Haine d'amour
XII
Vincent avait repris toute sa connaissance. Le danger semblait conjuré. Il ne restait plus au malade qu’une extrême faiblesse.
Un matin, Robert lui dit, en montrant Sabine qui, la tête renversée sur le dossier d’une bergère, laissait ses yeux se fermer de lassitude:
—Sais-tu bien ce que tu dois à cette adorable femme?
Le regard encore lourd et indécis de Vincent suivit le geste de son ami. Il considéra un instant Sabine. Et, comme ses nerfs n’avaient pas repris leur solidité, tout de suite ses cils se mouillèrent.
—Voyons, dit l’inventeur, ce n’est pas la peine de t’émotionner non plus.
—Si... murmura M. de Villenoise. Car j’ai été injuste envers elle... J’ai été cruel... Je l’ai fait souffrir...
—Ah! bien, si tu te mets à dire des bêtises, fit Robert, je vais t’interdire de parler.
—Tu ne sais pas... reprit le malade.
—Je ne veux rien savoir, interrompit l’autre gaiement.
Mais de Villenoise, avec un léger effort que lui coûtaient encore les phrases un peu longues, insista:
—Elle a été si bonne!... si patiente!... toute changée... Jamais je ne l’avais vue ainsi... D’une telle douceur... Et pas la moindre allusion pénible, pas un reproche...
—Allons, dit Robert, préoccupé de la fatigue visible de Vincent, tais-toi... Moi, d’abord, j’ai apporté du travail. Je vais prendre des notes.
Il se carra dans son fauteuil, ouvrit un livre, fit sortir la mine de son porte-crayon, et se mit à lire. De temps en temps, il s’arrêtait pour inscrire des signes dans les marges.
La tête tournée sur ses oreillers, blancs comme son propre visage, M. de Villenoise regardait toujours Sabine.
La pauvre femme, brisée de fatigue, s’était endormie pour de bon. Et, dans le ravage de sa beauté défaillante, se lisait la véritable étendue de son dévouement. Car elle était à l’âge où le moindre excès, la moindre imprudence, le plus léger surmenage précipite le déclin d’une jeunesse qui va disparaître. Elle surtout, si effrayée par la crise fatale, si hantée par cette idée qu’avec chaque parcelle évanouie de ses charmes s’évanouissait une parcelle d’amour dans le cœur de Vincent, elle ne pouvait ignorer le travail destructeur des nuits sans sommeil. Trop clairvoyante sous ce rapport, et prenant d’ordinaire tant de soin de son teint, l’abritant si volontiers de la grande lumière, l’entretenant par d’ingénieux artifices de toilette qu’elle ne pouvait pratiquer à Villenoise, comment avait-elle trouvé le courage d’un irréparable sacrifice? Et maintenant que Vincent allait mieux, maintenant qu’il discernait et jugeait tout, elle osait s’approcher de lui dans la dure clarté de l’aube, après les heures mortifiantes d’une longue veille. Parce que, dans cette délicate convalescence, les plus grandes précautions étaient indispensables, et qu’elle ne voulait pas confier son cher malade, fût-ce pour un instant, à d’autres mains.
M. de Villenoise avait, dans sa nature nerveuse et fine, assez de côtés féminins pour apprécier ce qui, aux yeux d’autres hommes, fût resté inaperçu, ou même eût fait tort à Sabine. Un amant moins sentimental aurait éprouvé peut-être un regret voisin du détachement à contempler ce pauvre visage dont il eût été l’involontaire bourreau. Tandis que jamais, dans tout son éclat, la beauté de Sabine n’avait remué Vincent comme en ce moment le remuaient les meurtrissures du teint et des traits, le bistre des yeux, l’amaigrissement des joues, et les menues griffures des rides sur cette figure endormie.
«Pauvre chère créature!» pensa-t-il. «Elle m’a sauvé la vie... Moi, j’avais brisé la sienne!... Et à quel prix m’arrache-t-elle à la mort?... Au prix de ce qu’une femme a de plus précieux,—surtout à son âge,—sa beauté. Et cela lorsque je venais de lui avouer brutalement mon amour pour une autre!...»
Robert, qui leva les yeux de son livre, devina en partie les pensées de Vincent.
—Eh bien, lui dit-il, que comptes-tu faire?
—L’épouser, répondit M. de Villenoise.
A ce moment le médecin entra. Le mouvement de cette entrée réveilla Sabine, qui vint écouter anxieusement les observations faites par l’homme de science.
—Je trouve un peu d’excitation, prononça celui-ci. Le pouls était meilleur hier.
Et, se tournant vers Mme Marsan:
—Le juge d’instruction est en bas. Il désire interroger M. de Villenoise le plus tôt possible. Mais je ne suis pas assez content de mon malade aujourd’hui. Je vais demander qu’on remette cela à demain.
—Docteur, je vous en prie!... s’écria Vincent d’une voix presque forte. Faites-le entrer. J’ai si peu de chose à lui dire que cela ne me fatiguera pas.
Le médecin hocha la tête.
—Mais, reprit nerveusement le blessé, vous ne savez donc pas que c’est ce mystère qui me fait mal!... On a voulu ma mort... On la veut encore peut-être...
—Votre mort!... s’écria Sabine.
Elle haussa les épaules.
—Mais, quelques centimètres plus bas, cette petite balle vous eût fait à la jambe une blessure insignifiante! Est-ce bien sûr qu’on ait voulu vous tuer?
Un silence étonné accueillit cette exclamation. Mme Marsan se força de rire et ajouta très vite:
—C’est vrai!... Il se met martel en tête. Ne faut-il pas le remonter un peu?
—Docteur, laissez venir le juge, insista Vincent.
Le médecin se pencha de nouveau vers son malade. Mais Robert continua de regarder Sabine, qui, elle-même, regardait M. de Villenoise. Et tout à coup—il ne sut pas pourquoi—l’inventeur eut dans l’oreille comme l’écho des paroles échangées entre lui et Mme Marsan, le lendemain du crime, dans le cabinet de travail. Pourquoi repensait-il à cette conversation? Peut-être parce que Sabine venait de s’exprimer avec une intonation semblable. Que lui avait-elle dit alors? Il se sentait près de s’en souvenir, comme dans un réveil bizarre d’impressions... Une similitude d’accent évoquait des lambeaux de phrases, et aussi des particularités de physionomie. Elle lui apparaissait de nouveau la même femme que ce matin-là... Un peu différente d’elle-même, différente de la garde-malade sublime qu’il admirait tout à l’heure... Pourquoi?... L’autre jour, c’était l’émotion—ou du moins il l’avait cru. Mais maintenant?... Quelle note inquiétante avait donc sonné dans sa voix?...
Robert, pris d’un vague malaise, tenait toujours ses yeux fixés sur Mme Marsan. Elle sentit ce regard qu’elle évitait de rencontrer. Et, soudain, sans attendre le dernier avis du docteur, elle se détourna et sortit de la chambre.
Cependant le médecin se laissait fléchir par les instances de M. de Villenoise. Craignant que son refus ne provoquât plus de fièvre que l’entretien avec le juge, il partit en promettant de faire monter celui-ci.
Des minutes se passèrent. Personne ne paraissait. Le blessé s’impatienta.
—Va donc voir, dit-il à Robert.
Bientôt celui-ci revint, suivi seulement de Sabine.
—Mon ami, dit-elle en s’approchant du lit, c’est moi qui ai prié le juge de partir. J’ai vu que le docteur faiblissait, je suis descendue avant lui...
Elle ajouta, en passant légèrement ses doigts sur le front du malade:
—Oh! ne froncez pas méchamment vos sourcils. Pardonnez-moi... J’avais si grand’peur que vous ne vous fissiez du mal!...
—Est-ce sûr, demanda Vincent, qu’il reviendra demain?
—Oui, oui... demain matin. Il est aussi pressé que vous.
Le quelque chose de soupçonneux et d’inquiet qui s’était éveillé chez Dalgrand se dressa de nouveau en lui, moins inconscient, plus aigu. Et, dans la journée, cela prit forme. L’inventeur crut remarquer que Mme Marsan souhaitait qu’il ne fût pas là quand le juge d’instruction interrogerait Vincent.
Depuis l’accident, Robert circulait sans cesse entre Paris et Villenoise. Parfois il passait la nuit au château. C’était quand il y arrivait dans la soirée. Ce jour-là, étant venu de Paris par le premier train, il comptait s’en retourner avant le dîner, pour ne pas condamner Lucienne à une solitude trop longue. Mais il trouva que Mme Marsan s’occupait, par extraordinaire, un peu trop de son départ. Elle avait donné bien vite l’ordre de faire atteler à trois heures pour conduire M. Dalgrand à la gare. Puis, s’informant de l’heure où il faudrait le faire chercher demain, elle avait dit:
—Pas trop tôt le matin, n’est-ce pas? Nous aurons le juge d’instruction... On pourrait oublier d’envoyer la voiture... Et déjà on devra le chercher lui-même, au train d’Évreux.
De telles objections, dans une maison où les nombreux attelages n’avaient plus rien à faire, et de la part de Sabine, qui laissait d’ordinaire tous ces soins au premier piqueur,—affectant même de ne pas se poser en maîtresse vis-à-vis de la valetaille,—ne pouvaient manquer de frapper Dalgrand, surtout dans l’état d’esprit où il se trouvait.
«Elle veut certainement,» se dit-il, «que je n’assiste pas à l’interrogatoire de Vincent. Mais pourquoi?... Il faut que je sache. Je resterai, et je l’observerai. Ces diables de petites cervelles féminines... On ne sait jamais quelles bizarres combinaisons peuvent s’y établir.»
Robert, qui ne manquait pas de finesse, malgré la franchise large de sa nature, ne déclara pas brusquement qu’il voulait rester à Villenoise. Il sut se faire retenir par Vincent. D’après une idée qu’il lui suggéra, le malade se mit en tête de le garder jusqu’au lendemain.
—Vois-tu, dit celui-ci, je serais bien aise que tu fusses là en même temps que le juge. Tu connais tout de ma vie... Tu auras peut-être une idée qui ne nous viendrait ni à lui, ni à moi. Puis cela m’évitera la fatigue de faire deux fois le même récit, les mêmes réflexions. Ce que je dirai sera nouveau pour toi, puisqu’on ne m’a pas encore permis de parler de...
Robert l’interrompit en riant.
—Et tu en dis bien long, cependant. Allons, tais-toi, sacré bavard! C’est entendu, je reste. Je vais aller dans ton cabinet téléphoner à Lucienne.
Le malade secoua la tête. Puis, comme il se sentait vraiment las, il fit signe à Sabine d’expliquer quelque chose.
Celle-ci n’eut pas la présence d’esprit de cacher sa contrariété. Elle prit un air glacial.
—Le téléphone du château ne communique pas avec Paris, dit-elle. Il n’y a que celui de l’usine. Téléphonez à l’usine, qui téléphonera à Paris. Ou bien allez à l’usine, à votre choix.
—Je vais à l’usine, dit Robert. Cela me promènera. Et je rapporterai à Vincent des nouvelles de tout son monde.
Quand il revint, deux heures après, il trouva M. de Villenoise assoupi. Dès le seuil, il vit le doigt levé de Sabine. Il s’assit donc à distance, et se mit à déployer un journal, avec toute la lenteur nécessaire pour que le papier ne criât pas.
Mme Marsan se leva et, souriant d’un air gracieux, vint se placer sur un siège plus proche de l’inventeur. Elle avait donc réfléchi sur sa propre maladresse? Comme il était sous l’influence d’une prévention, Robert trouva maintenant quelque chose d’exagéré dans la politesse qu’elle lui témoignait.
—Nous pouvons parler, dit-elle à voix basse. Ce n’est pas encore, malheureusement, le sommeil de la santé. C’est un accablement plus profond. Pauvre ami!...
—Il a dormi tout le temps de mon absence? demanda Robert.
—Tout le temps. Et ça va bien, là-bas, à l’usine?
—Comme sur des roulettes. On travaille ferme. Et tout ce monde-là ne pense qu’à lui. Ah! il est sincèrement aimé.
—Il le mérite bien. Mais lisez votre journal, monsieur Dalgrand. Tenez, moi aussi, j’ai ma lecture.
Elle lui montra un roman commencé. Ils échangèrent encore quelques réflexions sur le sujet et sur l’auteur, puis Sabine se renversa contre le dossier de son fauteuil et éleva le livre, derrière lequel son visage disparut. Robert ne voyait plus que ses deux mains allongées et pâles, qui soutenaient le volume.
Lui-même s’absorba dans la politique. Mais, de temps à autre, la blancheur de ces mains sur la reliure foncée l’attirait, et il relevait les yeux.
Tout à coup il se pencha vers elle, frappé par une remarque:
—Tiens! mais votre bague... vous ne l’avez plus?
Sabine eut un grand sursaut. Elle retira les mains si vivement que le livre tomba sur ses genoux.
—Oh! comme vous m’avez fait peur!
En effet, elle restait blême, et tout son corps tremblait.
—Mon Dieu! dit-il, que je suis fâché! C’est vrai... J’ai parlé trop brusquement... Mais le souvenir de cette bague m’est revenu tout à coup... Et vous m’aviez dit, à Dinant, que jamais elle ne quitterait votre doigt.
—J’ai eu le malheur de la casser, répondit Sabine, qui se remettait avec peine.
—De la casser!...
—C’est-à-dire... la miniature.
—Comment cela? Vous l’avez heurtée?
—Probablement.
—Et la miniature s’est fendue?
—Fendue... brisée en morceaux... Enfin elle est tombée.
—Vous avez les débris?
—Non.
—Tiens, pourquoi? On aurait pu recoller, raccommoder la chose, peut-être. Mais vous devez être désolée, vous y teniez tant!
—Que voulez-vous!...
Cette exclamation d’une banalité résignée étonna Robert. Il crut remarquer de la gêne dans l’attitude de Mme Marsan. Aussitôt il insista beaucoup sur ce léger malheur. Où cela s’était-il produit? Elle avait dû se faire mal? car il fallait un choc assez violent pour briser cette petite plaque d’ivoire doublée d’or, surtout en plusieurs morceaux.
Elle ne se rappelait pas. Avait-elle eu le loisir d’y prêter attention quand Vincent était à la mort? La miniature s’était détachée. Et s’il y avait plusieurs morceaux, c’est qu’ensuite, probablement, on avait marché dessus. Le fait est que la miniature n’existait plus, et que, par conséquent, on ne pouvait la replacer dans le chaton de la bague.
—Pourquoi ne portez-vous pas au moins l’anneau? demanda Robert, qui s’amusait à prolonger l’embarras visible de Sabine.
—Parce que Vincent aurait pu remarquer...
Bien vite elle expliqua:
—Cela lui aurait fait de la peine... l’aurait impressionné comme un présage. Quand il sera guéri, je lui dirai.
Un doute ironique pointait dans les yeux de Robert.
—Pourquoi me regardez-vous comme cela? interrogea Sabine avec un air de hauteur. Si vous ne me croyez pas, allez regarder dans cette bonbonnière, là, vers le milieu de cette vitrine. Vous y trouverez la bague.
Il le fit comme elle le lui disait, poussé par un sentiment irrésistible, qui supprimait toute galanterie, et presque toute politesse,—car il semblait douter de sa parole. Dans la bonbonnière, il trouva l’anneau d’or, avec la doublure du chaton, toujours entourée par la guirlande en marcassites. Mais, de la miniature, il ne restait qu’un fragment encore solidement encastré dans la monture. En examinant l’objet avec attention, il remarqua que l’anneau, pourtant ancien et massif, était déformé, faussé, et le chaton bossué.
—Diable! murmura-t-il, avec un ton plein d’une méfiance voulue, il a fallu un fameux choc!...
Instinctivement il se sentait sur la piste de quelque petit mystère féminin. Aussi, quoiqu’il n’y attachât guère d’importance, il s’amusait, par malice, à prendre des airs soupçonneux et à poser sur Sabine des regards capables de troubler la conscience la plus pure. A son grand étonnement, il la vit se lever, et marcher vers lui avec une telle expression de fureur mêlée d’effroi qu’il en fit un pas en arrière.
—Rendez-moi cette bague! dit-elle.
Il la lui tendit tout de suite. Et aussitôt il en eut du regret, en constatant la surprise et la joie mal dissimulées de Mme Marsan. Une détente se produisit en elle. Sa main, crispée sur le bijou, s’enfonça dans sa poche. Mais, en même temps, elle essaya de rire.
—Allons! reprit-elle, vous feriez un mauvais juge d’instruction. Ne vous essayez plus à jouer ce rôle-là.
«Un juge d’instruction!...» Le mot eut un retentissement tragique dans l’esprit de Robert. Cette bague avait donc un rapport quelconque avec le crime?... Ce n’est pas le hasard qui fait monter aux lèvres certaines syllabes à certains moments décisifs. En ce jour, et à Villenoise, on ne parlait pas de juge d’instruction sans songer au drame qui occupait toutes les pensées. Une femme comme Sabine n’aurait pas fait une plaisanterie pareille, si quelque impulsion venue des profondeurs mêmes de son âme ne l’eût poussée à prononcer cette phrase.
«J’en aurais su davantage,» se dit Robert, «si j’avais feint de garder cette bague. La crainte que je m’en emparasse a fait perdre la tête à cette impérieuse créature, quand elle a vu que j’examinais le bijou de trop près. Elle a peur que je ne soupçonne quelque chose... Et, de fait, je soupçonne beaucoup... Mais quoi?... dans quel sens?... dans quel ordre d’idées?... Je serais bien embarrassé de le dire. J’ai pourtant un jalon maintenant. L’accident arrivé à cette bague coïncide certainement avec le coup de revolver tiré sur mon pauvre ami. Partons toujours de là. Nous arriverons peut-être à un résultat que Mme Sabine elle-même ne saurait pas découvrir.»
Justement ce soir-là, comme Vincent se trouvait mieux, après son long sommeil, il supplia sa chère garde-malade de consentir à prendre enfin un repas régulier, à descendre dîner avec Robert. Elle fit moins de façons qu’il ne s’y attendait. Et, comme elle montrait même de la gaieté, presque une nuance de coquetterie, le malade se mit à les taquiner tous les deux, s’accusant d’imprudence, prenant plaisamment ombrage du tête-à-tête qu’il provoquait lui-même.
—Ah! enfin... s’écria-t-elle. J’entends votre bon rire. O Dieu!... J’ai eu tellement peur de ne plus jamais...
Un sanglot lui coupa la parole. Elle se pencha vers son amant... Et—tandis que, par discrétion, Robert s’éloignait—les bras amaigris du blessé enveloppèrent le buste fin qui touchait sa poitrine.
—Chère Sabine!... Ma chère femme!
—O mon Vincent!...
Ils se donnèrent un long baiser. Puis, la première, pour ne point le fatiguer par trop d’émotion, elle détacha leur étreinte.
—Va, ma chérie, dit-il, avec un ton d’attendrissement profond.
Elle se dirigea vers la porte. Mais, sur le seuil encore, elle lui envoya, des lèvres et des doigts, une caresse avec un sourire.
Robert, qui avait compté sur ce repas en tête-à-tête pour surprendre quelque indice du secret de Sabine, se leva de table plus désorienté qu’auparavant. Il s’était retrouvé en face de la charmeuse admirée en Belgique. Une source mystérieuse de joie—ouverte, sans qu’il le sût, par un mot de Vincent—transfigurait de nouveau la changeante créature. Et, devant l’épanouissement de sa gaieté, dans le vol fantasque de son esprit, sous le rayon de ses yeux fiers, Dalgrand perdit sa pénétration d’analyste et d’observateur. Pourtant il garda l’impression de méfiance éprouvée dans l’après-midi,—impression trop vive et trop nette pour s’effacer de sitôt.
Durant les heures silencieuses de la nuit, d’étranges idées le hantèrent.
Quand il se les rappela, au matin, en entrant dans la chambre de son ami, Robert crut avoir été le jouet d’un cauchemar.
Tout semblait harmonie et joie dans cette chambre, même sur la physionomie du malade. M. de Villenoise allait beaucoup mieux, et sur son visage pâle se peignait cette ivresse que cause à ceux qui ont vu de tout près la mort la sensation du retour à la vie. Sabine avait changé de toilette. Sa femme de chambre était venue avec une malle. On avait mis de côté la robe sombre et simple, portée pendant des jours et des nuits. La jeune femme—car elle paraissait jeune ce matin-là—semblait vraiment la châtelaine de Villenoise, dans l’élégance et l’intimité de son chez-elle, vêtue qu’elle était d’un souple costume d’intérieur, d’un blanc crémeux et doux, rendu vaporeux par la profusion des dentelles. Ses magnifiques cheveux noirs, partagés comme toujours en deux bandeaux sur le front, n’étaient pas tordus en chignon, mais pendaient en une seule grosse natte, dont le bout, négligemment attaché, s’éparpillait en lourds anneaux et en mèches folles bien au-dessous de la ceinture. Robert fut surpris de la grâce que cette coiffure négligée donnait à cette beauté plutôt sévère; dix années lui semblaient ôtées depuis la veille. Il est vrai que la fraîcheur inattendue des joues et des lèvres, que l’éclat des yeux, si l’on pouvait y voir le résultat d’une première nuit de complet repos et l’effet d’une absence toute nouvelle d’inquiétude, devaient être attribués peut-être plus exactement à un imperceptible et savant maquillage.
Quoi qu’il en fût, cette radieuse silhouette féminine, et on ne sait quel air de fête répandu dans la pièce,—l’attirail des médicaments disparu, des gerbes de chrysanthèmes disposées avec goût,—puis surtout peut-être l’allégresse de vivre étincelant dans les yeux de cet homme jeune, couché dans ce lit qui avait failli devenir son lit de mort, tout ce spectacle, embrassé d’un coup d’œil, fit s’ouvrir le cœur un peu serré de Robert Dalgrand.
—Tu nous admires, hein? s’écria gaiement M. de Villenoise. Nous nous sommes faits beaux. Regarde-moi donc!
Et il carrait en riant ses épaules amincies dans un joli veston de flanelle à ganses de soie.
—Oh! le fat, riposta son ami du même ton. Toi, beau?... Par exemple!... J’aime mieux regarder Mme Sabine.
—Tiens!... dit Vincent. Et l’embrasser peut-être... Allons, vas-y, je te le permets.
Robert effleura galamment de sa moustache la poudre de riz si habilement étendue sur la joue de Mme Marsan. Puis tous trois se mirent à échanger des taquineries sans prétention, des drôleries niaises, tous les enfantillages par où le cœur et l’esprit se détendent, après les grands travaux et les grandes anxiétés.
Un domestique vint demander si M. le juge d’instruction, avec son greffier, pouvait être reçu par M. de Villenoise.
On les fit entrer. Le magistrat prit un siège tout près du malade. Le greffier s’assit à une petite table, que l’on débarrassa de plusieurs bibelots pour qu’il pût écrire. Aussitôt M. de Villenoise demanda la permission pour Mme Marsan et pour son ami Robert d’assister à l’entretien. Le juge connaissait déjà ces deux personnes. Il acquiesça avec un empressement poli.
Dès le début de la séance, les facultés observatrices de Dalgrand s’aiguisèrent en face d’un tout petit fait. Il observa que Sabine s’asseyait derrière le juge et à contre-jour.
«Décidément,» se dit-il, «elle a quelque chose à cacher,—quelque chose que je dois et que je veux surprendre. Mais, mon Dieu! quel rapport peut-il y avoir entre un secret de cette femme, qui tient à Vincent plus qu’à sa propre vie, et le crime qui a failli le lui enlever?»
Il se plaça lui-même de façon à l’observer le mieux possible. Mais à peine était-il assis, qu’elle vira d’un mouvement imperceptible, et, posant son coude sur le bras de son fauteuil, du côté de Robert, elle y appuya sa tête de sorte qu’il ne vît plus son visage.
«Oh! oh! ma belle,» pensa-t-il. «C’est donc sérieux?... Nous avons donc vraiment peur?»
M. de Villenoise raconta au juge tout ce qu’il savait de l’attentat dirigé contre sa personne. C’était peu de chose. Et cependant il avait aperçu l’assassin.
—Vous dites, monsieur, que cet homme sautait d’un rocher sur l’autre, et que le bond indiquait beaucoup de hardiesse, de légèreté? demanda le magistrat.
—Une hardiesse étonnante, monsieur. J’en ai été saisi, même dans ma situation critique.
—Donc l’homme est jeune, murmura le juge.
Vincent releva le mot.
—Jeune!... Oh! je le crois. Dans ma pensée, ce serait plutôt un jeune garçon qu’un homme fait.
—Sur quoi basez-vous cette supposition?
—Mon Dieu!... C’est difficile à dire... Sur la silhouette, l’allure du corps, et—je puis presque affirmer—l’absence de barbe. Mais, monsieur, autant je distingue nettement cette rapide vision quand je ferme les yeux, autant je suis incapable de la fixer par des mots, d’en détailler le moindre trait. C’est une impression plutôt qu’une image... Et cependant, je la vois.... Il me semble que je la vois!...
M. de Villenoise, en prononçant ces derniers mots avec force, projeta le buste en avant.
Dalgrand crut remarquer—mais il n’en fut pas sûr—que Sabine avait eu comme un léger haut-le-corps en arrière.
—Nous avons fait une première perquisition, monsieur, reprit le juge, vers l’endroit d’où nous supposions qu’était parti le coup de revolver. Mais cet endroit, nous ne le connaissons pas avec certitude. Et si vous voulez bien le déterminer exactement... aussi exactement, du moins, que votre mémoire...
—Monsieur, je puis vous l’indiquer à un mètre près. Et s’il m’était possible de m’y rendre, je crois que je vous désignerais la broussaille d’où l’on a tiré. Si vous partez du château...
Il commença une description minutieuse de l’itinéraire à suivre, puis de l’allée sombre, et enfin du point précis où Gipsy s’était cabrée.
—D’ailleurs, ajouta-t-il, voici mon ami Dalgrand qui doit reconnaître, à peu de chose près, l’endroit dont je parle, et qui vous y conduira. Tu vois cela d’ici, n’est-ce pas, Robert?... La pointe du Chaos, là où les derniers blocs de l’éboulement ont roulé, se sont arrêtés...
Le juge se tourna légèrement vers l’inventeur qui faisait: «Oui,» de la tête.
—Et, tiens! reprit Vincent, frappé d’une idée. Le joli saut de mon bonhomme, eh bien, il l’a exécuté un peu plus haut, en remontant, de l’une à l’autre de ces deux roches... tu sais bien... entre lesquelles je t’ai proposé un jour en riant de construire ton premier pont en aluminium.
—Ah! très bien, j’y suis, dit Dalgrand.
—Alors, dit le juge, l’homme remontait dans les rochers... Pourquoi?... Quel chemin rejoignait-il au sommet?
—Aucun. Il ne pouvait que redescendre de l’autre côté par un sentier en pente douce. Mais il se mettait momentanément hors de portée. Car, pour le rattraper, il eût fallu bondir aussi lestement que lui, ou faire un très grand détour.
—N’y a-t-il pas, demanda le magistrat, une excavation vers la partie supérieure de la colline?
—Oui, un trou étroit et profond, que nous appelons le Puits du Diable.
A ce nom, Robert vit distinctement trembler la main sur laquelle reposait la tête de Sabine.
—J’ai déjà pensé à faire fouiller ce trou, remarqua le juge.
Mme Marsan changea de position, prit une de ses mains dans l’autre. Mais, comme malgré son effort visible pour se raidir le frémissement nerveux continuait, elle se leva, fit deux pas dans la chambre. Et bientôt elle parut très occupée à disposer différemment les chrysanthèmes d’une des gerbes.
Robert n’osa la suivre des yeux. Il se sentait devenir tellement pâle et craignait tant une trahison de son regard, qu’à son tour il enfouit sa tête dans ses mains.
Mais tout de suite il repoussa le soupçon inouï qui venait de le traverser comme un éclair.
«Elle a peur qu’on ne fouille ce trou, parce qu’elle y a jadis jeté quelque lettre peut-être, un de ces riens compromettants que toutes les femmes gardent parmi les chiffons de leur armoire à glace, et dont elles ne se débarrassent qu’à la dernière extrémité. Voyons, est-ce que j’ai eu un instant de folie? Qu’est-ce que j’allais imaginer là?...»
Enfin maître de son propre trouble, il revint à la conscience de ce qui se passait pour entendre Vincent expliquer que des fouilles dans le Puits du Diable n’amèneraient guère de résultat.
—Les roches se resserrent vers cinq à six mètres au-dessous de l’ouverture, de façon à ne pas laisser passer le corps d’un homme. C’est le revolver que vous penseriez peut-être retrouver là dedans, monsieur? Eh bien, si l’assassin l’y a jeté, il connaissait l’endroit, sans doute, et ce rétrécissement du trou. Il aurait eu là une idée excellente.
—Avez-vous vu, monsieur, dit le juge, la balle qui a failli vous tuer?
—Non, répondit Vincent. Le docteur m’a dit qu’elle est d’un calibre infime.
—La voici, prononça le juge.
M. de Villenoise la prit entre ses doigts d’un air un peu ému. Puis il la fit rouler dans sa paume. Et finalement il éclata de rire.
—Mais ce n’est pas sérieux! s’écria-t-il. C’est sorti d’un joujou d’enfant. Dire que ce méchant petit grain de plomb!... C’est humiliant, ma parole d’honneur!
Comme le magistrat se taisait, Vincent, à son tour, l’interrogea:
—Qu’en pensez-vous?
—Je pense, dit-il, que cette balle est sortie d’une arme élégante, d’un de ces petits revolvers à crosse ouvragée, que certains hommes du monde aiment à avoir dans leurs poches, mais surtout que les femmes adorent, comme des bijoux qui seraient dangereux.
Robert, involontairement cette fois, leva les yeux vers Sabine. S’il avait prévu son propre mouvement, il n’eût jamais osé l’accomplir. Son regard en disait trop.
Il rencontra celui de Mme Marsan. Elle posait sur lui, ardemment, ses prunelles noires. Quand elle se vit surprise, elle ne les détourna pas. Au contraire elle s’adressa directement à l’inventeur.
—Oui, c’est vrai, dit-elle en relevant la dernière phrase du juge. Je les connais, ces petits revolvers. J’en ai eu un moi-même... un charmant, dont la crosse était de nacre avec mon chiffre en or.
Le juge d’instruction se retourna vivement. Lui aussi, il examina cette femme.
Elle était calme, souriant presque de l’allusion faite à la puérile crânerie de son sexe. Elle avança vers le lit, et passant la main devant le juge:
—Vous permettez?... dit-elle.
Vincent lui tendit la balle:
—Tenez, ma chère amie... C’est bien avec de petits projectiles de ce genre que vous faisiez de si jolis cartons.
—Madame est forte au pistolet? demanda le juge d’instruction.
—Mais oui, assez... répondit-elle avec un léger rire de fierté.
—Vous seriez bien bonne, madame, reprit le magistrat, de m’autoriser à prendre chez vous votre revolver. Nous pourrions voir si c’est bien ce genre d’arme...
—Oh! dit-elle, je ne l’ai plus. Ces exercices masculins déplaisaient à M. de Villenoise... Je m’en suis ôté jusqu’à la tentation.
—C’est vrai, sourit Vincent. Je lui ai assez fait la guerre!...
A cette exclamation du malade, le juge prit un air véritablement perplexe. Puis, très vite, il s’empressa de faire dévier l’interrogatoire, craignant qu’on n’eût entrevu le soupçon qui venait de l’effleurer. Il avait fait une enquête minutieuse. Et maintenant il était absolument certain que, dans la vie de Mme Marsan, toute dévouée à son unique amour, nulle intrigue, nulle coquetterie même, ne se dissimulait à M. de Villenoise. Celui-ci, d’autre part, offrait l’exemple d’une fidélité rare chez un homme si jeune, dont la fortune devait attirer les femmes comme la lumière attire les papillons, beau garçon en outre, fait pour plaire et pour aimer à plaire. Bien que soupçonneux par devoir et par vocation, le magistrat eut un mouvement de gêne, en songeant à la pensée monstrueuse dont il venait d’obscurcir ce délicat roman. D’ailleurs la monstruosité de la conjecture l’humiliait moins que l’invraisemblance. Sur quelle piste absurde avait-il failli s’égarer? Il rattrapa bien vite à ses propres yeux sa courte sottise en affectant des airs d’homme du monde auprès de Mme Marsan.
Dès qu’il lui eut débité trois ou quatre phrases aimables, Sabine se retira de nouveau derrière lui. Mais elle se retira par un brusque renversement du corps, comme quelqu’un à bout de forces, qui n’en peut plus, qui va, s’il ne quitte pas à temps la scène, défaillir sous le poids de son rôle. Quand elle se rassit dans le même fauteuil qu’elle avait quitté trois minutes auparavant pour arranger les fleurs, ce fut un affaissement, un abandon écrasé de toute sa personne et un laisser-aller de sa tête sur le dossier, tels que Dalgrand crut qu’elle allait se trouver mal.
Il se leva alors lui-même, changea de place. Car il ne voulait pas qu’elle revînt à elle sous son regard, qu’elle lût dans ses yeux le trouble effroyable de sa pensée. Il n’osait plus regarder cette femme. Il se sentait vis-à-vis d’elle l’âme éperdue, le geste égaré, les prunelles fuyantes d’un coupable. Trop de certitude en même temps que trop de doutes le bouleversaient, lui ôtaient la disposition de son jugement, la maîtrise de son attitude.
Comment l’interrogatoire se termina, comment Robert se trouva dans une voiture à côté du juge d’instruction, se dirigeant vers le lieu de l’attentat, il s’en rendit à peine compte. Le désir de fuir avant tout, de quitter momentanément son ami et Sabine, avait, pendant quelques minutes, dominé son tumulte intérieur. Et il avait eu la force de leur donner une main paisible, de sortir avec un air naturel, pour obtenir cette délivrance immédiate.
Une fois hors de la chambre, il reconquit en partie son sang-froid. Le juge réfléchissait. Lui-même garda le silence. Du château à l’allée mystérieuse, il eut le temps de se tracer une ligne de conduite.
Dalgrand résolut de cacher à tous, aux magistrats aussi bien qu’à Vincent, et surtout à Sabine, l’abominable soupçon qui, d’un seul coup, lui avait étreint l’âme comme par des grilles acérées, ainsi qu’une bête monstrueuse. Cette étreinte, il ne s’en débarrasserait qu’au moyen d’une évidence établie par lui-même, dans un sens ou dans un autre. A côté du juge d’instruction, il allait, lui, faire son enquête. Il y apporterait toute la prudence, toute la dissimulation nécessaires. Car de son habileté dépendaient son propre repos, le bonheur de Vincent et—peut-être—celui de Gilberte. Il se répétait ces résolutions. Il tendait sa volonté. Mais comment conquérir, dans de si extraordinaires circonstances, l’impartialité, la froideur, la clairvoyance, dont il voulait s’armer?...
Il ne distinguait rien nettement. Son exploration avec le juge fut sans fruit. D’ailleurs ce magistrat, n’étant plus assez jeune pour grimper dans des rochers, se promettait de recommencer, avec des limiers lestes et habiles, un examen plus minutieux.
Ce fut le soir seulement que Robert reprit possession de lui-même. La vue de sa petite belle-sœur, un peu pâlie et souffrante, mais d’une si souriante douceur en son héroïque silence de vierge, retrempa ses forces, lui rendit l’énergie, le calme dont le dénuait depuis quelques heures cet immense bouleversement moral.