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Haine d'amour

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XIII

Si elle est coupable, elle l’est tout à fait,» se disait Robert, «et elle a tiré elle-même. Cette femme-là ne se donnerait pas de complice. D’ailleurs, dans sa vie retirée, où donc en aurait-elle pris un? Alors elle se serait déguisée en homme?... La difficulté n’est pas là. Que Vincent ne l’ait pas reconnue, dans une vision rapide, et grimée comme elle devait l’être, cela n’a rien d’étonnant non plus. Elle est violente et jalouse. Je la crois capable d’une action désespérée. Mais le but?... le but d’un pareil crime?... C’est là ce qui m’échappe, ce qui renverse mon hypothèse. Et une autre chose la réduit à néant: ce n’est pas une comédie de sollicitude que Sabine a jouée près de ce lit; elle a positivement arraché Vincent à la mort... Comment croire après cela qu’elle ait jamais voulu le tuer?»

Un premier mode d’investigation s’indiquait. Il fallait faire causer Vincent sur les dernières conversations tenues entre lui et sa maîtresse, avant le crime. Leur bonne intelligence écartait la supposition d’un différend grave. Pourtant quelque chose avait pu se passer entre eux, d’où Robert tirerait un indice.

Mais, pendant plusieurs jours, il ne put rester seul avec M. de Villenoise. Toujours Sabine était présente. Cette obstination lui parut suspecte. Toutefois, pour ne pas trahir ses préoccupations, il s’interdit de solliciter ouvertement le tête-à-tête.

Cependant l’enquête avait minutieusement examiné les roches et les buissons témoins du crime. Rien de particulier ne fut découvert. Les gardes et les portiers du parc, interrogés, ne fournirent aucun renseignement.

Robert en était réduit à épier les moindres gestes, les moindres paroles de Sabine. Il reprit en sa présence, pour les commenter, tous les détails de l’entretien avec le juge. Il ne surprit plus en elle la moindre trace de trouble. Même il crut remarquer qu’à certaines allusions trop nettes, elle lui lançait un regard de triomphe narquois, comme pour lui dire: «Je te comprends, mon bonhomme... Va toujours... Tu perds tes peines.» Était-ce là l’ironie audacieuse d’une criminelle qui sait ses précautions bien prises, ou la moquerie supérieure d’une innocente qui méprise le soupçon?

Un matin, à Billancourt, comme Dalgrand dépouillait son courrier dans son cabinet de travail, il vit entrer sa belle-sœur. Elle était en amazone, et son joli visage rougissait de chaleur sous ses frisettes ébouriffées. Son air d’animation et d’enfance amena une taquinerie sur les lèvres de l’inventeur.

—Tiens, Gilberte!... De si bon matin!... On lève donc les petites filles si tôt, mademoiselle?

—Oh! dit-elle, si vous saviez, Robert, comme j’ai fait trotter et galoper ce pauvre papa! J’ai vraiment un peu peur qu’il ne prenne du mal, car le fond de l’air est frais.

Robert se leva.

—Je vais lui prêter des vêtements. Il pourra se changer.

—Mais non, reprit la jeune fille. Il doit être maintenant presque à l’École de Guerre. Il a consenti à me laisser venir toute seule à cheval du Point-du-Jour jusqu’ici. Ah! ça n’a pas été long!

—Il se passe donc quelque chose de grave? demanda Robert, qui devint sérieux.

—Jugez-en, dit-elle. Je suis sûre que je peux vous donner une indication sur l’assassin de M. de Villenoise.

—J’en doute, petite sœur, fit-il, avec un sourire de mystère et d’incrédulité.

En même temps il la forçait à s’asseoir. «Comme vous avez chaud!» disait-il. «Tenez, mettez ceci sur vos épaules.» Et n’ayant rien d’autre sous la main, il l’enveloppait d’un voile de divan en étoffe algérienne,—ce qui fit sourire la jeune fille malgré la gravité de ses préoccupations.

—Robert, dit-elle, écoutez-moi. Vous pensez que s’il s’agissait d’une absurdité, père ne m’eût pas permis d’accourir ici ventre à terre. Mais je l’ai mis au courant, et c’est lui qui m’a conseillé de vous prévenir tout de suite.

—Eh bien, voyons... Qu’est-ce que c’est? demanda l’inventeur.

—Oh! ce n’est pas une découverte. Seulement un souvenir. Cela m’est revenu cette nuit, et je n’ai pu refermer l’œil. Mais d’abord, dites-moi? N’est-ce pas dans ses propres bois qu’on a tiré sur M. de Villenoise?

—Oui, dans ses bois. Vous le savez bien.

—Je sais?... Mais non, je ne sais pas!... On l’a blessé pendant une promenade à cheval... Mais où?... Jamais on ne me l’a dit au juste. D’ou venait-il? Où allait-il?

—D’où il venait?... répondit Dalgrand, non sans quelque embarras. Peu importe! Il rentrait chez lui, au château. Et l’assassin le guettait au bord d’une allée sombre, dans une espèce d’éboulis de rocs, encombré de végétation folle...

—C’est cela, interrompit Gilberte, le Chaos.

—Ah! vous voyez bien, dit Robert, que vous savez.

Sans relever cette interruption, la jeune fille reprit:

—C’est au pied d’une colline rocheuse, couverte de l’autre côté par des sapins. Au sommet, il y a un drôle de trou profond que l’on appelle le Puits du Diable.

—Tiens! s’écria son beau-frère. Comment connaissez-vous si bien la géographie de Villenoise?

—Vous ne vous rappelez donc pas la promenade que j’ai faite avec Lucienne et M. Vincent... le jour où nous sommes tous allés là-bas, et où vous avez montré l’usine à papa?

—Ah! oui.

Tout de suite Robert se souvint. Mais il n’avait jamais su au juste de quel côté Vincent avait conduit ces dames, parce qu’on avait pris le train précipitamment. Puis, en chemin de fer, le général et lui s’étaient entretenus de la fabrique.

—Eh bien, dit Gilberte (et ses grands yeux bruns s’ouvrirent plus grands encore), lorsque M. de Villenoise et moi nous sommes redescendus de la Fontaine aux Pins, j’ai vu un homme... Oui, un homme caché, qui nous épiait. J’ai eu peur... Il s’est sauvé. Mais deux minutes plus tard, M. de Villenoise l’a distinctement aperçu qui se penchait au sommet du rocher.

—Un homme!... dit Robert.

—Oui, un jeune homme.

—Qu’est-ce qu’il faisait?

—Il guettait. Peut-être que si M. de Villenoise eût été seul, il aurait tiré sur lui ce jour-là.

De rose qu’elle était en évoquant la Fontaine aux Pins, Gilberte maintenant devenait toute pâle. Et, malgré cette pâleur, l’animation non encore apaisée de sa course au grand trot lui marbrait les joues de plaques brûlantes.

—Petite sœur... dit doucement Robert (et toute sa sympathie tendre amollit sa voix), petite sœur, ne vous émotionnez pas ainsi!...

Elle se sentit devinée... La complicité affectueuse de son beau-frère faillit faire éclater son cœur. Deux larmes noyèrent ses yeux... Les sanglots allaient suivre... Mais l’effort désespéré de sa pudeur l’emporta. Elle trouva le courage de sourire.

—C’est bête, n’est-ce pas?... Je suis encore saisie comme lorsque j’ai vu cette mauvaise figure entre les branches. Et quand je pense que c’était sans doute l’assassin!...

Devant ce parti pris de silence, Robert n’insista pas. Il détourna ses propres yeux, qu’il sentait devenir humides aussi, pour ne pas blesser par une affectation de clairvoyance l’adorable fierté de cette enfant. Quand il ne la regarda plus, le sens de ce qu’elle racontait lui revint.

—Vous êtes bien sûre de tout ce que vous me dites là, ma petite Gilberte?

Elle répondit simplement:

—Demandez à votre ami.

Puis, comme il se taisait pour réfléchir, doutant un peu de l’importance qu’il devait attacher à ce récit, n’y voyant guère qu’un de ces fréquents effets de l’imagination féminine, une coïncidence trouvée après coup et de bonne foi, Gilberte reprit avec un accent d’horreur:

—Ah! le misérable... Mais si je le rencontrais seulement, je suis sûre que je le reconnaîtrais!

—Vous avez vu son visage!... cria Dalgrand avec une impétuosité dont tressaillit Gilberte. Décrivez-le-moi.

Il se penchait vers elle, empoigné cette fois, la respiration coupée.

—C’était un tout jeune homme, pâle, très brun, très maigre, sans barbe. Une figure plutôt efféminée, si ce n’était l’énergie des yeux. Oh! ces yeux méchants! quel regard ils m’ont jeté!... Toute ma vie je le verrai!...

A mesure que Gilberte parlait, Dalgrand se redressait peu à peu, reculait son buste jusqu’au dossier de son fauteuil. Et ses yeux, devenus fixes, exprimaient presque de la terreur. C’est que la vérité de ses soupçons éclatait trop foudroyante, dans une fulgurance trop tragique!

—Elle vous épiait!... murmura-t-il. Elle vous a vue à côté de lui!... seule avec lui!...

Gilberte eut un cri de saisissement.

—Robert!... Qu’est-ce que vous dites?...

—Rien, mon enfant, rien! Laissez-moi réfléchir.

Il mit sa tête entre ses mains et, durant quelques minutes, resta d’une immobilité de pierre, fasciné par l’idée intérieure.

Gilberte le regardait, tremblante d’anxiété, dévorée du désir de savoir, et soulevée tout à coup par elle ne savait quelle indéfinissable espérance.

A la fin, elle prononça presque tout bas:

—Robert...

Puis, plus haut:

—Robert, j’ai bien fait, n’est-ce pas? de vous dire...

Il releva le front, tout étonné. Il avait oublié qu’elle était là. Puis sa physionomie s’adoucit, et il prononça d’un ton presque léger:

—Oui, très bien, petite sœur. Mais ne vous mettez pas martel en tête... Et surtout ne parlez de ceci à personne.

Elle fut désappointée par son accent.

—Papa le sait déjà, dit-elle.

—Oh! père peut le savoir... Lucienne aussi... Je leur dirai de garder le secret.

Comme Gilberte ne bougeait pas, Robert ajouta:

—Vous serez bien gentille d’aller maintenant la retrouver, Lucienne. Moi, j’ai beaucoup à faire, je vous prierai de m’excuser.

Alors elle rassembla son courage et lui dit d’un air brave, malgré l’indécision de sa voix:

—Vous savez, Robert, s’il faut aller raconter cela au juge d’instruction, je n’aurai pas peur. Je ferai tout ce qu’il faudra pour qu’on retrouve...

Il l’interrompit d’un sourire.

—Bravo, petite fille! Mais je vous le répète: ne vous mettez pas martel en tête... C’est moi qui vous dirai quand il faudra parler au juge d’instruction.

Lorsque, vers la fin de ce même jour, Dalgrand revit Sabine à Villenoise, son imagination s’efforça de la revêtir d’habits d’homme. Dans sa pensée, il relevait les lourds cheveux noirs sous un feutre à bords étroits; il remplaçait, sur les épaules et autour du cou, le nuage des dentelles par les lignes nettes du veston et du col droit; puis il se répétait le signalement donné par Gilberte: «Un garçon brun, maigre, pâle, au visage efféminé, si ce n’était l’énergie des yeux...» La ressemblance de ce portrait lui donnait une absolue certitude.

Puis, tout à coup, il tressaillait. Un mot de douceur adressé par Sabine à M. de Villenoise, une attention délicatement féminine, un geste gracieux, le réveillait de sa méditation comme d’un cauchemar. «Non, décidément, c’est impossible!...»

Alors, tout ce qu’il prenait auparavant pour d’irréfutables preuves s’affaiblissait. Y avait-il rien de plus vague que des termes tels que: «brun, pâle, maigre?»... des mots qui désigneraient huit jeunes hommes sur dix. D’ailleurs, comment Gilberte eût-elle distingué des traits entrevus dans le saisissement d’un instant de frayeur? Et, d’autre part, si Robert se reportait à l’interrogatoire de Vincent par le juge d’instruction, comment s’étonner d’un peu d’émotion chez une femme durant un pareil entretien, ou même d’une défaillance physique, surtout après les extraordinaires fatigues supportées par Mme Marsan? Et c’était de ces riens que lui-même déduisait le plus abominable drame!...

Jamais si tragique problème ne s’était posé devant son esprit. Il ne se rappelait pas avoir moralement souffert à ce point, même dans les plus rudes phases de son entreprenante jeunesse. Parfois, il tâchait de n’y plus songer durant quelques minutes de suite, afin de suspendre par un répit, si court qu’il fût, l’obsession de son cerveau.

Enfin, cependant, il eut la bonne fortune de se trouver seul avec son ami. Pour cette occasion tant cherchée, Robert avait préparé un plan de conversation. Il n’eut pas de mal à faire intervenir le nom de Sabine. Ce fut même Vincent qui le prononça le premier.

—Mais, dit Robert d’un ton de plaisanterie, je ne vois pas trace en elle de ce caractère difficile dont tu me parlais. Jusqu’à présent, je n’ai recueilli des indices que sur ta propre tyrannie.

—Moi, un tyran! s’exclama de Villenoise, qui se mit à rire.

—Certes... Ne lui as-tu pas interdit toutes sortes de choses?... Attends que je me rappelle... Ah! oui... par exemple, de tirer au pistolet.

—Oh! entendons-nous, répliqua Vincent. Ce n’est pas contre le pistolet précisément que j’objectais. Figure-toi qu’à un moment Sabine s’amusait à me contrarier en se donnant des allures masculines,—ce que je déteste le plus chez une femme! Elle s’habillait en homme dans son atelier, recevait ses modèles, et même des journalistes, dans ce costume... Elle fumait comme un petit volcan... Et, par-dessus le marché, en effet, elle avait installé un tir dans son jardin. Puis, brusquement, un beau jour, elle a fait disparaître tout cela, dans un de ses accès de soumission passionnée qui parfois suivaient ses révoltes les plus violentes. Mais, ajouta Vincent, qui s’interrompit en remarquant une expression singulière sur le visage de l’inventeur, qu’est-ce que tu as donc? Tu trouves, n’est-ce pas, qu’il fait trop chaud ici? Ouvre donc une fenêtre. Tu sais, je ne crains pas l’air.

—C’est vrai, j’étouffe! dit Robert en se dirigeant vers la croisée.

—Va donc faire un tour, mon pauvre vieux. Ce n’est pas une atmosphère pour toi, cet intérieur de malade.

Dalgrand protesta contre le dernier mot. Il affirma que Vincent n’était plus malade.

M. de Villenoise, en effet, avait quitté le lit. Assis dans son fauteuil, les jambes soulevées sur un pouf et couvertes par une courte-pointe en satin, les cheveux et la barbe sortant pour la première fois des mains du coiffeur, il était bien près de redevenir le beau garçon de naguère. Mais ses yeux encore un peu rentrés dans leurs orbites, son teint trop blanc, la maigreur de ses joues et de ses doigts, témoignaient encore de la rude épreuve qu’il venait de traverser.

—Toi, malade! répétait Robert. Allons donc! Tu as plutôt l’air... eh! parbleu... d’un fiancé. Voyons, sois franc! A quand la noce?

Un nuage passa sur le front pâle de M. de Villenoise. Il ne répondit pas tout de suite.

—Je te demande pardon, murmura son ami. Je croyais que c’était décidé.

—Oui, soupira Vincent. Après ce qu’elle a fait pour moi, c’est mon strict devoir.

—Mais c’est un devoir qui, j’ai lieu de le supposer, ne te pèsera guère.

Vincent lui lança un regard de reproche.

—Crois-tu, lui dit-il, que j’aie deux cœurs, ou que le mien puisse oublier si vite?

—Cependant...

—Ne revenons pas là-dessus, dit avec fermeté M. de Villenoise. Je n’en ai pas le droit. Nous ne pourrions dire que des paroles dangereuses et inutiles. J’ai pour Sabine la plus infinie reconnaissance. Je l’aime tendrement. Pourtant... (il hésita), pourtant, lorsque je l’épouserai, je ne ferai pas un mariage d’amour.

Là-dessus, il détourna la tête et ferma les yeux. Car il n’avait pas encore la vigueur suffisante pour dominer son émotion.

Dalgrand, que poussait le sentiment d’une effrayante responsabilité, eut le courage de ne pas respecter cette faiblesse qui se dissimulait. Un point très important devait être éclairci.

—Voyons, dit-il, je ne t’accuse pas d’avoir deux cœurs,—comme tu le disais à l’instant,—mais je présume que cet organe, unique chez toi, ne s’est jamais guéri tout à fait de l’ancienne affection. La reconnaissance décide le triomphe de cette affection-là. Mais est-ce bien la reconnaissance toute seule? Avant ton accident, ne te souviens-tu pas de certaine soirée en Belgique, où j’ai pu me figurer que je dînais avec le couple le plus uni et le plus légitime de la terre?... La reconnaissance, pourtant, n’était pas encore née.

—Ah! cette soirée... cria Vincent.

Et il se redressa sur ses coussins avec des yeux de feu dans son visage tout blanc.

Robert eut le remords du mal qu’il faisait à ce convalescent. Mais il touchait peut-être au fond de la vérité. Il fallait qu’il sût.

—Eh bien, quoi, cette soirée?... Elle était charmante. J’en ai gardé le meilleur souvenir.

Il parlait d’un air presque léger. Toutefois, en ce moment, il n’était pas moins pâle que son ami.

—Mais tu ne sais rien, mon pauvre garçon! dit Vincent. Tu es là qui juges au hasard... Je te dis que tu ne sais rien!... ni de mes sentiments, ni de ce qui se passait alors entre nous. Parbleu!... Elle t’a joué la plus merveilleuse comédie!...

Il s’interrompit. Puis, se reprenant avec une espèce de violence:

—C’est trop fort! Est-ce que je vais dire du mal de cette pauvre femme à présent?...

Il ferma les lèvres avec une expression si résolue que Dalgrand n’espéra plus lui en faire avouer davantage.

—Voyons, reprit l’inventeur d’un ton bon enfant, quelle idée te mets-tu dans la tête? Mais non, tu n’en dis pas du mal.

Le silence de Vincent se prolongeait. Dalgrand reprit:

—Bah! Elle t’avait fait quelque scène?... Ce n’est pas dire du mal d’une femme que de raconter cela... surtout à un vieux frérot comme moi.

M. de Villenoise avança la main.

—Non, mon ami, j’aime mieux n’en plus reparler jamais... Pas même à toi. Tu es pour moi autant et plus qu’un frère... Mais Sabine sera ma femme... Si elle a eu quelques torts, je les oublie. Quant aux miens, je les réparerai. Ce ne sont pas les moindres. J’ai agi brutalement, cruellement...

C’était la seconde fois que Vincent s’accusait de cet acte cruel, qui devait rester un mystère pour Dalgrand. Mais celui-ci se trouvait suffisamment éclairé, surtout par le dernier mot. Car la seule cruauté que peut montrer un amant envers une femme aussi passionnément éprise que Sabine, c’est de lui laisser entrevoir qu’il en peut aimer une autre. M. de Villenoise n’était pas un homme à injurier sa maîtresse, encore moins à la frapper. Et il aurait battu Sabine qu’il n’eût pas gardé plus de remords que Robert n’en avait entrevu dans ses yeux à deux reprises.

Avec les données que possédait l’inventeur, on pouvait reconstituer la scène de Dinant. S’il admettait que le personnage dont l’apparition avait effrayé Gilberte était Sabine, travestie et cachée pour épier M. de Villenoise, quelle n’avait pas dû être la rage de cette créature violente en apercevant l’homme qu’elle aimait, seul dans les bois, avec une jeune fille aussi jolie que Mlle Méricourt! Elle avait dû en arriver, tôt ou tard, à quelque terrible explosion de jalousie. Et alors le pauvre Vincent, doublement torturé, poussé à bout, avait laissé échapper quelque parole irréparable—l’aveu peut-être de son amour sacrifié—ou, pire encore, la phrase de rupture, l’intention exprimée d’épouser la rivale.

Alors s’expliquait l’affolement de la maîtresse jalouse, menacée d’abandon.

Et pourtant... quelque chose échappait à Robert... Non, ses déductions n’étaient pas exactes. Car, au lendemain du crime, quand Vincent avait repris connaissance, le blessé et Sabine ne s’étaient pas regardés comme des adversaires de la veille. Ils s’étaient tout de suite témoigné trop de tendresse, de confiance. Puis, encore un coup, de quelle manière interpréter les soins ardemment dévoués de Sabine? Comment admettre que cette amante exaspérée jusqu’au meurtre voulût ensuite sauver pour une autre celui dont elle préférait la mort à l’infidélité?

Ainsi, la situation restait la même. Des indices, oui... Des indices de plus en plus clairs et significatifs. Mais pas une preuve!... même pas une preuve morale!... aucune certitude absolue! Impossible, dans un pareil doute, de se risquer à agir! Et pourtant les jours passaient. Vincent était presque guéri. Bientôt il allait annoncer officiellement son mariage avec Sabine... Puis le conclure. Et Dalgrand, avec le tragique soupçon qui lui dévorait le cœur, assisterait à la cérémonie!...

C’était à perdre le sang-froid et la raison.

Et, durant tout ce temps, l’enquête officielle n’avait point avancé d’un pas. Déjà les magistrats énervés souhaitaient de ne plus entendre parler de ce malheureux attentat de Villenoise, qui les mettait en défaut. L’affaire allait être classée.


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