dans une meilleure situation que moi. Si ses employés et ses soldats lui restaient fidèles, il n’avait rien à craindre, car la diversité des tribus de sa province ne leur permettrait pas de s’unir dans une action commune contre le Gouvernement. L’élément religieux, le trait d’union entre les tribus du Soudan du Nord n’avait aucune influence sur ses nègres qui tous étaient païens. Les provinces du Bahr el Ghazal sont habitées par les tribus nègres les plus diverses, telles que: les Kara, Runga, Fertit, Kretsh, Baya, Tiga, Banda, Niam-Niam, Bongo, Monbouttou etc.; obéissant chacune à un roi particulier et sans cesse en lutte l’une contre l’autre. Ces inimitiés perpétuelles avaient rendu facile aux habitants du Nil la conquête de ces provinces. C’est ce qu’avait bien compris autrefois Zobeïr. Il était en effet très aisé, de rassembler un certain nombre d’habitants, de les exercer au maniement des armes et d’utiliser leurs forces pour envahir une tribu voisine.

Les chefs sauvages étaient trop ignorants pour comprendre qu’en s’unissant pour s’opposer à l’invasion étrangère, ils conserveraient leur indépendance. On voit rarement des tribus nègres d’origine différente s’unir et marcher d’accord.

Ces tribus ne sauraient obéir qu’à leurs propres chefs, ou bien à des Arabes ou des Européens. C’est le manque d’union et de solidarité qui les a conduites à l’esclavage.

J’écrivis donc à Lupton et l’engageai à marcher contre les Arabes campés sur les frontières du Bahr el Ghazal pour les affaiblir et par suite, les empêcher de pénétrer dans le Darfour.

Je cachai la lettre dans une courge vidée et la fis porter par les deux Basingers.

Pendant les cinq jours que nous passâmes dans la zeriba, nous eûmes chaque jour à subir une ou deux attaques. Le troisième jour, au moment de l’engagement, Koren en Nar, commandant des hommes de Madibbo, un des chefs les plus audacieux des rebelles, fut tué. Dès lors les attaques furent moins violentes. Mais nous allions bientôt avoir à nous défendre contre un ennemi plus terrible...... la famine. Nous avions consommé presque tout ce qui était comestible, il ne nous restait plus un morceau de viande de chameau, il n’y avait plus un grain de blé. Nous dûmes, mes officiers et moi, nous contenter d’une bouillie douteuse faite avec des restes de vieilles croûtes sèches de pain de doura et des feuilles d’une plante nommée kawal. Nous ne pouvions espérer aucun secours. Nous ne pouvions donc rester plus longtemps, car si la famine se mettait de la partie, nous serions bientôt hors d’état de combattre. Je rassemblai mes hommes au nombre d’environ 900, tous armés de fusils à l’exception de quelques Arabes, qui ignoraient le maniement des armes à feu et ne se fiaient qu’à leurs lances; je leur adressai quelques paroles, pour leur rappeler que nous avions à venger la mort de leurs camarades et, que leurs femmes et leurs enfants attendaient impatiemment leur retour. Je les exhortai à la persévérance, au courage, à l’intrépidité et terminai ainsi ma harangue: «Les poltrons nous ont lâchement abandonnés au jour du combat, mais vous, jusqu’à présent vous avez courageusement persévéré; soyez braves cette fois encore et Dieu vous donnera la victoire.» Ils applaudirent et brandirent leurs armes au-dessus de leurs têtes, en signe d’obéissance et de courage. Je fis démonter les armes que nous ne pouvions emporter et jeter les différentes pièces dans l’étang voisin. Quant au bois des armes, on le brûla. Il nous fallut aussi détruire les munitions des fusils à percussion pour qu’elles ne tombassent pas dans les mains de l’ennemi. J’en distribuai le plus possible aux hommes; chacun devait porter 16 à 18 douzaines de cartouches à part, car, en fait de bêtes de somme nous n’avions plus que deux chameaux qui devaient porter notre canon. Je fis enlever le plomb des cartouches et noyer les culots ainsi que la poudre. Le plomb fut placé au fond des fosses et les cadavres placés au-dessus devinrent les gardiens de notre précieux trésor.

Nous étions au samedi, sept jours déjà s’étaient écoulés depuis notre désastre. Au lever du soleil, nous quittâmes la zeriba et formant un carré, assuré par une arrière-garde et des flanqueurs, nous commençâmes notre retraite. Les deux chameaux qui nous restaient et qui portaient le canon furent placés au milieu du carré avec les 160 blessés. Quelques-uns de ces derniers pouvaient marcher; quand à ceux qui étaient dans l’impossibilité de nous suivre, on les fit monter sur les chevaux, chaque cheval portait 2 ou 3 hommes. Nous nous attendions tous à être attaqués dès que nous serions à quelque distance de la zeriba; je fis donc descendre et traîner sur son affût le canon chargé à mitraille.

D’après la tactique des Arabes, tactique que nous connaissions admirablement, si nous repoussions les deux premières attaques, nous n’avions plus rien à craindre.

Nous prîmes la direction du nord, parce que le terrain était plus découvert, mais nous ignorions où se trouvaient les étangs formés par les eaux; nous n’avions plus nos anciens guides qui étaient tombés sous les coups de l’ennemi ou avaient déserté. A peine avions-nous marché pendant une heure, que des cavaliers ennemis commencèrent à inquiéter l’arrière-garde. Le moment décisif était venu, je fis faire halte subitement, rassemblai les hommes des flancs, avec ceux du carré et à la tête de mon escorte particulière composée d’une cinquantaine d’hommes, m’élançai au secours de l’arrière-garde. Le canon prêt à tirer était placé en arrière du carré et des blessés qui n’avaient été que légèrement atteints nous passaient les munitions. Nous ne voyions pas encore l’ennemi, mais nous l’entendions approcher. Dès qu’il parut, une fusillade bien dirigée maintint les assiégeants quelques instants en respect; mais, poussés par les bandes qui les suivaient, ils s’élancèrent en poussant des cris sauvages, agitant de la main droite leur longue lance et tenant dans la gauche de petits javelots. Ils arrivèrent si près de nous que quelques-uns de nos hommes furent blessés, mais nos balles tombant à bout portant dans leurs rangs serrés en firent un carnage effroyable. Peu à peu, repoussés par le canon, ils se retirèrent pour faire place aux Basingers de Madibbo et de Jango. J’avais eu le temps d’amener du renfort du carré; aussi, après un engagement assez court l’ennemi dut-il se retirer. Dès le début du combat j’avais mis pied à terre et confié mon cheval à mon domestique ce qui, dans le Soudan, signifie qu’on renonce à la fuite en cas de revers et que le chef est résolu à vaincre ou à mourir avec sa troupe. A la fin de l’action, mes soldats s’approchèrent de moi tout joyeux; on se serrait les mains et l’on se félicitait mutuellement de ce premier succès.

Combat entre les Risegat et les Troupes Egyptiennes.

Pendant que l’arrière-garde repoussait l’attaque des rebelles, le flanc gauche engagé lui aussi avec l’ennemi l’avait également forcé à se retirer. On comprend facilement que notre victoire n’alla point sans quelques pertes et mon meilleur officier, Sedan Agha, se trouvait dangereusement blessé. C’était un Nubien qui avait donné, pendant la campagne du Darfour, une preuve de grand courage, en reprenant, à la tête de 12 hommes seulement, notre canon sur l’ennemi. Promu au grade d’officier, il s’était montré toujours l’un des plus braves et maintenant il était là couché, une balle dans le poumon droit. Je l’interrogeai sur son état. Il me tendit la main et me répondit: «Nous sommes victorieux, tout va bien». Une demi-heure plus tard, il rendait le dernier soupir. Nous avions une vingtaine de morts et de blessés. Nous enterrâmes les premiers rapidement et le mieux qu’il nous fut possible et nous remîmes en marche dans le même ordre et, en prenant les mêmes précautions. Les soldats avaient repris confiance.

A trois heures environ, une nouvelle bande de rebelles fut signalée par l’arrière-garde; plus faible que celle du matin, elle fut repoussée en quelques instants sans aucune perte pour nous. L’endroit où nous étions était bien pourvu d’eau; nous y construisîmes une zeriba pour la nuit. A notre grande surprise, la suite de la journée et la nuit tout entière se passèrent sans que nous fûmes inquiétés; au lever du soleil nous reprîmes notre route, mais pendant la marche nous eûmes une fois encore à repousser l’attaque de l’ennemi.

La colonne marcha toute la matinée sans rencontrer d’eau; de temps en temps nous faisions halte à l’ombre des arbres. Fort heureusement nous découvrîmes quelques fayo, (racine très aqueuse semblable à notre raifort) ce qui nous permit d’étancher notre soif; cependant nous avions grande hâte de trouver de l’eau. Fatigués et abattus, mes hommes avançaient avec peine, quand, tout à coup, nous aperçûmes un Risegat qui poussait devant lui son troupeau de moutons. Mes soldats s’élancèrent sur le pauvre diable qui, surpris et effrayé, ne fit aucun effort pour leur échapper. On l’aurait tué sans aucun doute si je n’étais arrivé à temps.

Je fis conduire le troupeau, environ 200 têtes, au centre du carré, et là mes soldats affamés se le partagèrent; je fis donner un mouton par cinq hommes et gardai le reste pour moi et mes officiers. Cette aubaine inespérée était vraiment un envoi de la Providence. Mon domestique m’avait amené l’Arabe, les mains liées derrière le dos. Je promis au prisonnier la vie sauve et une bonne récompense s’il voulait nous conduire à un Foula (marais formé par les pluies) ajoutant que s’il refusait de nous servir de guide, on le ferait mourir dans les supplices. L’Arabe accepta, mais nous déclara qu’il n’y avait dans les environs que de petites mares; cependant si nous voulions camper à quelque distance du lieu où nous étions, il pourrait le lendemain matin nous conduire à un étang assez considérable. Je n’avais pas grande confiance dans le prisonnier et le fis garder à vue par deux officiers et huit hommes, près de mon cheval. Au coucher du soleil la zeriba fut élevée; nous ne manquions pas de racines de «fayo», cependant, durant toute la nuit nous fûmes tourmentés par la soif.

A l’aube on se remit en route et vers midi notre guide nous montra quelques arbres qui paraissaient à l’horizon affirmant qu’on trouverait de l’eau dans le voisinage.

Je fis halte et comme je redoutais toujours une attaque de l’ennemi près du Foula el Bada (l’étang blanc), je fis d’abord charger le canon et pris toutes mes mesures pour parer à un coup de main possible, exhortant mes hommes au sang-froid et à l’obéissance; mais, à peine étions-nous arrivés à proximité de l’eau, que la pauvre troupe altérée ne pouvant plus se contenir s’élança pêle-mêle; je réussis cependant à retenir auprès de moi quarante des hommes de réserve et quarante autres restèrent groupés auprès de Mohammed Soliman, le commandant de l’arrière-garde. Comme je l’avais prévu, l’ennemi se tenait caché derrière les arbres à une assez grande distance heureusement.

Profitant de notre désordre, il nous attaqua de tous les côtés à la fois. Je m’élançai en avant, pendant que Mohammed Soliman couvrait l’arrière-garde. Nos hommes comprenant la gravité de la situation, accoururent au premier signal d’alarme, saisirent leurs armes et après une fusillade de peu de durée mais vigoureuse, l’ennemi fut repoussé! Nos pertes étaient nulles. N’ayant plus rien à craindre, nous élevâmes la zeriba, les moutons furent égorgés et une heure après nous nous régalions du premier repas sérieux que nous ayons eu devant nous depuis bien longtemps. Nous restâmes deux jours en cet endroit et ce ne fut pas trop pour nous reposer de nos fatigues.

Vers le soir on m’annonça qu’un Arabe agitant un mouchoir blanc demandait à entrer dans la zeriba et à me parler. Jugeant prudent de lui cacher le nombre de nos blessés, je me portai moi-même à sa rencontre: c’était un des esclaves de Madibbo, porteur d’une lettre de son maître, me sommant de me rendre et de mettre bas les armes. La missive ajoutait que le Mahdi était déjà sous les murs d’El Obeïd dont il s’emparerait avant peu. Madibbo s’engageait à me traiter avec tous les honneurs possibles et à m’envoyer sous escorte au Kordofan auprès du Mahdi. Je fis part de la missive à mes hommes, qui ne purent retenir leurs éclats de rire ironiques. Je demandai alors à l’esclave si son maître était fou? Le pauvre diable était tellement interdit qu’il répondit n’en rien savoir.

Alors à haute voix, afin que mes hommes puissent l’entendre, je repris: «Dis à Madibbo que, si Dieu nous a fait subir quelques pertes, nous ne sommes cependant pas vaincus. Nous resterons ici; et n’en partirons que quand cela nous conviendra, car Madibbo n’a ni la force, ni le courage de nous en empêcher. S’il croit vraiment à son Mahdi et qu’il veuille goûter prochainement les joies célestes, il n’a qu’à venir demain avec ses hommes, ici même nous l’attendrons de pied ferme.»

Mes soldats s’étaient rassemblés autour de moi et m’écoutaient en riant. Je renvoyai l’esclave, et un loustic le chargea de saluer de sa part Madibbo et de lui dire que nous aurions vraiment un grand plaisir à faire sa connaissance. Mes hommes, au reste, étaient dans les meilleures dispositions et souhaitaient de se rencontrer avec Madibbo pour venger et effacer, si possible, leur défaite d’Omm Waragat.

Le soir même je fis présent à notre guide dont j’avais eu tort de me méfier, d’un morceau de drap rouge, de deux bracelets en argent et de quelques écus. Il remercia avec effusion. Je le fis reconduire hors de la zeriba, lui rendis la liberté, et lui promis de lui rembourser la valeur de son troupeau s’il venait jamais à Dara. Le lendemain, nous sûmes que Madibbo s’était encore rapproché de nous. Après les paroles orgueilleuses de la veille, nous devions être prêts à toute éventualité. Nous ne fûmes pas attaqués cependant. Mes hommes s’amusaient en dehors de la zeriba, à tresser avec les feuilles sèches de palmier de petits bonnets semblables à ceux que portaient quelques-uns des Arabes tués la veille. Trompé par ces apparences paisibles, un cavalier Risegat qui s’était égaré dans notre voisinage s’avança au galop vers notre camp et demanda à être conduit devant son maître. On lui fit mettre pied à terre; sa lance lui fut enlevée et on le conduisit auprès de moi. Alors seulement il s’aperçut de son erreur et, au comble de la terreur il s’écria: «Allahu akbar ana kateltu nefsi!» (Dieu est le plus grand, je me suis tué!) Je le consolai de mon mieux et le remis à la garde de Mohammed Soliman. Je donnai son cheval à Mohammed bey Khalil dont la monture avait été tuée dans la dernière escarmouche. Vers minuit je fis partir pour Dara un piéton chargé de lettres à l’adresse de Zogal bey et de Gottfried Rott. Je leur écrivais que ma santé était excellente et leur annonçai mon arrivée prochaine.

Au matin, je donnai l’ordre du départ et fis dire à Soliman de m’envoyer le prisonnier Risegat. Il m’avoua alors que quelques-uns des soldats, exaspérés de la mort de leurs frères, avaient cherché querelle à l’Arabe et lui avaient brisé la tête à coups de hache. Je voulus savoir les noms des coupables mais Soliman me répondit qu’il lui était impossible de les nommer. Connaissant la situation d’esprit de mes hommes, je crus prudent de ne pas insister.

Dans le commencement de notre marche nous fûmes encore attaqués, mais l’ennemi nous trouvant sur nos gardes se retira après un court échange de balles; nous réussîmes à nous emparer d’un Arabe blessé qui nous apprit que Mohammed Abou Salama et plusieurs sheikhs Habania se trouvaient encore près de Madibbo; le sheikh Jango l’avait encore une fois abandonné, parce qu’un grand nombre de ses parents avait été tué dans le combat d’Omm Waragat. Il voulait, paraît-il, se retirer dans le Bahr el Ghazal. Nous campâmes le soir au sud-est de Deen et atteignîmes le jour suivant Bir Deloua, d’où nous continuâmes sans interruption notre marche jusqu’à Dara. Une lettre de Dara reçue en route m’annonça l’heureuse arrivée de Salama et l’attitude hostile des Mima. Gottfried Rott, en quelques lignes presque illisibles, m’apprenait que le mardi précédent il était tombé malade et désirait ardemment me revoir. Une lettre de Omer woled Dorho affirmait qu’El Obeïd n’était point assiégée; et que, selon l’avis de l’auteur de la lettre, les Arabes Hamer n’oseraient jamais, après les défaites constantes qu’ils avaient essuyées, attaquer de nouveau Omm Shanger.

Les rapports du moudir d’El Fascher étaient satisfaisants, à l’exception des renseignements concernant les Arabes Mima. Les nouvelles de Kabkabia et de Kolkol étaient bonnes aussi. Notre entrée à Dara ne fut certes pas joyeuse. Les parents de mes hommes qui étaient restés dans la ville étaient heureux de revoir leurs maris, leurs frères, leurs pères. Mais combien parmi ceux que l’on attendait étaient restés couchés là-bas et l’on se lamentait et, au chagrin que causait leur perte s’ajoutait la douleur de les savoir ensevelis dans la terre étrangère.

J’avais été blessé trois fois et j’avais grand besoin de repos. Une balle m’avait fracassé l’annulaire de la main droite; on dût couper le doigt à sa racine. J’avais reçu dans la cuisse droite une balle qu’on ne pouvait extraire et un javelot m’avait légèrement égratigné le genou droit. J’avais surmonté toutes les fatigues de la campagne, mais je me sentais affaibli et surmené, aussi les quelques jours de repos que je pus prendre me firent le plus grand bien. Le pauvre Rott qui était gravement malade, voulait changer d’air et se rendre à Fascher.

Saïd bey Djouma n’avait pu encore réunir les chameaux nécessaires au transport des munitions que j’avais réclamées, et je dûs louer tous ceux que je pus trouver à Dara chez les officiers, les fonctionnaires et les marchands. J’en rassemblai ainsi une cinquantaine et les envoyai à Fascher sous la garde de cent hommes d’infanterie; Saïd bey avait pour instructions de charger les munitions et de me renvoyer immédiatement la caravane avec toutes les bêtes de somme qu’il pourrait se procurer.

Je demandai en même temps à Adam Aamir un renfort de cent hommes de l’infanterie régulière et de cent Basingers, qu’il devait m’expédier directement de Kabkabia à Dara. Un officier en qui j’avais pleine confiance et qui se rendait à Fascher fut chargé d’accompagner Rott et de l’installer dans ma maison. Enfin je priai un marchand grec, Dimitri Zigada, de donner au malade les soins les plus attentifs.

Les nouvelles qui nous parvenaient du Kordofan étaient des plus contradictoires; et désirant obtenir des informations plus exactes j’envoyai dans cette province Khalid woled Imam et Mohammed woled Asi, qui étaient l’un et l’autre à ma dévotion. Khalid woled Imam avait été élevé avec Zogal Bey, et quoiqu’ils ne fussent aucunement parents, ils s’aimaient comme deux frères et on les considérait comme tels. C’est pour cette raison que je l’adjoignis à Asi qu’il devait couvrir de sa protection à El Obeïd et qui devait d’autant mieux s’acquitter de sa mission qu’en répondait Zogal, resté près de moi à Dara. Je recommandai à Asi de rester dans les meilleurs termes possibles avec Khalid et de chercher à découvrir si Zogal était en correspondance avec le Mahdi; dans tous les cas, il devait revenir le plus vite possible.

Dès mon arrivée à Dara j’avais fait repartir immédiatement pour Fascher Omer woled Dorho avec ses cavaliers; il ne m’avait laissé qu’un de ses officiers, Ada woled Melik Ousoul, un Sheikhieh de sang royal, auquel je confiai le commandement du nouveau corps de cavalerie levé à Omm Shanger. J’avais été informé que Abo bey el Bertaoui, juge de district à Taouescha, était en relations avec les Mima et tout disposé à la révolte. Ce n’avait d’abord été qu’un soupçon mais il fut bientôt confirmé par les raisons ridicules qu’invoqua el Bertaouipour refuser de venir à Dara.

La caravane de 50 chameaux que j’avais envoyée à Fascher rentra à Dara douze jours après en être partie; elle ne m’apportait que 100 caisses de cartouches pour les Remington et 10 quintaux de plomb. Saïd bey Djouma jurait, selon son habitude, qu’il n’avait pu se procurer un seul chameau supplémentaire et m’envoyait une lettre d’Adam Aamir. Celui-ci disait qu’il lui était impossible de m’envoyer le renfort demandé, le mouvement insurrectionnel étant près d’éclater dans sa province.

Je compris parfaitement la signification de ces refus. Les officiers m’étaient hostiles, et répandaient partout le bruit, que Ahmed Pacha Arabi avait chassé le Khédive, son maître, trop favorable aux chrétiens qu’il admettait trop facilement à son service. Arabi, disait-on, s’était déclaré maître de l’Egypte, avait licencié tout ce qui n’était pas Egyptien (les Turcs et les Circassiens), expulsé les chrétiens et confisqué leurs biens au profit du Gouvernement; moi-même j’étais destitué; l’interruption des communications postales était la seule raison pour laquelle le nouveau Gouvernement ne m’avait pas encore signifié ma révocation.

Ceux qui avaient un peu de bon sens doutaient un peu de ces étonnantes nouvelles; cependant mon autorité en souffrait considérablement.

On ne refusait pas encore de m’obéir, mais on employait tous les prétextes pour retarder l’exécution de mes ordres. La position devenait de plus en plus difficile, pourtant je n’y attachais pas trop d’importance me souvenant du proverbe arabe «El kelb embah ul gamal maschi» (Le chien aboie, mais le chameau avance sans y prendre garde). Bichari bey woled Baker, grand chef des Arabes Beni Halba, que j’avais mandé à Dara, se déclara malade et ne répondit pas à mon appel, mais comme il ne voulait pas encore rompre ouvertement avec moi, il m’envoya deux chevaux et une trentaine de bœufs en me priant de les accepter comme un gage de sa fidélité et de son dévouement, et me promettant de venir aussitôt que sa santé le lui permettrait. Je gardai les animaux et les partageai entre mes hommes. Sur ces entrefaites je reçus à la fois la nouvelle de l’arrivée de Omer woled Dorho à Fascher, et de la mort de Gottfried Rott, qui malgré les soins les plus assidus, n’avait pu se rétablir. Il avait été enterré à Fascher à côté du Dr. Pfund et de Frédéric Rosset morts quelques années auparavant.

Les Mima étaient en révolte ouverte; ils avaient tué un des courriers du Gouvernement et chassé leur propre sultan Daoud qui voulait rester en paix avec nous. Je donnai l’ordre à Omer woled Dorho d’attaquer les Mima avec 300 cavaliers et 200 hommes de troupes régulières; moi-même, j’allai opérer contre les Khauabir qui voulaient se joindre aux Mima. Omer battit les Mima à Fafa et à Woda. Je me mis en route avec 150 fantassins et 50 cavaliers, passai à Sheria et arrivai à Bir Omm Lawai où les Arabes Khauabir, informés de mon arrivée, m’attendaient pour me tenir tête. Après un combat fort court, ils furent complètement défaits et nous capturâmes un nombre considérable de bœufs et de moutons. Je prescrivis à Omer woled Dorho, de laisser une garnison assez forte à Fafa et de me rejoindre avec le reste de ses troupes. A son arrivée il m’apporta des nouvelles assez inquiétantes de Fascher et d’Omm Shanger et me fit part de celles qu’il avait reçues d’El Obeïd. Abo bey avait embrassé le parti des rebelles et, d’après le rapport d’Omer, avait prêté son concours aux Mima dans le dernier combat; je décidai donc d’envoyer Omer à Taouescha (à 130 kilomètres environ de la résidence de Abo bey) avec des forces suffisantes pour détruire la ville. Je fis poursuivre sans grand résultat par les cavaliers d’Omer les Khauabir réfugiés dans leurs collines sablonneuses. Les Khauabir, dans leur territoire aride, entre Taouescha et Dar Mima, n’ont d’autre puits que le Bir Omm Lawai. Pendant la saison des pluies ils boivent l’eau retenue dans les dépressions du sol; quand cette eau est épuisée, ils se contentent du jus aigrelet mais agréable de la pastèque.

Le soir qui précéda le départ de Omer, Abd er Rahman woled Chérif, marchand de Dara qui depuis fort longtemps avait été s’établir à Khartoum demanda à me voir. Comme je l’avais toujours traité avec bonté, disait-il, il se croyait obligé, de m’avertir qu’El Obeïd avait capitulé; il me donnait cette nouvelle, que je devais ignorer sans doute, seulement pour me mettre à même de prendre les mesures nécessaires. Quoique je dusse m’y attendre, ce fut un coup terrible pour moi. Il me fit le récit détaillé de la prise de la ville; car il y avait assisté et n’était parti que trois jours après l’occupation d’El Obeïd par les troupes du Mahdi, afin que la catastrophe me fut du moins annoncée par une bouche amie. La chute d’El Obeïd ne pouvait pas être tenue longtemps secrète; je fis appeler Omer et le saghcolaghassi Soliman Bassiouni et leur communiquai la nouvelle que je venais d’apprendre. Nous tinmes conseil: ma présence à Dara semblait nécessaire; le châtiment infligé aux Mima et aux Khauabir nous laissait, de ce côté là, un peu de tranquillité; nous résolûmes donc de renoncer pour le moment à l’expédition contre Taouescha.

Je chargeai Saïd bey Djouma de l’exécution des mesures nécessaires; il devait faire évacuer Omm Shanger et envoyer la garnison et les marchands à El Fascher. Très vraisemblablement après la chute d’El Obeïd, les tribus arabes du voisinage se porteraient contre Omm Shanger, qu’en raison de sa dangereuse position il nous était impossible de secourir avec les faibles ressources dont nous disposions. Le plus pressé était de concentrer nos forces à Fascher. Je fis renforcer les garnisons de Fascher et de Woda, dans le pays des Mima, pour maintenir libres les communications entre Dara et Fascher. Omer reçut l’ordre de revenir à El Fascher avec ses hommes. Je leur abandonnai ainsi qu’à l’infanterie de Fascher, le butin pris sur les Mima; les animaux enlevés aux Khauabir furent distribués aux soldats de Dara. Le lendemain Omer se rendit à Fascher et je retournai à Dara. En peu de jours, les effets de la nouvelle de nos désastres se firent sentir chez les différentes tribus arabes qui croyaient déjà le moment venu de prendre l’offensive contre le Gouvernement. Le jour même de mon arrivée à Dara, j’avais pris mes mesures pour faire opérer de nombreuses acquisitions de blé; la provision que nous avions déjà pouvait suffire en temps ordinaire, mais dans les circonstances présentes il était sage de prendre des précautions pour l’avenir menaçant qui s’annonçait. Le sheikh Arifi m’envoya un exprès chargé de m’apprendre que sa tribu s’était révoltée et s’était jointe aux Risegat, mais pour lui, fidèle à sa parole, il quittait son pays avec sa famille et ses parents les plus proches pour venir me rejoindre par la route de Dar Beni Halba. Son frère était déjà auprès du grand sheikh de Beni Halba, Bichari bey woled Baker qui s’était engagé par serment à lui assurer le passage jusqu’à Dara. Je m’attendais donc chaque jour à le voir paraître, quand brusquement on m’apporta la douloureuse nouvelle de sa mort; en lui je perdais le plus dévoué de mes alliés parmi les sheikhs arabes. Les Beni Halba qui s’étaient engagés à lui livrer passage voulurent, au moment où Arifi pénétra sur leur territoire, s’emparer de ses nombreux troupeaux de bœufs et de moutons, qui avaient excité leur cupidité. Comme de raison, Arifi n’y pouvait consentir; un combat s’engagea et malgré ses prouesses, le vieux sheikh, emporté par son intrépidité, tomba sous les coups des javelines que lui lançaient les ennemis dissimulés derrière les arbres, pendant qu’il était lancé à la poursuite des cavaliers arabes.

Mohammed woled Asi que j’avais envoyé avec Khalid woled Imam à El Obeïd revint et m’apporta des nouvelles précises du Kordofan. J’appris avec joie que le Gouvernement concentrait à Khartoum une armée considérable pour reconquérir le Kordofan, mais il fallait sans doute attendre bien longtemps encore avant que le corps expéditionnaire fut prêt à entrer en campagne. Je chargeai Asi de répandre partout la nouvelle. Quant au but principal de sa mission secrète, woled Asi, en dépit de ses recherches les plus minutieuses, n’avait pu être renseigné avec précision sur la correspondance établie entre Zogal et le Mahdi; mais il était plus que probable que Zogal recevait du Mahdi des messages et des instructions verbales par l’intermédiaire des marchands. Zogal que l’importance de sa situation et son instruction suffisante mettaient à même de se rendre compte des véritables causes de l’insurrection, devait à tout prix se garder de tenter un coup de main imprudent. En tous cas la capitulation d’El Obeïd rendait notre position très difficile; tout le Kordofan était au pouvoir de l’ennemi et nous étions tenus à beaucoup de prudence et de circonspection.

En apprenant qu’une expédition se préparait à Khartoum le Mahdi devait sans aucun doute retenir auprès de lui ses troupes pour faire face au danger qui le menaçait; par conséquent, nous n’avions pour le moment rien à craindre de lui, mais il n’en était pas de même des tribus arabes que ses circulaires avaient surexcitées. Quoiqu’il dut arriver, notre devoir était de tenir jusqu’à l’hiver; je savais par expérience qu’il faut un temps considérable pour organiser de semblables expéditions et nous ne pouvions compter sur aucun secours.

Malgré le poste que j’avais établi à Fafa, les Khauabir s’étaient de nouveau rassemblés à Omm Lawai; une foule de Mima, auxquels la retraite avait été coupée par les nouveaux postes militaires s’était jointe à eux. Enhardis par la chute d’El Obeïd, ils inquiétaient Sheria et la route postale qui conduisait de Dara à Fascher. La garnison de Fafa était trop faible pour attaquer les rebelles; je dus me décider à entreprendre une seconde expédition contre les Khauabir et les Mima pour les forcer à se disperser et leur faire comprendre que la perte du Kordofan n’avait pas abattu notre courage. Je choisis 250 hommes de la garnison; la plupart d’anciens soldats à toute épreuve. Je tins secret le but de l’expédition et avant de partir, je fis faire à mes hommes l’exercice à la baïonnette pendant quelques jours. J’emmenais tous les chevaux disponibles, environ 70, et, en deux jours j’arrivais à Bir Omm Lawai où était campés les Mima et les Khauabir. Nous n’avions avec nous ni bagages, ni impedimenta quelconques et n’avions ainsi à nous occuper que de nous-mêmes. Nous nous formâmes en colonne d’attaque et l’ennemi bien qu’il fut admirablement pourvu d’armes et soutenu par les Basingers et les gens d’Abo bey de Taouescha, se replia après une légère escarmouche. Quelques Mima, armés seulement de lances et d’épées ayant voulu enfoncer notre front de bataille, furent tués à la baïonnette. Dès que l’ennemi nous tourna les talons, je donnai l’ordre à mes cavaliers de prendre chacun un fantassin en croupe, de se lancer à la poursuite des Arabes, et de venir ensuite nous rejoindre à un endroit que je leur désignai et où l’ennemi avait entassé ses pastèques, dont je voulais m’emparer pour enlever à mes adversaires la possibilité d’étancher leur soif. Cet ordre fut strictement exécuté. Nous fîmes prisonniers un grand nombre de femmes et d’enfants qui se trouvait précisément à l’endroit indiqué; quant aux hommes dispersés dans le désert à la recherche de quelques puits, ils périrent pour la plupart de soif. Je fis conduire les femmes et les enfants a Bir Omm Lawai, et les pastèques furent brûlées. Ces fruits qui peuvent se conserver des mois entiers à la fraîcheur s’altèrent aussitôt que leur écorce est en contact avec la chaleur. Un simple feu de paille suffit à les consumer. Dans l’affaire de Bir Omm Lawai, nous eûmes 16 morts et 20 blessés. Je constatai avec douleur que chaque jour, le nombre de mes hommes diminuait. Si petites que fussent les pertes, elles étaient irréparables. L’ennemi au contraire, qu’il fut vainqueur ou vaincu, voyait constamment ses forces s’accroître. Je fis mener les femmes et les enfants à Sheria et de là dans leur pays à Woda et à Fafa, puis les arbres Heglig qui se trouvaient près de Bir Omm Lawai furent abattus et jetés dans les puits que l’on combla de terre; cela fait, je rentrai à Dara.

Seul Européen dans le pays, au milieu de circonstances aussi périlleuses, chargé d’une responsabilité doublement grave, il me fallait imaginer toutes sortes de compromis que ma conscience d’Européen réprouvait, pour découvrir les projets et les complots de mon entourage.

J’avais par l’intermédiaire de mes domestiques enrôlé dans ma police plusieurs filles publiques qui, selon la coutume du pays, préparaient la bière pour leurs hôtes, des soldats pour la plupart. Ceux-ci à qui le jeu et la boisson faisaient perdre toute retenue ne se gênaient pas devant elles. Dans la conversation on malmenait le Gouvernement, qui donnait les hauts emplois aux chrétiens et qui bientôt serait anéanti par le Mahdi.

Et passant du général au particulier, les soldats émettaient l’opinion que moi aussi, bien qu’ils ne me voulussent aucun mal, j’avais le tort d’être chrétien. Ils voyaient là l’unique raison des pertes graves que nous avions subies dans les derniers engagements.

De pareilles idées ne pouvaient germer dans la tête de soldats nègres ignorants, qui jusqu’alors ne s’étaient pas le moins du monde souciés de religion et qui pratiquaient avec une remarquable tiédeur les devoirs prescrits par la loi du Prophète.

Ils n’étaient que l’écho d’autres personnes désireuses de diminuer mon autorité et de m’enlever la confiance de mes hommes. A mon retour de Bir Omm Lawai, je trouvai que ces bavardages s’étaient considérablement propagés et avaient pris un caractère plus sérieux. Mes domestiques m’apprirent que chez l’une de ces dames se tenaient chaque jour des réunions, où l’on engageait mes hommes à déserter. Ces réunions se composaient toujours de sous-officiers et de soldats de la tribu des For qui, fatigués par une guerre interminable et convaincus que c’en était fait de la domination des Turcs, avaient formé le projet d’aller rejoindre le sultan Abdullahi Doud Benga, successeur du sultan Haroun. Les For constituant la majorité des hommes du bataillon de Dara, la nouvelle était des plus graves. J’envoyai chercher immédiatement l’adjudant-major Mohammed effendi Farag auquel je fis part de ce que j’avais appris; il manifesta un profond étonnement et affirma n’avoir aucune connaissance de ces faits. Je lui recommandai le silence pour ne pas éveiller les soupçons. Je fis comparaître en sa présence un des domestiques qui servait d’intermédiaire entre moi et mes espions et, lui donnai une certaine somme d’argent avec ordre de la remettre à l’une des femmes en question pour que, le lendemain, elle put régaler à ses propres frais les meneurs du complot. Elle devait amener la conversation sur les arrangements du complot et tenir Mohammed Farag caché dans sa maison pendant la fête, de façon qu’il pût tout entendre.

Bientôt le domestique revint nous annoncer que le lendemain mes ordres seraient exécutés. Le surlendemain je livrais au saghcolaghassi les noms des six principaux meneurs que mon domestique m’avait donnés, avec ordre de les arrêter sur le champ. Il était temps; l’entreprise était si avancée que le jour de l’exécution était déjà fixé. Une demi-heure après Mohammed effendi Farag revint avec les six coupables, les mains liées derrière le dos; il y avait un shauish (sergent), trois imbachi (caporaux) et deux sous-officiers adjoints, tous de la tribu des For. Ils commencèrent par nier tout et protester de leur innocence.

«Je sais depuis longtemps, leur dis-je, que vous vous réunissez chez votre compatriote Khadiga, mais je voulais vous laisser le temps de revenir à de meilleurs sentiments; bien inutilement, certes. Hier soir encore vous étiez là et au milieu des pots de bière, vous avez décidé de mettre votre plan à exécution après-demain. Vous vouliez, avec vos camarades de la troisième, quatrième et cinquième compagnies, vous rendre maîtres cette nuit de la porte de l’ouest, massacrer ceux qui résisteraient et aller rejoindre le sultan Abdullahi. Toi, sergent Mohammed, tu t’es vanté de disposer de 200 hommes! Vous voyez que je sais tout; vos dénégations ne servent à rien.»

Ils m’écoutaient en silence et tout tremblants; enfin, voyant que tout était découvert, ils implorèrent leur grâce.

«Allez avec votre commandant, dites devant vos juges ce que vous avez à dire, la loi décidera».

Dès qu’ils furent sortis, je donnai l’ordre au saghcolaghassi de réunir un conseil de guerre, de convoquer tous les officiers de la garnison pour assister à l’interrogatoire, en même temps je faisais ramener tous ceux qui étaient impliqués dans l’affaire, car je craignais que les hommes redoutant la punition qu’ils méritaient ne se missent à déserter; je ne tenais pour responsables que les sous-officiers. Vers midi on m’apporta l’interrogatoire; le jugement n’était pas encore rendu. Je renvoyai le protocole avec l’ordre de prononcer immédiatement le verdict. Le commandant me fit porter un moment après la nouvelle que le tribunal avait condamné les coupables à mort, mais que cependant il me suppliait de leur accorder leur grâce. Mais un exemple était nécessaire et, à mon grand regret, je me vis contraint de confirmer la sentence du tribunal. Elle fut immédiatement exécutée. Le commandant fit sortir les troupes, régulières et irrégulières, hors de la zeriba. Six fosses furent creusées; les condamnés ne montraient aucun signe de terreur; après deux courtes prières, ils furent conduits au bord des fosses, fusillés par les six détachements et enterrés. M’adressant alors aux officiers et aux soldats, je déclarai que quiconque se rendrait coupable de trahison subirait le même sort; j’exprimai l’espoir que ce premier complot serait aussi le dernier; et que, unis comme des amis fidèles, nous verrions de meilleurs jours. Puis je les fis rentrer dans le fort.

J’étais triste et soucieux d’avoir à recourir à de pareils moyens pour maintenir la discipline; moi qui avais déjà perdu un si grand nombre de mes meilleurs soldats. Le soir, je demandai à Mohammed effendi Farag quelle impression l’exécution avait produite sur la troupe.

«Ils comprennent très bien, me répondit-il, que les sous-officiers avaient mérité la mort et qu’ils ont été justement punis; ils reconnaissent aussi que tu t’es montré clément en ne poursuivant pas les hommes impliqués dans le complot.»

«Sois sincère, lui dis-je, et dis-moi toute la vérité. Tu es pour moi un ami, et mieux encore un honnête homme, c’est pourquoi j’ai désiré te parler, seul à seul. Je connais à présent ce que pensent de moi les sous-officiers. Mais quelle est l’opinion des hommes à mon égard? Dis-le moi franchement.»

«Les hommes ont de l’affection pour toi, bien qu’ils te trouvent plus sévère que les chefs auxquels ils ont obéi jusqu’à présent. Ils t’aiment cependant parce que tu veilles à ce que leur solde soit régulièrement payée, parce que tu es généreux, parce que tu partages entre eux le butin, ce qui ne se faisait pas auparavant. Mais la campagne de cette année a été rude et nous a coûté des pertes sérieuses; les hommes sont fatigués de ces combats perpétuels.»

«Nous n’y pouvons rien, repris-je; si nous nous battons, ce n’est pas par le plaisir de faire des conquêtes nouvelles, ni par amour de la gloire, j’aimerais bien mieux, moi aussi, me reposer. Les hommes devraient le comprendre.»

«Nous le comprenons parfaitement, répliqua Mohammed Farag, mais les pertes que nous avons faites et qui auraient pu être évitées, ont terriblement affecté nos soldats. L’un a perdu son père, l’autre son frère, un troisième des amis, des parents; cela les épouvante et leur fait prendre les combats en horreur.»

«Je n’ai pas, il est vrai, à déplorer la perte de parents, mais combien d’amis ont disparu; ma vie est exposée tout autant que celle des autres soldats; je suis toujours avec eux et les lances et les balles ne m’épargnent pas plus que les autres.»

«Nous le savons aussi, me répondit-il, et tu dois leur rendre justice. Ils t’obéissent ponctuellement à toi, un étranger. Ils te suivent partout et toujours ils sont prêts à donner leur vie pour toi.»

«Ah! je suis un étranger, bien! est ce là tout ce que l’on me reproche? Parle franchement.»

Mohammed Farag appartenait à la catégorie des officiers instruits. Il avait fait ses études au Caire dans différentes écoles et n’était entré que par contrainte dans l’armée. C’était un de ces rares hommes qui reconnaissent le mérite des autres, et qui apprennent volontiers de ceux qu’ils croient plus instruits qu’eux-mêmes. Ce n’était ni un fanatique, ni un impie, mais c’était un joueur passionné et de tempérament irritable. Aussi, à la suite de certaines aventures, il fut banni du Caire et exilé au Soudan. Comme j’en appelais de nouveau à sa sincérité, il releva la tête et me regardant dans les yeux: «Tu exiges la franchise, tu veux la vérité, soit! On ne te reproche pas ta nationalité, mais ta croyance. Maintenant tu sais tout!»

«Pourquoi ce reproche? lui demandai-je encore; depuis les longues années que je suis au Darfour, tout le monde sait que je suis chrétien, et je n’ai jamais remarqué un signe de méfiance ou d’antipathie.»

«Sans doute; mais autrefois ce n’était pas la même chose; le pays était tranquille, mais aujourd’hui ce misérable coquin de Dongolais, ajouta-t-il en s’échauffant, s’il fait un étendard de la religion, il a partout ses émissaires qui intriguent pour son compte. On a fini par persuader aux soldats (qui l’a fait, je n’ai pu l’apprendre) que comme chrétien tu ne gagnerais jamais une victoire dans cette guerre religieuse; que dans chaque combat, tu subirais des pertes énormes et que, le jour où tu finirais tu serais tué toi-même. Un soldat ignorant, cela se comprend trop bien, croit facilement à toutes ces insinuations et attribuera ta défaite à la religion que tu professes. Nos hommes sont malheureusement trop stupides pour comprendre que nos pertes sont dues à la supériorité des forces des rebelles et que si nous ne recevons pas de renfort de l’extérieur, la catastrophe finale deviendra de jour en jour plus probable.»

«Et si je me faisais musulman, demandai-je, mes soldats croiraient-ils à ma conversion et auraient-ils plus de confiance en moi, leur espérance de vaincre aurait-elle quelque chance de renaître?»

«Certes ils croiraient à ta sincérité, car depuis ton arrivée dans le pays, tu as toujours montré de l’estime pour notre religion et même tu l’as fait estimer par d’autres. Leur confiance en toi deviendrait plus grande et leur courage se releverait. Mais changerais-tu de foi par conviction?» me dit-il en riant.

«Tu es un homme raisonnable et instruit, Mohammed Farag; laissons la conviction de côté; les événements sont souvent plus forts que nous et nous obligent parfois à agir contre nos propres pensées. Je tiens à ce que les soldats abandonnent leurs stupides préjugés qui me mettent dans l’impossibilité d’accomplir les devoirs qui m’incombent. Peu m’importe que d’autres me croient ou ne me croient pas sincère. Je te suis reconnaissant de ta franchise et demande de garder pour toi notre conversation. Bonne nuit!»

Longtemps je réfléchis à ce que je venais d’entendre, et après une nuit d’insomnie je résolus de me donner comme musulman à mes soldats. Je n’ignorais pas que j’allais me placer dans une position très fausse, mais c’était le seul moyen d’écarter les intrigues qui menaçaient de paralyser mon activité; je regardais comme de mon devoir de ne rien négliger pour conserver intact, autant que cela me serait possible, le territoire que le Gouvernement m’avait confié. Bien que je n’eusse guère de préjugés en matière de religion j’avais toujours été, cependant, par éducation et par conviction, un bon chrétien.

Au lever du soleil, le lendemain matin je fis venir Mohammed effendi Farag et lui donnai l’ordre de rassembler les troupes de la garnison et de m’attendre; puis je mandai auprès de moi Zogal bey, le Kadhi Ahmed woled el Bechir et le Serr et Toudjar (chef des marchands) Mohammed Ahmed. Avec eux je me rendis à cheval à l’endroit où étaient rangées les troupes, et pénétrant avec les officiers au milieu du carré:

«Soldats, leur dis-je, nous avons à traverser des temps difficiles; c’est dans le danger que l’homme montre ce qu’il vaut. Jusqu’à présent vous vous êtes fidèlement et bravement comportés et je suis convaincu que vous continuerez à faire de même. Nous combattons pour notre maître, le Khédive, souverain de ce pays, nous combattons aussi pour notre propre existence. J’ai toujours partagé vos joies et vos peines, je ne vous ai pas abandonnés dans le danger, j’y ai fait face avec vous et j’y ferai face encore à l’avenir, ma vie n’a pas plus de valeur que la vôtre!»

«Allah jetawwil umrak, Allah jechallik (Que Dieu prolonge tes jours, que Dieu te garde),» s’écrièrent les soldats.

«J’ai appris à mon grand étonnement, continuai-je, que plusieurs d’entre vous me regardent comme un étranger et un infidèle. Vous-même appartenez vous tous à la même tribu? Cependant si je suis né bien loin d’ici, je ne suis pas un étranger, ni un infidèle, je suis moi aussi, un «croyant» comme vous!»

«Eschhado an lâ ilaha ill Allah, wa Mohammed rasoul Allah!» s’écrièrent les soldats brandissant leurs armes et me félicitant. Zogal et les officiers s’approchèrent et serrèrent la main que je leur tendis. Quand l’ordre fut rétabli, je leur promis que chaque vendredi, à partir de ce jour, j’assisterais publiquement avec eux à la prière. Je fis rompre le carré, les hommes retournèrent à leur chambrée. J’invitai Zogal bey et les officiers à venir chez moi et leur offris des rafraîchissements. Tous manifestèrent leur joie et m’assurèrent de leur fidélité et de leur obéissance; ils eurent l’air de ne mettre nullement en doute la sincérité de ma conversion; de mon côté je fis semblant de croire à la sincérité de leurs sentiments. Lorsqu’ils se furent retirés, je donnai l’ordre à Mohammed Farag de choisir 20 des meilleurs bœufs de notre provision et de les distribuer aux hommes comme «karama» (repas de sacrifice), et de donner un bœuf à chaque officier, le tout à mes frais.

Ma décision parut avoir une bonne influence sur les soldats; ils ne marchaient plus à contre-cœur contre l’ennemi qui augmentait de jour en jour.

J’avais autrefois envoyé Gebr Allah Agha à Sirga et à Arabo, district habité par les sauvages For et désolé par la guerre, avec mission de porter secours à ses compatriotes. Au lieu de leur venir en aide, il les avait vendus aux Gellaba et s’était pour ce trafic servi d’une méthode tout à fait nouvelle et qu’il avait lui-même inventée. Il avait obligé les femmes à épouser des Gellaba, qu’il avait fait venir pour cette affaire, par trois ou quatre femmes pour un mari; et il fit partir ces malheureuses avec leurs maris, et en compagnie de leurs sœurs et de leurs frères. Gebr Allah avait reçu des marchands d’esclaves une petite somme d’argent par tête.

Instruit de ces faits, je fis surveiller la route où devait passer la caravane et arrêter un convoi composé de ces nouvelles mariées et de leurs parents. Gebr Allah fut conduit à Dara et mis aux fers. Après un emprisonnement de vingt mois environ, on le mit en liberté sous caution, mais il disparut aussitôt avec ses répondants et alla se joindre aux Beni Halba qui depuis le meurtre du sheikh Arifi étaient en pleine insurrection. Les Arabes Beni Halba formaient la tribu la plus puissante du Darfour, après celle des Risegat; ils commencèrent les hostilités en attaquant d’abord par petits groupes les tribus des Tadjo et des Messeria, qui habitaient les environs de Dara et étaient restées fidèles au Gouvernement. Désirant éviter tout d’abord les moyens violents, j’envoyai des messagers à Bichari bey woled Baker, et lui enjoignis de cesser ses incursions; il laissa ma lettre sans réponse, mais parut cependant tenir compte de mes menaces, car les tribus du voisinage furent laissées quelque temps tranquilles.

Des marchands du Kordofan, qui moyennant une forte redevance avaient consenti à me servir d’espions m’informèrent que presque chaque jour des renforts arrivaient du Caire à Khartoum et que le Gouvernement était disposé à envoyer une armée plus importante encore, pour reconquérir le Kordofan. Cette armée, à ce que l’on racontait, était commandée par des officiers européens. Mais tous les habitants de la contrée, sans aucune exception, avaient fait cause commune avec le Mahdi et étaient résolus à résister jusqu’au bout au Gouvernement.

Dans le Darfour, toutes les tribus du Sud étaient en pleine révolte, mais grâce à nos postes militaires, les tribus du Nord n’avaient du moins jusqu’alors fait aucune démonstration hostile. Depuis longtemps déjà, on ne payait plus ni les impôts, ni les redevances et la solde de l’armée était prélevée sur nos réserves.

De jour en jour le pouvoir croissant du Mahdi amenait un changement dans les dispositions de Zogal bey, qui m’assurait invariablement de sa fidélité et de son dévouement; mais je comprenais très bien que son plus cher désir était de voir enfin le triomphe de son cousin le Mahdi. Il était moins entraîné par le fanatisme que par la vanité, et se sentait flatté dans son amour-propre d’être le plus proche parent de celui qui devait être un jour le maître du pays; ajoutez à cela l’espoir bien naturel d’arriver par l’intermédiaire du Mahdi à une position prédominante, et sa tendance révolutionnaire est parfaitement expliquée. Il était vraiment aimé de ses fonctionnaires et de ses soldats; de plus, quoique Soudanais, il avait reçu une assez bonne éducation et on le trouvait toujours prêt à rendre service; quand son intérêt n’était pas en jeu, il ne manquait pas d’une certaine générosité. Fort riche avec cela, il menait grand train et tenait toujours table ouverte. Mais ce qui lui gagnait surtout le cœur de ses subordonnés c’est que, tout en étant vice-gouverneur, il pardonnait largement les injures et fermait un œil et même les deux, laissant aux fonctionnaires toute liberté de s’enrichir par les moyens qu’ils trouvaient les plus commodes, ces moyens fussent-ils illicites!

Grâce à son influence, presque tous ses parents avaient été pourvus d’excellentes places. C’était, comme on le voit, un homme avec lequel je devais compter. Je devais surtout m’attacher à le mettre hors d’état de nuire, au moins pendant la période critique que nous traversions; il n’eut pas été prudent de recourir à la force; c’eût été jeter la division dans les faibles forces dont je disposais, ce qui aurait pu avoir pour moi les conséquences les plus graves. Les Arabes disent: «Ebad en nar min el cotton ou ente tertach» (tiens le feu éloigné du coton et tu trouveras le repos).

Je convoquai un jour Mohammed effendi Farag, Mohammed woled Asi et Kadhi el Bechir qui tous étaient restés fidèles au Gouvernement désirant sincèrement son triomphe; je leur soumis le plan que je me proposais d’exécuter et leur demandai le secret le plus absolu. Ils approuvèrent mes projets et en réclamèrent instamment l’exécution. Dès qu’ils furent sortis, je fis appeler Zogal bey et seul avec lui, nous eûmes une entretien sur la situation.

«Zogal, lui dis-je, nous sommes seuls et Dieu seul est notre témoin. Pendant des années nous avons partagé le pain et le sel et, quoique dès mon arrivée ici je me sois trouvé ton supérieur, nos rapports, comme tu le sais, ont toujours été plutôt amicaux que officiels. Je demande de toi deux choses; la franchise d’abord et un service ensuite.»

«Ya Moudir Umum! (O, gouverneur-général! ce qui est la formule ordinaire,) tu es, comme tu le dis, mon supérieur et mon ami, ordonne et j’obéirai.»

«Ton cousin, le Mahdi, a conquis le Kordofan. El Obeïd est tombée, la population entière s’est jointe à lui; la contrée qui s’étend d’ici au Nil est entre ses mains. Ces succès extraordinaires ont fait incliner ton cœur vers lui. Tu oublies les bienfaits dont le Gouvernement t’a comblé, tu oublies les marques de distinction et les décorations que t’a conférées le Khédive, tu oublies les devoirs qui incombent à tes fonctions que tu t’es engagé à accomplir. Parle, n’en est-il pas ainsi?»

«C’est vrai, répondit tranquillement Zogal, le Mahdi est mon cousin et les liens du sang m’unissent à lui. Cependant jusqu’à présent, j’ai fidèlement accompli mon devoir et je continuerai toujours à l’accomplir.»

«Tu es, certes, habile à sauvegarder les apparences; tu ne t’es pas rendu coupable de manquement public à tes devoirs; cependant j’ai appris que tu es en correspondance avec le Mahdi, pourquoi me l’avoir caché?»

«Je ne suis pas en correspondance directe avec lui, répondit vivement Zogal, j’ai reçu, il est vrai, de loin en loin des messages que m’apportaient verbalement des marchands du Kordofan. Mais j’avais juré d’abord de tenir secrets ces messages et c’est pourquoi je ne t’en ai pas instruit. Les nouvelles qu’on m’apportait ainsi ne concernaient que le Kordofan, et n’avaient nullement pour but de me gagner à la cause du Mahdi.»

«Soit, lui répondis-je, je ne te demande pas de justification. As-tu entendu parler de l’expédition que le Gouvernement prépare pour reconquérir le Kordofan?»

«J’ai entendu dire, affirma-t-il, que de nombreuses troupes sont arrivées à Khartoum et qu’on va tenter de reconquérir le pays.»

«On ne tentera pas seulement de le reprendre, mais on le reprendra. Ecoute, tu es un homme sensé et intelligent, tu dois bien comprendre que si j’y suis obligé, je puis encore te mettre hors d’état de nuire, mais je n’ai aucun intérêt à le faire et n’en ai pas non plus l’intention.—Je serais désolé d’avoir à sévir contre toi, qui pendant de longues années as loyalement servi le Gouvernement et qui as été mon ami. Je veux faire autre chose. Je vais à présent même te retirer les fonctions de vice-gouverneur. Avec mon consentement tu vas partir pour le Kordofan, où tu verras de tes propres yeux l’importance du mouvement religieux dans cette province. De loin les succès des rebelles auxquels viennent se mêler des faits plus ou moins miraculeux font une certaine impression et rendent peut-être la rébellion sympathique, tandis qu’examinés de près, ils ne sont plus ni aussi séduisants, ni aussi alarmants. Je te remettrai des lettres pour le Gouvernement; tu les enverras secrètement du Kordofan à Khartoum afin qu’on soit là-bas renseigné sur la nature de ta mission. Comme les troupes concentrées à Khartoum se mettront probablement en marche le mois prochain pour le Kordofan, emploie toute ton influence sur ton cousin et empêche-le d’entreprendre quoi que ce soit contre le Darfour et d’envoyer aux tribus arabes des proclamations qui les poussent à la révolte. Ce sera un avantage pour lui et pour toi.

«Si l’expédition réussit, je prends la responsabilité de ta conduite et tu n’as rien à craindre; si, Dieu nous en préserve, si le Mahdi reste vainqueur, nous n’aurons plus à compter sur aucun secours et serons forcés de nous rendre. Dans ce cas, il sera également avantageux pour tous de reprendre le pays sans qu’il ait été auparavant livré au pillage. Comme caution de la mission dont je te charge, je garde ici dans la forteresse tes femmes, tes enfants et tes parents; le Mahdi aura, je pense, quelque égard pour eux et, par amour pour toi, il ne voudra pas mettre leur vie en danger.»

«J’exécuterai tes instructions, et te prouverai ma loyauté, dit Zogal. Me donneras-tu une lettre pour le Mahdi?»

«Non, lui répliquai-je, je ne veux rien avoir à faire avec lui. Tu lui feras part, je le sais, de toute notre conversation et ton cousin est assez rusé pour reconnaître à part lui que j’ai raison. Penses-y, il cherchera à tirer profit pour lui-même et de toi et de ta mission, mais sois ferme! Aussi longtemps que tu tiendras fidèlement ta promesse, je prendrai soin de ta famille et bien que destitué aux yeux du monde, je continuerai à te payer ta solde entière; mais si tu viens à manquer à nos conventions, je serai complètement dégagé et les otages supporteront le châtiment de ta trahison.

Tu partiras d’ici le plus tôt possible; je te donne trois jours pour faire tes préparatifs et te procurer des provisions, cela est suffisant.»

«J’aurais préféré rester avec les miens; cependant puisque tu exiges de moi cette mission qui te prouvera ma loyauté, je partirai quoiqu’il m’en coûte.»

Je fis appeler Mohammed Farag, Mohammed woled Asi et le cadi et, en présence de Zogal, je leur fis part de l’arrangement que nous venions de prendre. Ils en témoignèrent une grande surprise et exigèrent de Zogal qu’il prêtât solennellement serment de fidélité. Celui-ci jura sur le Coran et par le serment sacré du divorce de n’agir qu’en vue de la mission à lui confiée. J’écrivis alors les lettres au Gouvernement, relatant en peu de mots la situation du Darfour et les remis à Zogal. Trois jours après, Zogal quittait Dara accompagné d’un de ses parents et de trois serviteurs. Il se rendit par Taouescha à El Obeïd.

Les tribus le connaissaient bien comme un parent du Mahdi; il n’avait donc rien à craindre pour sa sécurité; il devait, au contraire, être reçu partout à bras ouverts.

Je fis établir à la hâte de nouvelles batteries dans les angles du fort, et emmagasiner tout le blé que je pus trouver.

Nous ne fûmes pas longtemps tranquilles; Bichari bey woled Baker, grand sheikh des Beni Halba, à l’instigation de son beau-père, le sheikh Tahir el Tigani s’apprêta à envahir les environs de la ville. Il surprit les Tadjo et une partie des Arabes de Messeria, en tua un certain nombre, et enleva les femmes et les enfants. A cette nouvelle, je plaçai sous le commandement de Matter, un des parents de Zogal, 250 fantassins, 100 Basingers et plusieurs des Basingers armés de Zogal, et nous quittâmes Dara le jour suivant. Une maladie avait décimé mes chevaux, et je ne pus en prendre que 25. Le troisième jour j’atteignis Amake; là les Beni Halba, commandés par Bichari bey m’attaquèrent; ils étaient très nombreux, mais bien peu d’entre eux étaient armés. Ils ne purent soutenir longtemps notre feu et se retirèrent. Le jour suivant, après un nouveau combat, très court, ils furent encore une fois dispersés. Nos pertes étaient insignifiantes.

Les soldats attribuèrent ce résultat non pas au petit nombre d’armes de l’ennemi, ni au manque de courage de l’adversaire, mais à l’efficacité des prières que je faisais en commun avec eux, chaque vendredi.

Nous marchâmes directement sur Hachaba, où était le camp du grand sheikh, nous l’en délogeâmes, et enfin conclûmes la paix avec lui.

Entre autres conditions, j’exigeai 20 chevaux et 2000 bœufs.

Fakîh Nuren, un parent de Bichari bey remplit les fonctions de parlementaire, et m’assura que le sheikh ne demandait pas mieux que de signer la paix; cependant mes conditions lui parurent un peu exagérées. Voulant en finir au plus vite, je consentis à accepter la moitié de ce que j’avais d’abord exigé, à la condition qu’à l’avenir les Beni Halba s’abstiendraient de toute agression.

Je consentis aussi à renvoyer les femmes et les enfants qui avaient été faits prisonniers et retournai à Dara. Deux jours après Fakîh Nuren arrivait à son tour et, à son grand regret, disait-il, m’annonçait que mes dernières propositions de paix avaient été repoussées par les Arabes, bien que Bichari les eut acceptées. Les Arabes étaient poussés par le sheikh Tahir el Tigani, d’autre part Bichari bey, sur sa proposition pacifique avait été traité de lâche par sa jeune femme. Blessé dans son honneur, il se voyait malheureusement contraint de continuer les hostilités. Fakîh Nuren m’apportait les salutations du grand sheikh et me priait de lui faire parvenir au moins quelques gâteaux de farine d’orge saupoudrés de sucre, comme je lui en avais envoyé souvent à Dara.

J’en avais encore par hasard une corbeille que les femmes de Zogal m’avaient donnée la veille de mon départ; je n’y avais pas encore touché et je les remis à Fakîh Nuren pour Bichari. Fakîh Nuren me quitta le cœur navré, persuadé qu’il était du désastre qu’amènerait la prochaine rencontre. De Hachaba je partis pour Djourou. En route, les cavaliers de l’avant-garde, une douzaine environ, furent tout à coup attaqués par Bichari bey lui-même qui franchit leur ligne en blessant légèrement un cavalier et, lançant son cheval entre l’avant-garde et le gros de mes troupes, il alla se poster sur la gauche de notre colonne à 800 pas de la lisière de la forêt. Je le reconnus à temps, car il était passé à 300 pas de moi et je défendis de tirer sur lui. Le voyant immobile, je lui envoyai un de mes nègres sans armes.

«Isa, dis-je à celui-ci, va saluer de ma part le sheikh Bichari, et recommande lui de montrer sa bravoure à sa femme d’une autre manière car il se fera tuer s’il s’approche encore de nous comme il l’a fait.»

Nous continuâmes notre marche, mon domestique qui s’était arrêté quelques instants auprès de Bichari revint avec ce court message: «Bichari t’envoie ses meilleures salutations, et te fait dire qu’il ne désire pas vivre plus longtemps, il cherche la mort.» Il la trouva en effet.

Arrivés à Djourou nous nous mîmes à construire notre zeriba. Le propriétaire du village voisin vint nous demander aide et protection, ce que nous lui accordâmes volontiers. C’était un Gellaba nommé Ahmed woled Seroug établi là depuis des années. Il m’apprit que depuis la veille Rahmet Allah, neveu de Bichari, attendait chez lui, l’occasion de me demander son pardon; mais, qu’à mon approche, il avait pris peur et s’était réfugié dans la forêt. Je lui envoyai par Ahmed Seroug le pardon demandé ainsi que les assurances de paix et lui fis dire de venir me trouver. Après le coucher du soleil, il arriva pieds-nus, tête-nue, me jura fidélité, et promit d’empêcher sa tribu de prendre les armes; il m’avoua que la plupart de ses compatriotes ne continuaient la guerre que d’après les instigations du sheikh Tahir. Le lendemain se passa tranquillement. Vers le soir Rahmet Allah revint amenant deux autres Arabes qui m’informèrent que Bichari bey avait rassemblé toutes ses forces pour m’attaquer le lendemain.

La veille, Mohammed bey Khalil et le sultan Abaker el Bagaoui de Dara m’avaient rejoint avec une quarantaine d’hommes à cheval. Je disposais donc de près de 70 cavaliers. La zeriba était établie à proximité des puits, découverte et permettait de surveiller l’horizon dans toutes les directions. Au lever du soleil, le jour suivant, j’aperçus l’ennemi au bord de la forêt. Persuadé que même la bravoure de Bichari n’amènerait pas les Beni Halba à m’attaquer dans la zeriba, je fis avancer les troupes à 300 pas en dehors de l’enceinte. Je postai la cavalerie sur le flanc, et expédiai 20 cavaliers chargés d’attirer l’ennemi hors de la forêt. Ils avaient à peine commencé à se mettre en route, que nous vîmes deux cavaliers ennemis s’élancer sur eux à toute bride la lance en l’air. C’était Bichari et un de ses domestiques. Avant qu’ils eussent atteint mes hommes, le cheval de Bichari trébucha et tomba; pendant que son compagnon l’aidait à se relever, mes hommes se lancèrent sur eux. Bichari eut l’œil gauche crevé d’un coup de lance, et la tête traversée du même coup, il tomba mortellement blessé. Son compagnon fut tué d’un coup de lance dans le dos. Je courus au galop jusqu’à la place où Bichari rendait l’âme. Son fils Abo, accouru au secours de son père, fut grièvement blessé, mais il réussit à s’échapper. Je fis avancer l’infanterie et, ordonnant à chaque cavalier de prendre en croupe un homme de l’infanterie, je les lançai à la poursuite de l’ennemi. Comme toujours, les Arabes privés de leur chef cherchèrent leur salut dans la fuite. Lorsque nous atteignîmes ceux qui couraient à pied à 3000 pas environ, ils étaient déjà absolument épuisés par la course. Mes fantassins mirent pied à terre et tuèrent comme des lièvres les rebelles déjà à demi morts, tandis que nous poursuivions les cavaliers. Il ne fut fait aucun quartier, mes hommes voulant venger la mort du sheikh Arifi.

Dans l’après-midi, nous rentrâmes à la zeriba dont nous nous étions fort éloignés, le chemin était semé des cadavres des Arabes. A l’entrée de la zeriba, près du cadavre de Bichari, son neveu affligé, pleurait sa mort. Les officiers demandèrent la permission de couper la tête à Bichari et de l’envoyer à Dara. Par égard pour Rahmet Allah qui déjà avant la bataille avait demandé la paix, je refusai et remis le corps à Rahmet; je lui donnai même un morceau de toile pour en faire un linceul à son oncle. J’assistai à l’ensevelissement de Bichari, de cet ancien ami qui avait combattu contre ses convictions, et qui avait enfin trouvé la mort qu’il cherchait désespérément. Vers le soir seulement, mes cavaliers rentrèrent de leur poursuite. Nous avions deux morts et plusieurs blessés. Notre butin consistait en 50 chevaux et quelques centaines de vaches; celles-ci et la moitié des chevaux furent partagées entre les hommes; les 25 chevaux restant étaient destinés à renforcer ma modeste troupe de cavaliers.

Le lendemain des espions se rendirent au village de Roro où le sheikh Tahir el Tigani s’était installé et me firent savoir qu’il s’y trouvait en effet. Je résolus donc d’aller le surprendre dans son nid, sans nul délai, cette nuit même. Mais à mon arrivée, le nid était vide; Tahir avait dû être avisé de mon arrivée. Mes soldats emportèrent tout ce qui pouvait s’emporter et incendièrent le village.

Je retournai à Djourou. Le «ver de Guinée» me faisait éprouver aux cuisses et aux pieds des douleurs intolérables et je pouvais à peine me tenir à cheval. Les Beni Halba étant écrasés, je n’avais pas besoin de rester plus longtemps; je remis donc le commandement à Mohammed bey Khalil, l’invitant à continuer à harceler les Beni Halba, mais à ne pénétrer, en aucun cas, dans le district des Taasha. Ces derniers m’avaient écrit pour m’assurer de leur fidélité envers le Gouvernement et effectivement, cette tribu fut du petit nombre de celles qui pendant la longue durée des troubles du Soudan ne prirent jamais les armes contre le Gouvernement, et restèrent constamment neutres. Je les engageai, par écrit, à regarder comme leur propriété, les troupeaux de leurs ennemis d’autrefois, les Beni Halba, si ceux-ci venaient à se réfugier chez eux, leur déclarant que je n’éleverais jamais de prétention sur ces troupeaux. Avec une escorte de 10 hommes je rentrai à Dara.

Les nouvelles de Fascher étaient encore satisfaisantes, les tribus du voisinage ne s’étaient pas montrées hostiles contre le Gouvernement. Mais, le chef du poste d’Omm Shanger, Saïd bey Djouma avait refusé d’obéir à l’ordre que je lui avais donné de retourner à Dara; les prières et les présents des marchands de la ville l’avaient séduit et il s’était décidé à rester; attaqué par les Arabes, il réussit à les repousser, bien que les routes fussent encore coupées et qu’un de mes fidèles sheikhs, Hassan bey Omkadok, eût passé à l’ennemi.

Une quinzaine de jours plus tard, Mohammed bey Khalil rentra à Dara avec un riche butin qui fut laissé aux soldats. Il amenait en outre avec lui plus de 2000 bœufs dont un tiers fût de même distribué aux hommes et aux partisans fidèles du Gouvernement; le second tiers fut remis en dépôt à Mohammed effendi Farag et le reste échangé contre du blé et des étoffes de coton. Cependant, en dépit de nos succès sur les Beni Halba, notre situation était loin d’être satisfaisante. Tous les yeux étaient tournés vers le Kordofan où régnait le Mahdi et d’où il envoyait dans toutes les directions ses émissaires pour appeler les habitants à la révolte. Dans la province de Dara, outre les Taasha, il n’y avait de tranquilles que les Messeria, les Tadjo, les districts de Bringel et de Sheria; et encore ces derniers, placés dans le voisinage de notre forteresse n’étaient-ils maintenus que par la crainte du danger où les entraînerait la révolte.


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