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Fer et feu au Soudan, vol. 1 of 2

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CHAPITRE III.

Le Gouvernement du Darfour.

De l’administration de Dara.—Mes difficultés avec les Gellaba.—Inspection des districts du sud.—Arrivée à Shakka.—Madibbo bey, sheikh des Risegat.—Ma visite à Khartoum.—Entretien avec le Gouverneur général.—Arrivée de Gessi à Khartoum.—Je me rends dans l’ouest avec l’évêque Comboni et le P. Ohrwalder.—Je suis nommé Moudir Umum du Darfour.—Nur Angerer.—Hostilités entre les Arabes Mahria et les Arabes Bedejat.—Expédition au pays des Bedejat.—Salih Dunkousa et l’arbre Heglig.—Négociations avec les sheikhs des Bedejat.—Cérémonie du serment de fidélité.—Retour à Fascher.—Troubles à Shakka et mort d’Emiliani.

De retour à Dara, je me consacrai à l’administration de la province qui m’avait été confiée.

J’avais réclamé la liste complète, au moins approximativement, des noms des localités avec le nombre de leurs habitants. Ces listes me furent remises peu à peu et je commençai à parcourir le pays pour me rendre compte par moi-même de la situation.

L’argent monnayé est chose rare au Darfour. On n’en rencontre guère que chez les tribus arabes du nord qui accompagnent les marchands du Darfour à Siout en Égypte, par la grande route du désert. Ces tribus possèdent de l’argent, voire même de l’or, mais en petite quantité. Dans les autres parties du pays, les transactions commerciales se font presque exclusivement par voie d’échanges. On donne en payement des tissus blancs de coton, de fabrication indigène et qu’on nomme Tokia (au pluriel Takaki). Coupés en pièces de longueur déterminée, ils tiennent lieu d’argent. Certaines espèces de tissus, de valeur inférieure, importées d’Europe, sont également acceptées en payement. Mais comme ces tissus sont parfois assez rares sur la place, la valeur s’en trouve soumise à des fluctuations considérables et ils n’ont pas de valeur bien précise.

Comme la population payait ses impôts en nature: blé, miel, cotonnades indigènes et animaux domestiques, tels que chameaux, vaches, moutons, etc., je reconnus bien vite qu’il était plus pratique de céder ces produits à des marchands, en fixant la valeur, au cours des tissus, en piastres égyptiennes (la piastre vaut environ 25 centimes). Cependant je conservais le froment qui était toujours reçu suivant une valeur déterminée et toujours la même. Ces recettes suffisaient à payer aux soldats leur solde et aux fonctionnaires leur traitement.

Je commençai ma tournée par Taouescha et Dar el Chawabi; puis revins à Dara, par Sheria, et me rendis à Shakka, par Kerchou.

C’est pendant ces voyages que j’établis la quotité de l’impôt de capitation, c’est-à-dire afférent à chaque tête. A Shakka, à Kallaka et à Dar Beni Halba, je m’efforçai, soit en m’entourant d’informations, soit en jugeant de mes propres yeux, de me faire une idée, au moins approximative, de la situation de fortune des diverses tribus arabes. En même temps, il me fallait penser à rassembler les Basingers de Soliman woled Zobeïr, encore disséminés parmi les Risegat, les Habania et les Taasha.

Je fis promettre aux sheikhs principaux de ces tribus et aux sheikhs des tribus secondaires, de me livrer les Basingers qui se trouvaient sur leurs territoires.

Je savais qu’il était pour ainsi dire impossible de mettre la main sur tous les Basingers disséminés dans le pays. Toutefois les trois tribus dont je viens de parler me livrèrent près de 400 nègres en état de porter les armes.

J’en expédiai aussitôt la plus grande partie à Khartoum, sous bonne escorte. J’aurais bien voulu les retenir pour renforcer mes troupes, mais je ne pouvais pas assez compter sur la fidélité de ces Basingers, qui, accoutumés à certaines licences, montraient une répulsion innée pour tout ce qui était ordre et discipline, et qui, si l’on voulait les contraindre à l’obéissance, pouvaient trop aisément déserter grâce à leur connaissance parfaite du pays et des habitants. A Dara, j’appris que Gordon Pacha était revenu d’Abyssinie et avait résigné ses fonctions. Abd er Rauf Pacha, qu’avait fait connaître Sir Samuel Baker, lui avait succédé comme gouverneur général du Soudan.

Les marchands qui avaient été expulsés de Shakka et de Kallaka, par ordre de Gordon, lors de la rébellion de Soliman Zobeïr, mirent à profit ce changement de régime. Ils accablèrent le nouveau gouverneur, peu au courant des faits, de suppliques et de requêtes, exposant qu’ayant été dépouillés, chassés et séparés de leurs femmes et de leurs enfants, par les Arabes, ils venaient à Khartoum pour implorer la protection du gouverneur.

Abd er Rauf Pacha leur répondait invariablement que j’avais été désigné pour rendre la justice et appliquer la loi, pour restituer leurs propriétés et leurs biens, à ceux qui en avaient été dépouillés, pour leur rendre leurs femmes, etc.

Naturellement des centaines de Gellaba arrivèrent aussitôt à Dara, porteurs de mémoires dans lesquels la fortune qui leur avait été ravie était évaluée de la façon la plus fantaisiste.

Je me mis loyalement à leur service. Je fis établir la valeur intégrale de ce qu’ils prétendaient leur avoir été enlevé, ivoire, plumes d’autruche, or, argent, etc. et j’en arrivai à cette conclusion que, si l’on confisquait et si l’on vendait le butin, réellement enlevé par les tribus arabes; si l’on y ajoutait encore l’avoir total de celles-ci, le produit que l’on obtiendrait serait loin de satisfaire aux réclamations des Gellaba.

J’avais appelé à Dara les sheikhs des tribus arabes visées plus haut et les avais informés de ces plaintes. Autre cloche, autre son: les sheikhs, en effet, affirmèrent que ni eux, ni les membres de leurs tribus, n’avaient dépouillé les Gellaba de quoi que ce soit. D’autre part, ils me confièrent que les hommes de leurs tribus, informés de l’intention où était le Gouvernement de faire droit aux prétentions ridicules des Gellaba, préféreraient quitter leur propre pays et émigrer au Wadai ou au Bornou plutôt que de se soumettre à de pareils ordres.

J’eus grand’peine à obtenir des chefs supérieurs arabes la promesse de restituer aux marchands établis autrefois chez eux, leurs femmes, leurs enfants, et une partie des biens qui leur avaient été enlevés; cela, d’ailleurs, à l’amiable, et sans l’intervention du Gouvernement.

Quant aux autres qui, auparavant sans domicile fixe, parcouraient le pays pour y pratiquer leur négoce et avaient été expulsés sur l’ordre formel de Gordon Pacha, à ceux-là, dis-je, qui venaient, par centaines, pour tenter de tirer parti de la situation embarrassée que créait un changement de gouvernement et réclamer une indemnité pour des pertes en grande partie simulées, j’intimai l’ordre de retourner à Khartoum.

J’adressai à Abd er Rauf Pacha un rapport détaillé en le priant de ne pas prêter à l’avenir une oreille trop complaisante à des plaintes de ce genre.

Peu de temps après, nouvelles plaintes de la part des Arabes Habania. Les Gellaba que j’avais renvoyés avec leurs requêtes à Khartoum s’étaient rendus à Kallaka. Là, ils s’étaient entendus avec le Mamour de cette ville (percepteur des contributions), Ali woled Fadhl Allah, parent de Zogal bey. Le Mamour essayait, en dépit de mes ordres, d’extorquer aux Arabes, sous forme d’indemnité, le montant des prétentions des Gellaba. Ceux-ci avaient promis au percepteur la moitié de tout ce que les Arabes restitueraient par son entremise.

Je saisis cette occasion pour faire un nouveau voyage dans les districts du sud et me rendis à Kallaka, en compagnie des sheikhs qui étaient venus me porter leurs plaintes. Je passai par Nimer et Deen, où je rencontrai le grand sheikh des Risegat, Madibbo bey, qui avait là un pied à terre. Il me fit promettre mon intervention pour amener, lorsque je serais de retour, une réconciliation entre lui et Aagil woled el Djangaoui, avec lequel il avait de continuelles difficultés.

Deux jours après, j’étais à Tauvila, point central de Kallaka. Mon escorte ne se composait que de 40 cavaliers.

Ali woled Fadhl Allah ne fut pas peu effrayé de mon arrivée inattendue; il lui était impossible de nier le marché qu’il avait conclu avec les Gellaba et que les sheikhs lui reprochaient.

Je fis amener devant moi tous les Gellaba qui se trouvaient sans tasrich (passeport) à Kallaka.

En deux jours, cent vingt-quatre Gellaba se présentèrent et me déclarèrent simplement qu’ils ne voulaient pas rentrer pauvres dans leur pays.

Je leur demandai alors de quelle façon ils espéraient acquérir ici une fortune, puisqu’ils étaient arrivés sans le moindre pécule et que, légalement, ils n’avaient aucun droit à une indemnité pour leurs pertes, pertes fictives et qu’ils ne pouvaient pas prouver. Mais ils se turent tous et malgré mes questions réitérées ne purent trouver une réponse quelconque.

Je pris alors le parti de les expédier tous à Shakka chez le Mamour Hasan Agha qui, à son tour, avait ordre de les envoyer à El Obeïd. Je destituai Ali Fadhl Allah et le fis conduire, sous escorte, à Dara où il devait être puni pour abus dans l’exercice de ses fonctions.

Quelques-uns des marchands, établis dans la ville, vinrent me présenter leurs salutations et me remercier de mon intervention.

Les Arabes leur avaient, en réalité, rendu volontairement leurs femmes, leurs enfants et une partie de ce qui leur avait été enlevé autrefois. Ces marchands vivaient à présent dans les meilleurs termes avec les indigènes.

Je nommai un autre Mamour et quittai Kallaka pour me rendre à Shakka où, comme il était convenu, Madibbo bey devait m’attendre.

Comme nous chevauchions à travers les forêts, avant le lever du soleil, une odeur pénétrante, rappelant le musc, nous signala la présence de civettes.

J’exprimai le désir de rapporter quelques-uns de ces animaux qu’on apprivoise très facilement.

«Qu’en veux-tu donc faire? me demanda avec stupéfaction Arifi Abou Mariam, le grand sheikh; elles vont empester toute la maison.»

«Empester?» lui répondis-je, feignant l’étonnement; car je savais que les Arabes détestent l’odeur de la civette.

«Certainement, il n’y a rien au monde qui répande une odeur aussi désagréable que la civette; elle pue abominablement.»

Et, comme en cet endroit, l’odeur devenait plus pénétrante, il fit une grimace horrible en se bouchant le nez.

«Bien, ajoutai-je après quelques instants, pourquoi aimes-tu l’odeur du soufre; il prend autrement à la gorge que l’odeur de la civette».

«Au contraire, répliqua-t-il aussitôt, le soufre est une odeur agréable, nous y sommes habitués dès notre plus tendre enfance, et nous l’aimons en effet, tout particulièrement.»

«Tu as raison, lui dis-je; combien de fois ai-je vu, dans vos tribus, frotter les nouveau-nés avec de la graisse mélangée à du soufre pulvérisé. Vos mères mêmes s’enduisent la poitrine avec ce singulier onguent.»

«Lorsque tu étais dans les langes, que tu tétais et regardais dans les yeux si doux de ta mère, tu aspirais déjà l’odeur du soufre et tu la trouvais agréable. C’est l’habitude qui fait que plusieurs choses mauvaises en réalité, nous semblent bonnes et c’est pourquoi tu mets le soufre au nombre des parfums agréables.»

Nous rencontrions souvent des Arabes nomades; qui toujours nous invitaient avec la plus grande amabilité à pénétrer dans leur tente, et nous priaient d’user largement de leur hospitalité.

En chemin, je reçus du gouverneur général la nouvelle que la province de Dar Djangé, réunie quelques mois auparavant à la province de Dara, était rattachée de nouveau au Bahr-el-Ghazal (de qui elle dépendait autrefois).

Cet arrangement était très heureux et arrivait à propos, car Dar Djangé ne payait son tribut qu’en bétail; or, en raison du grand nombre des tribus de Baggara établies au Darfour et qui toutes acquittaient leurs droits de la même façon, j’étais fort embarrassé de tant de bétail, dont la valeur baissait de jour en jour en raison de la quantité.

Gessi, le gouverneur du Bahr-el-Ghazal, n’avait au contraire parmi ses administrés aucune tribu, qui s’occupât de l’élevage du bétail; celle de Djangé était donc pour lui de première importance, puisqu’elle lui permettait de se procurer la viande nécessaire à ses troupes régulières et il avait lieu de se féliciter de la réunion du territoire de cette tribu à la province du Bahr-el-Ghazal.

Quatre jours plus tard nous étions à Shakka.

Un fortin, au milieu duquel se trouvent quelques constructions en terre glaise et quelques huttes en paille, servait à cette époque de résidence au mamour. Un détachement de 30 à 40 soldats formait la garnison. Tout à l’entour s’élèvent les huttes où font halte les marchands et les indigènes qui se rendent au Darfour. Chaque jour se tient le marché, mais ceux du lundi et du vendredi sont beaucoup plus importants que les autres. C’est là que les Arabes viennent faire leurs provisions, et chaque fois ils s’y pressent en plus grand nombre.

Madibbo bey m’attendait, escorté de quelques centaines de cavaliers. Il m’apprit que Aagil woled el Djangaui s’était rendu à Khartoum cinq ou six semaines auparavant, en compagnie d’un certain nombre de Gellaba, pour porter plainte contre lui, Madibbo, et contre moi. Je retournai à Dara, où quelques jours plus tard, je recevais une lettre du gouverneur général, écrite en français par Marcopoulo bey, secrétaire de Rauf Pacha; dans cette lettre on m’annonçait que: Aagil était arrivé à Khartoum, qu’il avait adressé au gouverneur général une requête dans laquelle il m’accusait de m’être allié avec son ennemi Madibbo, se plaignant que, non seulement je lui avait contesté la dignité de grand sheikh qu’il estimait lui revenir, mais encore que j’avais l’intention de le déposséder totalement. On l’avait vivement engagé à me venir trouver à Dara, avec une lettre de recommandation.

Mais il refusait catégoriquement de se soumettre à mon arbitrage, persuadé, disait-il, que j’étais gagné à Madibbo. Pour se débarrasser de lui, ajoutait la missive, on avait remis l’affaire à Ali bey Chérif qui remplissait provisoirement à Fascher, les fonctions de Moudir Umum, pour qu’il tranchât la question.

Je répondis sur le champ exposant aussitôt que, malgré mes injonctions réitérées, Aagil n’avait jamais voulu comparaître devant moi et qu’il m’était impossible de reconnaître comme sheikh suprême d’une tribu soumise à ma juridiction, un homme qui se refusait constamment à toute entrevue. Je demandais, par la même lettre, l’autorisation de me rendre à Khartoum, afin de présenter au gouverneur général certaines propositions relatives à l’administration du pays et au recrutement des troupes. D’ailleurs, je souffrais quelque peu de la fièvre et un changement d’air m’était recommandé.

La poste, quelques jours plus tard, m’apportait de Fascher une lettre d’Aly bey Chérif m’informant qu’il avait été chargé par le gouverneur général de trancher la question pendante entre Madibbo bey et Aagil. Aly bey me faisait savoir en outre qu’il lui était impossible de quitter Fascher; et comme il estimait que la question ne pouvait être résolue pleinement et équitablement que sur les lieux mêmes, il déléguait ses pouvoirs à Omer woled Dorho, sandjak des Sheikhiehs lequel se rendait à Shakka afin d’y juger le différend en son nom.

Un mois environ après le départ de ma lettre, je reçus du gouverneur général la permission que j’avais sollicitée, de me rendre à Khartoum et je fis mes préparatifs de départ. Deux jours avant l’époque fixée pour mon voyage, Omer arriva de Fascher, avec 100 cavaliers. Une semblable escorte me parut surprenante, le pays étant tranquille, les chemins sûrs, Omer ne pouvait donc avoir d’autre but que de piller le pays. Omer en se présentant à moi, m’affirma qu’il se réglerait, en toute circonstance, sur mes instructions. Je lui répondis qu’il m’était indifférent que le sheikh de la tribu fût Madibbo ou bien Aagil; et que, en sa qualité d’arbitre, il devait mener consciencieusement son enquête et se régler avant toute chose sur les intérêts du Gouvernement, qu’alors seulement il aurait à tenir compte des désirs de la tribu intérieure. Le chef devait en effet être estimé de ses hommes, posséder les capacités nécessaires pour les gouverner et marcher d’accord avec le Gouvernement. J’enjoignis à Zogal bey, mon représentant, de rester neutre dans cette affaire, mais de me tenir au courant de ce qui se passerait.

M’étant procuré les chameaux nécessaires, je quittai Dara vers la fin de janvier 1881. Après un voyage de neuf jours par Taouescha et Dar Hamer, j’atteignis El Obeïd et me rendis directement chez le moudir, afin de saluer le gouverneur Mohammed Pacha Saïd. Je fus reçu avec la plus grande cordialité. Comme je donnais l’ordre de desseller les chameaux, mon domestique m’apprit que les animaux, sur l’ordre de Ahmed bey Dheifallah, une connaissance d’autrefois, avaient été conduits dans sa maison et que des chevaux tout sellés se tenaient à ma disposition devant le bâtiment du Gouvernement, pour me conduire chez Ahmed. Comme j’avais l’intention de ne m’arrêter que deux jours, j’expliquai à Mohammed Pacha Saïd que je ne voulais pas le déranger et que je désirais demeurer chez Ahmed bey, notre ami commun qui avait déjà tout préparé pour me recevoir.

Je montai donc un des chevaux et me rendis, en compagnie des kawas mis à ma disposition par Mohammed Pacha Saïd, à la maison de Ahmed bey Dheifallah. Celui-ci m’attendait sur le seuil de la porte et manifestait une joie visible. Après l’échange des salutations d’usage, il me conduisit aux deux chambres qu’il me destinait et qui, tendues de tapis précieux et décorées d’étoffes tissées d’or, me firent penser que le séjour d’El Obeïd devait être très confortable. Sur les tables se trouvaient tous les spiritueux recherchés dans le Kordofan, des cigares variés, des conserves, des confitures, etc. Je fus vraiment touché de voir que mon hôte se fut donné tant de peine pour me recevoir aussi bien que possible. Quelques minutes plus tard, Mohammed Pacha Saïd vint me rendre visite et m’inviter à dîner ainsi que Ahmed bey. Les officiers supérieurs et les hauts fonctionnaires du Gouvernement, de même que les notables du pays, vinrent successivement me présenter leurs salutations, en sorte que cette journée fut pour moi plus fatigante qu’une journée de voyage.

Pendant la soirée que je passai chez Mohammed Pacha, celui-ci me dit entr’autres choses qu’il désirait me voir le lendemain, pour m’entretenir des affaires de la contrée.

A mon arrivée chez lui, le lendemain matin, il appela auprès de lui les trois jeunes nègres qui m’accompagnaient et me demanda en riant, en leur présence, s’ils étaient libres ou esclaves. Mes jeunes serviteurs s’écrièrent aussitôt qu’ils étaient libres, qu’ils me suivaient de leur propre volonté et qu’ils me servaient avec plaisir. Ils lui montrèrent leurs cartes de libération, qui ne les quittaient jamais et qui étaient soigneusement enfermées dans un étui.

Mohamed Pacha les lut et secouant la tête me dit d’un air étonné:

«Ami, tu es plus avisé que je ne croyais; je voulais me permettre une petite plaisanterie, qui ne m’a malheureusement pas réussi.»

Nous nous mîmes alors à parler de l’esclavage et fûmes tout à fait du même avis: la suppression de l’esclavage, au point de vue humanitaire, était certainement à souhaiter, mais on ne pouvait procéder assez prudemment, pour des motifs économiques et politiques, à l’exécution d’une mesure de ce genre. D’abord pour ne pas priver tout d’un coup le pays de sa force productive et, ensuite, pour ne pas accroître l’antipathie peu ancienne encore, qui existait entre l’élément indigène et l’élément turc. Il fallait donner aux propriétaires d’esclaves le temps de s’habituer à un nouveau système qui allait bouleverser de fond en comble leur existence.

La veille j’avais prié Ahmed bey de m’acheter des chameaux; il m’apprit que c’était chose faite; j’annonçai donc au gouverneur que mon départ était fixé au lendemain matin et le priai d’en informer officiellement le gouverneur général Abd er Rauf Pacha. Pour moi, je télégraphiai au Dr. Zurbuchen et lui demandai de me faire préparer un pied-à-terre. En plus de mes serviteurs, j’étais accompagné de deux sheikhs arabes, Ali woled Hagar et Mohammed Abou Omm Salama, tous deux de la tribu des Maalia, qui m’avaient rejoint pendant le voyage. Le lendemain donc je partis et après trois jours de marche rapide arrivai à la station de Abou Garad, où je reçus une dépêche du Dr. Zurbuchen, qui me demandait instamment de consentir à être son hôte et m’avisait que toutes les dispositions étaient déjà prises pour ma suite.

Dans l’après-midi du jour suivant, nous nous arrêtâmes à Dourrah el Khadra, au bord du Nil, à l’endroit où j’avais pris congé de Gordon.

Je montai un des chameaux que m’avait achetés Ahmed bey. Mais on avait oublié de m’avertir que pour conduire l’animal il fallait employer non seulement la bride, mais encore des anneaux passés dans les narines (zimams).

Le soir était venu; nous nous hâtions afin d’atteindre Khartoum le plus tôt possible. J’avais enlevé à mon chameau la bride communiquant aux anneaux du nez et essayais dans mon impatience, car il allait trop lentement à mon gré de le faire courir plus vite en usant du fouet.

L’animal prit la chose fort mal; il se jeta dans des fourrés et se livra à des bonds désordonnés entre les arbres; une grosse branche me heurta en pleine poitrine et me désarçonna. Je tombai sur le dos, mes yeux se brouillèrent et je perdis connaissance. Heureusement les cavasses s’étaient aperçus de l’accident; ils accoururent, me relevèrent, se mirent à me masser brutalement le cou, les jambes et les bras, afin de remettre à leur place les membres qui auraient pu être luxés; au bout de dix minutes environ, ils m’avaient si bien ranimé que je pus de nouveau monter sur ma bête, qui, comme un animal bien dressé, était restée tranquille après ma chute.

Malgré les violentes douleurs que je ressentais à la poitrine, nous continuâmes notre route et marchâmes jusqu’à minuit. Mais instruit par l’expérience, j’eus soin de fixer de nouveau la bride aux anneaux du nez de ma bête.

Le lendemain matin, après une nuit sans sommeil, je fus pris d’un accès de toux et crachai beaucoup de sang; je me sentais cependant assez bien pour continuer ma route.

Enfin nous atteignîmes Khartoum. Reçu très cordialement par le Dr. Zurbuchen, j’acceptai l’hospitalité qu’il m’offrait dans la maison voisine du bâtiment des missions catholiques. Cette maison avait été autrefois la propriété d’un Maltais, Latif Debono, qui avait été l’un des principaux marchands d’esclaves et d’ivoire du Soudan.

Le gouverneur général envoya son Saghcolaghassi (le chef des kawas), pour me saluer et m’inviter à me présenter chez lui dans l’après-midi. A l’heure fixée, je me rendis au palais du Gouvernement et fus reçu très amicalement par le gouverneur général Abd er Rauf Pacha, chez qui je rencontrai Marcopoulo bey, l’ancien interprète de Gordon, que je connaissais beaucoup.

Après les questions d’usage au sujet de ma santé, Rauf Pacha dit, d’un air piqué, que je pourrais, quand je voudrais, jouir du congé que j’avais demandé au Caire; la permission en avait été télégraphiée à Khartoum par le président du conseil Riadh Pacha.

Très surpris, je répondis que je n’avais pas écrit au Caire et que je n’avais pas le moins du monde demandé un congé.

«Alors, comment expliquer cela? me dit-il. J’ai beaucoup regretté que toi, un soldat qui devais cependant connaître la voie hiérarchique, tu aies pu me manquer à ce point, de déférence. Comme mon subordonné, c’est à moi ou tout au moins par mon entremise que tu dois demander un congé, et non pas t’adresser directement au Gouvernement, au Caire; et, maintenant, tu me dis que tu n’as rien demandé? Marcopoulo bey, lis nous le télégramme. L’interprète qui le tenait tout ouvert à la main lut: «Accorder au moudir du Darfour occidental, l’officier autrichien Rodolphe Slatin, sur sa demande un congé de trois mois avec traitement.»

Je fus extrêmement surpris, et répétai que je n’avais fait aucune demande, et que je ne voulais pas davantage faire usage de la permission accordée; je finis en déclarant que j’espérais pouvoir lui donner dans quelques jours l’explication de ce mystère.

La chose en effet s’expliqua bientôt. J’avais écrit de Dara à mes parents que je souffrais un peu de la fièvre et que j’irais probablement à Khartoum pour changer d’air, et me remettre. Ma pauvre mère, morte aujourd’hui, et que son affection pour moi rendait très inquiète, s’imagina que, pour ne pas l’effrayer, je lui cachais quelque maladie plus grave et, sans me prévenir, mit tout en mouvement, pour me faire obtenir rapidement un congé et me donner ainsi la facilité de me soigner au Caire.

Quand l’affaire eut été éclaircie, Abd er Rauf Pacha, se radoucit tout à fait et s’excusa de m’avoir accusé d’un manquement grave au règlement. Il saisit cette occasion de constater la puissance de l’amour maternel et de déclarer qu’un enfant ne pouvait le payer que par une obéissance absolue et par l’amour filial le plus ardent.

«Moi-même, ajouta-t-il, j’aime de tout mon cœur ma mère, qui n’est pourtant qu’une esclave abyssine, et je suis toujours à la lettre les conseils qu’elle me donne pour la direction de mes affaires personnelles.»

Pour un homme de sa race, c’est là, certes, un rare trait de sentiment!

Pendant mon séjour, je soumis à Rauf Pacha quelques propositions relatives à un partage plus équitable des impôts, lesquels, notamment à Fascher et Kabkabia, se trouvaient tout à l’avantage de quelques favorisés de la fortune. Puis, je lui demandai l’autorisation de lever chaque année un certain nombre de jeunes nègres, et surtout chez les tribus arabes, afin de pouvoir combler, dans mes bataillons, les vides causés par la maladie et la mort. Je lui fis part aussi de mon intention d’échanger contre des esclaves, les bêtes à cornes qui m’étaient remises par les Arabes en payement de leurs impôts, parce que j’espérais de cette manière rassembler peu à peu entre mes mains les Basingers de Soliman Zobeïr encore dispersés dans le pays et capables de porter les armes. Il se montra complètement d’accord avec moi sur mes propositions et m’autorisa à expédier sur le champ les ordres nécessaires.

Dès mon arrivée, j’avais reçu la visite de Hasan woled Saad en Nur, qui était interné à Khartoum et dont le père, comme on l’a vu plus haut, avait été tué à Shakka avec le vizir Ahmed Schetta. Il me supplia en pleurant de le faire rendre à la liberté et de le ramener avec moi dans son pays. Convaincu de son innocence, je lui promis de ne pas retourner sans lui au Darfour et en demandai la permission à Abd er Rauf Pacha, dans une nouvelle entrevue que j’eus avec lui, permission qu’il s’empressa de m’accorder. Quelques jours après cependant, il me fit appeler et me dit avoir appris que Hasan woled Saad en Nur était devenu un des chefs des rebelles et qu’il était par conséquent obligé de lui retirer la permission de retourner au Darfour. Je lui représentai que Hasan n’avait joué dans l’insurrection qu’un rôle relativement effacé et qu’il n’y avait désormais plus rien à craindre de lui. Comme le gouverneur général persistait dans son opinion, je lui avouai que j’avais déjà donné, peut-être trop précipitamment, ma parole à Hasan de ne pas partir sans lui et que je me croyais obligé de tenir ma promesse; je n’avais donc que deux alternatives à proposer au gouverneur: ou bien il accorderait à Hasan l’autorisation demandée, ou bien il accepterait ma démission.

Ce n’est que deux jours après qu’il me fit mander de nouveau; il m’adressa au sujet de la promesse inconsidérée faite à Hasan, de violents reproches que je reçus sans broncher, car je les méritais: Bien que, à son avis, je fusse un peu têtu, il me considérait cependant comme un fonctionnaire sérieux; ainsi consentait-il au départ de Hasan et avait-il soumis à S. A. le Khédive Mohammed Tewfik une proposition tendant à me faire nommer moudir umum (gouverneur supérieur) de tout le Darfour avec le titre de bey. Je le remerciai de sa semonce amicale et lui donnai l’assurance que je tiendrais toujours à honneur de mériter la grande confiance qu’on me témoignait. Néanmoins il exigea une déclaration écrite, par laquelle je me reconnaissais seul responsable de tous les troubles qui pourraient être suscités par Hasan Saad en Nur, déclaration que je dus rédiger aussitôt de ma propre main.

En rentrant chez moi, j’envoyai aussitôt chez Hasan, qui avait passé les deux derniers jours dans le désespoir. Lorsque je lui communiquai l’heureuse nouvelle et lui ordonnai de se préparer le plus rapidement possible à partir, il voulut, dans sa reconnaissance, se jeter à mes pieds.

J’étais convaincu d’avoir rendu service à un homme d’honneur; c’était pourtant un traître, ainsi qu’on le verra plus tard.

Les jours, à Khartoum, passaient vite. Ils furent agréablement remplis par des invitations chez le gouverneur général, chez l’évêque Mgr. Comboni, qui était arrivé du Caire à la fin de décembre 1880 avec les pères Joseph Ohrwalder et Jean Dichtel; chez le chef du département des finances, Hasan pacha, chez Bosati bey, chez le consul Hansal et d’autres encore. Le père Ohrwalder et le père Dichtel venaient souvent chez moi; nous nous entretenions pendant des heures de la patrie commune; tous deux furent pour moi de bons amis. Le père Dichtel retourna plus tard en Europe, atteint d’une pernicieuse maladie des poumons et vécut quelques années à Ober Saint-Veit, près de Vienne, où il mourut prématurément à l’âge de 31 ans en 1889.

A la fin de février 1881, Gessi Pacha, très malade, arriva de la province du Bahr el Ghazal à Khartoum. A son embarquement à Mechra er Rek, il n’avait pris avec lui que les vivres indispensables pour le voyage. Pendant la descente sur Khartoum, il fut arrêté par un enchevêtrement de plantes aquatiques, nommées «sedd» qui croissent en grand nombre dans le Haut-Nil, en sorte que son bateau, malgré tous les efforts de la machine, ne put plus ni avancer ni reculer et que Gessi dut rester prisonnier au milieu du fleuve. Il resta ainsi enfermé pendant des semaines entières; comme il était absolument impossible de se rendre au rivage et de traverser les amas extraordinaires de plantes enchevêtrées et qui formaient de solides barricades, Gessi serait assurément mort de faim, si le Gouvernement, qui attendait depuis longtemps son arrivée et que son retard inexplicable inquiétait, n’avait envoyé Ernest Marno à sa recherche. Celui-ci arriva et se fraya non sans peine un chemin au moyen d’un instrument qu’il avait eu la précaution d’apporter avec lui et dont se servent les indigènes pour arracher ces paquets d’herbes; il réussit enfin à délivrer de la situation épouvantable dans laquelle il se trouvait, Gessi dont ses compagnons étaient sur le point de s’entre-dévorer.

A son arrivée à Khartoum, Gessi fut soigné par les sœurs de la mission autrichienne, dans la maison du consul d’Italie. Malgré les soins les plus empressés et l’habileté du Dr. Zurbuchen, la maladie de Gessi traîna en longueur et le malade dut garder le lit jusqu’à son départ. Le domestique qu’il avait amené avec lui était un eunuque, nommé Almas, qu’il désirait emmener en Egypte, parce que c’était un excellent garde-malade. Mais il rencontra de grandes difficultés de la part du gouverneur général qui avait défendu une fois pour toutes d’emmener des eunuques en Egypte afin de ne pas donner aux ennemis de l’administration du Soudan, prétextes à des attaques malveillantes.

Grâce toutefois à nos pressantes démarches, la défense fut levée en faveur d’Almas.

Nous transportâmes en civière le pauvre Gessi sur la Dahabieh du Gouvernement, car ses nerfs affaiblis n’auraient jamais pu supporter le bruit de la machine d’un bateau à vapeur. En prenant congé l’un de l’autre je lui souhaitai un heureux voyage et la joie de pouvoir retrouver sa famille qui vivait autrefois à Trieste. J’exprimai le souhait de lui serrer bientôt la main et de le trouver alors complètement rétabli; et, en effet, une légère amélioration s’était déjà fait sentir dans les derniers jours.

Mais il ne devait jamais revoir les siens. Les fatigues du voyage activèrent la marche de son mal et, le 30 avril 1881, il rendit le dernier soupir à Suez.

Zogal bey m’ayant appris que Omer woled Dorho commettait quelques déprédations à Shakka, je fis part de cette nouvelle à Abd er Rauf Pacha qui, par dépêche télégraphique, intima à Omer l’ordre de rentrer à Fascher.

J’étais complètement rétabli et ma nomination m’étant enfin parvenue, je me décidai à partir. Le gouverneur général mit un vapeur à ma disposition. Il m’informa que l’évêque Comboni désirant se rendre avec sa suite au Kordofan, serait très heureux de profiter de l’occasion qui se présentait de faire la route avec moi, si toutefois je voulais bien l’en prier.

Enchanté de cette nouvelle, je me rendis aussitôt chez Monseigneur Comboni, qui accepta avec plaisir mon invitation. Je le priai de hâter son départ, dans la mesure du possible, car je devais regagner au plus tôt ma province. L’évêque m’expliqua qu’il avait quelques chameaux à acheter et que cette opération lui prendrait sans doute du temps; comme j’en avais acheté de mon côté une grande quantité, je les mis à sa disposition pour le conduire jusqu’à el Obeïd. Le 29 mars, nous quittâmes Khartoum; le Consul Hansal, Marcopoulo bey et le Dr. Zurbuchen m’accompagnaient. Le 1er avril, nous prîmes congé d’eux; ils rentraient à Khartoum avec le vapeur. Après cinq jours d’une marche très pénible, une marche que Monseigneur Comboni appelait une chasse aux chiens courants, l’on atteignit el Obeïd. L’évêque, qui voyageait avec deux domestiques, n’était accompagné que du missionnaire le Père Ohrwalder; celui-ci devait prendre la direction d’une mission nouvellement créée à Delen. Qui aurait pu songer alors dans quelle situation épouvantable nous nous reverrions tous les deux, Ohrwalder et moi!

A El Obeïd je reçus une dépêche m’invitant à me rendre à Foga, la station télégraphique du sud-ouest du Soudan, et là, d’attendre des ordres ultérieurs. Je descendis de nouveau chez Ahmed bey Dheifallah qui fit tout pour me retenir quelques jours afin de préparer en mon honneur un grand festin.

Mais à la réception de la dépêche il dut se résigner et me laisser partir, à ma grande joie, je l’avoue.

Mohammed Pacha Saïd et les autres notables m’accompagnèrent jusqu’aux portes de la ville. De El Obeïd, je me rendis, par Abou Haraz et Schelola, à Foga où j’arrivai après deux jours de marche. C’est là que je reçus par dépêche ma nomination de Moudir Umum du Darfour avec ordre de me rendre à Fascher et de m’occuper des affaires de Ali bey Chérif.

Je ne m’arrêtai à Dara que pour liquider certaines affaires et me faire remettre les papiers nécessaires; et j’arrivai enfin à Fascher le 20 avril 1882, si j’ai bonne mémoire.

On ne peut se faire aucune idée du désordre qui régnait dans l’administration: à commencer par le Moudir jusqu’au dernier copiste, même les employés de l’administration judiciaire, tous ou peu s’en faut avaient à répondre devant la justice de leurs agissements fâcheux; celui-ci avait détourné des fonds qui lui avaient été confiés, cet autre menait une vie scandaleuse, un troisième avait forfait à l’honneur, que sais-je encore? tous étaient à la fois accusateurs et accusés!

Il aurait fallu des années pour se reconnaître dans un tel chaos de mensonges échafaudés avec la plus insigne mauvaise foi; et encore, il n’eût guère été possible d’en venir à bout. Je me vis forcé de rendre tant bien que mal quelques jugements dans ces procès; pour le reste, un amas de plaintes et de récriminations, je le classai ad acta. Saïd bey Djouma, autrefois Moudir de Fascher et commandant des troupes s’était trouvé lui aussi impliqué dans ces affaires et avait été licencié; faute de preuves suffisantes, je le fis réintégrer dans ses fonctions.

C’était un remarquable intrigant, détesté des officiers et des soldats; il était avare, emporté, et ne manquait jamais l’occasion d’injurier et de quelle façon!—tout son entourage. En campagne, au contraire on ne pouvait qu’admirer son courage, qualité rare chez les Egyptiens, mais qui, dans ces contrées sans cesse troublées, méritait considération et même forçait à reléguer à l’arrière-plan les reproches qu’on pouvait lui adresser. Pourtant en le réintégrant dans son ancien poste, je mis pour condition qu’il eût à se mieux comporter à l’avenir, le menaçant, en cas de récidive, de le déposer de nouveau et de l’envoyer à Khartoum: Je savais que, quoique Egyptien, il préférait le Darfour à sa propre patrie.

Le procès le plus long et le plus compliqué que j’eus à examiner à Fascher, fut celui dans lequel Nur Angerer était impliqué avec son sandjak et plusieurs de ses gens.

Les papiers relatifs à cette affaire avaient peine à tenir dans un coffre de dimensions cependant respectables!

Nur Angerer avait déjà été mandé à Fascher par Ali bey Chérif. Je le fis venir une fois encore à Fascher, en même temps que ses adversaires.

Ses principaux antagonistes étaient justement ses amis et ses camarades qu’il avait tenus à l’écart depuis sa nomination de Moudir de Kabkabia et Kolkol; or, ceux ci qui l’avaient toujours aidé et soutenu dans toutes ses anciennes fourberies, s’étaient associés pour le renverser.

Tout le monde savait que Nur Angerer ne faisait pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’un poulet et que, sans aucune raison, il répandait le sang pour le simple plaisir de le voir couler. Ses principes sur la propriété, sur le bien d’autrui, auraient stupéfait même le communiste le plus enragé. Comme il portait le titre de bey, et occupait le rang d’un colonel, je lui fis rendre les honneurs prescrits, à son entrée dans la forteresse, et fis conduire sa suite dans une des maisons appartenant aux gens d’Omer.

Nur Angerer était grand, maigre, très brun, et sans barbe; son visage était tatoué des trois lignes transversales, insigne de la tribu des Sheikieh.

L’expression de son visage montrait une énergie peu commune et quelque peu sauvage. Et pourtant, en tête à tête, il savait se donner l’attitude d’un homme inoffensif, presque candide; il appartenait à la tribu des Danagla, et avait été élevé par le sandjak Melik, de la race royale des Sheikhieh.

Dans sa jeunesse, il était venu au Caire. Depuis ce temps, il avait conservé un certain respect pour le Gouvernement, et plus tard, lorsqu’il embrassa le parti de Zobeïr et de son fils Soliman, ce respect persistait encore chez lui.

Quoiqu’il eut une situation brillante, il ne s’occupait guère de sa mère qui vivait à Dongola et avait près de soixante ans. En résumé, il était tout l’opposé d’Abd er Rauf Pacha.

Un jour que Gordon Pacha parcourait la province de Dongola, une vieille femme se présenta à lui: «Je suis, dit-elle, la mère de Nur Angerer, ton serviteur; et je te supplie de me venir en aide.»

—«Ton fils finira mal, lui répondit Gordon, à qui son entourage avait confirmé la vérité des assertions de la vieille, il te laisse dans la misère pendant qu’il vit dans l’abondance.»

—«Puisse-t-il quand même être heureux, je lui pardonne, reprit la mère.»

Gordon lui remit 1000 marks, sur sa propre cassette; et la vieille se retira, faisant des vœux de bonheur pour son fils et pour son généreux bienfaiteur.

Quand Nur Angerer comparut devant moi, je lui déclarai que je me voyais contraint de le renvoyer, avec ses adversaires, à El Obeïd; je n’avais, en effet, ni le temps ni le désir de poursuivre plus à fond un procès d’une telle étendue.

Je l’engageai à se reposer d’abord des fatigues de son voyage et lui assignai un pied-à-terre dans le voisinage de son ami Omer woled Dorho.

Le lendemain, nous étions alors en plein Ramadan.

Tandis que tout le Darfour gardait l’abstinence la plus complète, Nur Angerer seul négligeait absolument d’observer cette prescription religieuse. Il buvait à grands coups son «araki» et se faisait faire de la musique par les jeunes nègres qui sonnaient du cor et de la nugara, battaient du tambour de guerre, ces énormes instruments de cuivre qu’il avait apportés avec lui.

Je dus arrêter ces manifestations indécentes et lui fis entendre que, si pour moi personnellement, il était indifférent qu’il observât le Ramadan, je ne pouvais cependant admettre en aucune façon, qu’un musulman fonctionnaire du Gouvernement Egyptien, fut un pareil objet de scandale pour les habitants de Fascher.

«Je t’obéirai, répliqua-t-il, parce que tu es mon supérieur; quant au Ramadan, je ne l’ai jamais observé et ne l’observerai jamais. Laisse-moi boire; ce que le public dit de moi, m’est absolument indifférent.»

Je compris aisément à son langage que la boisson opérait déjà chez lui.

Je lui donnai l’ordre de rentrer à la maison et d’activer ses préparatifs du départ.

Deux jours après, il quitta Fascher, pour se rendre à El Obeïd.

A mon instigation, le Gouvernement le remercia de ses services!

Ali bey Chérif était parti, peu de temps après que j’eus pris en mains la suite de ses affaires. Je désirais avant tout faire une tournée d’inspection et comme je faisais mes préparatifs, j’appris qu’un combat avait eu lieu à Bir-el-Milh (le puits du sel) entre les Arabes de Mahria et les Bedejat.

Quelques jours après, Hassab Allah, le grand sheikh des Mahria, vint me confirmer le fait et déposa une plainte. Il était accompagné de tous les principaux chefs de la tribu.

Les Mahria, comme ils le faisaient chaque année, étaient allés à Bir-el-Milh par la grande route des caravanes, qui va du Darfour à Siout et qu’on appelle Darb el Arbaïn (le chemin de quarante jours) parce que le voyage dure quarante jours environ. Ils venaient pour y chercher du natron, substance qu’ils mêlent à la boisson de leurs chameaux et dont ils font aussi le commerce au Darfour.

Bir el Milh est situé au nord de Fascher, en plein désert; on met pour l’atteindre dix jours, pendant lesquels on ne rencontre ni eau, ni végétation.

Là, sur un sol pierreux, des amas considérables de natron, sont répandus de tous côtés, on les ramasse et on les charge sur les chameaux. Des puits, presque desséchés cependant fournissent encore une eau suffisante pour les caravanes.

Depuis des temps immémoriaux, les marchands du Darfour se servent de cette route, pour le transport des produits naturels aux puits de Legia, Bir Selima et Bir el Schebb, ainsi qu’aux oasis de Beris, et d’El Khayeh, et de là, à Siout. Lorsque le Gouvernement Égyptien prit possession du Darfour, les caravanes suivaient encore cette voie jusqu’à Siout; mais, un jour, quelques marchands qui allaient vendre des esclaves furent faits prisonniers. On instruisit leur affaire et ils furent condamnés à plusieurs années de bannissement; depuis ce temps, cette route fut abandonnée.

Dès mon arrivée à Fascher, j’avais adressé à cette occasion un rapport au Gouvernement, faisant ressortir que cette voie, la seule qui menait directement en Egypte, était de la plus haute importance pour le Darfour.

Par cette route, en effet, les produits indigènes, tels que l’ivoire, les plumes d’autruche, les peaux, l’erteb, (fruits séchés du tamarinier), le senna-mekka, peuvent être expédiés à Siout à dos de chameaux—cet animal abonde dans le pays—et sans qu’on soit obligé de les décharger en route. La voie de Fascher, El Obeïd et Khartoum est non seulement beaucoup plus longue, mais encore plus coûteuse, en raison des fréquents changements de moyens de transport, ce qui naturellement augmente le prix de ces produits.

Le Gouvernement prit en considération mon rapport et rouvrit la route aux caravanes, en me rendant toutefois responsable, de ce qui pourrait arriver, si cette route était utilisée pour la traite des nègres. Dès que l’autorisation me fut parvenue, j’équipai une caravane d’environ 800 chameaux; sous la conduite et la garde de Mohammed woled Idris et de ses parents, cette caravane se rendit à Khartoum, par la route en question, et de là, atteignit sans incident Siout.

Mais revenons aux Mahria.

Ils avaient été attaqués, dans les plaines à natron, à Bir el Milh, par les Bedejat, cette tribu dont nous avons parlé déjà et qui habite le nord et le nord-est du Wadai et vit en inimitié avec toutes les autres tribus. Les Mahria surpris s’étaient défendus vaillamment; mais avaient cependant été battus; leurs chameaux, au nombre de plus de 1500, furent enlevés; 160 Arabes libres avaient été faits prisonniers et le nombre des morts était considérable.

Déjà au temps des rois du Darfour, ces tribus avaient soutenu maints combats, et il avait été convenu que les prisonniers pouvaient être rachetés moyennant une rançon, fixée à un nombre de chameaux variant de dix à quinze, par homme.

Les Bedejat n’avaient jamais payé aucune redevance au Gouvernement; cependant comme ils relevaient du Gouvernement du Darfour, le sheikh des Mahria, Hassab Allah, et les principaux chefs me supplièrent d’intervenir en leur faveur pour qu’on leur rendit les prisonniers et les chameaux.

La demande des Mahria me convenait parfaitement puisque j’avais l’intention d’aller visiter la partie occidentale du Darfour.

Je leur promis donc mon assistance, à la condition qu’ils me prêteraient leur concours.

J’exigeai d’eux 150 chameaux de charge, pour transporter le blé, de l’eau, et cinquante paires de suga (outres en peau de bœufs), car les puits des Bedejat sont quelquefois éloignés les uns des autres de plusieurs journées de marche.

Les Mahria consentirent avec joie à m’accorder ce que je leur demandais; nous primes rendez-vous en un point situé au nord-ouest de Kabkabia, dans l’un des villages appartenant à Mélik Hager, prince de la tribu des Zagawa.

Mes préparatifs furent bientôt terminés. Au milieu de décembre 1881 je quittai Fascher avec 200 fantassins et 300 cavaliers irréguliers des Sheikhiehs, placés sous les ordres d’Omer woled Dorho.

En raison de la querelle de Madibbo et de Aagil, Omer avait été envoyé par l’ordre de Ali bey Chérif à Shakka. Là, il s’était livré aux plus criantes injustices; aussi l’avais-je destitué, et expédié à Khartoum. Comme la cavalerie irrégulière stationnant en garnison à Fascher appartenait en majorité aux Sheikhiehs et était composée surtout des parents d’Omer, je crus devoir remettre à celui-ci le commandement de la cavalerie, d’autant plus qu’il promettait de s’amender et qu’il m’avait donné quelques preuves démontrant qu’il avait été contraint par Ali bey lui-même d’agir comme il l’avait fait, les sommes d’argent qu’il extorquait étant exigées par Ali bey.

Pendant la première nuit, nous campâmes près d’un puits nommé Migdob, entre Fascher et Kobbe.

Après le coucher du soleil, je fis une promenade jusqu’à cinq cents pas environ du puits. Seul, un jeune nègre m’accompagnait.

Personne ne pouvait me reconnaître: mon uniforme était à peu près semblable à celui des soldats et la nuit était très sombre. Au puits, je rencontrai des femmes qui puisaient de l’eau au moyen du «dellu» (sorte de seau en cuir qui est attaché à un crochet). Quelques Sheikhiehs vinrent pour faire boire leurs chevaux. Ils demandèrent brusquement le seau; les femmes le leur refusèrent.

«Nous allons d’abord remplir nos «bourmen» (cruches d’argile); répondirent-elles, après nous vous donnerons le seau.

—Vos paroles sont pour nous une épreuve envoyée de Dieu; répliqua l’un des Sheikhiehs; ce sont les Européens qui ont introduit ici pareille liberté. S’ils n’étaient pas dans le pays et «lui» avec eux (il parlait de moi), vous seriez, ainsi que vos cruches, notre propriété depuis longtemps.

—«Que Dieu leur donne longue vie»! ajoutèrent les femmes qui continuaient à puiser l’eau.

Sans avoir été aperçu je rentrai, au camp, enchanté d’avoir entendu affirmer par une bouche soudanaise, que le despotisme, l’arbitraire et la violence avaient, sinon complètement disparu, du moins considérablement diminué.

Le lendemain vers onze heures, nous atteignîmes Kobbe, l’ancienne capitale du commerce du Darfour où s’étaient établis autrefois les marchands venus de la vallée du Nil, et qui appartenaient aux tribus des Djaliin et des Danagla. La génération précédente s’était mêlée à la race indigène et a donné naissance à la population actuelle.

Le Mamour de l’endroit, nommé par Gordon, était un certain Emiliani dei Dansinger, d’une famille vénitienne, mais autrichien d’origine. Je l’avais envoyé provisoirement à Dara; comme je l’appris, son départ fut regretté par les habitants de Kobbe.

Emiliani était bienveillant et simple, me dit-on; il savait persuader aux esclaves qui aspiraient à la liberté de retourner auprès de leurs maîtres et de reprendre le travail.

Le jour suivant nous quittions Kobbe; après avoir traversé Sanieh el Kebir et Bir el Gidad, nous arrivions deux jours après à Kabkabia.

Kabkabia est situé au bord d’un large «khor» (ravin formé par les pluies,) sur un plateau pierreux. Au milieu du plateau s’élève un simple bâtiment carré, entouré d’un mur épais en pierres brutes et muni de meurtrières. Ce bâtiment sert de magasin pour le matériel de guerre, de logement pour les soldats et les quelques officiers de la garnison. La construction n’en était pas encore terminée, car le moudir avait précédemment son siège à Kolkol et la garnison n’avait été transportée à Kabkabia que depuis un an et demi à peine. La maison du moudir ainsi que celles des fonctionnaires se trouvaient en dehors de la forteresse. Les jardins, situés au bord du khor, et de nombreux palmiers d’une grande hauteur donnaient à la ville un aspect riant.

Après avoir passé l’inspection des soldats rangés devant la forteresse et reçu le rapport du commandant, le major Adam Aamir, je me rendis au logement qui m’avait été préparé dans la forteresse. Bientôt de violents cris de femmes arrivèrent jusqu’à moi; comme je m’informais de la cause de ces cris, on me dit que le bruit venait des maisons du moudir Nur Angerer. Ce charivari augmentant toujours, je fis appeler Idris, frère et remplaçant de Nur Angerer, et m’efforçai de me faire renseigner sur l’origine de ce vacarme. Il chercha d’abord à me faire accroire qu’il ne s’agissait que de querelles de ménage. Cette explication ne me suffisant pas, il m’avoua que les femmes de Nur Angerer savaient que leur seigneur et maître avait été envoyé par moi à El Obeïd; aussi profitaient-elles de ma présence pour se rappeler à mon souvenir par leurs cris. J’envoyai alors chez elles mon secrétaire Ahmed Riadh et le cadi de la moudirieh avec Idris, en les priant de rétablir l’ordre.

Ils revinrent bientôt et m’annoncèrent, en présence d’Idris, que la plupart des femmes prétendaient être retenues par violence et contre tout droit dans la maison; quelques-unes même se plaignaient de manquer du nécessaire.

J’envoyai une seconde fois le major Adam Aamir avec le cadi et le chef des zaptiés, inspecteur de la police, en compagnie d’Idris, dans la maison de Nur Angerer et ordonnai au cadi d’apaiser les femmes mariées et leurs esclaves et d’installer, jusqu’au retour de leur seigneur et maître, un gérant officiellement nommé et muni de pleins pouvoirs pour administrer la maison. J’enjoignis à Adam Aamir de s’occuper de leur entretien et d’en porter les frais en déduction du traitement de Nur Angerer. Je fis également rendre à leurs parents ou aux chefs de tribus toutes les femmes irrégulièrement retenues dans la maison et dont une liste nominative devait être dressée au préalable. Je les invitai à ne pas faire naître de querelles et à ne pousser aucune femme à quitter la maison, celles surtout qui devaient attendre le retour de leur maître; les moyens d’entretien leur furent assurés. Comme les pourparlers avec les femmes soudanaises exigent autant de temps que chez nous, mes messagers ne revinrent que quelques heures plus tard. D’après les listes, je vis que plus de 60 femmes et jeunes filles demandaient leur liberté. Elles avaient presque toutes été enlevées à la suite de combats livrés dans les villages soumis au Gouvernement et étaient gardées de force. On les rendit à leurs parents. Une trentaine environ, soit qu’elles y consentissent de leur propre gré, soit qu’elles y fussent contraintes par leurs liens de famille, demeurèrent et attendirent le retour de leur maître.

Pendant ce temps, le sultan Hedjam de Dar Massalat, le sultan Idris de Dar Gimmer, le sheikh El Mahi de Dar Djebel, le sheikh Hammed Thor Djok de la tribu des Beni Husein et d’autres encore vinrent me présenter leurs salutations. Je m’entretins longuement et agréablement avec eux et surtout avec le sultan Hedjam. Il était sultan de Massalat et se trouvait constamment en conflit avec les tribus voisines, vassales du Wadaï. Comme il me le raconta lui-même, il avait l’habitude d’aller au combat avec femmes et enfants, ainsi ne manquait-il jamais d’emporter avec lui une notable quantité de «bill-bill» (bière forte). «Cela aiguillonne les hommes au combat, disait-il, une bonne boisson rend brave et on ne veut pas laisser tomber les femmes et les enfants aux mains de l’ennemi: il s’agit de vaincre ou de mourir.»

Je lui demandai si dans sa tribu on écorchait encore, suivant l’ancienne coutume, l’ennemi tombé, afin d’en faire des outres de sa peau, en conservant autant que possible la forme primitive du corps. Le sultan Hedjam commença par nier que cette coutume eût jamais existé et donna cette histoire pour une légende inventée par les ennemis de sa tribu. Mais les sheikhs présents lui ayant donné un démenti, d’une manière amicale du reste, il convint que cette coutume avait existé en effet autrefois, mais que lui-même ne la connaissait que par ouï-dire. Il promit même de faire son possible pour me procurer un trophée de ce genre provenant de ses ancêtres. Après quoi, selon la coutume, chacun des sheikhs présents m’offrit, quand il se trouva seul avec moi, un cheval que je refusai bien entendu.

Je liquidai encore quelques affaires administratives avec Adam Aamir, à qui avait été confiée, comme représentant du moudir, l’administration des provinces de Kabkabia et de Kolkol. Puis, je quittai Kabkabia en compagnie d’Omer woled Dorho et de ses cavaliers. J’avais envoyé l’infanterie, aussitôt après avoir quitté Fascher, directement sur le village de Melik Hager.

Nous n’avions jusque là traversé la plupart du temps que des steppes sans eau. Mais comme nous étions en hiver et que grâce à nos chevaux nous marchions rapidement, nous ne redoutions pas beaucoup la soif. Nous commençâmes par aller à une demi-journée de marche remplir les «sen» (petites outres à eau suspendues aux selles des chevaux) et nous quittâmes notre campement un peu après minuit, afin de traverser la steppe aussi rapidement que possible. De grand matin, je fus rejoint par quelques cavaliers, qui m’étaient envoyés par Adam Aamir avec une dépêche pressante du gouverneur général. C’était un télégramme chiffré, expédié par Marcopoulo bey à la station terminus de Foga et de là, par la poste, via Fascher, à Kabkabia. Voici à peu près ce qu’il contenait:

«Derviche Mohammed Ahmed, le Mahdi, attaqué, sans ordre dans le voisinage de Gedir par le moudir de Faschoda, Rachid bey et ses troupes complètement anéantis. Emotion considérable. Prendre tout de suite les mesures nécessaires et empêcher la jonction des mécontents avec les derviches.»

Je répondis aussitôt par dépêche:

«Reçu nouvelle, ferai nécessaire» et envoyai ce télégramme à Adam Aamir pour qu’il l’expédiât plus loin.

On m’avait bien déjà raconté qu’un chef fanatique suscitait des difficultés au Gouvernement en excitant et en soulevant les gens du pays; mais, comme je n’avais reçu jusque-là aucune communication officielle, je n’attachais aucune importance à ces bruits et croyais l’incident clos depuis longtemps. Et voici que la défaite du moudir Rachid bey semblait donner tout à coup à ce mouvement anodin des dimensions imprévues.

Il m’était impossible cependant d’abandonner en ce moment l’expédition commencée sans éveiller la méfiance des populations; je m’attachai donc à la terminer aussi rapidement que possible.

Vers le soir, nous rencontrâmes un troupeau de girafes; elles abondent dans la steppe. Les animaux se dispersèrent effrayés; j’en poursuivis une, monté sur l’étalon alezan qui m’avait été donné par Gordon et qui était un remarquable coursier; en quelques minutes je rejoignis l’animal qui tremblait de frayeur. Je résistai à la tentation de le tuer et retournai auprès de mes hommes, qui m’attendaient. Je voulais aussi éviter toute halte un peu longue: le dépouillement de la bête et le partage de sa chair eussent exigé des heures précieuses. La girafe dut la vie à la dépêche de Marcopoulo bey!

Nous arrivâmes pendant la nuit à un campement abandonné par des chasseurs d’autruches; nous nous arrêtâmes et allumâmes du feu pour nous réchauffer. Nous souffrions beaucoup du froid, fait rare sous ces latitudes et quelques-uns des sheikhs pouvaient à peine se tenir sur leurs chevaux.

Ces steppes sont riches en autruches, butin précieux pour les Gellaba et les Arabes. Ils transportent sur des chameaux à des endroits choisis de grandes quantités d’eau dans des outres de peau de bœuf, lesquelles recouvertes soigneusement de paille, les protègent de la soif pendant des semaines. Aux endroits fréquentés par les autruches, ils élèvent de petites huttes de paille, juste assez grandes, pour protéger des rayons du soleil un homme couché ou accroupi. Ils passent ainsi des jours et des jours attendant tranquillement, pour l’abattre, que le hasard amène une autruche dans leur voisinage.

Parfois un chasseur plus heureux que les autres découvre la place où la femelle à déposé ses œufs dans le sable. Caché dans les environs, de la manière ci-dessus décrite, il attend tranquillement que les petits sortent des œufs. Lorsque le moment attendu est arrivé, il les aide lui-même à casser la coquille; dans des cages tenues toutes prêtes il les emmène au marché, où il les vend toujours à un bon prix. Mais s’il manque le moment favorable et que les oiseaux se glissent sans son concours hors de la coquille, il ne lui est guère possible d’en rattraper un seul à cause de la rapidité extraordinaire dont ces animaux sont doués même à leur naissance.

Le lendemain matin, nous continuâmes notre marche nous arrêtant seulement après le coucher du soleil et nous atteignîmes les villages de Melik Hager le jour suivant vers onze heures. Hager, un des princes de la grande tribu des Zagawa, nous attendait déjà et m’invita à descendre chez lui. Je préférai toutefois m’installer sous un nabak (Zizyphus Spina Christi) géant, qui aurait pu abriter plus de 100 hommes sous ses énormes branches. Le sheikh Hassab Allah qui était arrivé lui aussi, m’annonça que les chameaux demandés aux Mahria étaient en train de paître dans le voisinage; les outres exigées avaient été apportées également.

Au lever du soleil, le capitaine Soliman Bassioum arriva avec 200 hommes d’infanterie, en sorte que le lendemain, quand Melik Hager nous eut livré le blé nécessaire et qu’il eut fait abattre deux bœufs dont il fit présent aux soldats en signe d’hospitalité, nous pûmes continuer notre route. Après deux jours d’une marche agréable, nous atteignîmes Kamo, village dépendant de Melik Salih Dunkousa. La sœur de Salih, Kadiga, avait été donnée, toute jeune encore, par ses parents, au sultan Mohammed Husein, pour faire partie de son harem. Son frère Salih, qui avait été envoyé avec elle à Fascher, reçut à la cour une certaine éducation, qui le plaçait bien au-dessus de ses compatriotes. Lorsque l’enfant que Kadiga avait donné au sultan Husein mourut, celui-ci la rendit à la liberté ainsi que son frère Salih, et comme Salih appartenait à une des familles les plus illustres des Zagawa, il le nomma chef d’une fraction de cette tribu et c’est ainsi que Salih et Kadiga rentrèrent dans leur patrie.

Les Zagawa dépendent de Salih et de son voisin, le sultan Rakeb; ils sont apparentés aux Bedejat. La mère de Salih et de Kadiga appartenait même à la tribu des Bedejat et son frère était un de leurs chefs. Informé de cette parenté, j’avais déjà invité Salih à user de son influence sur les Bedejat, pour les amener à rendre aux Mahria les prisonniers et le butin qu’ils leur avaient enlevés, lui déclarant qu’en cas de refus je me verrais contraint de recourir à la force.

A mon arrivée à Kamo, Salih m’apprit qu’il avait transmis mes intentions et mes désirs aux Bedejat et que leurs chefs viendraient le lendemain m’assurer de leur soumission. Il me pria donc de les attendre.

Cette nouvelle me réjouit beaucoup, puisqu’elle me permettait d’espérer rentrer dans peu de temps à Fascher. Je fis annoncer aux Bedejat que j’étais prêt à une entente amiable avec eux et les priai de se mettre en route sans retard; en même temps, je leur faisais part de la déclaration de Salih, affirmant qu’ils reconnaissaient mon autorité.

Les Bedejat et la tribu du Koran ou Tibbu qui les avoisine, sont, avec les Midob de l’est, les seules tribus du centre de l’Afrique qui, quoique entourées de musulmans, ont conservé leurs coutumes païennes.

Leurs chefs répondent, il est vrai, lorsqu’on les questionne sur leur confession par le «Lâ ilaha ill Allah» avec «Mohammed Rasul Allah»; mais, c’est tout, car ils n’ont aucune connaissance du Coran.

C’est sous les grands arbres touffus nommés hegli (balanites egyptiaca) plantés dans un sol malheureusement recouvert de sable et soigneusement entretenus qu’ils adressent leurs prières à une force inconnue, lui demandant de les protéger et de les préserver du malheur. Ils ont leurs fêtes religieuses; pour les célébrer, ils se rendent sur le sommet des montagnes, et là ils immolent à leur divinité des animaux de leurs troupeaux. Les hommes sont d’un beau noir, bien bâtis, élancés pour la plupart; l’expression animée de leur visage, la forme régulière de leur nez et la noblesse de leur bouche, les rapprochent plus des Arabes que des nègres. Parmi les femmes qui se distinguent surtout par leur chevelure longue et épaisse, on trouve de réelles beautés, qui ne craignent pas la comparaison avec les femmes du plus haut rang des tribus libres des Arabes.

Les hommes et les femmes sont vêtus de peaux de bêtes qu’ils portent nouées autour des reins. Les chefs importants toutefois portent des chemises flottantes ou des robes de coton du Darfour.

Le blé est presque inconnu. Leur nourriture est simple. Elle se compose de grains de courge sauvage, écossés, que l’on fait macérer dans l’eau pour en diminuer l’amertume et que l’on réduit en farine; mélangée aux dattes, cette farine, cuite avec du lait, forme une bouillie; leurs nombreux troupeaux leur fournissent la viande ...... et c’est là leur nourriture.

Leur droit de succession est très originalement conçu. Du lieu d’enterrement, ordinairement éloigné, les fils qui viennent d’accompagner leur père à sa dernière demeure, courent à un signal donné vers la maison paternelle. Celui qui arrive le premier et plante son javelot dans la maison, est déclaré héritier principal. Il a droit non seulement à la plus grande partie des troupeaux, mais encore aux femmes de son père, à l’exception de sa propre mère.

Libre à lui de considérer les femmes comme sa propriété ou de leur accorder la liberté contre une modeste indemnité.

Le nombre des femmes n’est limité que par la situation de fortune de l’homme.

La plupart des gens de Salih Dunkousa étaient restés fidèles aux traditions païennes de leurs aïeux. C’était même chose assez plaisante que de voir comment le vieux Salih, un très bon musulman, tombait d’une difficulté dans une autre en essayant de nier l’existence de ces coutumes.

Il cherchait aussi à excuser ses oncles et ses cousins germains, de la tribu des Bedejat, en expliquant que, bien qu’ils n’entretinssent aucun rapport avec des gens civilisés, ils tendaient néanmoins à se rapprocher de la vraie croyance et à se détacher de plus en plus des coutumes païennes.

Je m’informai alors de ce que pouvaient bien signifier ces arbres hegli, que j’avais vus dans ma promenade de la veille, ces arbres cultivés avec tant de respect et sous lesquels on semait, avec un soin tout spécial, du sable frais et fin. Salih se tut tout confus, mais après quelques minutes de silence, il me déclara qu’on choisissait ces endroits pour tenir des réunions dans lesquelles on discutait les intérêts du pays et les affaires de famille. Je lui dis que les Mahria voulaient laisser leurs troupeaux brouter les arbres mêmes, mais que je l’avais empêché, car leur aspect m’avait fait penser qu’ils étaient entretenus pour un tout autre but. Il me remercia cordialement de cette attention. Lui-même, quoique pieux et croyant, faisait respecter les idées et les habitudes de ses sujets, ce qui, d’ailleurs, lui valait une certaine popularité.

J’appris plus tard qu’il se vanta à son peuple d’avoir, lui seul préservé ces arbres sacrés de la destruction qui les menaçait. Je n’avais, pour ma part, aucune raison de m’opposer aux usages et aux coutumes de ces tribus; je ne voyageais pas pour convertir les populations ni pour exciter la défiance de ces Bedejat qui s’étaient trouvés sur ma route. Aucun blanc jusqu’alors ne les avait encore soumis et mon intervention dans cette circonstance aurait pu les porter à revenir sur leurs décisions.

J’avais déjà fait preuve d’impatience, certain jour, que je recevais un nommé Ali woled Abiadh, qui remplissait à Shakka les fonctions de vice-cadi (Nâib). Il était venu se plaindre d’Emiliani dei Danzinger qui l’avait congédié injustement, à ce qu’il prétendait, et qui, ne sachant qu’imparfaitement l’arabe, se trouvait trop dans la dépendance de ses domestiques qui n’en faisaient qu’à leur tête.

Il me raconta ensuite, qu’à Shakka, les Arabes répandaient le bruit qu’un Derviche du Nil prêchait une croisade (djihah) contre les Turcs et qu’il les avait même battus dans plusieurs combats. J’écrivis aussitôt à Emiliani qui était à Shakka, moins pour lui faire part de la plainte d’Ali, que pour l’inviter à empêcher toute jonction entre les Arabes et les rebelles et à employer tous les moyens pour assurer la tranquillité dans le pays. Je le priai également de m’envoyer aussitôt que possible un rapport circonstancié sur la situation.

Il me fallut attendre six jours à Kamo; à la fin Salih Dunkousa vint m’annoncer que les Bedejat se trouvaient dans le voisinage, et me priaient de les recevoir; ils me demandaient de leur faire savoir par l’intermédiaire de Salih, l’heure et le lieu du rendez-vous.

D’accord avec Salih, je choisis l’emplacement des arbres hegli, comme lieu d’entrevue, et le priai de me servir d’interprète.

Je fis transporter une tente à 500 mètres environ du lieu convenu et y passai la nuit.

Le lendemain matin, j’avais fait former en bataille sur un front très étendu mon infanterie et ma cavalerie, quand Salih Dunkousa vint me demander l’autorisation d’amener les Bedejat.

Je les attendis en compagnie de mes officiers et du sandjak Orner woled Dorho, à une centaine de pas du front des troupes. Nous étions à pied; mais derrière nous, les domestiques tenaient nos chevaux en main.

Les chefs des Bedejat parurent, conduits par Salih. Ils saluèrent plusieurs fois, croisant les bras sur la poitrine, et s’inclinèrent profondément; Salih leur avait sans doute donné quelques leçons. Leur interprète me transmit leurs salutations. Je fis alors étendre des tapis et les invitai à s’asseoir; mes compagnons et moi, nous prîmes place sur des chaises de campagne. On leur présenta de l’eau sucrée et des dattes. La collation terminée, les négociations commencèrent.

Les quatre sheikhs Bedejat étaient des nègres, élancés, jeunes et vigoureux, la figure plutôt sympathique. Ils portaient de larges chemises rouges et de petits turbans que leur parent Salih, leur avait probablement prêtés. Chacun d’eux avait une épée munie d’une poignée à croisillons.

J’ai retenu leurs noms: Gar en Nebi, Bosch, Omer et Kourou Kourou. Leur escorte était composée de soixante-dix hommes environ et se tenait à quelque distance derrière eux; les hommes de l’escorte étaient vêtus de chemises rouges en coton ou de peaux.

L’interprète était assis par terre dans l’espace resté libre entre moi et les sheikhs. Salih Dunkousa avait pris place près de lui.

Celui qui désirait parler appelait l’interprète, disant «kursi sellem»; il répondait alors «sellem» déclarant par là qu’il était prêt à écouter et à traduire.

Après les salutations d’usage, Gar en Nebi, le plus important et le plus âgé des quatre sheikhs parla ainsi:

«Nous appartenons à la tribu des Bedejat, et sommes comme nos pères, tributaires des rois du Darfour. Ces rois envoyaient, tous les deux ou trois ans, leurs délégués pour recueillir ce qui leur était dû. Aujourd’hui vous, les Turcs, à la peau blanche, vous avez vaincu les For, et soumis le pays. Mais personne n’est venu dans notre contrée réclamer les contributions. Comme Melik Salih Dunkousa, notre frère et ami, nous l’a appris, tu es le maître du pays; en signe de soumission, nous t’avons apporté dix chevaux, dix chameaux et quarante bêtes à cornes; c’est à toi de fixer le tribut.»

«Je vous remercie, leur répondis-je; soyez persuadés que je fixerai d’après la plus stricte équité le taux de votre tribut. Ce n’est cependant point pour cela que je suis venu jusqu’ici, je viens réclamer de vous la mise en liberté des prisonniers Mahria et la restitution des chameaux que vous leur avez enlevés, étant prêt, si cela est nécessaire, à vous y contraindre par la force.»

Il y eut un instant de silence; puis, Gar en Nebi prit la parole:

«Nous sommes, comme nos pères, en état d’hostilités avec les différentes tribus arabes. Nous combattons les uns contre les autres et nous avons la coutume d’échanger les prisonniers de guerre faits de part et d’autre. C’est ainsi que des prisonniers des Mahria ont été déjà échangés.»

Le sheikh Hassab Allah qui se trouvait près de moi me confirma l’assertion de Nebi. Je lui demandai si ces échanges se pratiquaient depuis que le Gouvernement Egyptien avait conquis le pays, ou s’ils se pratiquaient seulement au temps des rois For.

«Nous échangions nos prisonniers avant que vous n’ayez conquis le pays, répliqua-t-il; je rappellerai pourtant qu’il y a deux ans à peine, les Mahria nous ont attaqués, mais ils furent repoussés et obligés de se retirer sans butin.»

Le silence de Hassab Allah me prouva que le sheikh disait la vérité.

«Je n’ai aucune connaissance de ces faits, lui dis-je, puisque en ce temps-là, je n’administrais pas la contrée. J’admets que vous ayez agi d’après vos anciennes coutumes et vous croyant dans votre droit; pourtant je dois me prononcer aujourd’hui contre vous et exiger la mise en liberté des prisonniers qui sont entre vos mains. Quant aux chameaux, je vous autorise à en garder la moitié; ce sera là la punition des Mahria qui vous ont attaqués il y a deux ans, mais qui, grâce à votre courage, n’ont pu vous dépouiller.»

Les sheikhs se concertèrent entre eux; ils parlaient avec vivacité et ce ne fut qu’après un dialogue assez long que Gar en Nebi me répondit en ces termes:

«Nous sommes disposés à exécuter tes ordres, mais nous te ferons remarquer qu’il nous faudra beaucoup de temps pour rassembler les chameaux qui sont à présent dispersés de tous côtés. Au contraire, il nous est très facile de te remettre les prisonniers qui se trouvent en des endroits parfaitement déterminés.»

«Faites votre possible pour terminer au plus tôt cette affaire. Je vous faciliterai l’exécution de mes ordres et pour cette année vous abandonnerai le montant du tribut qui va être fixé.»

Visiblement heureux, tous me remercièrent; je les invitai à passer la journée du lendemain chez Salih Dunkousa, que je chargeai de les héberger. Je remontai à cheval; mes compagnons firent de même et mes hommes, pour célébrer l’heureuse issue de notre entrevue, tirèrent trois salves, au grand effroi des Bedejat auxquels nos armes à feu étaient inconnues. Je fis rentrer mes troupes et priai Salih de m’amener au camp le lendemain à la même heure ses hôtes et leur escorte. Puis je me pris à réfléchir à ce qu’il convenait de faire.

Je ne pouvais prolonger mon séjour à Kamo jusqu’au moment où les Bedejat auraient délivré les prisonniers et restitué la moitié des chameaux. Il me fallait donc trouver un moyen de retourner à Dara, sans compromettre cependant le succès de l’expédition.

Quand Dunkousa arriva le lendemain au camp, amenant les Bedejat, je les saluai amicalement et leur demandai s’ils avaient expédié l’ordre de délivrer les prisonniers et de ramener les chameaux. Sur leur réponse négative, je leur déclarai qu’il m’était impossible d’attendre l’exécution de mes ordres. Gar en Nebi chercha à me radoucir:

«Maître, dit-il, nous sommes venus pour obéir à tes ordres. Retourne chez toi. Par l’intermédiaire de Salih Dunkousa, nous remettrons au sheikh Hassab Allah, qui est son hôte, les prisonniers et les chameaux.»

«Je vous ferai une autre proposition, lui répondis-je. Je suis persuadé de votre fidélité et de votre franchise; pourtant, je désire vous connaître un peu plus et plus personnellement.»

«Je vous l’ai dit, mon séjour ici ne saurait se prolonger, eh bien, tous les quatre, vous et les autres sheikhs des Bedejat, venez avec moi à Fascher. Le reste de vos gens retournera dans votre pays et y accomplira mes ordres. Dès que je saurai que tout sera parfaitement exécuté, vous pourrez partir et retourner chez vous, comblés de présents. La proposition que je vous fais est très avantageuse pour vous; vous n’avez encore jamais vu Fascher. En y venant, vous connaîtrez le siège du Gouvernement et pourrez apprécier la force dont il dispose. Je suis d’ailleurs persuadé, que, comme Melik Salih, vous êtes de mon avis et que vous vous rendrez à mes désirs.»

Salih Dunkousa appuya aussitôt ma proposition, déclarant qu’il avait visité autrefois Fascher. Les sheikhs Bedejat firent bonne mine à mauvais jeu et, après un conciliabule assez long, se déclarèrent prêts à partir pour Fascher.

Je les engageai donc à désigner immédiatement ceux qui devaient aller chercher les prisonniers et les chameaux, et les ramener à Salih; et, comme il était de leur propre intérêt que tout fut accompli le plus vite possible, ils désignèrent ceux de leur suite qui étaient le plus à même de mener à bien cette affaire. Ils ne gardèrent avec eux que six hommes qui devaient les accompagner à Fascher.

Salih m’informa que chacun d’eux désirait, suivant la coutume, prêter serment de fidélité.

Je me montrai disposé à recevoir le serment et m’apprêtai à la cérémonie.

On plaça une selle sur le sol au milieu de l’assemblée; sur cette selle on déposa une petite cuvette d’argile remplie de charbons ardents et une lance. Les sheikhs des Bedejat assis avec les chefs de leur escorte étendirent les mains vers ces objets et prononcèrent l’un après l’autre solennellement la formule suivante: «Que jamais plus ma jambe ne touche la selle, que mon corps soit atteint par un fer mortel, qu’il soit consumé par un feu ardent, si je ne reste pas fidèle à la parole jurée!»

Qui n’eût cru à leurs promesses, après un tel serment spontanément offert?

Je quittai Kamo, dans l’après-midi, après avoir recommandé à Salih et à Hassab de m’aviser de l’accomplissement de la mission des Bedejat.

J’avais hâte d’arriver à Fascher, et je laissai en arrière les Bedejat et l’infanterie, en donnant à mes officiers l’ordre formel de veiller à ce que les sheikhs fussent traités avec les plus grands égards.

Suivi d’Omer woled Dorho et de ses cavaliers, je me dirigeai à marche forcée sur Fascher.

Là, j’appris qu’Emiliani dei Danzinger était mort subitement à Shakka. Il souffrait, à ce qu’il m’avait dit lui-même autrefois, d’une maladie de cœur; cette maladie devait l’emporter.

Ses gens, surpris d’une mort aussi foudroyante, craignant d’être accusés de l’avoir empoisonné, transportèrent le corps, à dos de chameau, jusqu’à Dara où ils arrivèrent en deux jours. Le pharmacien de l’endroit, qui remplissait aussi les fonctions de docteur, fit l’autopsie, et constata une mort naturelle. Emiliani fut enterré à Dara. Je fis ériger plus tard un monument en souvenir de ce pauvre garçon, enterré en terre étrangère.

Là aussi, me furent remis les rapports sur les troubles qui avaient éclaté à Shakka; ma présence à Dara devenait indispensable, les nouvelles du Kordofan et de Khartoum annonçaient également quelques troubles. On était persuadé pourtant, dans les cercles du Gouvernement, qu’une expédition militaire suffirait pour étouffer aisément tous ces mouvements.

Les sheikhs des Bedejat et l’infanterie arrivèrent sans incident, peu de jours après nous, à Fascher. Je leur fis rendre les honneurs militaires; on tira même un feu d’artifice. Le moudir avait charge de les héberger.

Lorsque les hommes et les chevaux furent reposés de leurs fatigues, je partis pour Dara, escorté par Omer et ses deux cents cavaliers. Le moudir, commandant Saïd bey Djouma, me remplaçait à Fascher.


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