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Haine d'amour

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IV

A partir de ce moment, la vie ancienne reprit pour Vincent de Villenoise,—cette vie régulière et aux horizons fermés, dans laquelle le mariage de son ami Robert Dalgrand et l’apparition de Gilberte avaient jeté un trouble délicieux, qui ressemblait à une espérance. Dès qu’il eut revu Sabine, dès qu’il se fut à nouveau fait le serment de remplir son devoir envers cette femme si malheureuse et si passionnée, dont le cœur tenait au sien par des fibres si aisément saignantes, il s’interdit de rencontrer volontairement Mlle Méricourt. Car, s’il croyait ne pas encore aimer Gilberte, du moins convenait-il avec lui-même qu’il était bien près de l’aimer. Il en était même à cette phase redoutable d’un sentiment nouveau, où tout s’efface, dans le souvenir, des passions qui l’ont précédé, et où l’on s’affirme de bonne foi n’avoir jamais connu l’amour. Seulement M. de Villenoise ajoutait: «Et je ne le connaîtrai jamais, du moins dans ce qu’il a de complet, d’absolu. Cette charmante fille est la seule créature qui pouvait me l’inspirer.»

Maintenant il montait à cheval de très bonne heure.

Les plus matineux des habitués du Bois, en arrivant aux environs des lacs, le rencontraient retournant déjà vers la Muette, car il prenait, pour rentrer, le chemin où il n’avait nulle chance de croiser Gilberte et le général. Aussitôt arrivé chez lui, il s’enfermait dans sa bibliothèque et s’enfonçait dans sa traduction de Manilius. L’après-midi il faisait des armes, écrivait des lettres, rendait des visites, ou bien explorait des boutiques d’antiquaires. Quant à ses soirées, elles appartenaient à Sabine.

Jamais Mme Marsan ne venait rue Jean Goujon. Elle n’y avait mis les pieds que deux ou trois fois, et seulement parce que son amant se trouvait malade. C’était, chez elle, un scrupule de fierté. Le luxe écrasant de l’hôtel de Villenoise la gênait. Il ne lui convenait ni de le partager, ni d’en être le témoin modeste et ébahi. D’ailleurs, elle ne tenait pas à se donner en spectacle à des laquais. Pas davantage ne voulait-elle paraître accepter sa situation clandestine. Quelle répugnance n’eût-elle pas éprouvée, en quittant le somptueux appartement du maître de la maison, à se voir reconduite par lui jusqu’à la portière d’un fiacre, comme une grisette qui, dans le creux de son gant, emporte «son petit cadeau»! S’éloigner furtivement de cette demeure où elle ne désespérait pas de s’installer un jour en épouse légitime... Jamais! Si elle y entrait, ce serait la tête haute, appuyée au bras de son mari. Et quelle joie sauvage elle éprouverait alors, à voir s’aplatir devant ses millions ceux qui jadis s’étaient aplatis devant son titre de comtesse, et qui, aujourd’hui, se détournaient scandalisés sur son passage!... Mais ne serait-ce pas abdiquer à jamais un tel espoir que d’habituer M. de Villenoise à la recevoir chez lui autrement que sous le nom et avec tous les droits qu’elle y voulait étaler? En attendant, c’était chez elle qu’elle accueillait son ami.

Dans l’atelier à demi obscur, où des abat-jour immenses atténuaient la clarté des lampes, ils avaient d’interminables causeries. Et, malgré l’âpreté d’orgueil et de passion toujours pressentie sous les paroles de Sabine, bien souvent pour eux s’égrenaient des heures pleines d’un charme profond. La jeune femme déployait un esprit original, donc la disposition naturellement ironique et dédaigneuse s’était encore accentuée par les déboires de sa vie. Elle jugeait toutes choses avec un scepticisme impitoyable, mais dont le fond pénible se voilait sous des mots ingénieux et plaisants. Quand elle parvenait à s’oublier elle-même, à désarmer un peu en face de cet adversaire adoré qu’était pour elle son amant, elle se lançait parfois dans le plus divertissant des bavardages. Et la façon dont elle envoyait au plafond ses paradoxes avec la fumée de sa cigarette russe réveillait chez Vincent des velléités amoureuses. Elle était d’ailleurs bien belle à voir quand elle s’animait sans trop d’aigreur, et qu’elle avançait, en débitant des bravades, sa brune tête hardie de guerrière. Les fins reflets des abat-jour jaunâtres ou rosés mettaient sur son visage fatigué un fard délicat. Elle ne paraissait plus ses trente-cinq ans, dont son âme brûlante avait trop fidèlement enregistré le passage sur son front, aux coins de sa bouche et à l’entour de ses yeux. Et elle savait si bien de quelle quantité de séduction la rehaussait le cadre accoutumé qu’elle se refusait à mille petits projets, qui, autrement, l’eussent tentée. Ainsi c’était une chose rarement obtenue par M. de Villenoise qu’ils allassent ensemble dîner hors de Paris, dans quelque coin de verdure, à Meudon ou à Ville-d’Avray. Pourtant, le printemps, cette année-là, s’épanouissait en journées merveilleuses, en soirées de tiédeur et de parfums. Vincent rappelait à Sabine combien autrefois elle aimait les promenades à travers bois, terminées par quelque repas fort mauvais mais si amusant, sous une tonnelle de vigne vierge. Maintenant ce que Sabine craignait—en se gardant bien de l’avouer—c’était la barbare franchise des longs jours, cette cruauté de la Nature qui, dans la hardiesse de sa jeunesse recouvrée, prodigue les rayons, multiplie la clarté, fait ruisseler le soleil sur la fraîcheur de ses verdures et de ses floraisons, et prolonge les heures éclatantes, sans se soucier des pauvres visages féminins dont la beauté agonise, d’une douloureuse agonie que tant de lumière outrage.

Parfois cependant, ne sachant plus à quelle excuse recourir, Mme Marsan acceptait une partie de ce genre. Mais alors elle s’arrangeait pour qu’on se mît en route très tard. Et, comme tous deux détestaient les restaurants connus, les prétentieuses Têtes Noires où l’on retrouve, sous les étoiles, l’odeur des couloirs que jalonnent les portes numérotées des cabinets particuliers et la muette effronterie des garçons en veste courte, ils échouaient, vers neuf heures, dans une guinguette, où ils ne trouvaient plus à manger que des sardines et des œufs avec le veau en ragoût des bûcherons et des rouliers.

Peu leur importait d’ailleurs. Car ils avaient devant eux l’heure unique, l’heure d’attendrissement et de chimère, durant laquelle ils marcheraient au bras l’un de l’autre sous les bois devenus obscurs.

Durant cette heure-là, Vincent oubliait sa lassitude et Sabine l’inquiète angoisse de sa passion. Lui, trouvait des paroles sans réticences, des réflexions où ne perçait pas de regret, et de lentes pressions de main plus enlaçantes que les étreintes complètes de la possession. Elle, se sentait apaisée, rajeunie, sous cette ombre complice. Une confiance plus assurée en elle-même dissipait les idées qui la torturaient habituellement, faisait s’évanouir les craintes, les doutes, les jalousies, les terreurs de l’avenir, les écœurements du passé, et jusqu’au tourment suprême, né de la différence d’âge entre elle et celui qu’elle aimait. Presque insignifiante, cette différence d’âge: trois ans à peine... Mais combien leurs situations et leurs caractères l’accentuaient! Car la femme divorcée, finie, mise à l’écart de la société, voyait se fermer l’avenir, au moment où il offrait tous ses triomphes et toutes ses joies à ce garçon libre, beau, intelligent et riche. En outre, Vincent, avec sa calme tête blonde de rêveur, ne paraissait pas même trente ans; alors que la brune Sabine, toujours brûlée de quelque fièvre d’âme ou de chair, en accusait près de quarante.

Qu’ils étaient bienfaisants les soirs de solitude et de nocturne enchantement où s’atténuaient de telles distances!... Sur la route grise, entre les hautes futaies criblées d’étoiles, ou le long des coupes de bois qui dévalaient en plis de terrain pâles, hérissés çà et là par les arbres épargnés, Sabine et Vincent marchaient, serrés l’un contre l’autre, plus silencieux à mesure que s’avançait l’heure. L’infini les enveloppait, les rapprochait. Ils ne s’en voulaient plus de rien. Ils étaient deux êtres qui s’aimaient dans l’espace et dans la nuit, deux êtres destinés à mourir et que réunissait le sentiment de leur fragilité en face de la beauté et de la mélancolie des choses.

Un ciel immense, piqué d’astres, s’étendait au-dessus des blêmes clairières. Sabine s’arrêtait pour le contempler, et disait les noms des étoiles. Cela amusait Vincent de l’entendre prononcer des syllabes étranges, pour désigner les beaux joyaux mystérieux scintillant si haut, si loin, et que cette connaissance de leurs symboliques appellations rapprochait, semblait mettre à portée de la pensée et de la main.

—Voici, disait-elle, Arcturus, du Bouvier... Ici, au zénith, c’est Wéga, de la constellation de la Lyre. A droite, c’est Déneb... Un peu au-dessus, Altaïr... Et là-bas, plus près de l’horizon, cette magnifique étoile... Vous ne vous rappelez plus?... C’est Aldebaran.

Vincent répétait après elle: «Ah! oui, c’est vrai... Aldebaran...» Mais, au lieu d’élever ses regards, il les abaissait vers elle, et il souriait à ce profil pâle et fin, que la nuit rendait suave, à ces grands yeux noirs tournés là-haut, à cette bouche gracieusement pédante. Sabine sentait sur son visage les prunelles caressantes du jeune homme. Elle les y laissait posées sans trahir tout d’abord l’intime volupté dont leur effleurement la pénétrait. Puis, n’y tenant plus, brusquement elle lui faisait face:

«Ah! tu m’aimes!...» s’écriait-elle avec une certitude de plaire qui la transfigurait, la rendait adorable.

Alors il mettait les bras autour d’elle, amenait lentement les lèvres jusqu’à sa bouche, et murmurait dans la joie de sa propre sincérité: «Oui, Sabine... ma chère Sabine... je t’aime.»

Une série de soirées semblables détendit un peu le caractère de Mme Marsan. Elle eut de la gaieté, de l’abandon, de la grâce. Comme Vincent lui consacrait plus de temps qu’autrefois, et lui rendait un compte minutieux des heures qu’il ne passait point auprès d’elle, Sabine crut tenir une place plus grande que jamais dans le cœur et dans la vie de son amant.

La délicatesse de M. de Villenoise, le soin qu’il prenait d’agir en amoureux pour se suggestionner à lui-même cet amour et pour éloigner des rêves pleins de péril; puis les fugitifs éclairs de bonheur jaillis encore parfois d’une réminiscence, d’un attendrissement ou d’une admiration commune, rendirent à leur liaison comme une apparence de douceur et de stabilité. Cela dura quelques semaines, à peu près tout le temps que Robert Dalgrand et sa jeune femme consacrèrent à leur voyage de noce.

M. de Villenoise redoutait le retour de son ami. Car, alors, les rencontres avec Gilberte deviendraient inévitables. Comment se refuser à voir les Dalgrand, qui, naturellement, recevraient souvent leur sœur? Toutefois, le jeune homme repoussait d’avance, et résolument, la complicité des circonstances. «Ce sont les lâches,» pensait-il, «qui s’exposent à la tentation; ils escomptent leur propre faiblesse, et, pour ne pas s’avouer la tyrannie de leurs désirs, ils paraissent n’obéir qu’à la fatalité.» Il combinait donc différents prétextes pour se soustraire à des relations dangereuses. «Et si tous ces moyens ne réussissent pas,» concluait-il, «ce sera bien simple... Je dirai tout à Robert.»

Un jour, il eut une surprise. Sabine lui demanda sans préambule:

—Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé du mariage de votre ami Dalgrand?

—Je ne pensais pas, répondit-il, que cela vous intéressât.

Elle reprit:

—Sans doute à cause de mon peu de sympathie pour M. Dalgrand. Mais je tiens beaucoup plus à savoir ce que font mes ennemis qu’à connaître les démarches de mes amis. C’est d’une bien autre importance pour moi.

—Où prenez-vous que Robert soit votre ennemi?

—N’a-t-il pas souvent cherché à vous séparer de moi?

—Souvent?... Comment l’aurait-il pu? Nous nous connaissons à peine depuis sept ans, vous et moi, n’est-ce pas, Sabine? Or, en voilà dix que Robert dirige des travaux à l’étranger et ne met guère les pieds en France. Il n’a su notre liaison que par votre divorce, et il ignore qu’elle dure toujours. Je ne sais pas si seulement il m’a parlé de vous trois fois.

Sabine eut un petit rire sardonique.

—Je crois bien... Car il en a parlé si agréablement les deux premières, que vous avez dû lui interdire ce sujet de conversation.

—Oh! voyons, ma chère amie, ce que vous dites là n’est pas exact.

M. de Villenoise essaya de rétablir les faits. Ou plutôt il essaya de retrouver la nuance sous laquelle, voici déjà longtemps, il les avait rapportés à Sabine. Mais, comme la vérité gisait entre ses atténuations et les exagérations de la jeune femme, ils ne purent s’entendre, et, chacun accusant l’autre de mauvaise foi, ce fut l’occasion d’une querelle.

—Dalgrand n’avait rien contre vous, soutenait Vincent. C’était la situation qu’il trouvait fâcheuse.

—Et pourquoi, je vous prie?

—Ah! vous le savez bien... Il possède au plus haut degré l’esprit de famille et la passion de la régularité... Il n’a jamais rêvé le bonheur que dans le mariage.

—Vous allez me persuader, reprit Sabine, qu’il vous conseillait de m’épouser!

Vincent ne put s’empêcher de répondre:

—Non... Car il ne comprend le mariage qu’avec une jeune fille.

Des mots de ce genre remettaient à vif toutes les blessures de Sabine.

—Une jeune fille!... s’écria-t-elle violemment. Oui, quand on a encore le droit d’en épouser une, quand on n’a pas brisé la vie d’une autre...

Puis, changeant de ton:

—Ah! ricana-t-elle, une jeune fille!... Il tenait à la vertu, votre ami Robert... C’est pour cela qu’il a épousé une des petites Méricourt...

M. de Villenoise tressaillit. D’où Sabine connaissait-elle ce nom? Et que voulait-elle dire? Devant son regard inquiet, elle reprit avec une gaieté volontairement insolente:

—Oui, des gamines qui n’ont plus de mère, et que leur vieux général de père laisse vivre à l’américaine. Un peu culotte de peau, le papa... Et quant aux fillettes, ça court les chemins à pied ou à cheval, et ça ne doit pas ignorer grand’-chose...

—Ma chère, dit sèchement M. de Villenoise, nommez-moi donc la femme dont vous pourriez parler sans essayer de la salir.

—Moi!... se récria-t-elle. Personne n’a plus d’indulgence que moi pour les femmes... Ce que je déteste, c’est l’hypocrisie sociale.

Elle se lança dans une tirade. Comment! C’était elle qu’on accusait d’être injuste envers les femmes!... Mais pas du tout!... Elles avaient bien raison, les femmes, de ne pas s’astreindre aux fausses vertus que le despotisme masculin leur impose! Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, à elle, Sabine, que les femmes fussent honnêtes, au sens que les hommes prêtent à ce mot? Elle préférait, chez une femme, l’intelligence, la bonté, le talent, l’énergie, la délicatesse du cœur, à la chasteté... Seulement elle riait de la bêtise des hommes, pour qui la seule grande affaire est de n’être pas trompés. Et leur vanité aussi lui était un spectacle vraiment drôle... Ainsi ce grand benêt de Dalgrand, qui prêchait en faveur des rosières, se figurait que sa femme n’avait jamais regardé un homme avant lui. Mais depuis l’âge de dix ans, elle cherchait un mari, cette petite fille délurée d’officier sans fortune! Et, maintenant qu’elle l’avait trouvé, sa principale occupation allait être de chercher un amant.

—Et ce sera bien fait! conclut Sabine. Ça lui apprendra, à votre vertueux ami... Ah! il trouve qu’il y a des femmes qu’on n’épouse pas! Eh bien, la sienne lui prouvera que celles qu’on épouse sont aussi celles qui vous font... arriver de certains accidents.

Ce n’était pas la première fois que les amertumes secrètes amassées au cœur de Sabine s’échappaient en de tels excès de paroles. Mais rarement elle allait jusqu’à de si précises personnalités. Ce qui l’avait entraînée ce jour-là, c’est qu’elle venait d’apprendre, tout à fait par hasard, que M. de Villenoise avait été garçon d’honneur, à la noce de Robert Dalgrand, avec une des demoiselles Méricourt. Elle s’étonna, puis s’irrita du mystère qu’il lui en avait fait. Mais elle se garda bien de lui dire qu’un vieux numéro de journal, enveloppant des romans qu’on lui rendait, lui avait fourni, dans un écho de quelques lignes, les principaux détails de la cérémonie. Elle préféra garder pour elle ce mince renseignement, afin de le débiter ensuite sous forme d’allusions qui la feraient paraître beaucoup mieux informée qu’elle ne l’était en réalité. Puis, dès les premières paroles, et comme cela ne lui arrivait que trop souvent, son caractère susceptible et emporté lui avait fait perdre toute mesure.

Elle se fit grand tort dans l’esprit de M. de Villenoise, et elle le sentit à la façon presque brutale dont il lui enjoignit de ne jamais reparler de M. ni de Mme Dalgrand, pas plus que de Mlle Méricourt. Il se départit de sa courtoisie habituelle, prit un ton de commandement et de menace. Pendant une seconde l’orgueilleuse Sabine eut la tentation de le braver. Mais elle le vit faire un mouvement comme pour partir... Elle trembla qu’il ne revînt pas. Alors elle voulut tourner la chose en plaisanterie. Et elle eut la mortification de le voir conserver un air de tristesse et de dédain.

Il ne la jugeait point avec trop de sévérité cependant. Au contraire, une plus grande indulgence lui venait tandis qu’au cours de semblables scènes il sentait son cœur s’éloigner d’elle. «Quel poison,» pensait-il, «est une seule faute passée dans la vie et dans l’âme d’une femme!... Et ce poison agit d’autant plus sûrement que cette femme est plus affinée, plus fière!... Celle-ci ne manque pourtant ni de tact, ni de jugement, ni de cœur... Mais elle a fait fausse route, elle a gâché sa vie... Maintenant elle ne voit plus rien que par l’intermédiaire de son orgueil malade. Et il n’y a pas de remède. Son mariage avec moi, qu’elle souhaite avec une si pénible ardeur, ne la guérirait pas. Elle croirait découvrir chez les autres de l’ironie, chez moi du regret... Elle m’en voudrait toujours d’être plus jeune qu’elle... Sa jalousie ne serait plus contenue par la crainte de me rebuter et de me perdre... Ce serait des scènes continuelles... Un enfer... où périrait certainement l’affection que je lui garde encore.»

«L’affection...» M. de Villenoise ne disait plus en lui-même «l’amour». Et, par suite des maladresses qu’accumulait Sabine, cette tendresse défaillante s’approchait toujours plus de la résignation.

A la rancune qu’il lui gardait d’avoir dénigré les deux personnes qu’il admirait le plus, Robert et Gilberte, elle ajoutait d’autres griefs. Ainsi elle eut une fantaisie qui déplut fort à Vincent, celle d’adopter un costume d’homme pour peindre dans son atelier.

Une après-midi, comme il arrivait plus tôt que de coutume, il aperçut une silhouette masculine, dans une vareuse et un pantalon de flanelle blanche, debout devant un chevalet. Il eut un sursaut d’étonnement. Mais la silhouette se retourna: c’était Sabine. La tête brune de la jeune femme émergeait d’un col droit, et sur son buste fin s’étalait un plastron empesé, où flottait une longue cravate. Elle se mit à rire en voyant que M. de Villenoise demeurait sur le seuil, comme pétrifié.

—Je vous fais peur? demanda-t-elle.

—Non, dit-il. Mais je voudrais savoir si Estelle aurait aussi bien introduit dans votre atelier un autre visiteur que moi.

—Et pourquoi pas?

Elle rougissait, vexée. Car elle s’attendait à un compliment, et elle ne voyait pas, dans les yeux de Vincent, l’éclair d’admiration qui aurait corrigé le mécontentement de son attitude. Pourtant elle avait constaté que ce travestissement lui allait à ravir; on y distinguait l’élégance de son corps souple, et surtout il la rajeunissait. Depuis le matin elle se réjouissait de l’effet qu’elle allait produire. Et peu lui eût importé le reproche d’inconvenance, si le regard de son amant lui eût avoué qu’elle plaisait. Mais ce regard n’était que dur et gênant.

Elle prit un air détaché.

—Mon Dieu! vous ne m’avez donc jamais vue ainsi?... C’est mon costume de travail. Avec tout ce gâchis de couleurs, nous sommes presque forcées, nous autres femmes...

Vincent remarqua:

—C’est pour cela que vous l’avez pris blanc?

—Et puis, ajouta-t-elle, c’est plus original. Rosa Bonheur s’habille en homme... même pour sortir dans la rue... Oui, elle se promène en blouse.

—Prenez cette tenue-là pour travailler, tant que vous voudrez, dit M. de Villenoise. Mais, je vous en prie, pas devant moi. Cela me déplaît prodigieusement. C’est tout simplement horrible.

Elle sentit qu’il était sincère, malgré l’inexactitude et la forme désobligeante du jugement. Aussi, comme elle craignait par-dessus tout de lui déplaire, elle eût probablement relégué au plus vite et pour jamais ses vêtements d’homme dans une armoire, s’il n’eût cru devoir poursuivre:

—D’ailleurs, je vous le répète, je ne comprends pas que vous songiez à vous laisser voir par des étrangers sous une mascarade pareille. C’est tout ce qu’il y a de plus inconvenant, et, pour une femme seule, comme vous êtes...

—A qui la faute si je suis seule? repartit Sabine.

—Peu importe... Vous l’êtes. Et si vous ne voulez pas qu’on vous manque de respect...

—Dites donc, mon cher! cria Sabine en croisant les bras sur son plastron empesé. C’est vous qui osez parler du respect qu’on me doit? Et qui donc m’a fait perdre celui de tout le monde?... Ah! cela vous rend jaloux qu’on me voie dans ce costume! Dites-le donc franchement, au lieu de me faire une morale déplacée.

Vincent aurait dû rire, marcher vers elle et la faire taire avec un baiser. Car elle était vraiment d’une séduction irrésistible et comique, avec son costume hardi et son attitude batailleuse, la jambe droite avancée dans le pantalon de flanelle, les bras crispés contre sa chemise de garçon, et la colère de son joli visage rendue puérile par l’air d’enfant que lui prêtait son attirail masculin. Mais un glacier même serait plus facile à dégeler qu’un amant qui sent venir une scène. Aussi Vincent, qui s’exaspérait sous son masque froid, répondit avec un haussement d’épaules:

—Jaloux?... Je voudrais bien savoir lequel de nous deux est jaloux de l’autre.

Sur quoi Sabine répliqua:

—Tant mieux pour vous si vous ne l’êtes pas! Car je mettrai constamment ce costume dans mon atelier. Vous n’êtes pas mon mari pour vous permettre d’y trouver à redire.

Si M. de Villenoise murmura: «Heureusement pour moi!...» ou quelque chose de ce genre, la jeune femme ne l’entendit pas ou feignit de ne pas l’entendre. Car, ainsi qu’il lui arrivait toujours, elle commençait à souffrir de sa propre violence, et de la punition dont elle se frappait en voulant blesser son ami. Des larmes rageuses montaient dans ses yeux en songeant qu’elle se condamnait à lui déplaire. Cependant son orgueil restait si fort qu’elle s’obstina, plusieurs jours de suite, à rester vêtue en homme jusqu’à l’heure où elle attendait Vincent. Même, pour mieux lui faire sentir qu’elle était libre, et que, tant qu’il ne l’épousait pas, il ne pouvait se prévaloir d’aucun droit sur elle, Sabine accentua les façons masculines dont s’offusquait tant M. de Villenoise. Elle installa un tir au fond de son petit jardin et s’exerça au pistolet. Vincent trouva des boîtes de cartouches et des cartons mouchetés de balles traînant sur les guéridons, dans l’atelier. Elle ne se contenta plus d’une cigarette d’Orient prise dans l’étui du jeune homme lorsqu’ils buvaient le café ensemble; elle en eut constamment aux lèvres; et des bouts d’ambre, des allumettes-bougies, jusqu’à des paquets de caporal, se mêlèrent à ses étuis de couleurs. Elle parla même de se faire couper les cheveux; mais, comme elle les avait très longs et fort beaux, elle se garda de donner suite à cette velléité.

La crainte exprimée par Vincent qu’elle ne fût aperçue par d’autres hommes dans son costume de garçon suggéra en outre à Sabine l’idée de le rendre jaloux. Son obstiné désir du mariage lui inspirait ces tactiques. Si Vincent voulait l’avoir toute à lui, la soustraire aux obsessions et aux tentations, eh bien, il n’avait qu’à l’épouser! A plusieurs reprises, en arrivant chez elle, M. de Villenoise rencontra dans l’atelier des messieurs qui, le lorgnon à l’œil, examinaient les études et les ébauches de l’artiste, ou qui, renversés dans des fauteuils et les jambes croisées, causaient avec un évident sans-gêne. Les premières fois, il constata que Mme Marsan, pour les recevoir, avait passé une robe d’intérieur. Mais, comme il ne fit aucune remarque, lorsqu’elle lui expliqua: «Ce sont des journalistes qui viennent examiner mes envois pour le Salon,» Sabine, outrée de son affectation de confiance ou d’indifférence, poussa les choses plus loin. Et un beau soir, vers six heures, comme précisément il venait chercher son amie pour dîner à la campagne, il la trouva, dans la vareuse et le pantalon de flanelle blanche, qui causait avec un personnage aux cheveux grisonnants, à l’air hautain, et de fort élégante tournure.

Sabine les présenta:

—M. Vincent de Villenoise... Le comte de Bréville.

Ce dernier prit congé, en disant:

—Ainsi, c’est entendu. Je vous amènerai cette dame. Et vous déciderez vous-même pour le costume... La toilette de ville ou le décolleté... Ce que vous jugerez le plus seyant à sa physionomie.

Quand Sabine revint du seuil de l’atelier, où elle avait reconduit le comte de Bréville, elle posa sur M. de Villenoise un regard triomphant et s’écria:

—Vous le voyez, c’est une commande.

Il se taisait. La jeune femme reprit:

—Je ne l’aurais jamais eue, si j’avais continué à vivre en recluse, suivant vos conseils. C’est un journaliste influent qui m’a fait connaître M. de Bréville... Un de ces journalistes à qui j’ai eu le bon esprit d’envoyer ma carte avec l’invitation à visiter mes envois pour le Champ de Mars.

Vincent dit, avec une voix qui voulait garder un accent naturel:

—C’est la femme ou la sœur de M. de Bréville dont vous allez faire le portrait?

—Non, répliqua Sabine avec un air de bravade. C’est sa maîtresse.

—Ah! je comprends, reprit M. de Villenoise. Cela m’eût étonné...

Il prononçait lentement, et lentement aussi ses yeux toisèrent la fine silhouette, d’une masculinité équivoque. Rien ne pouvait être plus blessant que son intonation, sa réticence voulue, son regard... Mais il était exaspéré. Tous ses efforts intérieurs ne tendaient qu’à garder son sang-froid.

Sous le mépris calculé de sa voix et de ses prunelles, Sabine bondit littéralement de fureur. Elle eut un élan de fauve. Et lui, par un instinctif mouvement de défense, mit les bras en avant, saisit les frêles poings crispés.

Elle bégaya:

—Le lâche!... Le lâche!...

Puis, quand il eut ouvert les doigts, ce fut elle qui le prit à l’épaule, enfonçant ses ongles dans l’étoffe et dans la chair. Et, tout en l’immobilisant par cette étreinte, elle avait un geste comme pour le pousser vers la porte, avec ce cri:

—Va-t’en!... Mais va-t’en donc!... Je ne peux plus te voir!...

—Lâchez-moi, dit-il. Je m’en irai. Je ne demande pas mieux. Cette vie n’est plus tenable.

Elle ricana—mais d’un ricanement qui ressemblait à un sanglot. Et elle souhaitait la force de le chasser, tout en s’épouvantant de ce qu’elle éprouverait quand il aurait passé la porte. Jamais elle n’avait eu tant envie de l’insulter, de le meurtrir, ni tant de frayeur de le perdre. Une impulsion lui vint de se laisser glisser à ses pieds, d’y fondre en larmes et en paroles de repentir. Mais, d’avance, elle sentait les angoisses qui en résulteraient pour son orgueil, l’horreur que lui inspirerait Vincent s’il ne la relevait pas avec le mot précis qu’elle attendrait de lui. D’ailleurs ce serait abandonner la lutte, accepter le rôle de maîtresse soumise, renoncer aux revendications de ce qu’elle croyait ses droits. Elle se serait rendue odieuse en pure perte.

Toutes ces pensées traversaient comme des éclairs son état trouble et violent. Et la cruelle tension de ses nerfs lui faisait mal à crier.

—Il faut en finir, prononça froidement M. de Villenoise. J’avoue que je ne suis point fait pour endurer de pareilles scènes. Nous nous sommes séparés deux mois pour les interrompre. Elles recommencent. C’est ma faute, évidemment. Je me reconnais incapable de vous rendre heureuse... Mais enfin, si nous ne pouvons nous supporter qu’à distance, prenons-en notre parti.

Tandis qu’il parlait, Sabine avait détaché ses mains de l’épaule du jeune homme. A présent elle le regardait, très droite, toute blanche, ses beaux yeux noirs brillant d’un éclat pénible et fixe.

Ce regard oppressait et irritait Vincent, figeait en lui la tendresse et la pitié. Il y voyait s’annoncer l’attaque de nerfs.

—D’ailleurs, ma chère amie, reprit-il—en mettant à ce mensonge nécessaire une certaine douceur d’intonation,—je venais précisément vous dire que les affaires m’appellent à Villenoise. Le directeur de mon usine m’écrit qu’il a besoin de moi...

—Épargnez-vous donc les frais d’imagination, dit-elle. Pourquoi cette fausse excuse?... Qui vous retient?... Partez.

Maintenant elle avait presque l’air calme. Pourtant elle sentait croître en elle-même une souffrance aiguë, intolérable.

—Ah! c’est ainsi? dit Vincent. Je ne voulais pas vous quitter brusquement, Sabine. Mais puisque vous le prenez de la sorte... Adieu.

Elle répondit sans faire un mouvement:

—Adieu.

Il se rapprocha d’elle, souleva une de ses mains, qu’il baisa. Puis, comme cette main retombait inerte, il s’attarda quelques secondes, un sourire gêné sur les lèvres, n’ayant plus la force de saisir cette liberté qu’on lui donnait, qu’il désirait tant... Car il connaissait trop la pauvre nature brûlante et douloureuse qui se raidissait devant lui—sous l’ironie de ce costume d’homme... Cependant, que faire?... De quelque façon qu’il agît, ne verrait-il pas, à chacun de ses gestes, saigner et s’enflammer ce cœur de femme? A cette minute même, une sensation de cauchemar lui coupait la respiration, creusait dans sa poitrine comme un vide où nul organe ne fonctionnait plus. La tentation de fuir l’emporta. Il balbutia:

—Je vous écrirai.

Et il se dirigea vers la porte.

Dans l’atelier, derrière lui, un grand silence inquiétant. Puis, tout à coup, comme il touchait la portière, un cri aigu, un nom clamé comme par la détresse d’un être en danger de mort:

—Vincent!...

Il se retourna. Follement Sabine s’élançait vers une table, saisissait un objet, l’approchait de sa tempe. Vincent vit un éclair de métal, puis il entendit un bruit sec. Du pouce elle venait d’armer son petit revolver, un de ces bibelots garçonniers dont elle s’entourait depuis quelque temps.

—Si tu sors... je me tue!

Elle l’aurait fait. La surexcitation de ses nerfs eût crispé son doigt sur la détente.

M. de Villenoise revint d’un seul bond, lui tourna la main pour diriger le canon en l’air, puis, détachant de force les doigts serrés, lui enleva l’arme. Tout de suite après, une émotion rétrospective amollit les membres du jeune homme. Il pâlit. Et Sabine, dont il maintenait encore le poignet, sentit sa paume devenir humide et froide.

—Ah! gémit-elle, tu m’aimes donc encore un peu!

Elle se jeta sur sa poitrine, l’étreignit à pleins bras, baisa son visage, ses mains, le drap de son habit.

—Vincent, pardonne-moi!... Je suis une misérable, je te rends malheureux. Mais je t’aime... Ah! je t’aime... Et je souffre!...

Comme il fit un geste, elle se cramponnait à lui:

—Ne me quitte pas!... Par pitié ne me quitte pas! Je ne sais pas ce que je ferais... J’ai peur...

Il protesta—mais d’une voix blanche, résignée—qu’il ne songeait plus à partir.

—Oh! s’écria-t-elle, ne me parle pas sur ce ton. Je sens bien que tu me détestes... Et cela me rend folle!

—Mais non, ma chérie... Te détester!... Cela me serait impossible, quoi que tu fasses... Mais pourquoi t’infliges-tu de pareils tourments?... Nous pourrions être si tranquillement, si doucement amis!

Avec un sourire d’ironie navrée, elle répéta ce mot:

—«Amis...»

Puis les larmes vinrent. Elle pleurait dans un humble abattement,—toute sa violence tombée. C’étaient de lourdes larmes, des sanglots profonds, comme d’une petite fille au désespoir. Et son costume d’homme la rendait plus pitoyable, par le contraste de cette virilité apparente avec sa puérile détresse.

Vincent lui en fit la remarque, essayant de rire, afin de la ramener par une plaisanterie au ton de leur familiarité ordinaire. Elle écarta son mouchoir de ses yeux, et jeta sur elle-même un regard surpris. Dans le tumulte de son orgueil soulevé, de son impérieuse passion, de ses pleurs d’impuissance, elle avait oublié les circonstances extérieures, elle avait perdu conscience de son travestissement. M. de Villenoise, avec un sursaut d’inquiétude, la vit se dresser tout à coup. L’avait-il offensée de nouveau par cette anodine moquerie prononcée pour la distraire? Qu’allait-elle imaginer encore? Tout était à craindre de cette nature follement irritable, impulsive à l’excès.

Sabine marchait vers le mannequin revêtu d’une robe japonaise, dans un angle de l’atelier. Tout en marchant, elle ôtait son veston, le jetait avec dédain. Bientôt elle revint sur ses pas, la silhouette changée, son corps souple ondulant dans une houppelande nippone, où de fantastiques oiseaux, sur un fond de soie violette, éployaient des ailes d’or.

—Là! dit-elle. M’aimes-tu mieux ainsi? Je ne le remettrai plus jamais, ce costume d’homme qui t’a fait fâcher contre moi.

Un sourire triste et fin souligna cette promesse, à laquelle Sabine avait mis une intonation d’espiègle repentir. Avec les vêtements, la femme aussi venait de se transformer. Déjà cette créature d’imagination s’abandonnait toute à une sensation nouvelle. Les yeux tragiques ruisselaient encore de larmes, et pourtant leur regard s’aiguisait de coquetterie; au coin de la bouche, la gaieté, la tendresse, frémissaient, allaient s’épanouir. Sabine, en drapant autour d’elle la robe orientale, venait de s’apercevoir dans un paravent de glaces. Elle se trouva—comme elle était en effet—d’une beauté étrange; et la certitude d’un immédiat triomphe sensuel effaça l’impression de sa récente défaite morale. Une réaction se fit en elle. Par quelle cruelle folie s’était-elle tout à l’heure tant fait souffrir?... Après tout Vincent n’était-il pas là, comme il y était hier, comme il y serait demain... toujours?... Et, s’il lui en voulait un peu, il ne lui en voudrait plus du tout dans une minute, quand elle se serait approchée de lui, quand elle l’aurait frôlé de cette soie souple aux rudes oiseaux en fils d’or...

La volonté de cette victoire sécha sous les paupières de Sabine les dernières brumes de son passionné chagrin. Avec un éclat de rire provocant et bizarre, elle vint s’abattre sur le tapis, aux pieds de Vincent.

—Tiens... dit-elle. Je suis ton esclave, ta chose. Je n’essaierai plus de lutter contre toi. Cela me fait trop de mal.

Elle le regardait de bas en haut. Ses prunelles sombres se noyaient sous l’épais velours de ses cils. Ses cheveux glissaient, dénoués, comme des serpents noirs, sur l’éclatante soie violette. Et l’étroite robe japonaise se tendait suivant les inflexions de son corps prosterné. Cette posture si humble s’embellissait de tout l’orgueil qu’elle abaissait là, devant lui. Mais était-ce bien la même femme que tout à l’heure?... Si follement variable de visage et de pensée, on la sentait toujours palpitante de sentiments trop excessifs. Une vapeur de volupté montait de cette ardeur inapaisable de la chair et du cœur. Certes, on eût pu l’aimer jusqu’à la même démence qui l’emportait elle-même. Toutefois, pour cela, il eût été nécessaire qu’elle manquât de franchise. Elle se laissait trop voir. Son âme sans mystère semblait une mer tourmentée dont le flot resterait transparent et clair. Sur sa frénésie intérieure, elle aurait dû mettre le masque impassible de la Chimère antique. Pour être tout à fait femme et perpétuellement victorieuse, ce qui lui faisait défaut, c’était l’artifice.

A cause de cette lacune, M. de Villenoise, quoique souvent reconquis,—ainsi ce soir par le manège délicieux de cette amoureuse Japonaise,—ne laissait pas de se détacher de plus en plus. Ces scènes et leurs alternatives de fureurs et de caresses exténuaient son sentiment. Et, quoiqu’il eût prudemment effacé, sous l’éloignement et l’oubli, l’impression causée par Gilberte Méricourt, cependant l’image de cette jeune fille, qui continuait à rayonner vaguement dans les régions inconscientes de son cœur, lui rendait plus pesante encore une liaison si différente de son rêve.

Le matin, lorsque, enfermé dans sa bibliothèque, il travaillait à sa traduction de Manilius, un songe à présent le hantait. Il se figurait la douceur auprès de lui d’une présence féminine si calme qu’elle n’eût point troublé l’atmosphère de rêverie et de silence. C’était l’idée du mariage—cette idée jadis hostile—qui maintenant lui apparaissait avec toutes les séductions de l’irréalisable. Dans son vaste hôtel, il voyait glisser, pour disparaître derrière chaque porte, une silhouette légère, qu’il s’interdisait de préciser. Cette compagne de rêve, il l’imaginait douce, invraisemblablement douce, avec des gestes lents et de suaves lèvres presque toujours closes. Il ne souhaitait pas d’entendre le son de sa voix, mais ce qu’évoquait son oreille, c’était l’insensible bruissement des fines étoffes—surahs ou batistes—dont elle aurait été vêtue. Parfois il pensait à ses yeux, qui se seraient posés sur lui tandis qu’il écrivait... Mais ce qui surgissait alors, c’étaient des yeux bruns, trop connus, et si vivants, au regard si chaudement expressif, que Vincent tressaillait, puis s’enfonçait avec plus d’application dans les obscurités de ses textes latins.

N’importe... Les heures studieuses du matin devenaient pour lui d’une suggestion pleine de péril. Dans la journée, parmi les allées et venues de la vie extérieure, il combattait mieux son malaise. Mais, dans la solitude de sa bibliothèque, il n’osait plus lever les yeux de sa page blanche, ni les promener sur les sièges vides et sur les bibelots immobiles.

Un jour, comme il sentait s’accentuer jusqu’à la noire tristesse la mélancolie de sa vie manquée, il reçut une lettre de Robert Dalgrand.

Elle était timbrée de Belgique. M. de Villenoise, après un peu d’étonnement, se rappela que le voyage de noce des jeunes époux devait se conformer à l’itinéraire suivant: la Suisse, puis les bords du Rhin, et, en détail, les Pays-Bas. Mais voilà deux mois qu’ils étaient partis. On était maintenant en juin. Comment Robert pouvait-il abandonner si longtemps son usine, les ateliers de construction qu’il avait récemment établis à Billancourt?

Sa lettre donnait de ce retard une explication à laquelle Vincent ne s’attendait guère. Robert y parlait plus encore de travaux et d’inventions que d’amour. Les délices de la lune de miel n’avaient point ralenti l’étonnante activité de son cerveau. S’il restait en Belgique, c’est qu’il y organisait une entreprise tout à fait nouvelle, qui devait révolutionner l’industrie. Mais, maintenant, il avait obtenu l’autorisation nécessaire du gouvernement royal. Son idée ne semblait pas à d’autres absolument chimérique. Il n’avait donc plus qu’à la mettre à exécution. Ce n’était pas ce qui pouvait l’embarrasser. D’ailleurs il ne précisait pas son projet. «Je veux,» disait-il à Vincent, «t’en ménager la surprise. Je vais rentrer à Paris dans quelques jours, et je te dirai, en deux mots, de quoi il s’agit. Mais c’est ici, en Belgique, que tu viendras juger mon œuvre. Elle doit être terminée cet automne. Je ne puis encore te fixer la date exacte... Une date qui comptera, je t’en réponds, dans l’histoire de l’industrie humaine.»

Un peu plus loin, après avoir parlé de sa jeune femme avec le même enthousiasme que de sa mystérieuse découverte,—si bien que M. de Villenoise ne se reconnaissait plus entre les phrases qui concernaient l’une ou l’autre,—Robert ajoutait:

«Je t’ai dit un jour, n’est-ce pas? que je dégotterai la Tour Eiffel. Eh bien, mon cher, je ne croyais pas alors y arriver de si radicale façon. Quand j’aurai sorti ce que j’ai dans mon sac, toute cette ferraille paraîtra tellement encombrante et ridicule qu’il ne restera plus qu’à la déboulonner.»

De la part d’un homme dont les actes avaient toujours été supérieurs à ses paroles, une telle assurance promettait des choses extraordinaires.

M. de Villenoise, dont les prévisions quant aux conséquences du mariage pour Robert se trouvaient si promptement contredites par la réalité, resta confondu devant l’ampleur et la force tranquille d’une pareille nature. Quoi! l’amour, cette passion tellement exclusive, au lieu d’absorber Dalgrand, semblait presque doubler sa puissance de travail. Ce garçon-là préparait ce qui serait peut-être une des grandes inventions du siècle parmi le dépaysement délicieux d’un voyage de noce! Vincent fit sur lui-même un retour qui, bien que dépourvu de jalousie, ne laissa pas de l’humilier. Car, depuis deux mois, les simples inquiétudes de cœur dont il souffrait suffisaient à troubler ses travaux d’érudit. Chaque jour, son esprit, sollicité par son rêve, s’insurgeait davantage contre l’application à une tâche pourtant modeste et toute tracée. Évidemment (le jeune homme devait bien en convenir avec lui-même) le beau calme de sa vie s’était envolé... peut-être à jamais. Et maintenant même, en achevant cette lettre de Robert, comment se fit-il qu’il tressaillit à une phrase plus insignifiante pourtant que toutes les autres? Son ami mettait en post-scriptum:

«Qu’as-tu donc fait à ma petite belle-sœur Gilberte? Gare à toi si tu as flirté avec elle, don Juan! Il y avait, dans une lettre à sa sœur, certain récit d’une promenade à cheval... Puis, maintenant, ce sont des sous-entendus mélancoliques... On ne te voit plus... Elle ne dit pas grand’-chose, mais, tu sais, les petites filles... ça n’est pas difficile de lire entre leurs lignes.»

Cette taquinerie sans importance prit, aux yeux de Vincent, des proportions considérables. Il y pensa beaucoup, comme à la plus sérieuse chose du monde. Même il se mit à se suggérer des remords, pour se persuader qu’en effet il avait produit sur Gilberte une trop vive impression. Il se rappela le brin de réséda qu’elle avait emporté du bal, son trouble en le rencontrant au Bois, le regard qu’elle avait échangé avec lui tandis qu’ils étaient à cheval. Et tout son passé de joli garçon, les avances des femmes, l’habitude de plaire, l’aidèrent à supposer que Gilberte était préoccupée de lui comme il était préoccupé d’elle. Rien ne pouvait moins le guérir des prodromes d’une passion qu’une aussi troublante hypothèse.

A l’improviste, sans l’avoir voulu, il revit Mlle Méricourt.

C’était un soir, au théâtre. Et ce qui lui rendit plus émouvante la présence de la jeune fille, c’est qu’il se trouvait en compagnie de Sabine.

Mme Marsan, qui évitait de se montrer avec M. de Villenoise dans les réunions mondaines, lui avait demandé cependant de prendre une baignoire au Théâtre-Français et de l’y conduire, pour la représentation d’adieu d’un sociétaire. Les principaux artistes de Paris, dans les genres les plus divers, devaient jouer des fragments de leurs meilleures créations. C’était, pour elle qui sortait si peu, une occasion d’entendre à la fois plusieurs célébrités dont elle ne connaissait encore que les noms.

Vincent se tenait donc assis à côté d’elle, dans l’ombre de leur étroite loge, presque entièrement isolé de la salle, lorsque, levant les yeux vers le très petit nombre de spectatrices qu’il pouvait apercevoir, tout à coup, avec une soudaineté d’apparition, il vit surgir la gracieuse silhouette de Gilberte Méricourt.

Immobile, les yeux vers la scène, elle se renversait légèrement contre le dossier de son fauteuil. Sans doute, elle se trouvait là depuis un moment; mais lui la reconnut si brusquement et dans le sursaut d’un tel choc, qu’il n’eût pas éprouvé de sensation plus violente si cette apparition s’était produite par un enchantement.

Ce qu’il ressentit tout d’abord ne fut pas de la joie, mais de la gêne et presque de la frayeur. Il eut un mouvement comme pour se lever et s’enfuir. Sabine crut qu’il manquait d’espace et recula sa chaise. Mais c’était elle, la pauvre femme, qui, sans le savoir, entravait si péniblement son ami. Qu’elle fût là, près de lui, seule avec lui, tandis que la chère innocente figure planait là-haut, hors de portée, interdite même à ses regards dont Mme Marsan pourrait observer la direction, révélait à Vincent un état d’âme qu’il ne s’était point avoué, et lui montrait, avec un symbolisme clair et cruel, ce que désormais sa vie deviendrait entre ces deux femmes. Mais il eut à peine le temps de pressentir l’avenir comme dans un éclair. Son immédiat souci l’absorba trop. Il trembla que Gilberte ne le reconnût dans la pénombre de cette baignoire, en tête-à-tête avec une femme. Que penserait-elle?... Quelles suppositions, quels jugements lui suggérerait son ingénuité de vierge, qui, après tout, ne pouvait être l’absolue ignorance? Vincent avait beau se dire: «Qu’importe? Puisque je ne serai jamais rien pour elle, puisque je ne puis prétendre à sa main.» Malgré ce raisonnement, il sentait comme un confus espoir qui, tout au fond de son cœur, demandait à vivre, et qu’un coup d’œil trop clairvoyant de la jeune fille anéantirait pour toujours.

Il s’enfonça davantage dans l’ombre de la baignoire. Pas assez, toutefois, pour perdre la vision de Gilberte. Et il s’avançait, puis se reculait, partagé entre son désir de la contempler et sa crainte d’être aperçu par elle. En même temps, l’autre crainte, celle que Sabine ne le devinât, rendait ses mouvements furtifs et gauches.

—Qu’avez-vous, mon ami? demanda Mme Marsan.

—Rien.

—Est-ce que quelque chose vous gêne?

—Pas du tout.

—Vous ne devez pas voir la moitié de la scène, comme vous êtes placé là?

Il prétexta qu’il avait mal aux yeux, que les lumières le fatiguaient. Intérieurement, elle s’étonna. Non pas des imperceptibles incidents, mais du soudain changement d’humeur de M. de Villenoise. Car il était venu fort gaiement à cette représentation, et, tout à l’heure, le fou rire l’avait pris devant l’impayable façon dont Coquelin, dans Les Précieuses, criait: «Au voleur!...»

Maintenant, quoiqu’une divette à la mode débitât drôlement, sur ces planches solennelles, des couplets éclos au «Chat Noir», Vincent ne souriait même pas. Son visage, tourné vers la chanteuse, ne reflétait rien des effets inattendus de la mimique ni de la suggestive perversité des intonations. Mais l’expression de ses traits restait rigide et tendue comme sous l’intensité d’une idée fixe. Et, par instants, ses prunelles, invinciblement attirées, glissaient dans une direction que Sabine ne déterminait pas encore, pour revenir, avec une espèce de sursaut conscient, poser leur regard vide sur la femme qui minaudait toute seule au milieu de la scène.

—Eh bien, dit tout à coup Mme Marsan, je suis bien aise de l’avoir entendue, cette fameuse étoile. Mais je ne comprends pas l’engouement du public. Moi, elle m’agace. Et vous?

M. de Villenoise eut un haussement d’épaules.

—Je croyais, insista Sabine, que vous l’admiriez. Vous m’en avez parlé avec tant d’enthousiasme après votre soirée chez la marquise de Vernage!

Vincent répondit par un monosyllabe d’indifférence.

—Peut-être,—reprit Sabine avec lenteur et sans quitter des yeux la figure de son ami,—peut-être a-t-elle moins bien chanté, ce soir, cette complainte de La Cruche cassée, qui vous avait produit une telle impression chez la marquise.

—Cela se peut... Oui, en effet, j’ai remarqué une différence, prononça Vincent, qui sentit une intention dans l’interrogatoire auquel on le soumettait, et qui voulut prouver à quel point il était resté attentif.

Un frisson parcourut la chair de Sabine. La divette, ce soir, n’avait pas chanté la complainte de La Cruche cassée!... Vincent n’avait rien entendu! Il se laissait absorber tout entier par une préoccupation, et, cette préoccupation, il la dissimulait! Qu’était-ce?... A quoi pensait le jeune homme? A quoi pouvait-il penser, si ce n’est à une femme?

Toutes les griffes des jalousies, des colères, des inquiétudes habituelles à Sabine, lui entrèrent d’un seul coup dans le cœur. Car, pour sa sensibilité exaspérée, il n’en fallait pas plus que cette misérable circonstance. Elle eut, sous le calme qu’elle s’efforçait de garder, comme un cri intérieur de rage souffrante. Eh quoi!... Justement ce soir!... Au moment où, par hasard, elle s’amusait sans arrière-pensée, où elle jouissait franchement d’un plaisir partagé avec celui sans qui, pour elle, aucun plaisir n’existait! Elle s’en était réjouie tout le jour. Et, dans l’apaisement qui la faisait fredonner cette après-midi devant son chevalet, elle avait cru goûter le fruit de ses soumissions récentes. Car voici bien près d’une semaine qu’elle n’avait rien fait qui pût lui déplaire et que, tout en souffrant de la singulière souffrance que lui causaient tous les gestes et tous les mots du jeune homme qui ne se rapportaient point à leur amour, elle l’avait laissé agir et parler sans essayer de le contraindre.

Elle avait pu s’applaudir de ses efforts. Un peu de repos berçait son âme troublée. Tout à l’heure, dans la voiture qui les amenait au théâtre, en se serrant contre Vincent, elle croyait le sentir plus à elle que jamais. Elle éprouvait des réveils de gaieté, de jeunesse. Puis cette atmosphère de théâtre, rarement respirée désormais, ajoutait une griserie légère à sa joie profonde. Et, dès les premières scènes du spectacle, elle avait ri comme une enfant.

Maintenant, c’était fini. Une piqûre d’aiguille suffisait à crever la bulle éblouissante de sa félicité. L’exaltation de bonheur, sans cause bien précise, qui soulevait son âme, venait de s’affaisser tout à coup, et peut-être avec moins de raison encore que pour s’envoler jusqu’aux nuages. Mais tel était le pauvre cœur excessif de Sabine: des hauteurs de la joie, il tombait brusquement aux affres du désespoir.

La jeune femme refréna pourtant l’impulsion qui la poussait à convaincre Vincent de distraction et de fourberie, et à réclamer de lui une explication immédiate. Généralement, elle cédait à cette fougue intérieure, qui la sortait d’un état presque intolérable, et détendait par du bruit et de l’action la fixité de sa pensée sur une image trop pénible. Mais les dernières discussions avaient si mal tourné pour elle—aboutissant à d’humiliantes concessions de sa part et au refroidissement visible de Vincent—qu’elle rassembla toutes ses forces pour tâcher de recourir à des expédients moins dangereux. Elle se laissa donc dévorer silencieusement par son angoisse et elle se contenta d’observer M. de Villenoise.

En face de cette baignoire où se passait ce double drame dans ces deux cœurs humains, sous ces deux physionomies muettes, la représentation continuait. On jouait maintenant une scène d’Hernani. L’acteur qui faisait ce soir-là ses adieux commençait le long monologue de don Carlos devant le tombeau de Charlemagne. Après les calembredaines chat-noiresques de la divette à la mode, on entendait une voix caverneuse s’écrier:

Charlemagne, pardon! ces voûtes solitaires
Ne devraient répéter que paroles austères.

Sabine s’éventait avec un grand éventail en plumes noires. Vincent ne bougeait plus, ayant trouvé une position qui lui permettait de lever son regard vers Gilberte sans détourner son visage de la scène. Cependant, il n’osait profiter de cette facilité, car il sentait, dans l’ombre, les prunelles ardentes de Sabine qui, fréquemment, effleuraient son front et ses paupières. A la fin, n’y tenant plus, il posa la main devant ses yeux. Et Sabine vit très bien qu’il regardait quelque chose par l’imperceptible écartement des doigts. Mais l’obstacle, sans arrêter les regards du jeune homme, en dissimulait la direction.

Toutefois—comme la femme la moins maîtresse d’elle-même garde encore une supériorité de finesse sur le plus circonspect des hommes—la représentation ne s’acheva pas sans que Sabine eût découvert le sujet des préoccupations de Vincent. Pour y parvenir, elle affecta de s’intéresser tellement à ce qui se passait sur la scène que le jeune homme prit le change. Il s’oublia quelques secondes de trop dans une contemplation passionnée et soucieuse. L’expression de ses yeux trahissait quelque chose de plus grave même que de l’admiration. Sabine en fut consternée. Son cœur se crispa. Ce fut avec une sensation de chute et d’effondrement qu’elle éleva ses regards vers le balcon.

Au premier rang, elle vit une jeune fille, assise à côté d’un vieux monsieur de tournure militaire. Chose étrange, ce fut celui-ci qu’elle examina le plus consciemment tout de suite. Et les moustaches blanches, la rosette à la boutonnière, l’air un peu rigide et figé, amenèrent immédiatement dans la pensée de Sabine les trois syllabes du mot: «général». Puis, comme par le jeu d’un mécanisme, ces trois syllabes, à leur tour, évoquèrent le nom dont elle les avait le plus souvent accompagnées au cours de certaines inquiétudes récentes, et, mentalement, elle prononça: «Méricourt». Avant d’avoir bien regardé Gilberte, elle avait établi son identité, et elle pressentait une rivale. La vie est pleine de ces presciences et de ces fatalités.

Quelle femme pourra blâmer le sentiment de douloureuse haine avec lequel Sabine considéra Gilberte?... Dès le premier coup d’œil, elle eut, cette artiste, la notion du charme indescriptible émanant de ce jeune visage. Elle put constater chez Mlle Méricourt un attrait plus captivant que la beauté. C’était cette merveilleuse fraîcheur du teint et cette adorable douceur flottant sur toute la personne, qui avaient séduit M. de Villenoise avant même qu’il les analysât. Dans la façon dont cette jeune fille écoutait, dont elle maniait son éventail, dont elle se tournait en souriant vers son père, il y avait une grâce inconcevable. Et cette grâce paraissait morale autant que matérielle: c’était une expression plutôt qu’une ligne ou qu’un geste. On éprouvait à la voir ce qu’on éprouve devant certaines fleurs et devant certains oiseaux, dont la beauté est si suave que l’attendrissement dont elle pénètre le cœur surpasse le ravissement des yeux. Ah! que Sabine sentit bien quelle puissance ignorante d’elle-même se jouait aux moindres mouvements de cette enfant simple et délicieuse! Et la pensée que cette petite n’avait pas vingt ans, et qu’elle-même, à côté, semblerait une vieille femme, lui fit jaillir sous les paupières deux larmes de feu.

Cependant son orgueil n’abdiquait pas. Ne valait-elle pas mieux, avec toutes les richesses de sa passion, de son intelligence, de son art, que cette fillette infatuée de jeunesse?... Mais les hommes préféreraient toujours une peau plus fraîche, des yeux plus naïfs, une plus souple nature, prompte à subir leur égoïsme de despotes. On ne les prenait, on ne les dominait qu’en satisfaisant leurs instincts les plus bas. Ce Vincent, qui dévorait des yeux cette petite niaise, oubliait peut-être en ce moment leurs six années d’amour et tous les sacrifices qu’elle avait faits pour lui, simplement parce qu’il constatait des airs de tourterelle sur un visage de poupée. Il pensait devenir facilement un grand homme dans cette imagination d’écolière qui le prendrait pour ce qu’il se donnerait... Sabine le méprisa. Mais, en même temps, son âme s’attachait à lui d’une si furieuse ardeur qu’elle s’affolait à l’idée de perdre cet homme dont elle dénigrait les sentiments... Sa jalousie, à peine éclose, sans preuves encore, la suppliciait. Avec une frénésie qui semblait devoir déchaîner quelque force de la nature, elle souhaita la mort de Gilberte Méricourt.

Tranquille cependant en apparence, elle agitait son éventail en plumes noires. M. de Villenoise regardait maintenant la scène, avec des yeux absents et fixes. Là-haut, sous la clarté du lustre, Gilberte s’absorbait dans sa joie d’enfant, le visage tendu, la joue rose, la bouche entr’ouverte par un sourire. Même, à un instant, elle battit des mains. Et, comme son père lui dit sans doute que cela n’était pas très correct pour une jeune fille, elle eut un petit sursaut effaré, puis tout de suite un air bien sage, avec un peu de confusion dans ses prunelles.

—J’ai la migraine, dit brusquement Sabine. Je souffre à mourir... Sortons.

Vincent lui fit remarquer que le spectacle finissait, qu’ils n’auraient pas le temps de quitter le théâtre avant la bousculade générale et qu’ils seraient pris dans la foule. On entendait, en effet, un remue-ménage de petits bancs; des loges s’ouvrirent avec bruit.

—Voyez... fit Vincent. Vous qui craignez tant les rencontres...

—Non, non... Ne bougeons pas, dit-elle.

Jamais elle ne quittait sa baignoire avant le départ des derniers spectateurs. Car, par-dessus tout, elle craignait de se trouver face à face avec quelque ancienne relation de ce monde dont elle avait été l’une des reines. Elle resta donc, comme d’habitude, à épier par la fente de la porte, et à nommer à voix basse les personnes qu’elle reconnaissait. Tout en souffrant atrocement à cette espèce de revue, elle manquait rarement de la faire, surtout dans des soirées comme celle-ci, où elle pouvait voir défiler dans le corridor ce qu’on appelle le «Tout-Paris», c’est-à-dire les gens qui, jadis, tenaient à honneur d’être reçus chez elle. Ce qu’elle éprouvait en ce moment, debout derrière cette porte entr’ouverte, avec la fureur de jalousie qui lui dévorait le cœur, serait impossible à décrire.

Avec un mépris exaspéré, Sabine murmurait entre ses dents les noms de tant de femmes qui ne la valaient pas peut-être, dont elle aurait pu nommer les amants, et qui passaient, levant leurs petites têtes arrogantes, au bras de leurs maris.

—Voilà Mme de Blairac... Comme elle se maquille maintenant!... Et votre marquise de Vernage... Dieu! qu’elle a enlaidi!... Étiennette Dulaure. Et, naturellement, à deux pas derrière, son cousin Norbert d’Épeuilles... Philippine de Berval...

Cette litanie continuait. M. de Villenoise n’écoutait pas. Mais, sans prêter l’oreille aux syllabes, il avait le dégoût et la honte de ce qui se passait là. Cette pauvre Sabine, avec l’aigreur de ses rancunes, lui faisait mieux sentir quelle exception elle formait dans la société, à quelle distance elle se trouvait de tout ce qui marche à ciel ouvert, de tout ce qui est normal et régulier. Lui-même, debout derrière elle dans cette loge obscure où tous deux se cachaient, ne se trouvait-il pas lié à la faute et au malheur de cette femme? N’était-il pas à jamais privé de la joie que procurent la fierté et la dignité dans l’amour? Il ne devait pas songer à se montrer parmi cette foule à côté d’une compagne de son choix, entourée, comme il la rêvait, de tous les respects et de toutes les admirations. Non, ce bonheur-là ne serait jamais le sien. De quoi se plaignait Sabine alors que lui-même ne se plaignait pas?

Après la soirée qu’il venait de passer, de telles réflexions semblaient plus amères à M. de Villenoise. Si Mme Marsan s’était retournée pour observer, dans la presque obscurité, sa silhouette immobile, elle eût frémi de voir cette face d’ombre, où la mâle beauté bien connue se raidissait dans une expression morne et hostile.

Mais—saisie par le désir de le blesser, de l’intriguer—sans un mouvement vers lui, elle dit d’une voix plus haute:

—Tiens, voilà la petite Méricourt et le vieux général!

—Taisez-vous!... murmura-t-il avec une sourde violence, en lui étreignant le poignet.

—Eh bien, qu’est-ce qui vous prend? ricana-t-elle.

—Ils auraient pu vous entendre, reprit-il un peu confus. On a l’oreille si fine pour son propre nom.

Elle eut un aigre rire. Sa malice avait réussi. Elle avait vu l’effet de son exclamation sur Vincent. Mais elle avait pu élever la voix sans crainte. Car ni le général ni Gilberte n’avaient passé devant sa loge.

«C’était donc bien eux!» pensa-t-elle. «Et il ne me les a pas montrés! Il a fait semblant de ne pas les voir. Il ne m’avait pas non plus parlé de cette noce, où elle a été sa demoiselle d’honneur. Oh! il se passe quelque chose... Peut-être est-il déjà épris de cette petite poseuse. Et elle aura fait la coquette avec lui. Ce n’est pas étonnant, il a des millions... Ah! l’affreuse fille, que je la hais! Dieu! s’il songeait à l’épouser!... Mais non... cela ne se fera pas... car je les tuerais tous les deux!...»

Tels étaient les sentiments qui rabaissaient et déchiraient l’âme de Sabine, tandis que Vincent la ramenait, dans sa voiture, rue de la Pompe. Mais elle ne disait rien. Elle ne l’attaquait pas ouvertement, comme elle l’aurait fait dans une circonstance de moindre gravité. L’effroi de ce qu’elle soupçonnait la rendait cette fois prudente et muette. Vincent, non plus, ne parlait pas de leur soirée. Une tristesse profonde, une vague inquiétude, lui serraient le cœur et lui fermaient la bouche.

Quand le coupé s’arrêta, il mit un baiser sur la joue de son amie. Mais les lèvres comme la joue restèrent froides.

Puis la porte cochère battit, la voiture tourna... Et chacun des deux amants se trouva seul en face de la nuit.


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