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Haine d'amour

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XIV

Une après-midi, Robert Dalgrand arrivait à l’improviste chez son beau-père, boulevard Malesherbes.

C’était presque tout de suite après le déjeuner. Le général et sa fille se trouvaient à la maison.

—Père, dit Dalgrand, voulez-vous me confier Gilberte?

—Tant que vous voudrez, mon ami. Qu’est-ce que vous voulez en faire, de cette petite personne?

—J’ai besoin d’elle.

Il dit cela d’un ton qui fit pâlir la jeune fille. Elle pensa qu’il l’emmenait chez le juge d’instruction. M. Méricourt lui-même fut impressionné par la gravité de son gendre.

—Si c’est à propos de cette triste affaire de Villenoise, observa le vieillard, ne serait-ce pas à moi plutôt de l’accompagner?...

—Ayez confiance en moi. Je ne mènerai pas cette fillette où il ne serait pas convenable qu’elle allât sans vous. Elle ne se trouvera avec personne d’autre que moi-même. Mais c’est une course que je ne puis faire sans elle. Et il m’est impossible de vous dire maintenant de quoi il s’agit.

—Va t’habiller, mignonne, dit le général. Et ne fais pas attendre Robert.

La recommandation était inutile. Malgré certains battements de cœur provoqués par une inexplicable appréhension, la jeune fille eut bientôt mis son chapeau, sa jaquette, ses gants.

—Me voici, dit-elle.

En bas, sur le boulevard, un fiacre fermé attendait.

—Je vois que Lucienne a pris le coupé, remarqua Gilberte.

—Non, mademoiselle, dit Robert plaisamment. Votre sœur n’est pas sortie. Seulement j’ai mes raisons pour ne pas me montrer aujourd’hui avec vous dans ma propre voiture.

Cette précaution acheva de communiquer à Gilberte le sentiment qu’elle voyageait dans le romanesque et le mystère.

—Remontez par le parc Monceau, dit Dalgrand au cocher. Vous irez jusqu’à l’Étoile, puis vous reviendrez par les Champs-Élysées à la gare Saint-Lazare.

—C’est donc une promenade hygiénique? sourit Gilberte.

—Vous l’avez dit, petite sœur.

Une fois dans la voiture, il expliqua:

—Notre but est la gare. Seulement nous arriverions trop tôt. Je m’y suis pris d’avance, craignant ne pas vous rencontrer après deux heures.

Le cocher ne poussait pas son cheval. Malgré cela, Robert lui fit encore faire un détour.

—Et nous aurons tout de même à attendre, dit-il à sa belle-sœur.

—Est-ce que nous prendrons le train? demanda celle-ci.

—Non, avant cinq heures je vous aurai ramenée à papa.

Ils arrivaient à la gare Saint-Lazare. Dalgrand fit entrer la voiture dans la cour du Havre. Et il voulut la garder sur place en face de l’escalier des grandes lignes.

—Il nous est défendu de stationner ici, dit le cocher.

—Où se mettent les voitures qui viennent attendre les voyageurs?

—Là, fit le cocher, lui montrant une victoria postée perpendiculairement au trottoir du café.

—Eh bien, mettez-vous là, mais aussi près que possible de la gare, ordonna Dalgrand.

Le cocher prit l’air désobligeant qu’adoptent ses pareils pour se conformer à une indication dont ils ne comprennent pas le but. Mais il obéit. Dalgrand remonta dans la voiture à côté de Gilberte.

—Ne bougez pas, dit-il. Restez bien enfoncée dans votre coin. Là!... Vous n’avancerez la tête que lorsque je vous le dirai.

Puis, soulevant le petit volet de drap sur le carreau derrière lui, Robert se mit à guetter avec une attention profonde.

L’inventeur avait eu beaucoup de peine à combiner la rencontre qu’il espérait obtenir aujourd’hui. Plusieurs fois ses plans avaient manqué. Puis, enfin, il avait décidé Sabine non seulement à faire le voyage de Paris, mais à convenir d’avance avec lui du train qu’elle reprendrait. Depuis quelque temps il avait reconquis la confiance de Mme Marsan. Elle voyait en lui presque un allié. En tout cas, elle le ménageait et le flattait, à cause de l’influence qu’il avait sur Vincent. Aussi lorsque, la veille, il lui avait proposé un rendez-vous à la gare pour retourner ensemble à Villenoise, elle avait tout de suite accepté.

—Seulement, avait-il dit, si vous ne me voyez pas dans la salle d’attente quand on ouvrira les portes, ne m’attendez pas. C’est que je me trouverai retenu par quelque affaire.

—Parfaitement, avait-elle dit. Tâchez d’être exact. Moi je n’y manquerai pas.

C’était la première fois qu’elle quittait Vincent pour une aussi longue absence. Le jeune homme était maintenant guéri. Cependant Dalgrand connaissait trop Sabine pour penser qu’elle laisserait désormais M. de Villenoise s’habituer à ne plus la voir autour de lui, et qu’elle l’abandonnerait à lui-même plus de quelques heures à la fois. Il était donc bien sûr qu’elle ne manquerait pas son train.

Cependant l’instant du départ approchait. Robert, en proie à cet énervement spécial que cause l’attente, regardait tantôt l’aiguille du gros cadran, là-haut en l’air, tantôt les fiacres entrant dans la cour. Il guettait surtout ceux qui venaient par la rue de Rome, car c’était le chemin de Sabine en arrivant de Passy. Le plus grand nombre étaient découverts, ce qui favorisait son examen. En effet, on n’était pas encore à la mi-octobre, le temps restait beau, et très peu de voitures fermées circulaient. Quand les fiacres dépassaient la grille de la gare, ils se mettaient au pas, suivant le règlement. Et Dalgrand dévisageait à loisir les voyageurs qui s’approchaient.

Toutefois nul visage ne ressemblait à ce beau visage impérieux dont il attendait l’apparition.

Contrarié, il levait encore une fois les yeux vers l’horloge quand, tout à coup, il sentit les mains de Gilberte se crisper sur son bras. Malgré l’anxiété de son attente, il se retourna vivement. Ce fut pour constater la pâleur et l’effroi répandus sur la figure de sa belle-sœur. Les traits de la jeune fille étaient décomposés.

—Oh! murmura-t-elle, l’homme!...

Puis tout de suite:

—C’est une dame!... Oh!... Mon Dieu!...

Dalgrand comprit en un éclair. Il suivit le regard de Gilberte, et, dans un fiacre s’arrêtant au ras du trottoir, il reconnut Sabine.

Mme Marsan portait un petit feutre de voyage orné d’une simple aigrette,—presque un chapeau d’homme. Une voilette au tissu imperceptible ne cachait en rien ses traits. Et sa jaquette à revers contribuait encore à lui donner une apparence légèrement masculine.

—Regardez... Regardez, Gilberte! murmura Dalgrand.

Il ne put pas dire autre chose. Il tremblait autant que la jeune fille. Pourtant il eut le sang-froid de se dire: «Mon expérience réussit mieux encore que si je lui avais moi-même désigné cette femme.»

Sabine attendait que son cocher eût fini de compter sa monnaie. Elle se tenait debout, le visage un peu relevé, directement en face de Robert et de Gilberte. Les gens ralentissaient le pas en approchant d’elle. Quelques-uns se retournèrent. On voulait voir plus longtemps cette taille élégante, cette physionomie originale, ce beau profil.

Enfin elle remit quelques pièces dans sa bourse en or, prit son en-cas et un petit paquet sur les coussins du fiacre, se détourna et disparut sous la voûte—lentement, la tête droite, sans aucune attention apparente à l’admiration des passants.

Dalgrand regarda Gilberte.

Il rencontra deux yeux chargés de stupeur, qui ne l’interrogèrent même pas, car ils percevaient sa propre certitude. Et ces deux grands yeux épouvantés, dans ce pâle et muet visage d’enfant, lui firent peur. N’avait-il pas imposé à cette pauvre petite un excessif saisissement?

—Eh bien, petite sœur, dit-il gravement, vous êtes donc tout à fait sûre?

Elle répondit d’une voix de somnambule:

—Tout à fait... tout à fait sûre.

—Rentrons, fit-il.

Et se penchant à la portière, il donna au cocher l’adresse du boulevard Malesherbes.

Quand il se renfonça dans son coin, Gilberte n’avait pas bougé. La fixité, l’effarement de ses yeux, restaient les mêmes. Rien n’était plus sinistre que son silence et son immobilité.

—Mignonne... dit câlinement son beau-frère, prenant ses mains, qu’il sentit froides à travers le gant. Voyez... C’est vous qui nous sauverez tous... Vous vouliez la justice... Eh bien, elle sera faite.

—Ah! murmura la jeune fille, c’est épouvantable! C’est trop épouvantable!...

Elle fondit en larmes violentes. Ce fut une diversion salutaire. Ses nerfs se détendirent. Robert, en la voyant pleurer, éprouva un soulagement infini. Car il se reprochait déjà de ne pas l’avoir préparée, si peu que ce fût, à une émotion pareille. Lui qui connaissait l’état d’âme de cette enfant, son amour, ses angoisses, ses jalousies peut-être, n’aurait-il pas dû s’effrayer pour elle d’une épreuve si tragique, où les plus secrètes profondeurs de son être seraient à la fois bouleversées? Mais ses gros sanglots d’enfant le rassuraient. Il lui dit doucement à l’oreille, comme on approchait de la maison:

—Pleure plus, petite sœur. Père croirait que j’ai fait du chagrin à sa Gilberte.

Elle sécha bravement ses yeux. Puis se tournant vers le jeune homme:

—Oh! Robert, dit-elle. Qu’est-ce que nous allons faire?

—Vous? Rien du tout, ma chérie. Vous allez vous calmer, vous tranquilliser, vous reposer entièrement sur moi. Et surtout garder le silence. En aurez-vous la force?

Un cri jaillit de ces douces lèvres discrètes, emporta le secret de ce cœur si chastement fermé:

—Oh! mais elle est en route!... C’est vers lui qu’elle va!... Si elle allait le tuer!...

Il n’avait pas songé à cette affreuse inquiétude qu’elle devait forcément concevoir.

Il la rassura. Il lui jura sur la tête de Lucienne que ce danger-là n’existait plus. Mais il ne pouvait lui peindre l’intimité, la sécurité régnant à Villenoise, ni le triomphe de cette même femme, que Vincent songeait à faire sienne aux yeux de tous pour toujours. Donc il manquait d’arguments devant la réflexion entêtée de la jeune fille:

—Mais puisqu’elle a déjà voulu sa mort!...

—Ne dites pas cela, Gilberte, prononça-t-il enfin. C’est une présomption de notre part... une forte présomption. Mais nous n’avons pas le droit, même vis-à-vis de nous-mêmes, de la changer en certitude. Cette femme est peut-être le personnage que vous avez aperçu...

—Comment! peut-être?

—Oui. Car on a vu des ressemblances aussi extraordinaires. Mais cela même ne prouverait pas qu’elle eût tiré sur M. de Villenoise.

Ils arrivaient au boulevard Malesherbes. Robert prit le général à part et le mit au courant. Mais, tout d’abord, il lui avait demandé sa parole d’honneur de le laisser agir. Le vieillard lui conseilla d’aller trouver le juge d’instruction et de tout dire à ce magistrat. Puis il ajouta:

—D’ailleurs, faites ce que vous jugerez le mieux. Après tout, M. de Villenoise, s’il aime cette femme, lui pardonnera peut-être le coup de pistolet. Il vous saurait mauvais gré de la faire arrêter pour si peu de chose. Entre amoureux, ces peccadilles ne font souvent que pimenter la passion.

Et M. Méricourt, avec un sourire sceptique, se désintéressa du drame.

Il ne pensait guère que le bonheur et peut-être la vie de sa chère petite Gilberte étaient noués à cette trame sanglante. Il ne s’en douta pas davantage ce soir-là, quand il la vit prendre sa tapisserie et s’asseoir comme d’habitude auprès de son fauteuil. Il remarqua seulement qu’elle était un peu pâle.

—C’est cette sacrée rencontre de cette après-midi, se dit-il. Ça l’a remuée, cette fillette. Robert aurait bien dû laisser M. de l’Apéritif se débrouiller avec sa Dulcinée, sans mêler cette mignonne à une pareille histoire. Enfin, elle oubliera ça. Parlons-lui d’autre chose.

—Tu ne sais pas? dit-il tout haut. Si ma petite Gilberte est bien sage, je lui ferai monter un cheval... Oh! mais un cheval!... Seulement, dame! ce n’est pas une bête de femme. Il ne faudra pas l’agacer. Tu me promettras de ne rien faire avec lui que ce que je te permettrai.

—Bien sûr, petit père. Et qu’est-ce que c’est que cette merveille de cheval? demanda la jeune fille avec un gentil sourire.

Elle était soulagée que son père n’abordât pas le sujet qui lui subjuguait l’âme. Pourtant elle aurait encore préféré le silence.

Le lendemain, Robert Dalgrand se rendit à Villenoise sans téléphoner comme d’habitude par quel train il arrivait. Il ne voulait pas trouver à la gare une voiture du château. Une fois débarqué, il monta dans un omnibus du pays qui passait devant une des grilles du parc. Puis, à pied, il pénétra dans le bois.

Pour la dixième fois peut-être, il allait examiner l’endroit d’où l’on avait tiré sur Vincent. Une force l’attirait là. Il ne pouvait pas s’abstenir d’y retourner encore.

Quand il se trouva dans l’allée, il s’arrêta en face du massif que Vincent même lui avait désigné la semaine précédente, lors de sa première sortie en voiture.

Il y pénétra. L’accès en devenait plus facile, car les feuillages s’éclaircissaient sous les coups de vent d’octobre et les piqûres de la gelée blanche. Il examina les moindres rameaux, se pencha vers le sol, souleva les feuilles et les mousses.

Chacun de ses mouvements était presque machinal. Il n’espérait plus rien trouver. Quand il eut quitté le taillis, Robert escalada les pierres, remontant, comme avait fait le meurtrier, vers la cime de l’escarpement.

Bientôt il atteignit une roche assez élevée, séparée d’une autre un peu plus basse, au delà de laquelle seulement il pouvait continuer l’ascension. C’était là que l’homme, en fuyant, avait exécuté ce bond dont l’esprit de Vincent était resté frappé. La distance entre les deux roches était suffisante pour qu’on ne fut pas tenté de la franchir de sang-froid. Mais, pour continuer à grimper de ce côté, il fallait absolument faire le saut. Dalgrand, malgré sa force, ou peut-être à cause de cette force, qui ne lui laissait guère de légèreté ni de souplesse, ne s’y était jamais risqué. Quand il voulait reprendre, au delà du ravin, la trace du meurtrier, il tournait la colline et redescendait du sommet jusque-là.

Aujourd’hui, son intention n’était pas de prendre cette peine. Que verrait-il là-haut de plus que les autres jours?... En bas, dans les broussailles, il avait conservé l’espoir de découvrir un fragment d’étoffe arraché, un objet tombé, une empreinte restée par hasard ineffacée et inaperçue... Mais, sur les rochers découverts et dans les allées battues, la course du meurtrier n’avait dû laisser aucune trace.

Robert s’arrêta donc au bord de l’excavation, à mesurer de l’œil ce bond audacieux, qu’il n’eût vraiment pas osé faire. Il en restait plus impressionné, maintenant que les verdures, en se dispersant, dénudaient le roc.

«Une femme...» pensait-il. «Quelle hardiesse! Mais, au fait, il n’y a que les femmes pour avoir de ces résolutions insensées...»

Il distinguait sur l’autre bord l’endroit où elle avait dû reprendre pied... Ce maigre arbuste, poussé dans une fente de la pierre, elle avait dû s’y accrocher pour ne pas chanceler au-dessus du vide...

A ce moment, une brise fit frémir cet arbuste que Robert examinait. Des feuilles s’envolèrent. Un nouveau morceau du rocher se découvrit. Et là, sur cette surface aride...

Le jeune homme se pencha davantage. Ce n’était pas une cassure de pierre qui brillait de cet éclat blanchâtre... On aurait dit une petite médaille d’argent, ou un fragment de porcelaine. Mais il eut beau regarder, à la distance où il était, il ne put saisir la nature de ce minuscule objet qui venait d’attirer son attention.

«Bah!» se dit-il, «c’est un petit caillou plat, ou quelque débris sans conséquence. Cela ne ressemble guère à une pièce de conviction. Voyons, vais-je remonter la colline pour aller l’examiner de près?»

Il revint sur ses pas, presque décidé à se diriger tout droit vers le château. Mais, comme déjà il en prenait la direction, une espèce de remords le saisit.

«Je n’ai pas le droit de rien négliger,» pensa-t-il.

Il tourna donc dans le Salon des Fées, prit le sentier qui montait le plus directement. Puis, une fois au sommet, il s’orienta et se dirigea du côté par où le meurtrier, dans sa fuite, avait abordé le plateau. Il dut alors redescendre un peu, et, finalement, il se trouva sur la roche faisant face à celle où il se tenait tout à l’heure.

Mais d’ici, le point de vue étant tout à fait différent, il eut du mal à identifier l’arbuste qui devait lui servir de repère. Quand il l’eut reconnu, il lui fallut encore chercher longuement, parmi les irrégularités du rocher, l’infime objet qui, de l’autre côté, avait attiré son attention. Le rayon de soleil frappant cet objet quelques minutes auparavant, s’était éloigné. Rien ne brillait plus sur la surface grisâtre de la pierre.

Dalgrand allait y renoncer, quand tout à coup son œil se fixa sur ce qui lui parut être un très petit caillou tacheté. Il le ramassa, le posa dans sa paume, le retourna sur ses deux faces... Et tout à coup, avec la soudaineté de la foudre, la vraie figure de cet objet éclata dans son cerveau.

C’était la miniature qu’il avait vue enchâssée dans la bague de Sabine... cette miniature cassée à l’angle, arrachée du chaton par un choc violent... cette miniature dont elle parlait avec tant de trouble, et dont elle expliquait la complète disparition par une histoire si évidemment fausse.

C’était donc ici, en heurtant une aspérité de ces roches, qu’elle l’avait brisée, perdue!... Et cela s’était passé entre la soirée à Dinant, où l’inventeur avait admiré le bijou, et le troisième jour suivant, où il était accouru au chevet de son ami.

Bien plus... L’endroit où Dalgrand retrouvait cette miniature, c’était la place même sur laquelle le meurtrier avait dû retomber en bondissant, et sous l’arbuste où sa main avait dû prendre un point d’appui.

Le jeune homme se répétait toutes ces choses. Non plus qu’il eût besoin d’une preuve, mais parce qu’il voulait savoir s’il tenait vraiment en main de quoi confondre une criminelle. Car il s’était réservé d’agir lorsqu’il pourrait l’écraser d’une certitude et, du même coup, éclairer Vincent par une évidence foudroyante. Jusque-là, tant qu’il resterait à cette femme habile une issue pour s’échapper, il devait craindre son audace et l’aveugle générosité de M. de Villenoise.

Maintenant enfin, il la tenait, la malheureuse!... Il pouvait à peine croire à son sinistre succès. Assis sur une pierre, il contemplait au fond de sa main ce fragment de bijou, cette peinture microscopique, d’une délicatesse délicieuse, et qui allait devenir une arme effroyable. Comme il arrive dans certaines émotions puissantes et imprévues, il s’écoutait sentir, avec l’étonnement de ce qui se passait en lui. C’était une sombre joie mêlée d’orgueil, en même temps qu’une indignation et un dégoût indicibles. Il savourait à la fois l’ivresse et l’horreur de son rôle.

Robert Dalgrand fut surpris dans sa méditation par les premières ombres du soir. Il se leva. Pendant une minute alors il chercha où il allait placer sur lui la miniature, pour ne courir aucun risque de la briser, de la perdre ni de la montrer involontairement. Il tira son porte-monnaie, puis il se ravisa. Et, de son gousset, il sortit sa montre. Cette fine lamette d’ivoire tiendrait certainement dans le boîtier. Il l’essaya sous le boîtier, puis sous le verre du cadran. Elle s’y logeait également bien. Mais ici elle arrêtait les aiguilles. Toutefois, après un instant de réflexion, ce fut sous le verre qu’il la laissa.

Au château, on l’attendait avec une impatience voisine de l’inquiétude. La veille, il avait téléphoné ses regrets d’avoir manqué le train, et le matin même il avait annoncé qu’il n’était pas sûr de pouvoir venir. M. de Villenoise, habitué maintenant à ses visites presque journalières, craignait qu’il ne fût survenu quelque accident à l’usine de Billancourt.

Quand il vit son ami, Vincent l’accueillit par un aimable reproche, puis tout de suite, s’accusa d’égoïsme.

—Au fait, dit-il, depuis plus d’un mois tu me consacres à peu près toutes tes journées. Sans compter la fatigue des allées et venues. Pour un homme occupé comme toi, c’est le plus grand sacrifice d’affection, c’est du dévouement «extra-supérieur»! Cher vieux Robert!... Et moi qui le gronde!... Hélas! me voilà guéri maintenant. Il faut renoncer à guetter l’heure des trains, en me réjouissant de voir apparaître ton grand corps de géant et ta bonne figure grave. Ma parole, c’est à se faire flanquer une balle de l’autre côté, pour être soigné de nouveau comme je l’ai été par vous deux!

En achevant cette boutade demi-plaisante, demi-émue, M. de Villenoise baisa la main de Sabine.

—Il est vrai, dit Dalgrand, que je vais être plus pris que jamais. Moi aussi je regretterai de ne plus venir... D’ici quelque temps cela me sera bien difficile.

—Tu restes cependant jusqu’à demain matin? demanda Vincent.

—Bien entendu.

Et Robert ajouta:

—Mais toi-même, et Mme Marsan, ne comptez-vous pas rentrer bientôt à Paris?

—Non... Pas avant Noël peut-être.

—Cependant tu n’es pas assez solide encore pour chasser?

—Oh! ce n’est pas la chasse à courre qui me retient. C’est une petite formalité que nous t’annoncerons bientôt, car nous aurons besoin de toi.

Il souriait. Sabine se détourna d’un air qui voulait être embarrassé. Alors Dalgrand comprit que le mariage devait se célébrer à Villenoise.

«Comment,» se disait-il, «vais-je obtenir de me trouver seul avec cette femme, sans éveiller de surprise chez Vincent?»

Avant la fin du dîner, il avait trouvé un prétexte.

Durant leurs récentes causeries, on avait parlé peinture. Robert avait poliment exprimé le désir de voir les œuvres de Mme Marsan. Celle-ci l’avait invité à visiter son atelier de la rue de la Pompe.

Mais Vincent s’était écrié:

—Sans attendre que vous soyez de retour, vous devriez bien, ma chère amie, montrer à Robert le tableau que vous venez de faire ici, à la campagne. Vous n’avez jamais été mieux inspirée. Oui... vraiment, cela me ferait plaisir qu’il le vît.

—C’est bien facile, avait dit Sabine. Si monsieur Robert veut venir jusqu’à ma maisonnette, un jour, avant d’aller prendre son train... La voiture le mettrait ensuite à la gare. Il en aurait pour une heure et demie en tout.

C’est ce projet que Dalgrand proposa de réaliser le lendemain. Il était sûr que Vincent ne viendrait pas avec eux: une heure et demie de voiture, sans même compter le retour de la gare à Villenoise, étant encore trop pour lui.

Sabine—bien qu’elle-même en eût naguère donné l’idée—montra peu d’empressement. Elle sembla précisément redouter ce que Dalgrand désirait: un tête-à-tête. Peut-être y avait-il ce soir, dans les façons de l’inventeur, et malgré tous les efforts de celui-ci, quelque chose qui inquiétait Mme Marsan.

—Voyons, dit M. de Villenoise, il faut décider cela pourtant, puisque Robert ne reviendra pas de sitôt.

Mise au pied du mur, Sabine déclara qu’elle pouvait s’arranger. On partirait à huit heures et demie du matin, et M. Robert pourrait prendre le train de dix heures quinze. Puis, dans l’après-midi, Vincent viendrait la chercher, tout doucement, dans la victoria, qui ne le secouait pas trop.

Dès que cette décision fut prise, on se retira dans les chambres à coucher. Robert ne dormit pas de la nuit. Sa principale crainte était que la mauvaise volonté évidente de Sabine ne fît manquer un plan si bien combiné. Elle avait trop deviné son désir. D’instinct elle s’en méfiait et elle voulait le déjouer. Que pourrait-il lui dire en présence de Vincent pour la décider à l’écouter seule à seul? Si elle ne sortait pas avec lui demain matin, il faudrait partir sans lui parler. Il avait trop dit, pour mieux hâter les choses, qu’il était absolument forcé de prendre ce train de dix heures.

Toute l’habileté de Robert se heurtait maintenant à cette difficulté médiocre.

Le lendemain, dès sept heures, il était dans la chambre de son ami. Tous deux causèrent. On leur apporta le café au lait. La pendule sonna huit heures et demie. Mme Marsan ne paraissait pas.

—Le phaéton est attelé, vint annoncer le valet de chambre.

Vincent fit demander si Madame était prête.

—Madame fait dire qu’elle s’est éveillée trop tard, qu’elle n’est pas habillée, fut la réponse.

Une rage froide saisit Dalgrand.

«Ah! tu te crois plus forte que moi!...» dit-il en lui-même. «Eh bien, nous allons voir, ma belle!»

A neuf heures moins cinq, Sabine parut. Elle se répandit en excuses.

—Oh! ne vous désolez pas, madame, dit Robert. Nous avons encore pleinement le temps de passer chez vous, puis d’aller à la gare.

—Pour le train de dix heures quinze?...

—Mais oui!

—Cela me paraît difficile, observa M. de Villenoise en regardant la pendule.

Sabine éclata de rire.

—Mais, monsieur Robert, vous ne connaissez pas le pays!...

Et comme on entendait le déclanchement de la sonnerie:

—Tenez, dit-elle, voilà neuf heures!

—Cette pendule ne va pas, dit Robert.

Il tourna le dos à Vincent, et, fixant sur Sabine un regard d’une saisissante intensité:

—C’est ma montre qui va bien, ajouta-t-il. Regardez-la!...

Elle frémit à son accent. Et elle le contemplait, toute blanche, comme fascinée. Sur un geste qu’il fit, elle abaissa les yeux vers le cadran de la montre...

La miniature était là, sous le verre, avec son petit sujet microscopique et pimpant, sa forme spéciale, son angle brisé...

Ce fut un coup de foudre.

Sabine glissa d’abord sur les genoux. Elle leva les mains comme pour une supplication... Puis elle s’abattit en arrière, les membres raidis, les yeux révulsés, la gorge secouée par un hoquet nerveux.

M. de Villenoise, encore couché, sauta du lit, se précipita.

—Qu’est-ce qu’il y a? Qu’a-t-elle? cria-t-il.

—Ce n’est rien, dit Dalgrand... Une attaque de nerfs.

—Mais comment ça l’a-t-il prise?

—Eh! je n’en sais pas plus que toi... Soignons-la d’abord. Laisse-moi la porter sur ton lit.

Dalgrand prit cette femme entre ses bras comme il eût fait d’un enfant, et l’étendit avec douceur. Puis il arrêta son ami, qui courait vers le timbre électrique.

—N’appelle pas! dit-il. Voyons, tu n’es pas vêtu. Veux-tu que ton valet de chambre la voie ainsi entre nous deux?

Vincent dit:

—Tu as raison.

Et il commença de s’habiller. Son premier saisissement se dissipait. La pitié s’en allait en même temps. Il grommela:

—Allons, voilà que ça la reprend! Je croyais que c’était fini, ces crises-là.

—Elle y est sujette? demanda hypocritement Robert, qui passait un flacon sous le nez de Sabine.

—Mais oui... Je te l’ai dit... Qu’est-ce que tu lui fais respirer là?

—Je ne sais pas. Et Dalgrand regarda l’étiquette collée sur la petite bouteille.

Il lut avec gravité: «Potion selon la formule», et un nombre de sept chiffres.

—Mais c’est une de mes drogues! s’écria Vincent. Qu’est-ce que tu veux que ça lui fasse? Attends, j’ai des sels anglais dans mon cabinet de toilette.

Sabine gémissait d’une façon continue. Ses prunelles, remontées à demi sous la paupière supérieure, semblaient baignées d’une vapeur blanche. Ses doigts se refermaient avec tant de force que les ongles paraissaient s’incruster dans les paumes, et que toute la vigueur de Robert ne parvenait pas à lui ouvrir les mains. Quand Vincent approcha les sels de son visage, elle fit un léger mouvement comme pour s’en détourner, mais la crise parut plutôt redoubler de violence:

—C’est de l’éther qu’il faudrait, opina Dalgrand.

—J’en ai, dit Vincent, je vais en chercher. Il y a une pharmacie dans le château.

Un moment après, il revint. Les deux amis firent respirer de l’éther à la malade, puis ils en mirent un peu dans de l’eau sucrée et lui en coulèrent une petite cuillerée entre les lèvres.

Peu à peu, les phénomènes nerveux s’atténuèrent. Les gémissements saccadés s’espacèrent et se turent. Les doigts se détendirent. Les prunelles reprirent leur éclat.

—C’est fini, murmura Vincent.

Malheureusement, ce qui frappa les yeux de Sabine, lorsqu’elle reprit connaissance, ce fut le visage de Robert. Aussitôt elle retomba en arrière avec un véritable hurlement de terreur. Et la crise hystérique reprit avec une nouvelle intensité.

—On dirait vraiment que c’est de t’avoir vu là... hasarda Vincent.

—Évidemment... Dans son état, ma présence la gêne, dit Robert. Je vais me retirer. Tu viendras me dire quand elle sera remise.

—Mais ton train?

—Je ne le prendrai pas.

Robert se retira dans sa chambre.

«La crise n’était pas jouée,» pensa-t-il. «Mais si elle m’en sert d’autres de ce genre... Si elle ne veut pas disparaître sans bruit de l’existence de Vincent, comme je le lui demanderai... Ma foi, tant pis! je la livre au juge d’instruction.»

Une heure après, il admirait l’énergie de cette volontaire créature. L’effrayante convulsion passée, elle était redevenue elle-même, elle souriait, elle s’excusait de ce qu’elle appelait «ses stupides nerfs», et elle déclarait ne pas comprendre comment cela avait pu arriver.

—Et M. Dalgrand a eu la bonté de manquer son train à cause de moi! disait-elle. Alors, monsieur, j’espère que vous serez aimable tout à fait. Vous viendrez jusqu’à mon cottage comme vous me l’aviez promis, avant de vous rendre à la gare?

—Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit Robert en s’inclinant.

—Pas avant de déjeuner, j’espère, s’écria M. de Villenoise.

A table, Dalgrand observa Sabine. Elle parut d’une gaieté charmante et d’un calme parfait. Il ne surprit dans ses yeux qu’une seule lueur d’angoisse. Ce fut à un moment où, par un geste machinal, il faillit tirer sa montre. Sauf cet éclair tragique, elle ne laissa rien soupçonner de ce qui se passait en elle.

«Quelle organisation merveilleuse et redoutable que celle des femmes!» pensa Dalgrand. «Ou du moins d’une femme comme celle-ci.»

Peu après le déjeuner, Mme Marsan et Robert montaient sur le phaéton. Le jeune homme conduisait. Un domestique se plaça derrière eux.

La première partie de la course fut silencieuse. L’homme en livrée empêchait les paroles graves. Quant aux banalités, comment fussent-elles venues à ces lèvres serrées par la résolution ou par l’angoisse?

Robert, à un moment, fit tourner les chevaux dans une allée de traverse.

—Pas par là! s’écria Sabine avec une expression de terreur.

—Mais si! dit Robert avec calme. Je sais bien qu’on ne peut pas continuer en voiture. Mais nous ferons le tour de la colline à pied. Le phaéton ira nous attendre de l’autre côté du Chaos.

—Ah! murmura-t-elle, c’est là que vous voulez me conduire?

—C’est là, répliqua-t-il.

Et il ajouta d’un ton dégagé:

—Je voudrais, chère madame, vous montrer l’endroit où j’ai trouvé ce petit objet...

Elle l’interrompit, d’une voix très basse, mais avec une fermeté extraordinaire:

—N’essayez pas de coup de théâtre. C’est inutile. Je m’expliquerai aussi franchement chez moi. Mais, pour Dieu! marchons sans nous arrêter.

Il la regarda. Elle n’avait pas tourné la tête, mais parlait avec les yeux fixés droit devant elle, pour échapper autant que possible à la curiosité du domestique.

Elle prononça encore:

—Je vous jure de vous répondre sincèrement. Mais pas là!... Non!... Jamais là!... Marchons!

Dalgrand songea à la crise nerveuse du matin. Il renonça à son idée première de traîner cette malheureuse femme sur le lieu de son crime pour l’y foudroyer plus sûrement. D’ailleurs sa promesse de franchise équivalait à un aveu. Avait-elle donc résolu de dire la vérité?

Il regagna l’allée principale, effleura du fouet les épaules de son attelage, et le grand trot cadencé des chevaux rythma de nouveau le silence.

Lorsqu’on eut franchi la grille de la propriété, Sabine indiqua le chemin à Robert. Et bientôt on se trouva chez elle.

A peine descendue de voiture, Mme Marsan dit à sa femme de chambre:

—Ma fille, je vais à Paris. Préparez-vous, et partez par l’omnibus. Vous avez le temps pour le prochain train. Et vous gagnerez ensuite la rue de la Pompe par le chemin de fer de ceinture.

Quand Estelle eut disparu, Dalgrand s’écria:

—Comment! vous partez?...

—Mon cher monsieur, nous avons à causer, n’est-ce pas?

Il inclina la tête.

—Notre conversation sera peut-être longue, reprit-elle. Si nous la tenions ici, vous manqueriez votre train. Vincent arriverait, vous trouverait encore chez moi... Nous ne serions sans doute pas maîtres de lui cacher... Or, ajouta-t-elle avec force, je ne veux pas qu’il sache!

—Pardon, dit Dalgrand, il saura.

Sabine blêmit.

—Oui, fit-elle les dents serrées d’impuissante fureur, il saura... Mais non pas vos calomnies, monsieur! Il saura la vérité, que je lui dirai moi-même... Et il l’apprendra quand je voudrai la lui dire... Ce ne sera pas par accident, ni par surprise... Et je ne veux pas que ce soit aujourd’hui!

—Madame, dit l’inventeur, la vérité, je la connais tout entière, appuyée sur les preuves les plus irréfutables. Ce sont ces preuves que je voulais vous soumettre. Si vous refusez de les voir, je les porterai à qui de droit.

—Mais je ne refuse pas de vous entendre... limier de police! dit-elle avec un superbe mépris.

Et ses yeux, chargés d’une indicible haine, eurent la satisfaction de voir Dalgrand rougir.

—Seulement, ajouta-t-elle, on donne au moins à une femme le droit de fixer l’heure et le lieu d’un rendez-vous.

—Fixez, madame, répondit Robert.

—A Paris, chez moi, dès l’arrivée du train.

—Je suis à vos ordres. Mais M. de Villenoise ne devait-il pas vous rejoindre ici tout à l’heure?

—Cela me regarde.

L’inventeur s’inclina.

—Eh bien, dit-elle, nous pouvons repartir.

Puis, lui lançant, comme elle passait devant lui, un coup d’œil par-dessus l’épaule, elle ajouta en ricanant:

—A moins que vous ne teniez toujours à monter voir mon tableau?...

—Mais... ce serait avec plaisir, sourit Dalgrand, non sans une égale ironie.

Sabine haussa les épaules, traversa le jardin et monta sur le phaéton.

—Quand vous nous aurez mis à la gare, dit-elle au domestique, vous retournerez au château le plus vite possible, et vous ferez dire à monsieur que j’ai été forcée de partir pour Paris.

—Bien, madame.

—N’est-ce pas? vous le ferez dire tout de suite, pour que monsieur ne se dérange pas. Vous ajouterez que c’est une lettre trouvée chez moi qui m’a obligée à partir immédiatement, mais que je reviendrai demain de bonne heure. Vous avez bien compris?

—Oui, madame.

Un quart d’heure après, Robert et Sabine étaient sur le quai de la gare. Le train arrivait. Quand il eut stoppé, Dalgrand ouvrit un compartiment de premières, et s’effaça pour laisser monter la jeune femme.

—Je n’ai pas besoin de garde du corps, dit-elle. Vous trouverez de la place ailleurs.

Et elle escalada le marchepied.

Il n’insista pas pour lui imposer sa présence, mais monta dans le compartiment contigu. Seulement, de temps à autre, il regarda par le petit carreau mitoyen, et, à chaque station, il guetta la portière voisine, prêt à s’élancer s’il voyait descendre Mme Marsan.

A Paris cependant elle accepta une place dans son fiacre.

Leur arrivée rue de la Pompe eut quelque chose de lugubre. Ni l’un ni l’autre ne parlaient, et, quand ils pénétrèrent dans l’appartement inhabité, le demi-jour, la fraîcheur et le silence semblaient le cadre morne préparé pour recevoir l’horrible secret qu’ils apportaient.

La femme de chambre n’arriva qu’après eux. Ce fut Mme Marsan qui déverrouilla les serrures, ouvrit les volets, souleva les stores de la petite serre. Alors le jardinet apparut,—un jardinet triste, déjà dévasté par le précoce automne parisien, et au fond duquel, sur un mur grisâtre, les dernières feuilles de la vigne vierge plaquaient des taches de sang.

Sabine choisit deux sièges enveloppés de leurs housses à rayures.

—Je vous écoute, dit-elle.

Sa physionomie, crispée d’inquiétude, avait perdu de son audace.

—Madame, dit Robert, c’est vous qui avez tiré sur M. de Villenoise.

Elle eut un rire étrange.

—Ah! dit-elle, c’est bien à cela que je m’attendais.

Si la conviction de Robert eût pu être ébranlée, elle l’aurait été par le son de ce rire et le ton de cette exclamation. Il eut même un instant de stupeur.

Elle ajouta d’une voix très calme:

—Prouvez-le.

—Vous vous êtes habillée en homme et vous vous êtes cachée pour assassiner mon ami, reprit l’inventeur, comme vous vous étiez déguisée et cachée pour l’épier un jour qu’il se promenait avec deux dames...

Ce rapprochement, auquel Sabine était loin de s’attendre, la troubla d’une façon visible. Pourtant elle s’écria:

—Quelle jolie invention!

—Ne niez pas, dit-il, j’ai des témoins.

Il reprit alors toute l’histoire du crime, telle qu’il l’avait reconstituée, faisant des allusions à la scène de Belgique entre les deux amants, comme s’il en eût connu les moindres détails, peignant la fuite furieuse de Sabine, le guet-apens, la tentative de meurtre, et, finalement, ce bond hardi sur les rochers, terminé par une demi-chute et le bris de la bague.

—Vous auriez mieux fait de laisser la miniature où vous prétendez l’avoir trouvée, dit Mme Marsan. Quelle valeur cette découverte a-t-elle maintenant pour un magistrat, ou même pour M. de Villenoise? On verra trop les fils blancs dont est cousue votre anecdote. Croyez-vous qu’on ne devinera pas vos motifs?... qu’on ne comprendra pas que vous voulez détacher de moi mon amant pour lui faire épouser votre belle-sœur?... Un mari vingt fois millionnaire!... Cela n’irait pas mal à cette petite fille d’officier pauvre!...

Robert pâlit, avec une flamme aux yeux si effrayante que Sabine se leva, prête à fuir... Mais à cette minute, un souvenir revint à Dalgrand... celui d’un incident remarqué durant l’entrevue avec le juge. Et, à tout hasard, il lança cette phrase, dont il ne pouvait lui-même deviner la portée:

—Vous oubliez, madame, que je suis mécanicien, et que j’ai des moyens très faciles d’élargir le Puits du Diable, pour permettre aux magistrats d’aller voir ce qui se trouve au fond.

Sabine retomba sur son siège, écrasée, muette, les mains et les lèvres tremblantes.

Dalgrand profita de ce moment de faiblesse, et, d’une voix subitement adoucie:

—Vous voyez, madame, qu’il vaut mieux tout me dire. Ce misérable secret restera entre nous.

—Entre vous et moi?... dit-elle, se trahissant par ce cri involontaire.

—Non, dit Robert, Vincent le saura.

—Il me pardonnera! s’écria victorieusement Sabine. Car j’ai agi par amour... Et le ciel m’est témoin que je ne voulais pas le tuer!

—Que vouliez-vous donc? demanda Dalgrand.

Elle reprit son air le plus froidement hautain.

—De quel droit me le demandez-vous? Je ne le dirai qu’à lui-même. Et je vous le répète: il me pardonnera.

Robert secoua lentement la tête.

—Il vous pardonnerait s’il vous aimait, dit-il.

Cette phrase fit l’effet d’un coup de massue. Les yeux altiers de Sabine se noyèrent, s’effarèrent comme ceux d’une bête blessée à mort.

—Oh! gémit-elle, si vous me percez faussement d’un tel doute, vous êtes plus criminel que moi!... Non, quoi que j’aie fait, on n’a pas le droit de frapper ainsi une pauvre femme!

A cet accent de douleur, une pitié traversa le cœur de Robert. Cependant il devait aller jusqu’au bout. Se rappelant cette «cruauté» ignorée dont s’était accusé Vincent, il reprit:

—Ne vous a-t-il donc jamais avoué le véritable état de son cœur?

Sabine murmura:

—Il est revenu à moi depuis.

—Depuis?... répéta Robert. Puis sur une autre intonation, il ajouta:—Depuis... l’accident?...

Une lumière éclatait dans sa tête. Il comprenait maintenant le plan désespéré conçu par Sabine pour reconquérir M. de Villenoise. Non, elle n’avait pas voulu le tuer, pas même le blesser aussi grièvement, sans doute... La malheureuse femme lui fit moins horreur. Ce fut avec un imperceptible attendrissement dans la voix qu’il reprit:

—Voyons, réfléchissez... Maintenant que Vincent croit vous devoir la vie, quel est le sentiment qu’il vous exprime? Prononce-t-il le mot d’amour, ou celui de reconnaissance?

—Il veut m’épouser, déclara Sabine.

Mais cette réponse indirecte montrait la défaillance de son orgueil et de sa sécurité.

Robert insista:

—Vous dit-il qu’il vous aime?

Elle se tut. Son silence était bien la chose la plus abattue, la plus navrée, la plus humble, dont Robert eût jamais été témoin. Pour ne point avoir l’air d’en savourer la tristesse, il détourna les yeux.

Tout à coup il entendit la voix de Sabine, mais si changée, si timide, qu’il en tressaillit de surprise. Elle disait:

—Monsieur, répondez-moi sur votre honneur. Vincent vous a-t-il dit qu’il ne m’aime plus?

Comme il se taisait, désarmé par cette douceur, hésitant à porter un pareil coup, même à cette grande coupable, elle ajouta:

—Vous m’avez fait bien du mal, monsieur, et je vous hais. Cependant j’estime que vous êtes un honnête homme, et je croirai votre parole d’honneur. Parlez.

Il répondit:

—Madame, je vous jure de dire la vérité. Vincent m’a confié qu’il vous épousait par devoir.

Sabine porta les deux mains vers son cœur et ferma les yeux, avec un long frémissement de tout le corps. Quand cet éclair de souffrance affreuse eut cessé de lui tordre les nerfs, elle regarda son bourreau, et reprit très bas:

—En aime-t-il une autre?

—Là-dessus, madame, dit Dalgrand, permettez-moi de ne pas vous répondre.

Elle eut un rire déchirant, atroce.

—En effet, reprit-elle, vous aviez raison: il ne me pardonnera pas!...

Un silence tragique tomba dans le grand atelier à demi vide, sans tentures, sans tapis, où de larges toiles grises, jetées sur des amas de choses, semblaient des linceuls ensevelissant les heures mortes, les heures de joie vécues là, et qui ne reviendraient jamais.

A la fin, Sabine parla:

—Je sais quelle promesse vous me demanderez, monsieur, pour ne pas me livrer à la justice.

Il l’interrogea du regard.

—C’est, n’est-ce pas? reprit-elle, de m’exiler, de partir, peut-être même de ne pas revoir une dernière fois Vincent.

Étonné de son calme, il répondit simplement, comme pour un projet ordinaire:

—Je crois que cela vaudrait mieux.

—Je le crois aussi, dit-elle du même ton. Je vous en fais volontiers le serment. Mais, en retour, je vous demande une grâce.

—Laquelle?

—Ne retournez pas à Villenoise avant demain dans l’après-midi. D’ici là, Vincent aura reçu une lettre de moi où je lui aurai tout avoué. Je veux qu’il apprenne par moi-même...

Elle s’interrompit devant le regard soupçonneux de Robert.

—Quel serment faut-il faire? demanda-t-elle.

Puis, avec un sourire de surhumaine tristesse:

—Les sentiments de votre ami ne vous sont-ils pas garants que je ne pourrai ni le circonvenir, ni fléchir son cœur, ni lui arracher mon pardon?

Comme Dalgrand réfléchissait encore, elle ajouta:

—Voulez-vous que j’écrive l’aveu de mon crime, adressé au juge d’instruction? Si je vous ai trompé, si j’ai revu Vincent lorsque vous arriverez demain à Villenoise, vous ferez parvenir cette lettre.

Elle se levait déjà pour chercher du papier, une plume. Mais la sincérité, la dignité de son accent avaient persuadé l’inventeur. Il fit un geste de la main.

—Inutile, madame.

Il s’était levé à son tour, et restait debout, embarrassé de quelque chose qu’il avait encore à dire.

—N’avons-nous pas fini, monsieur?

—Madame, dit-il, s’il vous convenait de voyager en Amérique, vous seriez peut-être assez bonne pour accepter la commande de certains travaux de peinture pour lesquels votre talent me serait bien utile. Je voudrais connaître, au point de vue pittoresque, les grandes constructions métalliques...

Elle comprit son intention généreuse, et, l’interrompant avec ironie:

—Vous pourriez aussi peut-être m’obtenir la clientèle de M. de Villenoise?

—Je vous assure, madame...

Elle eut un tel mouvement de tête et un si vif regard qu’il n’osa pas insister.

—Adieu donc, madame, dit-il.

Dans la lenteur de son salut, l’inclinaison profonde de sa tête, il mit toute la respectueuse politesse de l’homme du monde.

Elle ne lui répondit pas, mais le regarda partir, toute droite, les prunelles fixes, les bras tombés, dans une immobilité de statue.

Et, du seuil, il la vit encore, silhouette fatale et fière, qu’il ne devait plus oublier.


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