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Haine d'amour

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VIII

Trois semaines plus tard, M. de Villenoise, sachant que le général et sa fille se trouvaient au bord de la mer, alla voir Dalgrand à Billancourt.

Son ami le mena dans les ateliers, lui montra les principales pièces du viaduc en aluminium. C’étaient des poutres, des traverses, des X, jolis à l’œil comme des morceaux d’orfèvrerie dans l’élégance de leurs proportions et la douceur de leur ton métallique. On eût dit une charpente en vieil argent, avec toutefois une nuance plus mate, d’un gris plus bleuâtre. Mais ce qui stupéfia Vincent, ce fut l’incroyable légèreté de ces grosses masses de métal. Deux hommes soulevaient les plus pesantes, et lui-même en mania quelques-unes dont les dimensions semblaient défier le bras d’un hercule.

—Tu veux faire rouler des trains sur ces frêles choses-là?... demanda-t-il à Robert, les bras tombés d’étonnement, l’œil incrédule.

—C’est plus résistant que du fer qui en aurait plusieurs fois le diamètre, répondit le constructeur.

Dalgrand se lança dans des explications techniques. Puis il dit où en était le pont. Là-bas, les piles étaient construites, les culées aussi. Il y aurait trois travées de trente mètres. Maintenant il commençait à expédier les diverses parties de la charpente. Le prix du transport était insignifiant, à cause de leur extrême légèreté. Bientôt il partirait, pour diriger l’ajustage. Ce ne serait rien de boulonner tout cela. Ces grandes pièces de métal s’adaptaient les unes aux autres avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie.

—Robert, dit tout à coup Vincent, qui l’avait attentivement écouté, indique-moi donc une besogne un peu hasardeuse, où un galant homme pourrait laisser sa vie proprement, sans que ce soit le suicide bête.

L’accent dont il prononça cette phrase frappa Dalgrand plus que le sens des mots.

—Mon pauvre vieux! dit l’inventeur. C’est donc si grave que cela, décidément?

—Ah! j’en ai assez!... cria de Villenoise avec une soudaine violence.

—Elle te tient donc bien? Et elle te rend donc bien malheureux? demanda Robert.

—Qu’est-ce que tu sais? interrogea Vincent, à qui répugnait une confidence.

—Pas grand’chose... Mais je devine.

—Non, tu ne peux pas... Tu ne peux pas deviner... C’est à devenir fou!

—Veux-tu que je t’en débarrasse? proposa tranquillement son ami.

—De qui?

—Eh! de cette femme... Car il y en a au moins une, je suppose.

—Ah! ce n’est pas d’elle que je voudrais me débarrasser, reprit Vincent. C’est de moi-même, de mon cœur torturé, de ma volonté malade, de ma conscience qui m’accuse...

Dalgrand dit avec lenteur et gravité:

—Ah!... Tu sais donc combien tu as fait de mal?...

—Robert!... murmura Vincent, qui pâlit.

—Mon cher, reprit son ami du même ton pénétré, tu n’es pas absolument coupable. Il y a eu de notre faute à tous. Si ta conduite n’avait pas été correcte, sois tranquille... j’aurais agi en frère avant d’agir en ami... Et il se serait passé entre nous quelque chose de terrible! Mais je ne te trouve qu’un tort,—il est sérieux,—c’est de ne pas m’avoir mis au courant de ta situation avant de me laisser t’introduire dans l’intimité de ma famille... près de cette pauvre enfant...

Vincent gémit:

—Ah!... si tu savais comme je l’aime!

—Je te défends de me dire cela! prononça fortement Robert. Je te défends de le penser!

L’autre s’écria vivement:

—Je n’ai pas si longtemps à le dire ni à le penser, puisque je suis résolu à mourir.

—En voilà un moyen! ricana Dalgrand, qui haussa les épaules. Voyons... as-tu confiance en moi? Dis-moi tout, tout exactement. On est souvent très mauvais juge en ses propres affaires, et je puis découvrir une issue que tu ne verrais pas.

M. de Villenoise lui peignit, de la façon la plus fidèle, l’état de sa liaison avec Sabine, les raisons qu’il avait pour ne pas abandonner cette femme si follement sensible, qui ne vivait que par lui et que pourtant il était devenu incapable de rendre heureuse. Il parla du caractère violent et jaloux de son amie. «Depuis quelques jours,» dit-il, «elle est devenue plus ombrageuse que jamais. Une circonstance que j’ignore lui a fait croire que j’ai résolu de me séparer d’elle. Nous passons de la tristesse la plus morne aux emportements les plus insensés. C’est un supplice dont elle souffre, je t’assure, tout autant que moi-même. Et cependant...»

Robert répéta, avec une nuance d’ironie:

—Et cependant?...

—Il y a quelque chose d’incompréhensible, d’inouï, de pire que tout...

—Parle donc, mon Dieu! A quoi servent les superlatifs et les réticences?

—Eh bien! avoua Vincent, si je devais la quitter de moi-même, par un acte de ma seule volonté, je sais que je ne pourrais le faire sans un déchirement affreux.

—Allons donc! s’exclama Dalgrand, comme s’il venait enfin d’arracher la racine douloureuse de cet abcès moral.

Il y eut, entre les deux amis, un instant de silence.

—As-tu un conseil à me donner? demanda enfin M. de Villenoise.

—Certes, et catégorique.

—Lequel?

—Épouse Mme Marsan.

—Voyons, mon cher, ne te moque pas de moi! Après m’être livré comme je viens de le faire, je ne suis pas d’humeur à supporter la raillerie.

—Je ne raille pas. Je ne prêche même pas. Je ne parle ni honneur, ni devoir, parce que tu t’es mis dans un cas où le devoir et l’honneur eux-mêmes hésitent et se partagent. Non, je te traite en malade qui cherche un remède. Tu souffres surtout de la dualité de ton cœur et de ta vie. Il te faut revenir à la simplicité de la ligne droite, et mettre des deux côtés de ton chemin des murs si hauts que tu ne puisses plus songer à faire l’école buissonnière. Puis tu dois cela, non pas à la femme que tu épouses, mais à celle que tu n’épouses pas. Elle ne guérira, comme tu ne guériras toi-même, que par la brutale contrainte d’une situation nette.

—Mais alors, hasarda Vincent, puisqu’il suffit d’un mariage, pourquoi celui-là... et pas l’autre?

—Parce que tu n’es pas libre, mon bon. Et la preuve, c’est que tu ne te sens pas libre.

—Jamais... cria M. de Villenoise, jamais je ne ferai l’injure à Gilberte d’épouser...

—Ne prononce pas le nom de Gilberte, dit Robert d’un ton qui jeta du froid entre les deux amis.

Il y eut un silence. Enfin Dalgrand reprit, presque bourru:

—Change d’air... Voyage... Remue-toi.

Puis avec un petit ricanement de détente:

—Viens avec moi en Belgique. Tu veux risquer ta vie... Je t’en fournirai l’occasion.

—Ah! dit Vincent, qui se leva, la main tendue, si ça pouvait être pour toi!...

—Non, cher vieux, pas tout à fait.

Et il répondit à cet élan cordial.

Puis il exposa son idée.

Il s’attendait à un moment de grosse émotion, là-bas, quand on essaierait le viaduc. Il avait confiance dans la solidité de l’œuvre... Parbleu!... n’avait-il pas multiplié les calculs et les expériences? Mais enfin ces expériences ne portaient que sur chaque pièce de charpente isolément. Comment résisterait le pont sous un train en marche, à toute petite vitesse, et avec la charge excessive que l’administration des travaux publics exigeait avant d’autoriser la circulation des voitures de voyageurs?...

—Grands dieux! s’écria Vincent. Tu crains?...

—Je ne crains pas. Mais je n’ai pas l’absolue certitude... Parce qu’il y a un élément que je ne puis évaluer à l’avance.

—Quel élément?

—Les vibrations que donnera l’aluminium. Tu ignores naturellement que l’amplitude des vibrations est d’autant plus considérable, et par conséquent d’autant plus dangereuse, que l’ouvrage métallique est plus léger, et soumis à des chocs plus régulièrement rythmiques. Un train en marche donne le choc de chaque paire de roues aux joints des rails, et produit en outre, avec les contre-poids des roues motrices des locomotives, des impulsions périodiques. Ce qu’il y a de redoutable, c’est que ces chocs affectent un certain rythme, en relation déterminée avec le rythme propre des vibrations du pont. Eh bien, cette relation, qu’il importe au plus haut point de connaître, je ne puis la calculer d’avance pour un métal nouveau.

—Mais alors, dit Vincent, le mécanicien qui se risquera là-dessus?...

—Le mécanicien... Mais ce sera moi-même.

—Toi!...

—Crois-tu que je laisserais un brave homme exposer sa vie?... Et pour une œuvre qui est la mienne! Pas un mécanicien ne dirait non. Ces gens-là ne connaissent que la consigne... Comme les soldats.

—Ah! s’écria Vincent, je comprends ce que tu veux me proposer... Je ne demande qu’à me débarrasser de l’existence... Donc c’est moi qui essaierai le pont... Eh bien, mon cher, ça me va... Je te remercie... Je suis ton homme.

Et, en effet, il paraissait ravi de l’idée. Il ajouta:

—Ça n’est pas difficile, je suppose, de conduire une machine sur une longueur de cent mètres? Tu me montreras.

Dalgrand, secoué de fou rire, s’écroulait sur un divan.

—Eh bien, tu me prends pour un joli garçon!... Je t’enverrais comme ça?... Non, c’est impayable! Et puis alors, moi, je te regarderais faire?

Il riait comme un grand enfant, et repartait dans de nouveaux éclats de joie chaque fois qu’il regardait le visage de son ami, figé dans une gravité un peu mélodramatique.

—Mais non... Voyons... C’est moi qui en ferai l’essai de mon viaduc. Et il me portera, je t’en réponds, le brave camarade! Personne ne mourra, va!... Seulement, si tu veux t’offrir une petite émotion, bien ravigotante, je te permettrai de monter à côté de moi dans le train de plaisir. Ça te secouera... Ça te changera de tes histoires de femmes... Crédié! Ça n’est pas des gars comme nous qui abandonneront le beau travail de la vie parce que nous ne savons plus à quel jupon nous vouer!!...

Maintenant Robert avait repris son sérieux. Et il discourait sur ce qu’il appelait «la sottise» de son ami,—tenté peut-être de dire un mot plus sévère. Allant et venant par la chambre, envoyant de grands gestes, il exhalait enfin ce qu’il avait eu tant de peine à contenir tout à l’heure. Sa prudence de froid conseiller craquait sous la poussée de sa forte raison et de sa virilité puissante, un peu brutale, un peu dédaigneuse de tous les raffinements du sentimentalisme féminin. Que diable! il y avait autre chose dans l’existence que des accidents amoureux. On n’était pas au monde pour devenir l’esclave d’une fonction! Certes, c’était vexant d’avoir une femme quand on en désirait une autre! Mais enfin, lorsqu’on s’était embarqué dans une maladroite aventure, on en supportait bravement les conséquences. Puis, pour oublier les déboires du cœur et des sens, on avait toutes les satisfactions de la pensée: l’art, la science, les voyages, le travail, et surtout tant d’immenses régions inexplorées de l’activité, où les découvertes surgissaient à chaque pas. S’il ne s’agissait pas de deux êtres profondément aimés par lui, il serait tenté de se faire des gorges chaudes devant cette situation tragi-comique, à laquelle un homme en apparence raisonnable ne trouvait de dénouement que le suicide.

—Mais voilà, c’est toi, mon petit Vincent... Et quand nous étions gamins, je t’appelais «la jeune fille». Tu n’es qu’un sensitif et un impulsif. On t’a bourré le cerveau de littérature au lieu de fortifier ta volonté et de développer tes muscles. Je te sais habile à te torturer.... Ça m’ennuie de te voir dans la peine. Et puis surtout, il y a la petite...

Vincent eut une exclamation sourde.

—Ah! dame, reprit Robert avec un peu d’émotion dans la voix, celle-là, je la plains. Les femmes n’ont que ça pour les occuper. C’est tout naturel qu’elles en fassent la grosse affaire de leur existence.

—Ne parle pas d’elle, dit Vincent. Tu m’ôterais le courage que tu viens de me donner. Tu as raison. Je dois agir en homme. Et je n’ai pas le droit de me plaindre, puisqu’en faisant souffrir des innocents, je ne supporte moi-même que les conséquences de ma conduite antérieure. C’est toi qui as bien pris la vie. Moi, j’ai raté la mienne.

Dalgrand voulut protester. Mais son ami lui posa une main sur le bras.

—Quand partons-nous pour la Belgique?

Huit jours plus tard, ils étaient tous deux attablés l’un en face de l’autre, dans un hôtel de Dinant, auprès d’une porte-fenêtre donnant sur la Meuse. On venait de placer entre eux, dans une vasque d’argent, deux douzaines des énormes écrevisses que l’on pêche dans cette rivière. Et ce n’était qu’un infime détail dans le menu de la table d’hôte,—menu qui tout de suite révélait l’abondance, le bien-être copieux de ces plantureux Pays-Bas.

—Ces messieurs les veulent-ils à la bordelaise ou à la dinandaise? avait demandé le garçon, en proposant les écrevisses.

Ce Parisien de Vincent ouvrait la bouche pour dire: «à la bordelaise», lorsque Dalgrand, avec son expérience et son autorité de voyageur, lui avait coupé la parole:

—A la dinandaise, garçon.

Et maintenant de Villenoise approuvait par ses exclamations de gourmandise satisfaite, et plus encore par l’entrain de son appétit, le choix de son compagnon. Les carapaces rouges s’entassaient sur son assiette. Mais aussi le jeune homme déclarait n’avoir jamais rien mangé d’aussi savoureux que ces bêtes, simplement cuites dans un court-bouillon, et dont la chair gardait une fraîcheur exquise, un parfum de grasse fleur fluviale, éclose dans la profondeur pure et bleue de cette rivière aux limpidités cristallines.

—A Paris, on ne se figure pas ce que c’est, prononça-t-il. Elles ont voyagé quand nous les mangeons... C’est pour cela qu’il faut les relever si fort. On n’oserait pas les y assaisonner aussi simplement.

Dalgrand souriait:

—Je t’avais bien dit. Allons, encore une! Pas de fausse honte.

Puis se renversant contre le dossier de sa chaise:

—Ah! nous y voilà donc, dans cette Belgique!... Enfin, je touche au but. Je vais contempler mon œuvre debout... Tu verras comme elle sera belle... toute brillante et argentée dans la lumière! Un métal nouveau, qui déroutera les yeux mêmes... Au lieu de ce sombre fer, avec sa couche sanglante de minium et ses salissantes peintures, on verra étinceler l’alliage tout nu, sans préservatif, sans fard.

—Décidément, demanda Vincent, comment l’appelles-tu, cet alliage?

—De l’aluminium, jusqu’à nouvel ordre. Un mot composé trahirait le corps que j’y ajoute principalement. Je ne veux révéler ma formule que plus tard, après la réussite, si elle a lieu. Alors toi, l’étymologiste, tu me baptiseras mon enfant.

—L’aîné... corrigea de Villenoise en souriant. Car tu en attends un autre.

—Est-ce le générai qui t’a dit?...

—Mais non... c’est toi-même, avec tes recommandations de ne pas fatiguer Mme Lucienne, de ne pas la faire monter par de mauvais chemins...

—C’est vrai, s’écria joyeusement Robert. J’ai tous les bonheurs!...

Mais, remarquant la physionomie mélancolique de Vincent, il ajouta bien vite, la voix changée:

—Excepté le tien, mon pauvre ami! Et je l’avais rêvé si complet. Enfin!...

Il se tourna vers le spectacle du dehors.

Sur la rive opposée, l’énorme rocher que surmonte la citadelle leur fermait la vue. Au bas de cette gigantesque muraille grise, des maisons se tassaient, dont les pieds semblaient plonger dans la rivière. La cathédrale élevait sa flèche bizarre, tout contre la face verticale du granit. Et la ville presque entière était là, s’écrasant ainsi entre le rempart d’eau et le rempart de pierre,—étroite cité comme en prison, dont l’aspect cependant n’éveillait que des idées de contentement et de paix. D’ailleurs, qu’importait l’horizon borné? L’eau qui coulait là, c’était la liberté, l’espace... C’était la Meuse, volant à la mer à travers la fertilité de la campagne et la richesse des villes. En quelques heures, ce courant arrivait dans des centres qui comptent parmi les plus actifs et les plus fortunés du monde. Ce petit vapeur, qui chauffait là, le long du quai, allait partir pour Liège,—Liège, la vieille cité savante, héroïque et industrieuse, jalouse autrefois de ses libertés comme une république grecque, et qui ne craignait pas de recevoir par des arquebusades un roi de France allié à un duc de Bourgogne. Et ces lourdes péniches, enfoncées jusqu’à fleur d’eau par le poids de leur cargaison, elles apportaient lentement jusqu’ici toutes les marchandises débarquées sur les quais d’Anvers par les navires du monde entier.

—Drôle de petite ville! murmura M. de Villenoise.

Le soir tombait, très doux, sur ce tableau dont la nouveauté le transportait hors de sa vie, hors de ses sensations habituelles. Et il regardait curieusement, sans pensée bien distincte, mais avec une impression d’éloignement, de dépaysement, cet endroit qui avait si longtemps existé en dehors de lui, et auquel, maintenant et pour toujours, le lierait un souvenir. Une à une, des lumières surgissaient aux fenêtres, piquant les ténèbres grandissantes. Pourtant une dernière clarté flottait encore sur la Meuse, qui étincelait d’un éclat métallique et mystérieux entre toutes ces formes d’ombre.

—Viens, dit Dalgrand. Traversons le pont et faisons un tour dans la ville. Je te montrerai le rocher Bayard.

Ils y allèrent. C’était une course de dix minutes. Et il faisait juste encore assez jour pour que Vincent pût voir la configuration de ce rocher. A cette extrémité de la ville, la ceinture de granit qui l’embrasse avance en promontoire jusque dans la Meuse, et toute communication s’interromprait là, si le rocher ne se creusait d’une arche sous laquelle passe la route.

—C’est plus loin, en amont, que se trouve ton viaduc? demanda Vincent.

—Non, c’est de l’autre côté, en aval. Tu y viendras demain, si tu veux. Mais tu ne verras encore qu’une charpente informe. Je te conseille d’attendre plutôt que tout soit terminé. C’est l’affaire de quelques jours. Jusque-là, promène-toi dans le pays, explore les environs.

Un instant après, Dalgrand ajouta:

—Maintenant, mon bon, je te quitte. Il faut que je rentre pour écrire à Lucienne.

—Il est bien entendu, n’est-ce pas? demanda M. de Villenoise, que ta famille n’arrivera pas ici avant le jour de l’inauguration officielle?

—Comment! Mais je crois bien! Voudrais-tu que ces pauvres petites femmes nous vissent essayer le viaduc? Si peu de danger qu’il y ait, j’espère, elles éprouveraient de cruelles émotions. Non, non... Je n’ai pas même parlé à Lucienne de cette cérémonie préliminaire... D’ailleurs, il y a une autre raison, tu comprends, pour que je ne hâte pas leur arrivée ici...

—Oui, dit Vincent avec amertume, cette raison, c’est ma présence. Mais ne crains rien. Je ne suis venu que pour la grosse épreuve. Le jour du triomphe ne me verra plus ici.

—Hélas! il le faut bien, mon cher garçon. Et je vais même prendre soin de marquer cela dans mes lettres, en disant que tu te trouves rappelé avant cette date par une affaire importante. Sans cela Gilberte refuserait certainement d’accompagner sa sœur.

Tandis que l’inventeur prenait de son côté cette précaution épistolaire, Vincent s’efforçait, par une lettre énergique, d’empêcher que Sabine ne le poursuivît jusqu’à Dinant. Mme Marsan craignait tout de ce voyage, n’y voyant qu’un prétexte à rencontre entre son amant et Mlle Méricourt. La pauvre femme s’était-il ne savait comment—si bien persuadée qu’il comptait épouser Gilberte qu’elle avait commis l’imprudence de lui en parler ouvertement. «Prenez garde,» lui avait-il dit, «n’abordez pas ce sujet. Il pourrait en résulter des explications que vous regretteriez vous-même. Contentez-vous de ma parole une fois donnée.» Elle avait tenu bon jusqu’au départ. Mais alors, tout à coup, elle s’était mis en tête de l’accompagner, ou, tout au moins, de le rejoindre. «Et si je te vois auprès de cette jeune fille,» lui avait-elle annoncé, «je ferai un esclandre. Je lui dirai que tu m’appartiens et qu’elle n’a pas le droit de te voler à moi!» Puis elle avait ajouté: «Mais si tu ne dois pas la retrouver là-bas, s’il est vrai qu’elle n’y soit pas avec sa famille, pourquoi crains-tu que je ne t’y suive? Pourquoi n’oses-tu pas me montrer à ton ami Dalgrand?»

Pouvait-il lui dire qu’il allait chercher loin d’elle un peu de repos, qu’il allait faire une cure d’énergie morale, trouver la force de lui conserver son cœur, qui, malgré lui, s’arrachait d’elle? Pouvait-il encore expliquer qu’après l’aveu fait à Robert, il lui semblait gênant de mettre sa maîtresse en présence de son ami?

Donc, à Dinant, M. de Villenoise vivait dans la crainte. Chaque fois qu’il rentrait à l’hôtel, il tremblait que le chasseur ne lui dît: «Une dame est venue.» Même au cours de ses excursions, et parfois dans les endroits les moins fréquentés, il tressaillait au roulement inattendu d’une voiture, à la brusque apparition d’une silhouette féminine.

Un jour, au château de Walzin, il crut la voir. Il avait passé sous le porche d’un moulin, et, tout de suite, sous ses pieds, il avait aperçu la nappe claire de la Lesse, coupée brusquement par une dépression de son lit de roc, par une sorte de gradin qu’elle franchissait avec des blancheurs d’écume et le mugissement continu de ses eaux. Au-dessus de cette chute, la rivière formait un calme bassin, dont le miroir noirci s’approfondissait de toute l’ombre d’un immense rocher à pic.

Un bateau se trouvait là,—un vieux bateau tout vermoulu, dans lequel se tenait un passeur, vieux aussi, dont les bras nus et le visage avaient la couleur du bois poudreux de son esquif. Le bonhomme grommela quelque chose en patois, et M. de Villenoise crut comprendre qu’il attendrait d’autres touristes, qu’il ne se dérangerait pas pour un seul voyageur. Un juron français nettement articulé et surtout la vue d’une pièce de quarante sous décidèrent l’antique batelier. A la grande surprise de Vincent, il ne saisit aucune rame, mais, empoignant un fil de fer qui courait le long du rocher, il fit avancer le bateau en plaçant l’une après l’autre sur ce fil ses mains noueuses comme des sarments.

Dix à douze mètres plus loin, le fil se détachait du roc, et se tendait sur des piquets jusqu’à la rive opposée.

Lorsque Vincent vit reculer la muraille, ses yeux en quittèrent la base visqueuse, d’une perpétuelle humidité, pour se porter vers le sommet. A cinquante ou soixante mètres au-dessus de sa tête, il commença de voir se détacher les rondeurs saillantes de quelques tourelles, la dentelle en fer forgé des balcons, et des têtes grimaçantes de gargouilles. Et il demeura saisi par la hardiesse de cette construction, par la situation unique de ce château posé presque en surplomb au-dessus d’un abîme. A mesure qu’il s’éloignait du rocher, l’architecture pittoresque se dessinait plus distincte. Il reconnaissait les parties très anciennes, datant peut-être du moyen âge, puis les additions successives élevées par les différents propriétaires de Walzin. Aujourd’hui cette demeure historique est la maison de campagne d’un banquier bruxellois. Mais Vincent ne voulut pas songer à ce détail prosaïque, afin de savourer sans mélange la poésie de ce lieu. Quand la barque aborda l’autre bord, il en embrassa l’ensemble: le château, qui paraissait presque petit sur son socle formidable, mais dont les découpures élégantes s’enlevaient si fines sur le ciel; la surface vertigineuse du rocher; en bas le miroir sombre de l’eau, puis la chute brusque de la rivière, le chaos d’écume, et la rumeur qui montait, la perpétuelle rumeur qui, depuis des siècles et des siècles, est la voix de cette solitude.

Cependant le batelier marmotta de nouveau quelque chose. M. de Villenoise regarda dans une direction qu’indiquait le bonhomme. Sous le porche du moulin, d’autres visiteurs arrivaient. Il fallait attendre pour repartir que le passeur les eût fait traverser ou bien retourner tout de suite avec lui. Vincent le renvoya, et se mit à marcher lentement dans l’herbe épaisse. Puis, d’un regard machinal, il suivit cette embarcation si drôlement manœuvrée le long de ce fil. Ses yeux allèrent plus loin. Il eut un sursaut... Là-bas, sur le seuil du moulin, parmi le groupe des touristes, il avait cru reconnaître Sabine.

Dès lors, le paysage disparut. Il attacha des yeux pleins d’anxiété sur cette silhouette féminine, d’une élégance, d’une sveltesse à la distinguer entre mille autres. Encore quelques minutes, et elle serait près de lui. Grands dieux! de quelles accusations ou de quelles plaintes allait-elle l’accabler! Vincent jeta autour de lui un coup d’œil découragé. Pas un sentier ne se dessinait sur la verdure de ce coin sauvage fermé par une colline. Si une route s’était offerte, il s’y serait lancé d’une fuite instinctive, abandonnant la voiture qui l’attendait de l’autre côté du moulin.

Maintenant le passeur avait embarqué son monde. Il se pendait de nouveau sur son fil. Et il approchait. Bien que le vieux bateau vermoulu parût près de s’enfoncer sous son chargement, la traversée s’effectua sans autre incident que les petits cris perçants jetés de temps à autre par les dames.

Une à une elles sautèrent sur l’herbe... A la stupéfaction de Vincent, Sabine n’était pas parmi les passagères. Non seulement elle n’y était pas, mais il n’en vit aucune qui lui rappelât la silhouette aperçue sous l’ombre du porche. Avait-il mal vu? Il put à peine le croire. Un instant il pensa que Mme Marsan, l’ayant elle-même reconnu, s’était cachée dans l’intérieur du moulin. Mais ce n’était pas vraisemblable. Pourquoi serait-elle venue là, sinon pour le suivre? Et elle n’était pas femme à hésiter, à reculer au moment de toucher le but.

Cette minute d’émotion et de doute ne fut rien toutefois auprès de l’impression extraordinaire, presque fantastique, apportée à Vincent par la journée du lendemain. Certains frissons éprouvés alors lui restèrent inoubliables, toujours prêts à s’éveiller au fond de son être à la moindre évocation du souvenir.

Ce matin-là, M. de Villenoise partit de son hôtel en voiture dès cinq heures du matin. Il allait visiter les grottes de Han, ces immenses cavités souterraines dans lesquelles la Lesse se précipite, et où elle circule par des détours invisibles, ne laissant surprendre que près de sa sortie le mystère de sa course.

Il faut environ cinq heures pour se rendre en voiture de Dinant à Han-sur-Lesse. Vincent avait préféré ce moyen de transport à cause de la beauté de la promenade. La route surplombe des vallées remplies jusqu’au bord d’une verdure touffue et toutes chantantes du murmure des cascatelles; ou bien elle traverse des forêts de sapins; puis tout à coup elle s’élève au flanc d’une montagne, découvrant au voyageur la splendeur des horizons.

Après avoir déjeuné au village de Han, M. de Villenoise alla d’abord contempler ce qu’on appelle la Perte de la Lesse. Arrivant d’un cours paresseux à travers les prairies, la rivière, tout à coup, bute contre une chaîne de collines, dont la configuration interne ressemble à une immense éponge pétrifiée, toute creusée qu’elle est par des centaines de grottes. Au lieu de tourner cet obstacle, la Lesse, qu’aucune ondulation de terrain n’a préparée à changer sa direction, se précipite contre lui de toute la vitesse de ses eaux. Son effort sans doute a percé la mince écorce de pierre; un gouffre s’ouvre... Elle s’y jette d’un effroyable élan. Que devient-elle? Nul œil humain ne peut plus la suivre jusqu’au moment où elle réapparaît sous la lueur des torches, entre le scintillement des stalactites dans les profondeurs d’un paysage de nuit, de rochers, de silence.

M. de Villenoise s’attardait devant cet engloutissement de la rivière. Il demeurait là, comme fasciné, à suivre du regard, dans l’obscurité de l’abîme, le glissement éperdu des eaux. Chaque flot accourait du fond de l’espace, bondissait dans la lumière, illuminé d’étincelles, emperlé de bulles dansantes. C’était un mouvement de vie et de joie, une course confiante et ravie. Soudain le sol manquait... Alors c’était un changement de couleur, une lividité glauque, la chanson des eaux tournée au gémissement d’épouvante, et l’effondrement si brusque dans le vide que le cœur du spectateur sombrait aussi, chaviré d’un seul coup, emporté par le vertige.

A la fin le jeune homme, avec les oreilles bruissantes, et la tête qui lui tournait un peu, s’arracha à cette contemplation. Un sentier conduisait à l’ouverture des grottes. Il le prit, et il arriva au «Trou de Han», juste à la minute où les guides commençaient la descente. Une bande nombreuse de touristes et de gamins du pays portant des lumières s’engouffrait sous une voûte obscure. M. de Villenoise détestait la foule. Cependant il lui fallait ici renoncer à la solitude. Pour descendre seul avec un guide, il aurait dû retenir un de ces hommes longtemps à l’avance, et la grosse somme à débourser n’était que le moindre obstacle qui pût l’arrêter dans l’exécution de cette fantaisie.

Il prit donc son parti de se mettre en route avec les autres. Une fillette déguenillée s’offrait à marcher devant lui avec une bougie fichée dans un support de bois.

—Soit, lui dit-il, je te prends... Va!

En tête et en queue de la troupe, les guides élevaient des torches de pétrole enfermées dans des cages de verre et soigneusement coiffées de fumivores. Car les torches de résine, jadis usitées, ont tellement noirci les stalactites qu’on a renoncé à s’en servir.

Alors, dans un étroit couloir, un piétinement de troupeau commença. Devant soi, c’était la nuit profonde. On ne savait où l’on allait. On suivait aveuglément la lumière de front, qui luisait là-bas comme une grosse étoile. Entre chaque voyageur, une bougie tremblotait, dont la lueur ne pouvait qu’à peine percer tout ce noir. On distinguait tout juste, à droite ou à gauche, un morceau de rocher luisant et humide. Et les ténèbres compactes s’épaississaient, d’une densité telle que la clarté n’atteignait pas toujours la voûte, et qu’il fallait élever la main pour ne pas se briser le front. Les cris des gamins vous avertissaient d’un abaissement du plafond, d’un rétrécissement du chemin. Parfois même le guide s’arrêtait au bord de quelque gouffre, le long d’un passage glissant, et il prenait la main des dames, en éclairant de sa torche un trou sinistre, qui plongeait on ne savait dans quelle éternelle nuit, et dont la gueule d’épouvante s’interceptait mal de deux poutres jetées en travers.

Tout à coup la route s’élargissait brusquement. Le guide annonçait une des salles. On se groupait alors autour de lui. Les retardataires se hâtaient, se bousculaient à tâtons, pour entendre la désignation de cette cavité, le nom de celui qui l’avait découverte, et les appellations qu’avaient suggérées les formes bizarres des stalactites.

—Mesdames et messieurs, vous voyez ici le Trône de Pluton, en haut duquel on distingue fort bien, le sceptre dans sa main droite, ce monarque des enfers. Ici, à gauche, c’est la Chapelle de la Vierge. Remarquez, messieurs, la finesse des colonnettes. Ce que vous voyez devant vous, c’est le Nid de la Colombe. Vous distinguerez les ailes et la tête de cet oiseau, qui est dans la position de couver ses œufs...

Les cous se tendaient. Les exclamations admiratives partaient. Dans le papillotement des lumières, on croyait de bonne foi apercevoir tout ce qu’annonçait le guide. Le fait est que, sous la couche de fumée que les torches de résine y ont déposée durant un siècle, la blancheur des stalactites et des stalagmites a disparu. On ne les distingue plus du roc sombre où elles se sont épanouies, comme une lente floraison de pierre, remontant à des âges insondables, à une vertigineuse antiquité.

—Les savants ont calculé, cria le guide, que, pour faire le Trône de Pluton, les eaux ont dû suinter pendant plus de cent cinquante mille ans.

Et il ajouta d’un ton qui voulait rester modeste:

—Ces messieurs et dames verront des stalagmites plus considérables et absolument immaculées, dans les trois salles appelées les «Merveilleuses», que mon père a découvertes au péril de sa vie, il y a quinze ans. On n’y est jamais entré qu’avec des lampes à pétrole et du magnésium.

Puis plus bas, d’un ton confidentiel et pour ses voisins immédiats, il expliqua que son père avait découvert ces belles salles en se glissant par des fentes de rocher où il avait failli s’étouffer, où, de plus, il risquait de rouler dans quelque précipice, d’être emporté par un tourbillon d’eau, par cette rivière invisible, qui circulait on ne savait où. Maintenant on avait élargi le passage à coups de mine, et les visiteurs le parcouraient sans difficulté. Mais le coup de mine, ajoutait-il, c’était bien hasardeux. Quels formidables éboulements ne pouvait pas produire, dans ces régions inconnues, une explosion de dynamite! Quand on pense que le plafond de la Salle du Dôme, qui a cent cinquante mètres de long, est suspendu sur le vide, et supporte le poids de la montagne!

Une demi-heure s’était écoulée. Vincent commençait à trouver longue cette promenade, lorsqu’un incident donna pour lui, à chaque phase de ce piétinement dans le noir, un intérêt presque tragique.

De nouveau, comme la veille, il avait cru reconnaître Sabine. Mais de quelle troublante obsession s’accompagna cette incertaine reconnaissance! Parmi les lumières falotes, la silhouette entrevue surgissait, puis s’effaçait, disparaissait, replongeait dans la nuit. Il la voyait comme s’il allait la toucher, s’élançait, voulait enfin posséder la certitude... Et tout à coup un vacillement des bougies, un détour brusque du chemin, la lui faisaient perdre. Alors c’était, parmi cette foule qui semblait un troupeau d’ombres, toute une recherche follement anxieuse, coupée de sursauts, d’hésitations, et, par moments, de poltronnes défaillances. L’oppression de ce décor lugubre pesait sur l’imagination de Vincent; un étau lui serrait le cœur. Parfois il se demandait si son cerveau ne se détraquait pas, si l’idée fixe chez lui ne se transformait pas en hallucination. Et il poursuivait la femme inconnue pour s’assurer avant tout que sa vision n’était pas subjective, mais reposait sur une ressemblance, si vague qu’elle fût. De temps à autre, des effets inattendus se produisaient dont ses nerfs étaient secoués jusqu’à une vraie souffrance physique.

Dans la Salle du Dôme, pour ménager une surprise aux visiteurs, les guides firent éteindre toutes les lumières. Et soudain ce fut une insondable obscurité, la nuit dans toute sa profonde horreur,—l’éternelle nuit qui régnait là, si loin des vivants, quand la troupe des curieux s’en allait, quand les voix et les pas humains regagnaient la surface. Une angoisse arrêta le battement des cœurs. Si la voûte allait s’effondrer!... Si les lumières ne se rallumaient plus!... L’avertissement des guides, qui recommandaient la plus complète immobilité, éveilla l’idée des précipices où un seul pas pouvait vous faire rouler dans une épaisseur de nuit plus horrible encore et plus noire.

Soudain, un éblouissement de clarté jaillit, un fulgurant éclair. Tout apparut. Cette cavité monstrueuse, dont l’ombre, tout à l’heure, absorbait le reflet des lampes et des bougies, s’illumina jusque dans ses anfractuosités les plus lointaines. On vit la voûte colossale, le hérissement des rochers, les fissures effrayantes, toute cette enceinte dont les gradins semblaient attendre une assemblée de démons, et dans laquelle une cathédrale aurait tenu à l’aise. Mais ce ne fut qu’une rapide vision, le temps que dura l’incandescence du magnésium. La nuit retomba, d’une lourdeur plus grande, dans un silence de saisissement.

Vincent mit les deux mains sur sa poitrine. Cette fois le choc avait été trop violent. Dans l’aveuglante lumière, à deux pas de lui, Sabine lui était apparue, un sourire douloureux aux lèvres, la figure toute blanche sous ses bandeaux noirs, ses yeux d’ombre fixés sur lui.

Brisé d’émotion, dans l’étouffement de l’obscurité muette, il se dit: «Ce n’est pas le moment de lui faire des reproches. Je vais simplement lui tendre la main.»

Mais on rallumait les bougies. Ses paupières battirent. Puis ses prunelles encore éblouies la cherchèrent... Elle n’était plus là. Y avait-elle été seulement? C’était à devenir fou! Vincent n’eut plus qu’un désir: sortir de cette ombre ensorcelante, retrouver le grand jour, avec l’usage précis de ses sens et la lucidité de sa raison.

Toutefois il ne pouvait choisir son chemin, se hâter, s’écarter du piétinant troupeau. Et il dut tout subir pendant plus de deux heures: le détour pour visiter les «Merveilleuses», l’arrêt devant la «Tête de Socrate», les feux de Bengale allumés le long des bords souterrains de la Lesse, après le passage de cette rivière sur un pont de bois. Là encore, parmi les reflets rouges qui faisaient ressembler ce cours d’eau fantastique à un fleuve des enfers, M. de Villenoise fut ressaisi par son illusion... Cette fine silhouette qui se détachait en noire découpure sur un fond de vapeurs sanglantes, c’était bien le corps souple de sa maîtresse. Puis, de nouveau, tout s’éteignit.

Mais l’exploration touchait à sa fin. Quelques corridors, quelques salles, furent encore traversés, et, pour la seconde fois, les lumières palpitèrent à la surface d’une nappe d’eau. Le long d’une plage douce et unie comme une sablonneuse grève normande, plusieurs barques attendaient. On allait descendre la Lesse jusqu’à l’endroit où elle-même reparaît au grand jour et sort de ce labyrinthe souterrain.

Les voyageurs se placèrent sur les bancs. Les guides prirent les avirons. Doucement les barques se mirent à glisser. Celle où s’était assis M. de Villenoise se trouvait en tête. A sa grande surprise, on éteignit encore toutes les lumières. Et c’était plus saisissant que tout à l’heure, ces insondables ténèbres, avec cette sensation de voguer à l’aveugle sur une eau noire et profonde comme était noire et profonde la nuit. Pas une parole ne troublait le silence. On entendait le clapotement des rames dans l’onde invisible. C’était une impression unique dans son étrangeté. Vincent lui-même en oublia Sabine.

Tout à coup, comme il fixait les yeux vers l’avant de la barque, il vit une bande très mince de clarté verte entr’ouvrir le noir intense des ténèbres. Cette bande s’élargit peu à peu sans que Vincent pût se rendre compte de ce qui la constituait. Était-ce de l’eau ou du cristal traversé par un rayon coloré? En tout cas ce n’était pas le jour, car jamais le soleil des vivants n’avait produit cette coloration bizarre. Encadrée par le velours noir de la nuit, c’était comme une flaque d’un ciel invraisemblable, vert comme un crépuscule et lumineux comme une aurore.

Cependant, de part et d’autre de cette divine lueur, les murailles de la grotte pâlirent, puis s’éclairèrent. Les saillies du rocher surgirent d’abord de l’ombre, et dessinèrent des formes étranges de blanches statues contre l’obscurité de la muraille. Mais toujours cette clarté grandissante gardait au sortir de la nuit des reflets inattendus, des délicatesses surnaturelles. On eût dit une lumière de songe, quelque chose de jamais vu, d’à peine rêvé, d’absolument indescriptible.

Cette stupéfaction des yeux dura quelques minutes. Puis enfin M. de Villenoise découvrit qu’il avait tout simplement devant lui l’ouverture de la grotte, encadrant des prairies qu’illuminait le soleil. Jamais il n’eût pu croire, avant de l’avoir constaté, qu’un si simple effet pût donner par le contraste et par l’imprévu des sensations si extraordinaires. Il en était encore tout impressionné, tout ébloui, lorsque, machinalement, il se tourna vers ses compagnons, pour retrouver sur leurs physionomies quelque chose de son propre enchantement. Ce fut alors qu’une émotion, déterminée cette fois par une cause précise, le secoua tout entier... Sabine se tenait assise presque immédiatement derrière lui. Aucune hallucination, aucun jeu de lumière, ne le troublait à présent. C’était bien elle qui se trouvait là. Et, par conséquent, c’était bien elle aussi qu’il avait aperçue dans la grotte.

Elle lui adressait un regard un peu suppliant et embarrassé. Vincent détourna la tête d’un air dur.

Lorsqu’on débarqua, il fit deux pas, comme dans l’intention de ne pas la reconnaître.

Elle le rejoignit, lui toucha le bras, et d’un accent d’humilité:

—Mon ami, ne m’en veuillez pas!... Si vous l’exigez, je repartirai ce soir même.

—Alors pourquoi êtes-vous venue?

—Pour vous voir, Vincent... fût-ce à la dérobée. Si le rapprochement dans la barque ne vous eût pas révélé ma présence, peut-être aurais-je eu la force de m’éloigner sans me faire reconnaître de vous.

Il répondit brutalement:

—Oh! sans doute... Cela eût été plus commode pour m’épier.

Elle devint très pâle, mais elle ne dit rien. Car elle avait trop d’orgueil pour se lancer dans des protestations mensongères.

—Eh bien, reprit M. de Villenoise avec une ironie méprisante, êtes-vous certaine à présent que je ne vous ai rien dit qui ne fût vrai? Vous m’avez rencontré seul dans cette excursion, seul dans celle d’hier?

—Celle d’hier?

—Ah! vous croyiez que je ne vous avais pas aperçue... que vous étiez rentrée assez tôt dans l’intérieur du moulin?... Vous faites un joli métier, ma chère amie!

—Vincent, ne me parlez ainsi!... Je vous aime d’une façon trop douloureuse!... L’idée de ce voyage et de son but possible me rendait folle!...

—Avez-vous aussi pris vos renseignements à l’hôtel? Vous êtes-vous assurée que je n’ai retrouvé dans ce pays aucune femme?...

—Taisez-vous!... cria Sabine. Ne continuez pas sur ce ton... ou je vais me jeter dans cette rivière. Vous me tuez!...

Elle avait élevé la voix. Quelques personnes tournèrent la tête. Car le groupe des touristes ne s’était pas encore dispersé. On entourait le vestiaire, les dames reprenaient leurs chapeaux qu’elles avaient quittés pour descendre dans les grottes. Les hommes se débarrassaient des longues blouses de toile enfilées pour préserver leurs habits. Des marchands offraient des photographies, des fragments de stalactites... Parmi cette foule, le visage tragique de Sabine, son air agité, sa voix frémissante, commençaient à attirer l’attention.

M. de Villenoise, saisi d’une froide fureur, lui empoigna le bras, l’entraîna. Et, pour se soulager par une marche à outrance, en même temps que pour éviter une explication où il n’eût pas gardé son calme, il la fit aller tout d’une traite jusqu’au village de Han-sur-Lesse.

Là, il se rendit à l’auberge où il avait laissé sa voiture. Elle n’était pas encore attelée. Le cocher ne se retrouvait pas. Vincent n’avait donné des ordres que pour trois heures; il en était à peine deux et demie. Mais il ne s’arrêta pas à cette considération. Et lorsque enfin il tomba sur son conducteur, qui jouait aux cartes sous une tonnelle, il s’emporta contre cet homme comme jamais de sa vie cela ne lui était arrivé pour une si futile circonstance.

Le flegmatique Flamand n’en alla pas plus vite. Il termina son coup de cartes, compta ses points, puis se dirigea vers l’écurie. Et un moment fort long se passa avant qu’on le vît revenir avec ses deux chevaux tout harnachés. Il les laissa au bord de la route, et dut se faire donner un coup de main pour dégager sa victoria prise entre les autres véhicules.

Pendant ce temps, M. de Villenoise tempêtait, jurait entre ses dents, arpentait la route, si bien que Sabine n’essaya même pas de lui adresser un mot. Brisée d’émotion et de fatigue, elle s’était assise devant une petite table, à la porte de l’auberge. Le patron vint aussitôt lui offrir ses services:

—Madame va prendre quelque chose avant de repartir?... C’est loin, Dinant!... Madame ne pourra pas se mettre à table avant huit heures. Nous avons du poulet froid...

—Mais non, mais non! cria M. de Villenoise.

Et comme l’homme insistait:

—Fichez-nous la paix! Nous avons ce qu’il nous faut dans la voiture.

Au fond il se disait: «Tant pis si elle jeûne un peu!... Ça la matera. Car, si elle garde la force de me quereller, je ne réponds plus de ce que je lui dirai.»

Mais déjà Sabine avait perdu toute velléité agressive. Désarmée par l’absence de la famille Méricourt, par l’impossibilité de justifier ses soupçons, elle sentait l’embarras et le côté honteux de son rôle. A la tension nerveuse qui l’avait soutenue jusque-là, succédait un anéantissement physique et moral. Elle souffrait de la fatigue, de la faim, car elle avait tout oublié dans sa poursuite, ne s’arrêtant pas, ne dormant pas, ne mangeant pas. Et maintenant, dans son cerveau abasourdi, la colère de Vincent éclatait d’une façon qui l’étonnait, l’énervait, la terrifiait à la fois. Cette colère avait beau ne pas se tourner contre elle, comment douter qu’elle en fût le premier objet? Jamais elle n’avait vu M. de Villenoise perdre ainsi sa maîtrise de lui-même et sa correction de gentleman. Le seul mot qu’il lui avait dit, sans radoucir d’ailleurs sa voix, fut:

—Avez-vous une voiture, vous?

—Non, dit-elle, je suis venue par le chemin de fer et par l’omnibus.

—Bon. Je vous ramènerai si ça vous convient.

Quand la voiture fut enfin attelée, il s’approcha de Sabine:

—On n’attend que vous, ma chère amie.

Ils s’assirent. Le cocher jeta sur leurs jambes une couverture. Puis un long retour silencieux commença. Sauf pour échanger quelques banalités indispensables, ou pour se demander les noms des sites qu’ils traversaient, ni l’un ni l’autre n’essaya de rompre ce mutisme qui leur pesait pourtant à tous les deux. Autrefois, Sabine eût glissé sa main dans celle de Vincent, et, de ce simple geste, d’une parole câline, elle eût terminé la bouderie, elle eût rompu le morne enchantement. Ils se seraient disputés peut-être encore, mais d’une de ces disputes à peine sincères des amants, qui prévoient trop d’avance le dénouement toujours identique, la passionnée réconciliation. Aujourd’hui, ce n’était plus cela. L’abîme entre eux était devenu si profond qu’ils redoutaient l’écho de leur voix dans un tel gouffre moral. Le moindre mot sonnerait la séparation et la mort. Sabine, tout en s’attachant désespérément à Vincent, ne savait plus prononcer les paroles qui enlacent, ni contenir celles qui éloignent et qui blessent. Conflit horrible! Malgré la douloureuse intensité de sa passion, elle ne retrouvait plus en elle la tendresse qui pardonne tout et qui retient quand même. Elle ne savait plus que se rendre odieuse et souffrir.

Cependant le soir tombait. Et toujours, dans l’oppression de ce silence, la voiture s’en allait par les routes, sous les sapins noirs, à travers les plaines, le long des vallées assombries où chantaient les cascades. Parfois elle dévalait rapidement sur une pente. On voyait le ruban blanc du chemin s’enfoncer très loin, puis remonter plus loin encore, jusqu’au faîte de la colline opposée, dans un déroulement sans fin. Et quand on remontait la côte, tout à coup la tristesse des choses s’augmentait par le ralentissement de l’allure. Une voix cependant s’élevait alors. C’était le cocher qui faisant claquer son fouet, excitait ses bêtes: «Allez!... Hioup!... Allez, mes petits!...»

Et les relais paraissaient plus navrants, dans les petits cabarets isolés. Au dernier, l’hôtesse alluma une lampe. Les voyageurs, grelottants, demandèrent une boisson chaude. Sabine regardait la légère vapeur du grog s’élever de son verre. Puis elle leva les yeux vers le plafond. Les solives vernies brillaient, comme d’ailleurs les murs, comme tous les objets dans ces Flandres engouées de propreté. On ne tarda pas à repartir. Il y avait trois marches devant la porte, et une enseigne indistincte suspendue à une potence en fer. Tous ces détails frappèrent Sabine. Reviendrait-elle jamais là?... Peut-être s’y retrouverait-elle un jour, très vieille, le cœur éteint, et elle y tressaillirait en se rappelant la douleur qu’elle y conduisait aujourd’hui.

Il faisait nuit noire lorsqu’ils atteignirent Dinant. Comme leur voiture s’arrêtait dans la cour de l’hôtel où demeurait M. de Villenoise, une grande silhouette sortit sous le porche, s’avança vers eux.

—C’est toi, Vincent?

Dalgrand était là. Depuis vingt minutes il attendait son ami. Et la présence d’une dame ne le gêna pas pour l’aborder. Car il prenait Sabine pour une voyageuse ramenée par complaisance. Il ajouta:

—Je suis venu dîner avec toi. J’ai quelque chose à te dire.

M. de Villenoise fut consterné de ce hasard. Mais il eut le courage du désespoir. Sa physionomie ne bougea pas. Avec une rage concentrée qui glaçait sa voix et figeait son expression, il brava la gaucherie de la situation par une présentation brusque.

—Monsieur Robert Dalgrand, notre grand constructeur. Madame Sabine Marsan, le peintre des jolies fleurs et des jolis visages.

Il gardait si bien son air «homme du monde», que Robert s’y trompa. Après le premier haut-le-corps dont il ne fut pas maître, l’inventeur s’inclina, persuadé que Vincent avait préparé ce coup de théâtre, que c’était le signe d’une résolution prise, et qu’il saluait la future Mme de Villenoise.

Partagé entre la satisfaction de voir son conseil suivi et le dépit qu’il éprouvait pour Gilberte, Dalgrand eut tout d’abord envie de s’excuser, de partir. Mais Sabine, avec un aplomb bien féminin, heureuse d’affirmer immédiatement ses droits en face de cet homme dont elle craignait l’influence, lui dit:

—J’espère, monsieur, que ma présence ne change pas vos intentions et que vous allez nous faire le plaisir de dîner avec nous.

Vincent se tourna vers elle, stupéfait. Ce n’était plus la maîtresse torturée de jalousie, la pauvre voyageuse accablée de lassitude, la femme qui, tout à l’heure, courbait la tête à côté de lui comme une coupable, sous son dur silence. Non... C’était la Parisienne habituée aux hommages, invitant d’un ton qui commandait avec grâce, et formulant cette invitation en leur nom à tous deux, comme si elle eût été sa femme. Il n’en revenait pas, lui, l’homme qui n’avait pas à sa disposition une pareille souplesse d’âme, une telle promptitude à juger les situations, à y modeler son attitude, à en tirer parti.

Il ne sut que penser lorsqu’il vit Robert offrir son bras à Sabine et la conduire dans la salle à manger. En les suivant, il se sentait fort petit garçon. Mais tout à coup, dans le chaos de ses pensées, une dominante s’accentua. Pourvu que cette journée de fatigue et d’émotion n’eût pas trop abîmé, vieilli Sabine! Parfois elle paraissait de dix ans plus âgée que lui. Il eut peur de la pitié de Robert, du ridicule qui s’attache à un malheureux garçon cramponné par une vieille maîtresse.

Dès qu’il se fut assis à table, un nouvel étonnement chassa cette crainte. La certitude de remporter une victoire, la joie de l’occasion qui s’offrait, l’idée qu’elle ressaisirait son amant par l’admiration d’un autre homme, armèrent sur-le-champ Sabine de toutes les séductions du bonheur, de toutes les ressources de la coquetterie. Elle n’eût pas été plus radieuse si Vincent lui avait annoncé qu’il l’épouserait le lendemain. Elle montra la sécurité d’une femme sûre de celui qu’elle aime, et elle eut le tact d’affirmer sans aucune démonstration précise une situation si délicate. Son mobile visage se para de toute la vivacité triomphante de son animation intérieure. D’ailleurs, elle sentait sur sa peau le fard des lumières; elle savait de quel éclat brillaient alors ses yeux, son teint mat, ses admirables cheveux noirs. La confiance dans sa beauté la rendait plus belle encore. Son esprit fut à la hauteur de sa grâce. Et la perfection de sa physionomie, de sa tenue, de sa conversation, fut telle, que Vincent lui-même en oublia un instant sa rancune et sa contrainte. Il s’anima, il rit. Il goûta même une satisfaction de vanité lorsque les regards de Dalgrand lui déclarèrent: «Cristi! mon gaillard, elle est rudement bien! Et je ne comprends guère la peine que tu éprouves à te résigner à ton sort.»

Quant à Sabine, elle se disait: «Si ce Robert Dalgrand veut encore après cela lui faire épouser sa belle-sœur, il n’est pas l’honnête homme que l’on m’a dépeint... Et il ne serait même pas un honnête homme du tout.»

Elle ne fit d’ailleurs qu’une seule allusion directe à son amour. Cette allusion eut pour but d’ôter à Robert—s’il l’avait—toute idée qu’elle pût profiter de la fortune immense de M. de Villenoise.

Comme elle étendait souvent sa main gauche sur la table, Dalgrand y remarqua une bague, la seule que Mme Marsan portât. C’était un bijou ancien, formé d’une petite miniature délicieuse qu’encadrait, par un dessin très orignal, une fine guirlande en marcassites. L’inventeur admira tout haut cette bague.

—C’est le seul bijou, dit Sabine, que j’aie accepté de M. de Villenoise. Et encore, remarquez-vous que, malgré sa valeur d’art, il ne contient pas de pierres précieuses? Voyez-vous, monsieur Dalgrand, l’amour n’est pas inaltérable comme votre aluminium: le contact de l’or le corrompt. Aussi j’en ai préservé le mien. Mais combien j’aime ma petite bague!... Vous me faites plaisir en la trouvant jolie. Elle est à mon doigt depuis sept ans. Et elle ne le quittera jamais.

Lorsque Dalgrand voulut prendre congé, Mme Marsan lui rappela qu’il était venu pour causer avec M. de Villenoise. Elle offrit de se retirer dans le salon voisin.

—Je ne le souffrirai pas, madame, dit Robert. Ce que j’ai à dire peut être entendu de vous.

Il se retourna vers Vincent, et d’une voix changée, assourdie:

—On essaie le viaduc après-demain. En es-tu toujours?

—Plus que jamais! s’écria M. de Villenoise, avec un accent et un élan qui donnaient une gravité singulière à sa phrase. Et il souligna encore son exclamation en allant prendre la main de son ami, en la serrant avec une effusion qui répondait sans doute à quelque chose de sous-entendu entre eux.

A peine Robert fut-il parti que Sabine dit à Vincent:

—C’est donc après-demain l’inauguration? Et il était entendu que vous y seriez! La famille Méricourt aussi, naturellement. Pourquoi me disiez-vous que cette cérémonie n’aurait pas lieu avant la semaine prochaine, et que vous ne resteriez pas ici pour y assister?

Les soupçons qu’avaient éveillés chez Sabine les derniers mots mystérieux des deux amis anéantissaient pour elle les triomphantes sensations de cette soirée, la rejetaient à ses doutes, à ses angoisses, et, du même coup, à ses maladresses.

—Il ne s’agit pas de l’inauguration, répondit Vincent, qui haussa les épaules. (De nouveau il se sentait irrité, découragé. Chez lui aussi, les impressions apaisantes n’avaient été que passagères.)

—De quoi s’agit-il donc? demanda Sabine.

—De l’essai du pont sous diverses charges et à des vitesses différentes.

—L’essai du pont? Vous ne m’en aviez jamais parlé!

C’était l’intention de s’exposer au danger à côté de Dalgrand qui avait rendu discret M. de Villenoise. Maintenant encore il ne lui convenait pas de rien expliquer. Outre qu’il voulait épargner une inquiétude à Mme Marsan, et à lui-même des scènes ennuyeuses, le ton de juge d’instruction que prenait celle-ci n’était pas pour lui desserrer les lèvres.

—Je savais bien, s’écria-t-elle, que vous me cachiez quelque chose!

—Dans quel hôtel êtes-vous descendue, ma chère amie? Permettez-moi de vous reconduire. Vous devez être fatiguée.

—Vous n’aurez qu’un étage à monter, répliqua-t-elle railleusement. Je demeure ici même.

—Excellent poste d’observation!

—Oh! non, dit-elle, car il n’y pas d’observation possible. Un menteur comme vous échappe toujours par quelque subterfuge.

—Sabine!... Je n’accepterai pas plus ce mot de vous que d’aucun être au monde!... Vous allez le retirer, ou je vous quitte pour ne jamais vous revoir!

—Le retirer?... Ou le prouver?... Je vous donne le choix.

—Prouvez-le!... Je vous en défie!... cria Vincent qui perdait son sang-froid.

—Quittons d’abord ce salon, dit-elle. Voulez-vous me mener dans votre chambre?

Il l’y conduisit. C’était une vaste pièce au rez-de-chaussée, donnant sur la terrasse. Par les deux croisées ouvertes, on apercevait la Meuse, qui scintillait sous les lumières.

Vincent, pour ne pas sonner un valet qui eût vu Mme Marsan dans sa chambre, alluma lui-même les candélabres de la cheminée, puis ferma les volets, les fenêtres, les rideaux.

Ensuite il marcha sur elle les bras croisés.

—Prouvez-moi, dit-il, que je suis un menteur.

Sabine tomba défaillante sur une chaise, mit ses deux mains devant son visage et murmura:

—Pardonnez-moi!... Je n’ai plus le courage de l’épreuve...

Il lui écarta rudement les mains.

—Sabine, dit-il, vous jouez avec la fierté d’un homme, avec sa loyauté, avec tous ses meilleurs sentiments. Vous ne savez pas à quelle force il me faut recourir... Mais ma patience est à bout! Quelle est cette épreuve dont vous n’avez pas le courage, et qui doit montrer si je sais dire la vérité?

—Ah! je ne peux pas!... gémit-elle. Ayez pitié! Je suis une misérable!... Je ne vous parlerai plus comme je l’ai fait.

—Que vouliez-vous dire?

—N’insistez pas. Dans deux jours cette malheureuse inauguration sera passée... Nous retournerons à Paris ensemble, et nous oublierons ces vilains moments.

M. de Villenoise frappa du pied.

—Je vous ai dit que ce n’est pas l’inauguration.

—Alors vous me laisserez y assister!

—Ah! c’est un piège! cria le jeune homme hors de lui. Vous ne me croyez pas encore! Eh bien, non, vous n’y assisterez pas! Vous ne pouvez pas y assister. Et vous repartirez pour Paris demain... ou tout est fini entre nous.

Sabine s’écria:

—Il se passe après-demain quelque chose que vous voulez me cacher! Pourquoi ne verrais-je pas essayer un viaduc? Vous m’éloignez pour être libre.

Vincent répondit:

—Eh bien, soit!

Alors elle se leva toute droite, le visage d’une blancheur de cendre, et elle dit d’une voix sans timbre:

—Cette épreuve dont je vous parlais tout à l’heure, voulez-vous encore vous y soumettre?

Il répliqua brutalement:

—Allez-y!...

—Vincent, reprit-elle, je vais vous poser une question, et je verrai si vous savez mentir.

Le jeune homme se troubla légèrement.

—Quelle question?... Si c’est encore une de vos folies, aurai-je au moins le droit de n’y pas répondre?

—Que vous répondiez ou non, je devinerai bien la vérité, à moins que vous ne soyez un parjure et un menteur.

Il bondit de nouveau sous ces deux mots, prononcés avec la plus méprisante intonation. A ce moment, son exaspération lui tourna la tête comme une ivresse. Il vit trouble. Il ressemblait au taureau piqué de banderilles. Il avait trop souffert secrètement à cause de cette femme pour être ainsi harcelé par elle. D’ailleurs il ne lisait dans ses yeux que méfiance et que haineuse fureur. Elle risquait beaucoup à le défier.

Mais elle-même ne se possédait plus. La malheureuse s’approcha de son amant et lui dit:

—Jurez-moi donc que vous n’aimez pas Gilberte Méricourt!

Ce fut comme un coup qu’elle lui aurait porté en pleine poitrine. Il recula.

—Puisque vous ne savez pas mentir, ajouta-t-elle, ne réfléchissez pas... Répondez.

Il lui dit:

—Qu’est-ce que vous voulez donc? Vous êtes une imprudente et une folle!...

Elle répétait, les lèvres raidies et blêmes, les yeux fixes:

—Jurez... Jurez...

—Je ne puis pas jurer cela.

—Vous l’aimez donc?

—Oui.

Elle ne s’évanouit pas. Elle ne pleura pas. Une colère furieuse la soutenait, et peut-être aussi l’atroce triomphe d’avoir convaincu Vincent de sa duplicité. S’il aimait Gilberte, il cherchait à épouser la jeune fille. Les deux idées se confondaient. Elle avait donc eu raison d’incriminer ce voyage en Belgique. Sans doute il ne lui aurait avoué la chose qu’une fois accomplie... Toutes ces pensées, qu’elle embrassa en quelques secondes, la soulevèrent d’une indignation qui supprima presque la douleur. Ses yeux n’avaient pas changé d’expression, n’avaient pas quitté ceux de Vincent. Il attendait avec anxiété ce que ce calme tout nouveau lui préparait. L’inévitable crise de nerfs allait éclater. Il s’étonnait de ne pas voir couler des torrents de pleurs. Il se rétracterait alors, il trouverait des arguments—puisque ce n’était pas une rupture qu’il voulait. Mais tout à coup, comme il allait prendre les devants, ne voyant arriver ni les convulsions ni les sanglots, Sabine tourna sur ses talons, courut à la porte, l’ouvrit, s’enfuit, s’élança dans l’escalier.

Vincent la suivit—mais d’un pas moins prompt, pour ne pas donner aux gens de l’hôtel le grotesque spectacle d’une poursuite. Quand il arriva devant la porte qu’elle refermait à clef, il se mit à frapper, mais inutilement. Il l’appela même à mi-voix. Point de réponse. Nul bruit à l’intérieur. Un garçon passa, qui ramassait les chaussures. Cet homme tourna plusieurs fois la tête avec curiosité le long du corridor. M. de Villenoise, gêné, se retira.

Une demi-heure après, comme il n’était pas minuit, le jeune homme sonna et fit demander si Mme Marsan n’était pas encore couchée et pouvait lui accorder deux minutes d’entretien. La femme de chambre vint répondre que cette dame était au lit.

—Vous a-t-elle répondu elle-même? demanda Vincent, dont une terrible inquiétude crispait le cœur.

—Oui, monsieur, répondit la servante. Cette dame m’a parlé à travers la porte, sans ouvrir.

Il se calma un peu en pensant qu’elle n’avait accompli aucune folie sur le premier moment, qu’elle savait qu’il avait insisté pour la revoir, qu’elle attendrait donc certainement jusqu’au lendemain, pour connaître ce qu’il avait à lui dire, avant de prendre une résolution. Mais il restait encore haletant d’effroi au moindre bruit. Dès qu’une espagnolette ou une serrure grinçait dans le silence de la maison, il écoutait avec anxiété s’il n’entendrait pas tout de suite après la chute d’un corps dans la Meuse...

Il ne reposa pas de la nuit. Toutefois, vers le matin, le jour étant déjà levé, il s’endormit lourdement.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il éprouva d’abord ce malaise confus et abominable qu’apporte le réveil après un malheur. Tout de suite, il se souvint, il sauta du lit. Comment lui, qui sacrifiait son existence pour ne pas briser le cœur de Sabine, avait-il pu percer ce cœur de la plus cruelle, de la plus inguérissable des blessures?... Il avait commis l’action dont il se croyait le moins capable. Quelle éclipse avait donc subie sa volonté?

Il regarda sa montre. Elle marquait huit heures et demie. Avant même de procéder à sa toilette, il écrivit un mot pour Sabine, puis sonna, tendit l’enveloppe au domestique.

—Mais, monsieur, dit l’homme, cette dame est partie dès la première heure ce matin.

Alors commença pour Vincent la crise d’attendrissement et de remords que subissent les natures impressionnables après toute séparation violence. Il oublia les torts de Sabine pour ne se rappeler que les siens, à lui. Dans son imagination, les défauts de la pauvre femme s’atténuèrent, et les qualités grandirent. Quel tort avait-elle, après tout? Celui de trop l’aimer. La jalousie qu’elle avouait était une souffrance et non un crime. Et il la revit telle qu’hier soir, au dîner avec Robert: si séduisante, si jolie, d’un éclat si rayonnant! Que lui manquait-il pour être toujours ainsi?... Se sentir aimée de lui, Vincent... Pauvre passionnée Sabine!

Il courut au télégraphe, et lui envoya cette dépêche à sa villa près de Villenoise:

Ayez confiance en moi. Je serai chez vous après-demain dans la matinée. Rien ne changera.

Vincent.

Mais, tout en combinant des mots qui, sous une indifférence extérieure, portassent une signification consolante, le jeune homme n’alla pas jusqu’à se contredire. En effet, la première émotion passée, déjà naissait en lui l’espoir que Sabine, par fierté ou par désintéressement, lui rendrait sa liberté, maintenant qu’elle le savait épris d’une rivale. Car il ne l’abuserait plus: son cri avait été trop sincère, Sabine était trop clairvoyante. Jamais, au prix des plus habiles mensonges, il ne pourrait lui ôter la conviction qu’il aimait Gilberte. Certes, il regrettait encore de le lui avoir dit, et si brutalement!... Mais puisqu’elle le savait... De quoi cette femme n’était-elle pas capable par orgueil? En ce moment il avait tout à craindre ou à espérer d’elle. Pourquoi n’espérerait-il pas?

Une espèce de fatalisme engourdit les pensées de Vincent. Après tout, ne risquait-il pas sa vie demain, à côté de son ami Robert? A ses yeux, le danger paraissait plus réel qu’à ceux de l’inventeur. Il n’avait jamais cru d’une foi bien enthousiaste à toutes les vertus de ce nouveau métal. Il attendrait donc de voir s’il vivait encore pour recommencer à se tourmenter.


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