Haine d'amour
XVI
Dix mois s’étaient écoulés. Vincent de Villenoise avait épousé Gilberte.
Le soir des noces, la jeune fille, en ôtant de son corsage le petit bouquet d’oranger, montrait à son mari, sous les fleurs artificielles et cousu dans un sachet de satin, le brin de réséda gardé depuis le bal où elle était sa demoiselle d’honneur. Alors lui-même, en souriant, tirait de son porte-cartes un brin tout pareil. Chacun avait eu la même idée: le premier souvenir de leur amour devait les accompagner à la fête nuptiale. Cette gracieuse coïncidence avait jeté Gilberte aux bras de son mari, et commencé la défaite de sa virginale timidité. Ce fut la première fleur échangée jadis qui, cette nuit-là, les fit amants.
L’été commençait. Ils s’installèrent à Villenoise.
Bien des changements avaient été faits dans la propriété. On avait comblé le Puits du Diable, démoli l’allée qui longeait le Chaos, et qui maintenant disparaissait sous une plantation de jeunes sapins. Des tombereaux de terre jetés entre les rocs avaient transformé l’aspect du ravin lui-même, et se couvraient de fleurs sauvages. A la lisière de la forêt, la villa qu’avait habitée Sabine n’existait plus; le terrain, vendu à un paysan, étalait au soleil le manteau or pâle d’un champ d’avoine mûre.
A la fabrique et dans la cité ouvrière, on connaissait bien déjà le ravissant visage de la nouvelle châtelaine. Mme de Villenoise allait là-bas presque journellement, dans son panier attelé de deux poneys. Et c’était pour elle un amusement si doux d’exercer sur ce petit peuple une royauté de providence généreuse, que son mari dut intervenir.
—Prends garde, mignonne, il ne faut pas trop me les gâter.
Ou bien:
—Méfie-toi d’un premier enthousiasme. Tu ne dois rien commencer que tu ne sois résolue à poursuivre.
Un jour, Gilberte, après beaucoup d’hésitations, pria Vincent de la conduire visiter la tombe de Sabine.
La jeune femme avait depuis longtemps appris par son beau-frère les moindres détails de la triste histoire, et même elle avait lu la lettre de la morte.
M. de Villenoise accueillit sa requête avec étonnement. Cependant, réflexion faite, il consentit.
Par une matinée splendide, tous deux partirent à cheval, à travers bois, se rendant au petit cimetière. Le groom tint leurs montures à la grille. Ils entrèrent.
C’était un de ces endroits adorables et mélancoliques, où, dans les très humbles campagnes, la mort se montre d’une bonhomie si douce et d’une si naïve coquetterie. Un fouillis de fleurs. Des rosiers, jadis plantés par des mains pieuses, mais qu’on a cessé d’émonder, et qui maintenant envahissent tout. Des herbes hautes, cachant la forme étroite et allongée des monticules funèbres. De larges marguerites, de petits œillets sauvages, des scabieuses aux tons fins, et, de place en place, les nobles hampes de roses trémières. On ne distinguait pas les sentiers. Grâce aux croix seulement, on évitait de marcher sur les tombes.
Mais, au milieu de toute cette verdure et de ces couleurs, un espace d’une crudité blanche attira et choqua l’œil de Gilberte.
Elle s’approcha, éblouie par cet éclat de marbre sous le ciel d’un bleu dur, dans la pluie aveuglante de lumière.
Une grille dorée l’arrêta. Et elle resta en contemplation devant la tombe de Sabine.
A deux pas derrière elle, M. de Villenoise, gêné, restait les yeux à terre, tête nue sous la brûlure du soleil.
Le monument était un chef-d’œuvre artistique. Vincent l’avait commandé à un très grand sculpteur. Appuyée contre le bloc de marbre qui portait le nom de la morte, une figure féminine d’une grâce délicieuse étendait à demi la main droite, dans un geste d’apaisement, de pardon, de pitié. Elle semblait vouloir faire descendre quelque chose d’infiniment doux dans l’invisible profondeur de la tombe. Un peu au-dessous de cette main, et déroulé à l’angle du bloc, un feuillet de marbre portait ces mots, qui commentaient le geste de la statue:
ELLE REPOSE PARDONNÉE.
Ainsi était accompli le vœu suprême de Sabine. Pour les rares visiteurs du cimetière, cette inscription devait sembler une simple formule religieuse.
Cependant Gilberte s’était retournée vers son mari. Elle lui toucha le bras. Il leva les yeux. Jamais elle ne lui avait paru si belle. Une gravité attendrie rendait plus séduisant ce visage où flottait un charme d’enfance. Elle dit:
—Je la trouve superbe, cette tombe. Mais regarde!... Rien que du marbre et du métal doré! Elle n’a donc personne au monde, cette pauvre femme, qui lui apporte parfois une gerbe de roses, ou même un simple bouquet des champs?...
Et, comme Vincent, très ému, se taisait, Gilberte ajouta d’une voix insinuante et câline, ainsi qu’une petite fille qui demanderait une grosse faveur:
—Nous viendrons mettre ici des fleurs, n’est-ce pas? Vois-tu... sa folie et son crime ont fait notre bonheur. Et elle a tant souffert!...
Puis, plus bas encore, la jeune femme murmura:
—Pauvre, pauvre créature de douleur et de passion!... Vincent, elle t’aimait et elle t’a perdu... N’est-elle pas assez punie?
Achevé d’imprimer
le cinq mai mil huit cent quatre-vingt-quatorze
PAR
ALPHONSE LEMERRE
25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25
A PARIS