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Haine d'amour

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L’émotion éprouvée par M. de Villenoise au passage du viaduc le laissait dans un état d’âme tout spécial. C’était un contentement de lui-même qui le disposait à l’indulgence, et aussi une aspiration vers le dévouement et le travail, très favorable à Sabine, et à sa traduction de Manilius, plutôt négligée durant les derniers mois.

D’ailleurs ses recherches d’érudition n’allaient plus lui suffire. Il voulait s’adonner à une tâche plus utile, d’un esprit plus moderne et d’une application plus immédiate. Depuis vingt-quatre heures, Vincent roulait dans sa tête de vagues et grandioses projets. L’exemple de Robert, l’ivresse d’héroïsme et d’ambition partagée avec ce vaillant, lui communiquaient une exaltation extraordinaire. Comme il ne pouvait accomplir nulle découverte scientifique ou industrielle, Vincent se proposait d’en poursuivre quelqu’une sur le domaine philanthropique et social. Désormais il ne se contenterait plus de rendre heureux ses ouvriers. Le bien-être de ces braves gens ne devait pas dépendre du bon ou du mauvais vouloir d’un patron. Il allait étudier la question ouvrière avec eux, parmi eux. Il écrirait des livres sur ses observations, sur ses essais. Il tâcherait d’apporter, lui aussi, sa pierre à l’édifice de demain, d’être l’actif manœuvre qui gâche le plâtre et soulève les fardeaux, au lieu du rêveur aristocratique enfermé dans les songes élégants d’autrefois. Et, lorsqu’il se serait passionné pour son œuvre, sans doute il oublierait sa plaie d’amour, son mal égoïste. Comme avait dit Robert, qu’étaient-ce que ces infimes tourments auprès des préoccupations dignes d’absorber les forces et les pensées d’un homme? Puisqu’il se croyait attaché à Sabine par un devoir, il allait se réconcilier avec elle. Mais ensuite, il espacerait leurs entrevues, il rendrait leurs relations plus distantes. Car il ne devait pas laisser les exigences et les nervosités d’une femme entraver ses entreprises futures. Il n’avait plus d’amour pour elle, et il en avait pour une autre... soit! Mais qu’importait au héros moral qu’il voulait être! Sa conduite à venir était bien simple: il éliminerait l’amour de sa vie.

En proie à cette espèce de fièvre sublime, M. de Villenoise fit presque sans en avoir conscience le trajet de Dinant à Paris, puis celui de Paris à Villenoise.

Le lendemain,—le jour même pour lequel il avait annoncé par dépêche sa visite à Sabine,—il arriva dans son château à neuf heures du matin. Il fit aussitôt seller sa jument Gipsy, tandis que lui-même se mettait entre les mains de son valet de chambre. Après une toilette rapide, il monta à cheval et se dirigea vers la villa de Mme Marsan.

La route était longue, car il lui fallait traverser la forêt, et il en avait bien pour trois quarts d’heure en se hâtant. Tout de suite, il mit sa jument au galop, lui laissant développer la fougue que de simples promenades au pas, entre les mains des piqueux, avait amassée chez cette ardente bête, pendant l’absence de son maître. Gipsy, fort étonnée qu’on ne lui demandât pas quelque acte préliminaire d’obéissance par une sévère mise en main, s’en donnait à cœur joie, secouant avec espièglerie les rênes abandonnées sur son cou. Elle allait, à grandes foulées vigoureuses, tout enivrée de vitesse. Et M. de Villenoise eut même ensuite quelque difficulté lorsqu’il voulut la ralentir. Enfin il la remit au petit galop rassemblé, puis au pas. Un soudain besoin de flânerie et de rêve l’avait pris comme il passait près du «Salon des Fées». Il se rappelait sa dernière promenade en cet endroit. La vision précise de Gilberte lui apparut, avec l’air dont elle avait dit certains mots, la façon dont elle tendait ses mains sous le filet d’eau de la cascade, et la tristesse avec laquelle ensuite elle s’était détournée de lui.

Il songea aussi à la singulière frayeur qui l’avait tout à coup rejetée entre ses bras. Depuis, M. de Villenoise n’avait plus pensé à cet incident. Ses gardes ne lui avaient révélé aucune présence suspecte à l’intérieur du domaine. Ce domaine était clos d’ailleurs, mais d’un mur assez bas, facile à escalader, et qui, par places, tombait en ruines. Quelque rôdeur avait pénétré jusque-là, puis, craignant d’être surpris, s’était caché parmi les broussailles. Et le pauvre diable n’avait pu retenir un mouvement d’admiration qui avait écarté les branches lorsque avait passé, si près de lui, l’adorable jeune fille...

Malgré cette réflexion rassurante, les yeux de Vincent fouillaient l’épaisseur du fourré, et sa main droite s’enfonçait, d’un geste un peu nerveux, dans celle de ses poches qui contenait un revolver.

Il suivait alors une allée tout à fait assombrie par la proximité de la colline rocheuse. A un moment, cette allée, qu’un cheval pouvait parcourir, mais qui n’était pas carrossable, longeait le chaos de pierres, d’arbustes et de plantes grimpantes où s’indiquait la place de l’ancien éboulement. Les blocs écroulés disparaissaient sous l’envahissement des verdures. Un sentiment de solitude profonde et la sauvagerie du site procuraient à Vincent un plaisir légèrement anxieux, grâce auquel il oublia, durant quelques minutes, et ses souvenirs et le but de sa course.

Mais un détour du chemin le ramena dans une large avenue qui ondulait presque jusqu’à l’horizon, par des alternatives de montées et de descentes, entre le rideau sombre des futaies. Alors il mit Gipsy au trot. Et il ne l’arrêta plus que devant la grille de la villa.

Du bout de son stick, et sans descendre de cheval, il agita la sonnette. De l’autre côté d’une pelouse, sur les marches du perron, Estelle, la femme de chambre, apparut.

Elle s’exclama: «Ah! monsieur!...» Puis, au lieu d’ouvrir, elle rentra dans la maison, comme pour appeler quelqu’un ou prendre quelque chose. Un instant après, elle revint, tenant entre ses doigts une lettre.

M. de Villenoise, pris d’impatience et d’inquiétude, avait sauté à terre, et secouait de nouveau la sonnette, cette fois à tour de bras. Pourquoi Sabine ne paraissait-elle pas à une fenêtre?... Elle devait l’attendre cependant.

Quand il revit Estelle, il cria:

—Mais, sapristi! Arrivez donc!

Et avant qu’elle eût ouvert la bouche:

—En voilà une idée de me faire poser à la porte!... Où est madame?... Est-ce qu’elle n’a pas reçu ma dépêche?

—Je demande pardon à monsieur, dit la femme de chambre. Je cherchais cette lettre que madame m’a dit de remettre à monsieur dès qu’il...

—Elle n’est donc pas là!...

Vincent jeta ce cri avec un frémissement d’émotion où il y avait de la joie et de l’angoisse.

—Non, monsieur... Mais madame sera ici sans faute demain matin...

—Ah! dit-il,—et ce fut la joie qui se dissipa pour ne plus laisser que l’angoisse,—qu’est-ce qu’il y a donc?

La femme de chambre, qui maintenant ouvrait la grille, expliqua que madame s’était trouvée forcée de partir pour Paris... Une retouche à un tableau qu’on emportait en Amérique,—ce qui ne souffrait pas de retard. Madame avait été désolée, car, ayant reçu la dépêche de monsieur, elle se réjouissait de le revoir. Mais elle l’attendrait demain, et si monsieur voulait indiquer le moment de la journée...

Vincent regardait Estelle, cherchant à lire sur le visage de cette fille quelque chose qu’elle ne disait pas. Il trouvait tout cela singulier. Et, par une contradiction bien humaine, il se vexait de ce que Sabine eût fait passer une affaire quelconque avant la grande affaire de le revoir et de terminer leur querelle. Il demanda:

—Madame ne pouvait donc pas me faire prévenir à Villenoise? J’ai voyagé toute la nuit...

—C’était difficile, monsieur. Le château est loin, à pied... Madame n’a que moi... Ou alors il aurait fallu rencontrer un garde...

—Bon... Assez... interrompit M. de Villenoise. Tenez-moi mon cheval. Inutile de le faire entrer à l’écurie. Je repars tout de suite.

Il traversa la pelouse, monta les marches, entra dans le salon, pour lire la lettre de Sabine loin des regards curieux d’Estelle.

Mme Marsan lui disait ce qu’avait dit la domestique, mais en y ajoutant des paroles tendres et désolées. Aucun reproche quant au brutal aveu dont il l’avait foudroyée à Dinant. Point d’allusion, même détournée, à Gilberte. Mais un pardon bien humblement demandé pour sa propre démence, pour l’indiscrétion de son voyage et les excès de sa jalousie. Voici comment elle terminait:

«Ah! mon Vincent, j’ai trop souffert!... Je n’interrogerai plus ton cœur! Je le bercerai s’il dort, je le consolerai s’il souffre, je le panserai s’il saigne!... Que m’importera son secret, tant que je le tiendrai doucement dans mes deux mains, ce cœur chéri, tant que tu ne me l’arracheras pas. Et vois-tu, je t’aime trop, moi, je te défie de me l’ôter!...»

M. de Villenoise mit froidement dans sa poche le feuillet satiné sur lequel s’étalait cette phraséologie. «Je crois à son amour,» pensa-t-il. «Hélas! je n’y crois que trop... Mais jamais je ne croirai à cette angélique tendresse... Ce baume délicieux qu’elle me promet, où le trouverait-elle? Son orgueil et sa passion ne lui versent dans l’âme que des torrents de lave. C’est de bonne foi qu’elle veut m’ouvrir le paradis... Mais elle n’en a pas les clefs. Nous ne sortirons jamais de cet enfer.»

Il alla retrouver son cheval, sauta en selle, et dit à la femme de chambre:

—Saluez votre maîtresse de ma part. Elle peut compter sur ma visite demain, vers la même heure.

Puis il rendit la main à Gipsy et partit au petit trot. Il se sentait plus nerveux qu’en venant. L’absence de Sabine lui causait une irritation. Mais tout de cette femme l’agaçait à présent. Si elle se fût trouvée là, il n’aurait pas manqué d’être agressif. Ah! misère!... Il résolut de ne plus penser à elle, au moins pour aujourd’hui. Non... pas à elle... mais pas à une autre non plus... Il poussa un grand soupir.

«Allons,» se dit-il, «je vais rentrer bien vite. Je déjeunerai aussitôt. Puis j’irai faire un tour à l’usine. Et, dès cette après-midi, je causerai avec quelques-uns de mes ouvriers. Je verrai quelles sont leurs idées, leurs aspirations... Je prendrai les premières notes pour mon futur travail.»

Il arrivait dans l’allée sombre, voisine de ce qu’il appelait «le Chaos». Comme tout à l’heure à cet endroit même, il se mit au pas. L’ombre était exquisement fraîche dans ce coin sauvage. De légers pépiements d’oiseaux, avec le ruissellement distant, cristallin, de l’invisible petite cascade, rendaient plus profond le silence des grands bois déserts.

Tout à coup, Gipsy parut inquiète. Elle coucha les oreilles, dressa la tête, avec un regard de côté vers les roches noyées de verdure. Puis, brusquement, elle fit un écart.

M. de Villenoise, par principe, l’obligea à une volte-face, et voulut la ramener vers le massif dont elle avait semblé prendre ombrage. Alors la bête se défendit, pointa. Étonné,—car une telle résistance était rare,—le cavalier attendit que la jument eût posé les sabots de devant par terre, et il allait la corriger avec ses éperons, lorsqu’un fait dont il ne se rendit pas tout de suite compte se produisit.

Ce fut à la fois le bruit d’une détonation et un tel choc dans le côté droit de Vincent qu’il en vacilla sur sa selle. Aussitôt Gipsy s’emballa. Comme M. de Villenoise venait de lui rendre toutes les rênes parce qu’elle pointait, il ne put prévenir son élan affolé. Mais déjà il comprenait qu’on venait de tirer sur lui. Par un effort désespéré, il tâcha d’arrêter sa jument. N’y parvenant pas, il retourna la tête pour surprendre quelque indice. Et, distinctement, d’un rocher sur un autre, il vit le bond dangereux, presque invraisemblable d’audace, d’un homme qui s’enfuyait.

A quoi bon retourner, même s’il avait réussi à calmer Gipsy folle de peur?... Un cheval ne pouvait suivre un homme dans ce chaos de pierres. Et lui, Vincent, ne s’y engagerait point à pied. Il était blessé... Il le sentait. A chaque foulée de sa jument, il croyait maintenant qu’un poignard entrait plus avant dans son flanc droit. Sur sa culotte gris clair, du sang coulait, que le vent de la course parfois éclaboussait en pluie sur la robe dorée de l’alezane.

M. de Villenoise voulut tirer son mouchoir pour boucher sa blessure. Mais une faiblesse lui cassa les bras. Une sueur froide mouilla ses tempes. Son cœur se crispa dans une mortelle angoisse. Puis l’étourdissement s’accentua. Un bien-être survint. Le galop furieux de Gipsy l’emportait comme dans un rêve... Qu’est-ce qui fuyait si vite de chaque côté de son chemin?... Toute une foule éperdue qui se précipitait... Où donc couraient ces géants dont les fronts touchaient le ciel?...

C’étaient les châtaigniers de la royale avenue dont Vincent, de ses yeux troubles, distinguait la déroute vertigineuse. Par quel prodige d’équilibre inconscient le malheureux restait-il à cheval?... Gipsy galopait toujours, mais, la vue du château l’ayant rassurée, elle ralentit un peu son allure. Dans le parc anglais, des jardiniers aperçurent M. de Villenoise, couché sur l’arçon, la tête glissant contre la crinière. L’un d’eux remarqua du sang. Ils coururent et crièrent. Des gens les virent du château. On s’élança. Devant le premier homme d’écurie qui se présenta, Gipsy s’arrêta net. Et ce fut le piqueur, aidé d’un garçon jardinier, qui reçut dans ses bras M. de Villenoise évanoui.

Lorsque Vincent rouvrit les yeux, il vit à côté de son lit le médecin attaché à la cité ouvrière dépendant de son usine.

—Ne vous inquiétez pas, monsieur, dit modestement ce brave homme. J’ai téléphoné à votre docteur de Paris. Il est déjà en route et il amène un de nos premiers chirurgiens.

—Un chirurgien!... s’écria le blessé.

—Oh! simplement pour extraire la balle que vous avez dans le côté. J’ai déjà fait un sondage, et je crois pouvoir vous répondre qu’aucun organe essentiel n’est atteint.

—On a voulu m’assassiner! dit Vincent. Mais comment?... Pourquoi?... Quel est cet homme? Je n’ai pourtant pas d’ennemis. Mes ouvriers m’aiment... N’est-ce pas, monsieur?

—S’ils vous aiment!... L’usine est sens dessus dessous... Il ne faudrait pas que le gredin s’y montrât!... M. le directeur était ici à l’instant. Mais il est parti pour empêcher les hommes et les femmes d’accourir au château.

—Ils voulaient venir, ces braves gens?...

—Oui, et les femmes se disputent à qui vous servira de garde... Mais, monsieur, il ne faudrait pas vous agiter. Vous serez bien raisonnable de ne pas parler du tout.

La recommandation se trouva inutile. Avant la fin de la phrase, Vincent était tombé dans un nouvel évanouissement.

Il n’en sortit que dans le délire et la fièvre.

L’impossibilité de l’interroger rendait absolu le mystère dont s’enveloppait l’attentat. Le Parquet, prévenu sur-le-champ, ouvrit une instruction. Mais, comme les données étaient à peu près nulles, force fut d’attendre que le blessé lui-même—si toutefois il ne mourait pas—pût fournir les renseignements indispensables.

A cause de la personnalité de M. de Villenoise, de sa situation, du bien qu’il faisait, des sympathies venues à lui de toutes parts, cette tentative d’assassinat mit en rumeur toute la province et occupa l’attention de Paris.

La blessure de Vincent était très grave. Plusieurs sondages n’amenèrent pas la découverte de la balle. Pour ces douloureuses opérations, il fallait endormir le blessé. Chaque fois, les médecins tremblaient qu’il ne se réveillât pas.

Lorsque Sabine revint chez elle le soir du crime, elle savait déjà l’horrible chose. L’émotion des gens à la gare, une conversation entendue en route, lui avaient appris ce qui se passait. Elle parvint dans sa villa tellement défaite, que sa femme de chambre qui, par hasard, ne savait rien encore, en fut épouvantée.

—Préparez-moi vite un sac de nuit, dit la malheureuse femme, qui haletait. Je vais à Villenoise, et je n’en sortirai que lorsqu’il sera hors de danger.

Elle ajouta plus bas:

—Ou morte, s’il...

Une convulsion d’angoisse lui coupa la parole.

—Mais, dit Estelle, madame sait-elle qu’il est déjà dix heures? La nuit est particulièrement sombre. Comment madame ira-t-elle par le bois?

—Le bois!... murmura Sabine. (Elle trembla, secouée d’un frisson.)—Oh! non... La voiture qui m’a ramenée de la gare m’attend. Je tournerai la propriété et je remonterai par la grande avenue.

Deux heures après elle entrait dans la chambre du blessé.

Toute sa volonté se tendait pour donner l’illusion d’un calme factice. Car elle trouvait là des médecins qui ne la connaissaient pas, et, si elle leur paraissait devoir être, par sa présence, un danger pour le malade plutôt qu’un secours, ces messieurs lui fermeraient la porte sans cérémonie.

Quand ils la virent, toute pâle, mais très ferme, d’une distinction qui s’imposait, et d’une beauté si douloureuse, tout de suite et presque sans paroles ils lui donnèrent la place qu’elle réclamait au chevet du blessé.

Dans cette chambre muette, où planait une si sombre angoisse, elle aperçut une robe de femme qui se mêlait aux redingotes noires des illustres praticiens et à celle, un peu râpée, du modeste médecin de campagne. C’était une humble jupe grisâtre d’ouvrière. Une des femmes de l’usine avait été bien heureuse et bien fière qu’on voulût accepter ses services.

—Allez, ma bonne, lui dit Sabine de cet air à la fois doux et altier auquel les gens du peuple ne résistent pas. Vous pouvez vous retirer maintenant. C’est moi seule qui soignerai M. de Villenoise.

L’ouvrière s’éloigna, refermant la porte sur elle si doucement qu’on ne l’entendit pas. Alors Sabine s’avança vers le groupe des trois hommes, qui la regardaient avec une curiosité grave, non exempte d’une bienveillance attendrie.

—Le sauverez-vous? leur demanda-t-elle.

Naturellement ils lui donnèrent de l’espoir.

—Mais où donc l’a frappé cette balle? Je croyais qu’il avait seulement la jambe cassée.

—La jambe cassée, madame! Mais cela ne serait rien... Qui a pu vous dire?...

—Oh! personne... fit-elle précipitamment.

Pour ce soir, il n’y avait plus rien à faire. Les docteurs se retirèrent dans leurs chambres. Celui de Villenoise voulait veiller, mais, devant l’attitude de Sabine, il comprit que son dévouement deviendrait de l’indiscrétion. Ces messieurs, d’ailleurs, se tiendraient prêts à répondre au premier appel.

—Soyez tranquille, dit Mme Marsan. Je vous réveillerai plutôt sans nécessité.

Et l’ironie légère de sa bouche avait l’air de dire: «Ce n’est pas votre sommeil qui me préoccupe.»

Le valet de chambre de M. de Villenoise, Prosper, s’installa sur un fauteuil dans la pièce voisine, après avoir fermé, sur l’ordre de «madame», la porte de communication.

La consigne des médecins était simple. Il fallait, autant que possible, empêcher le blessé de se mouvoir. Une potion calmante, versée par demi-cuillerées, à intervalles égaux, entre ses lèvres entr’ouvertes, devait le maintenir dans une espèce d’engourdissement et mettre obstacle aux frénésies de la fièvre. Dès la première heure du jour, on ferait une nouvelle tentative pour extraire la balle, qui avait contourné l’os iliaque et se trouvait sans doute vers la hauteur de l’aine.

Près de Vincent, Sabine resta seule.

Elle vint à son lit et le regarda. En présence des autres, à peine avait-elle osé fixer les yeux sur ce visage. Si elle l’avait vu vraiment, qu’aurait-elle trahi de sa douleur ou de sa passion? Maintenant elle le contemplait. Toute droite, dans une immobilité de statue, elle tâcha de prolonger cet examen. Ce qu’elle voulait, c’était enchaîner son propre cœur, en dominer le tumulte, se rendre compte de la situation, et penser avant de sentir.

Elle ne put pas. Le spectacle était trop poignant. Sabine glissa sur ses genoux, baisa la main du blessé qui pendait contre les couvertures, se cacha les yeux avec cette pauvre main brûlante et inerte. Alors des sanglots lui montèrent à la gorge. Longtemps elle pleura, étouffant dans les draperies soyeuses sa convulsive douleur. Parfois sa tête oscillait comme secouée d’un vertige d’angoisse voisin de la démence. Puis elle s’immobilisa, le front enseveli,—apaisée peut-être par un évanouissement... peut-être clouée là par quelque méditation terrible.

—Les arbres se sauvent... Ils se sauvent!... Arrêtez-les!... Ils m’ont tué!... Oh! les assassins!...

Ces cris de délire, en éclatant au-dessus de Sabine, la rappelèrent à elle-même. Elle bondit sur ses pieds, juste à temps pour que le valet de chambre, attiré par la voix de son maître, ne la surprît pas dans son étrange prostration.

M. de Villenoise était sur son séant, la figure enflammée, le bras tendu, les yeux dilatés d’effroi. Sabine le trouva plus navrant à voir que tout à l’heure sous son masque blême de mourant. Elle perdait la tête.

—Courez, dit-elle à Prosper, courez... Réveillez les docteurs!

Mais Prosper commença par saisir à bras-le-corps le buste de son maître, tant il craignait un élan hors du lit. Le brusque appui des pieds sur le sol pouvait tuer le blessé.

—La potion... dit le domestique. Est-ce l’heure?

Sabine courut au flacon, saisit la cuiller. Elle n’avait pas donné la potion à temps!... Voilà pourquoi l’accès avait eu lieu. L’heure?... Qu’en savait-elle?... Il y avait très longtemps peut-être... Grands dieux! Qu’avait-elle fait?... Elle n’osait avouer sa négligence à ce valet, plus attentif qu’elle-même. Si les médecins se doutaient de sa faute, on l’empêcherait de soigner Vincent!...

Toute tremblante, elle approcha la cuiller des lèvres du blessé. Celui-ci continuait à divaguer, à se débattre, parlant toujours de cette fuite des arbres, son pauvre cerveau ravagé par cette galopade fantastique, par cette effrénée déroute glissant éperdument à sa droite et à sa gauche.

—Mais non... Il n’y a pas d’arbres... Que monsieur ne s’inquiète pas comme ça... Monsieur est tranquillement dans son lit, disait Prosper avec douceur.

Le contact frais de la cuiller apaisa un instant le blessé, qui aspira les quelques gouttes avec délices.

—Encore... A boire!... murmura-t-il.

Sabine lui donna un peu d’orangeade. Alors Vincent retomba sur ses oreillers. Il s’agita encore un instant, murmura des mots entrecoupés, mais sans violence. Et, un quart d’heure plus tard, après une seconde cuillerée du calmant, il s’immobilisa de nouveau, tout épuisé, avec cette rigidité du visage, ces prunelles noyées sous les cils entr’ouverts, cet amincissement des narines, cette détente et cette pâleur des lèvres, qui, tout d’abord, avaient tant impressionné Sabine.

Le valet de chambre se retira. Et, durant le reste de la nuit, Mme Marsan ne manqua plus de donner la potion avec régularité. Elle ne pleura plus. A partir de cet instant, elle remplit sans émotion apparente, sans interruption, sans lassitude, son rôle de garde-malade. Elle conquit cet absolu sang-froid que montrent dans certaines occasions, et parfois avec continuité, les gens extrêmement nerveux, sang-froid produit moins par la domination que par la tension excessive de leurs nerfs.

Le lendemain, toutefois, elle n’osa pas insister quand les docteurs lui interdirent absolument d’assister à la tentative qu’ils allaient faire pour l’extraction de la balle.

Ce fut une heure de suprême angoisse.

Les minutes en furent si lentes, que la malheureuse femme, à la fin, ne put tenir en place. Fuyant les chambres où elle suffoquait, elle descendit des escaliers, traversa des salons qu’elle ne connaissait pas, où jamais elle n’avait mis les pieds, et, tout à coup, se trouva sur une terrasse. Des degrés de pierre descendaient à droite et à gauche, avec des rampes qui s’arrondissaient. En face, l’immense avenue de châtaigniers s’étendait, dans la somptuosité royale de sa largeur sablée, de ses hautaines verdures. Et, tout de suite, ce qui surprit Sabine, ce fut de voir, au milieu de cette avenue, la tache noire et mouvante d’une voiture qui accourait à toute vitesse.

Son cœur se serra. Elle eut peur que quelque parente de M. de Villenoise, inconnue d’elle-même, ne vînt lui prendre sa place au chevet de cet être qu’elle seule saurait arracher à la mort... O Dieu! si c’était Gilberte!... Si vraiment il s’était fiancé à la jeune fille!... Si celle-ci avait le droit de venir le soigner!... Eh bien, quoi?... Elle la chasserait!... Elle lui crierait qu’elle est la maîtresse de cet homme... Elle lui dirait... Ah! les paroles lui viendraient assez vite... Des paroles telles que cette enfant comprendrait qu’on ne lui volait pas, à elle, Sabine, l’amant qu’elle adorait!...

La voiture atteignit le perron, s’arrêta... Un homme sauta à terre. Sabine, saisie, mit quelques secondes à le reconnaître... C’était Robert Dalgrand.

Il s’élança sur les degrés. Alors elle eut comme un mouvement de terreur, de recul...

Mais lui, resté sous l’impression de la soirée de Dinant, lui qui voyait en elle la femme de son ami, et qui constatait sur ce visage toute l’agonie de douleur qu’elle traversait, n’eut qu’un geste d’ardente sympathie. Il tendit les deux mains, il s’écria:

—Ah! chère madame...

Elle s’avança, presque en chancelant. Et ce fut les bras que maintenant Robert lui ouvrit, car elle défaillait. Il dut la soutenir, tandis qu’elle gémissait:

—Ah! c’est trop affreux!... C’est trop affreux!...

Robert jeta un grand cri:

—Vincent est mort!...

—Non, non!... fit-elle en se redressant tout à coup. Oh! non!... oh! ne dites pas cela...

Puis, quand elle se fut un peu remise, elle ajouta:

—On est en train d’extraire la balle... C’est une opération cruelle... Les docteurs ont dû l’endormir...—Elle gémit de nouveau:—Oh!... Et ils ont si peu d’espoir!...

—Alors, dit Robert, je ne peux pas le voir... Il faut attendre... Pauvre, pauvre ami!...

Tous deux rentrèrent, montèrent au premier étage, s’avancèrent à pas étouffés jusqu’à la porte de la chambre. Là, Prosper se tenait en faction. Personne encore n’avait reparu. Aucun son ne sortait de la pièce.

Robert entraîna Mme Marsan dans le cabinet de travail.

—Quelle est votre idée sur ce crime? lui dit-il à brûle-pourpoint. Moi, j’ai une conviction que rien ne m’ôtera de la tête.

Il la regardait avec cette expression intense et dure qu’ont les gens en proie à des pensées tragiques. Les paupières de Sabine palpitèrent et se baissèrent sous ce regard. Le peu de sang qui colorait ses lèvres disparut.

—Vous avez une conviction?... murmura-t-elle.

—Oui.

Elle prononça d’une voix éteinte:

—Eh bien... dites...

Il hésita.

—Cela m’est difficile... à vous... madame. J’espérais que, vous-même, d’abord, vous me mettriez sur la voie.

—Moi?... cria-t-elle... Moi?... Mais qu’est-ce que je puis savoir?...

Elle s’animait, parlait plus haut.

—Moi qui l’adore!... Moi qui me tuerai s’il meurt!... Que voulez-vous dire?... Comment connaîtrais-je son assassin?...

—Chère madame, dit Robert très doucement en lui prenant la main, ne vous faites pas tant de mal... Calmez-vous... J’ai tort de vous parler de cela maintenant...

Il la berçait de ses paroles comme un enfant malade. Sous la caresse de son accent, Sabine parut sortir d’un cauchemar. Elle passa la main sur son front, tourna vers le jeune homme des yeux surpris et craintifs. Puis elle eut un rire nerveux.

—Ah! ah!... c’est vrai... Je suis là qui m’excite... Je suis folle... Je ne sais pas ce que je dis... Mais parlez, vous. Qu’est-ce que vous croyez donc?...

Maintenant, tandis qu’il voulait détourner la conversation, éviter ce terrible sujet, c’était Sabine qui le pressait de lui découvrir ses soupçons.

—En qui auriez-vous confiance, si ce n’est en moi? lui disait-elle. Que supposez-vous?... Une vengeance, n’est-ce pas?... Un ouvrier renvoyé de l’usine?...

Robert secoua la tête, avec un air de dire: «C’est plus grave encore que cela.»

Alors Sabine lui serra le bras d’une étreinte qui, même sur ses muscles puissants, creusa une trace douloureuse.

—Ah! s’écria-t-elle, parlez donc! Vous voyez bien que vous me torturez!...

Dalgrand ne devait réfléchir sur cette conversation que plus tard.

—Vous le voulez? dit-il. Je regrette d’avoir commencé. Je pensais que mon idée serait peut-être la vôtre et que vous me comprendriez à demi-mot. Puisque vous ne la soupçonnez même pas, je crains les réflexions qu’elle va vous suggérer. Ma conviction est que notre malheureux Vincent... (il s’arrêta encore) a eu la folie... de vouloir... de... enfin d’attenter lui-même à ses jours.

Le saisissement de Sabine fut tel qu’elle en demeura muette, les yeux effarés, ne comprenant pas.

—Un suicide... murmura-t-elle enfin. Lui, se suicider... mais pourquoi?

Dalgrand rougit comme une femme. «Elle ne soupçonnait pas l’état de son cœur!» pensa-t-il.

En effet, Sabine en ignorait les combats, tout en se dévorant de jalousie à cause de Gilberte. Elle croyait que Vincent amoureux suivrait simplement sa passion, comme elle-même l’aurait fait s’il eût été possible qu’elle en aimât un autre.

—Il avait des idées noires, expliquait vaguement Robert. Là-bas, en Belgique, il n’est venu essayer le viaduc avec moi que dans l’intention de risquer sa vie...

—En Belgique... Risquer sa vie!... Il n’y allait donc pas pour?...

—Madame!... dit Robert qui se leva, effrayé par l’expression d’égarement que prit le visage de Sabine.

—Mais... disait-elle, alors... C’est horrible!... C’est horrible!...

Elle s’évanouit. Les médecins entraient. Robert, dans l’émotion et l’embarras de sa position singulière, avec cette femme entre les bras et ces messieurs qui le considéraient avec étonnement, n’eut pas la notion juste des choses. Il ne savait plus après quelles paroles Sabine avait perdu connaissance, et ne garda aucune appréciation exacte de cette scène.

—Messieurs, je suis Robert Dalgrand, le meilleur ami de M. de Villenoise. Madame s’est trouvée mal parce que j’ai risqué l’hypothèse d’une tentative de suicide... Le malheureux avait des chagrins... Mais quel est au juste son état?... Je vous en supplie, dites-moi toute la vérité!

—Un suicide?... répéta le grand médecin de Paris avec un air de surprise et de doute. Et il regarda le chirurgien. Celui-ci hocha la tête, eut un grave sourire.

—On ne se suicide pas en se braquant un revolver sur la hanche. Ou alors ce n’était pas sérieux.

—Messieurs, interposa le médecin du pays, notre blessé, dans un court instant de connaissance, m’a parlé d’un homme qu’il avait vu s’enfuir.

—Mais comment va-t-il?... Puis-je le voir?... Parlez... supplia Dalgrand.

Aussitôt ces messieurs lui donnèrent de l’espoir. Ils avaient enfin extrait la balle. On l’avait retrouvée moins profondément qu’on ne craignait, mais dans une direction imprévue. Le choc contre l’os iliaque avait amorti la vitesse du projectile, qui n’avait pas pénétré dans l’intestin, mais avait effleuré le péritoine. Une péritonite localisée en résultait, dont le blessé pouvait certainement guérir, mais que la moindre aggravation rendrait générale et sans doute mortelle.

—Ah! dit Sabine qui reprenait ses sens, il vivra!... C’est moi qui le soigne... Aucune complication n’est à craindre.

—Si vous n’êtes pas surprise par des faiblesses comme celle-ci, madame, dit un des médecins avec douceur.

—Non, non... Pas de danger!... fit-elle.

Et, avant qu’on essayât de l’arrêter, elle glissa hors de la chambre.

—Il faut la laisser faire, prononça le chirurgien. Des sentiments comme ceux-là accomplissent plus de miracles que nos bistouris.

—Et moi? demanda Robert. Puis-je aller le voir?

—Pas encore, monsieur. M. de Villenoise est affaibli par l’opération et étourdi par les anesthésiques. La moindre agitation serait dangereuse. Ayez un peu de patience. Avant la fin de la journée, nous lèverons sans doute la consigne.


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