Haine d'amour
VII
Dans une royale avenue de châtaigniers séculaires, parmi les ombres verdoyantes et les clartés joyeuses d’une matinée d’août, un jeune homme conduisait un break à deux chevaux.
C’était Vincent. Il quittait son parc de Villenoise pour aller chercher les Méricourt et les Dalgrand à la gare voisine. Derrière lui, dans le fond de lumière qui éclatait au bout de la profonde avenue, on pouvait apercevoir la façade de brique et de pierre, les hautes toitures d’ardoises, les tourelles à poivrières, de son joli château moderne, si ingénieusement copié sur des estampes du XVIIe siècle représentant l’ancienne demeure des seigneurs de Villenoise.
Plus loin, bien plus loin, dans un creux de terrain, dont le séparait un bois, se dressaient des corps de bâtiment rectangulaires, à murs blancs, à toits rouges, à multiples fenêtres coupées carrément, sans linteaux ouvragés ni balcons de fer artistiques. Là, se fabriquait l’APÉRITIF. Autour de l’usine se tassaient les maisons ouvrières. On était satisfait de la vie dans ces alvéoles de ruche. Le nom de M. Vincent y était populaire. La veille encore, le jeune maître, en les parcourant, avait vu les visages rayonner là où il passait. Un mot de lui avait éloigné quelques menaces de misères matérielles et morales. Il avait, par le don d’une petite dot, rendu possible un mariage; appelé de Paris, par téléphone, un célèbre docteur au chevet d’un enfant blessé; réconcilié deux frères qui allaient en venir au procès. Les sourires, les regards heureux l’avaient entouré, suivi. Et, dans une de ces réflexions paradoxales que les gens trop comblés par la fortune se plaisent à formuler, il s’était dit: «Je donne le bonheur que je ne possède pas moi-même, car j’en suis réduit à envier le plus humble de ces manœuvres.»
Ce matin, en effet, c’était sans joie qu’il allait au devant de Gilberte.
Pour la fuir, pour rompre définitivement avec le rêve de la conquérir et de la posséder, Vincent s’était réfugié à Villenoise. Tous les ans, d’ailleurs, vers cette époque, il venait passer plusieurs semaines dans son château. Ce séjour ne le séparait pas de Sabine, au contraire. Sur les confins de sa vaste propriété, dans une direction opposée à l’usine, près d’un village dont aucun habitant ne comptait parmi ses ouvriers, M. de Villenoise avait acheté une villa, où, tous les étés, Sabine s’installait avec sa fidèle femme de chambre, Estelle.
Là, Vincent lui rendait régulièrement visite, comme à Paris; et, comme à Paris, leurs rendez-vous n’avaient jamais lieu ailleurs que chez Mme Marsan. Cette femme absolue et fière ne fréquentait pas plus le château de Villenoise que l’hôtel de la rue Jean Goujon. Tout au plus elle consentait à se promener au bras de son ami dans les parties sauvages du domaine, qui contenait des sites célèbres par leur caractère pittoresque. Vincent, qui se rendait toujours chez elle à cheval et sans domestique, laissait sa monture dans l’écurie inoccupée de la villa. Il ôtait lui-même le harnachement de sa bête, lui passait un licol, lui donnait son avoine. Puis, il pénétrait à pied dans les bois, avec Sabine, et, au retour de leur promenade, il avait vite fait de seller et de brider son cheval.
C’était ce genre de vie que le jeune homme avait repris depuis le commencement du mois d’août. Après bien des luttes, il en était arrivé à se dire qu’il n’était pas libre, qu’il n’avait pas le droit d’assassiner moralement la pauvre créature qui ne possédait que lui au monde et qui avait tout perdu à cause de lui. Elle n’était pas parfaite; il ne l’aimait plus d’amour. Ces deux raisons ne l’affranchissaient pas. Une autre femme, il est vrai, souffrirait de sa résolution. Mais le mal serait moins profond dans le cœur de cette belle jeune fille, devant qui s’ouvraient, pour la consoler, toutes les perspectives du bonheur humain. D’ailleurs, il n’avait rien dit de ses sentiments à Gilberte; et, d’autre part, que de serments il avait faits à Sabine! C’était donc à celle-ci qu’il se devait, puisque à celle-ci il s’était donné, il s’était promis pour toujours.
Vincent, une fois de plus, se répétait de tels raisonnements, en conduisant son break vers la gare où il allait retrouver ses amis.
Il éprouvait le besoin d’affermir sa volonté, car, à l’idée qu’il allait revoir Mlle Méricourt, qu’il passerait toute la journée près d’elle, une émotion l’étreignait, amollissait ses muscles, précipitait les battements de son cœur.
C’est qu’il s’était imposé un devoir pour cette entrevue,—qu’il avait acceptée exprès, s’il ne l’avait pas provoquée lui-même. L’initiative de cette partie de campagne revenait, en effet, à Dalgrand. Mais M. de Villenoise y avait vu l’occasion de détruire volontairement dans le cœur de Gilberte un espoir que la loyauté lui défendait d’y laisser grandir. Aujourd’hui même il voulait, à tout prix, d’une façon quelconque, briser l’entente inexprimée, si délicieusement douce, qui, presque inconsciemment des deux côtés, s’était établie entre la jeune fille et lui-même. A quel moment précis était née cette chose insaisissable et si troublante? Quelle en était maintenant la puissance?... Il n’en savait rien, sa conscience ne lui reprochait nulle tentative de séduction volontaire. Toutefois, si elle l’avertissait un peu tard, cette conscience, elle parlait enfin clairement: il ne pouvait continuer avec Gilberte son flirt dangereux sans devenir un malhonnête homme.
Mais comment, à quelle minute, par quelle attitude ou quelles paroles, trouverait-il l’énergie de faire croire à cette adorée enfant qu’il ne l’avait jamais aimée?...
Le break s’arrêta devant la station du chemin de fer,—une station peu fréquentée du département de l’Eure. De petits bâtiments neufs, deux rangs de marronniers aux troncs gros comme le doigt, portant un maigre bouquet de feuilles, un quai recouvert d’une forte couche de cailloux, une lampisterie et une pompe, se dessinaient crûment sous le soleil. De part et d’autre, la voie double allongeait ses quatre lignes de fer.
Vincent donna les rênes au domestique immobile sur le siège à côté de lui, sauta à terre, traversa la salle d’attente. Des employés s’empressèrent de lui ouvrir les portes. Et il piétina pendant un quart d’heure; il était arrivé trop tôt.
Un roulement lointain qui grandit de seconde en seconde. Un coup de sifflet qui fit tressaillir Vincent comme un cheval trop nerveux. Puis le train qui s’arrête, des portières qui s’ouvrent, des exclamations qui partent, des mains qui se tendent. Et la peur qu’elle ne fût pas venue avec les autres, en ne la voyant pas descendre tout de suite!....
Elle sauta sur le quai la dernière, visiblement émue elle-même, et jolie, ah! si jolie!... d’un tel éclat de jeunesse, avec sa peau laiteuse et nacrée, ses joues de fleur, ses yeux d’enfant!...
Elle portait une robe de batiste claire, un grand col de guipure retombant sur les manches bouffantes autour du cou découvert. Et son chapeau de paille très large, orné d’un gros nœud de taffetas glacé, était garni sur le bord d’une dentelle qui retombait, mettant le frisson d’une ombre fine sur ce visage délicieux.
Lucienne Dalgrand était bien jolie aussi, dans une légère toilette, un peu plus sérieuse que celle de sa sœur, mais aussi frêle d’étoffe et fraîche de coloris,—une de ces toilettes qui font que les femmes, chaque été, ont l’air de s’épanouir à nouveau comme les corolles des parterres.
Le général et son gendre, à côté de toute cette jeunesse et de toute cette grâce, personnifiaient l’élégance et la force masculines, le vieillard par sa belle tenue militaire, le jeune homme par sa robuste apparence et sa mâle physionomie.
Derrière eux venait une femme de chambre, qui portait les manteaux contre la fraîcheur du soir et la valise contenant le matériel de nuit, car, le voyage étant de deux longues heures, on ne repartirait sans doute que le lendemain matin.
M. de Villenoise fit monter cette femme sur le siège, à côté du domestique, qui devait conduire. Lui-même s’assit dans le break avec ses invités.
A partir de ce moment, il n’eut plus conscience que de l’affreux effort nécessité par le rôle qu’il s’était tracé. Ne rencontrer les beaux regards de Gilberte qu’avec une prunelle inerte, impénétrable; s’occuper de ses hôtes avec des prévenances égales, sans aucune nuance de galanterie envers la jeune fille; mettre dans sa voix la même indifférence que dans ses yeux quand il s’adressait à elle; alourdir même et souligner cette indifférence, pour qu’elle en sentît l’intention. Il en était réduit à souhaiter qu’elle comprît trop, qu’elle s’offensât,—car il redoutait moins sa colère que sa douleur, et il savait que le ressentiment est le brûlant remède qui cautérise les plaies du cœur.
Hélas! la voiture avait à peine franchi la royale avenue de châtaigniers séculaires, elle tournait seulement devant le perron du château, que Vincent avait pu voir passer, au fond des transparentes prunelles brunes de Gilberte, comme l’ombre d’une naïve angoisse.
Cette angoisse grandit, resserra son étau, devint presque visible, à mesure que s’accentuait la froideur étudiée de M. de Villenoise. Les nuances d’attitude auxquelles il s’appliqua devaient passer inaperçues pour trois de ses invités. Mais celle pour qui se jouait son pénible rôle ne pouvait guère s’y méprendre, et ne s’y méprit pas.
On déjeuna longuement dans la salle à manger immense et haute, où le déroulement des tapisseries anciennes couvrait les murs d’une obscurité verdoyante d’où semblait émaner de la fraîcheur. On alla prendre le café dans une grotte artificielle, au bord d’une nappe d’eau tout encadrée par des feuillages. Puis, quand la chaleur du jour fut un peu tombée, M. de Villenoise proposa de monter en voiture pour visiter le domaine.
—Je vous promènerai aujourd’hui dans les bois, dit-il. Et demain, quand vous serez bien reposés, je vous montrerai l’usine.
—Demain! s’écria Dalgrand. Demain, moi, je serai loin, mon cher.
Vincent protesta, mais avec modération. Il souhaitait les voir partir tous, ne se sentant pas sûr de lui si son supplice se prolongeait. Pourtant il déclara que, si les affaires rappelaient son ami, du moins il garderait à Villenoise le général et ces dames. Gilberte rougit et regarda son père:
—Oh! papa, tu sais bien... murmura-t-elle.
M. Méricourt, surpris, tâcha de deviner le désir de sa fille. Comprenant à un imperceptible mouvement de tête qu’elle lui dictait un refus, il se mit à parler au hasard d’une visite d’un chef de corps d’armée, qu’il attendait d’un jour à l’autre au manège de l’École de Guerre.
Vincent les observait. Il eut froid au cœur en constatant le prompt succès de sa tactique. C’en était fait. La pauvre enfant ne songeait plus qu’à fuir. Déjà!... Comme il suffisait de peu de chose pour effarer cet ombrageux et délicat sentiment qu’elle portait en elle et quelle croyait si bien caché! Il oublia de tenter même une insistance polie. Et Lucienne, qui déclarait ne pas vouloir quitter son Robert, fut toute gênée du silence de glace dans lequel tomba sa petite phrase d’épouse amoureuse.
—Eh bien, reprit enfin M. de Villenoise—avec une tristesse que l’on put attribuer au désappointement de ne pas retenir ses hôtes,—il faut alors opter entre les bois et l’usine, car nous ne pouvons tout parcourir en une après-midi, surtout qu’il est déjà trois heures, ajouta-t-il en consultant sa montre.
—Ah! l’usine, s’écria Dalgrand. Je tiens à y conduire le général. Il y a là une cité ouvrière modèle qui vaut le voyage de Paris à Villenoise. Quant à tes bois, mon petit... Nous avons celui de Boulogne, où je mènerai ces dames par compensation.
—Nous le connaissons, dit Lucienne.
—Quelle erreur! protesta Robert. Il n’y a pas une Parisienne qui connaisse le bois de Boulogne. Pour vous, c’est l’avenue des Acacias, celle des Poteaux et la pelouse de Longchamps. Je vous y montrerai des petits coins!... Vous pourrez vous y croire à cent lieues de la capitale, sous les bocages de l’ami Vincent.
—Oui, mais chez moi, riposta de Villenoise, vous pourriez, mesdames, vous croire à trois cents lieues, dans quelque pays de montagnes. J’ai un éboulement de rochers, une cascade...
—Bah! reprit Robert en riant, c’est une charretée de pierres qu’il a fait porter dans un petit ravin... Et quant à sa cascade... figurez-vous une gouttière crevée en temps d’orage... Et encore la gouttière est plus grandiose.
—Tu es méchant, dit Lucienne à son mari. Moi, je veux voir le chaos de rochers, la cataracte!
Elle amplifiait les mots en riant de sa malice. Et elle ajouta, avec une petite moue:
—D’ailleurs, les usines, tu sais... j’ai assez de la nôtre.
Les taquineries et les pourparlers durèrent encore un moment. A la fin, il fut décidé qu’on se diviserait en deux groupes. Dalgrand, qui connaissait la cité ouvrière, y accompagnerait le général. Le directeur de l’usine montrerait à ces messieurs les dernières innovations. Quant à ces dames, elles iraient avec Vincent visiter les beautés naturelles de la forêt, ce qu’on appelait dans le pays: le Puits du Diable, la Fontaine aux Pins et le Salon des Fées,—noms fantastiques, dont, malgré les railleries de Dalgrand, s’excitaient les imaginations de Lucienne et de Gilberte.
Deux voitures furent attelées: une charrette anglaise que Dalgrand conduisit, ayant à ses côtés le général; et une victoria, dans laquelle Vincent s’assit à reculons, faisant face aux deux jeunes femmes.
—Vous ne craignez pas, j’espère, de marcher, ni même de grimper un peu? leur demanda-t-il. Nous ne pourrons aller aux endroits les plus curieux par les allées carrossables.
Robert, qui entendit cette observation, se retourna.
—Luce, ne te fatigue pas! cria-t-il à sa femme. Je ne veux pas qu’elle grimpe dans de mauvais chemins! poursuivit-il d’un air significatif en cherchant les yeux de Vincent.
Celui-ci fit: «Ah! très bien!» tandis que Lucienne devenait très rouge et murmurait d’un ton de reproche: «Oh! Robert...»
Dalgrand reprit impitoyablement:
—S’il faut escalader des sentiers de chèvres, emmène Gilberte. Ce sera son affaire. Mais tu me feras plaisir de laisser Luce dans la voiture.
Là-dessus, le constructeur, riant de son propre machiavélisme, de sa précaution à deux fins, fit légèrement claquer son fouet et partit.
«Comme cela,» pensa-t-il, «la petite maman future ne compromettra pas notre grand espoir, et si, comme je le crois, Vincent et Gilberte ont quelque chose à se dire, ils saisiront le prétexte que je leur fournis de s’offrir un tête-à-tête.»
—Allez d’abord au Salon des Fées, dit à son cocher M. de Villenoise. Vous passerez par le Chêne au Pendu, ajouta-t-il.
—Le Chêne au Pendu! s’écrièrent ensemble Gilberte et Lucienne.
—Oh! vous ne verrez pas de squelette aux branches, dit Vincent.
Il raconta la légende. Un des anciens seigneurs de Villenoise était venu se pendre là par désespoir d’amour.
—Ce n’est pas une mort de gentilhomme, remarqua Lucienne.
—Tu peux supprimer «gentil», ajouta vivement Gilberte.
—Que voulez-vous dire, mademoiselle? demanda Vincent.
—Que les hommes ne se tuent pas par amour, prononça gravement la jeune fille. Ils ne savent pas aimer jusqu’à la mort. Quand ils se tuent, c’est qu’un venin d’orgueil ou d’intérêt rend mortelle leur blessure d’amour.
—Bah! dit Lucienne stupéfaite. Où es-tu devenue si savante, petite fille?
M. de Villenoise dit seulement:
—Vous êtes sévère pour nous, mademoiselle.
Il était devenu tout pâle. Pourquoi avait-elle prononcé les mots d’orgueil et d’intérêt? Se croyait-elle dédaignée par lui à cause de l’inégalité de leurs fortunes? Elle, qui n’avait aucun avantage social à partager avec celui qu’elle épouserait, ne se sentait-elle pas froissée par l’étalage de son luxe, à lui, Vincent, au moment où il se détournait d’elle? Ah! brute qu’il était d’avoir choisi pour sa muette rupture le décor de ce château fastueux, de ces bois dont il avait, par comble de maladresse, vanté lui-même les beautés!
La voiture s’arrêtait. On était devant le Chêne au Pendu.
Au milieu du carrefour se dressait un de ces chênes séculaires, dont l’aspect rapetisse et humilie l’existence humaine. C’était un arbre parfaitement beau, un chef-d’œuvre de la patiente Nature. Son tronc, qui mesurait quatre mètres de tour à la base, s’élevait d’un jet puissant, tout droit, jusqu’à la naissance des grosses branches. Là, il se divisait; il étendait des bras d’une incroyable force, portant avec une fermeté sans lassitude, sur une circonférence prodigieuse, des monceaux de ramures et de feuillages. Au centre, le fût robuste continuait de monter comme une colonne, soutenant l’édifice de verdure, le dôme d’ombre et de mystérieuse vie, où l’on devinait des palpitations de sève et des bruissements d’ailes, les frissons de joie du colosse mêlés aux tressaillements voluptueux des insectes et des oiseaux qu’il abritait par milliers. Il avait une physionomie, cet arbre, presque un reflet d’âme, une expression d’orgueil et d’énergie vitale, avec un peu du calme et de la bonté des forts, et, dans son immobilité de rêve, comme le flottant souvenir du passé millénaire. Puis, ce qu’on admirait encore, c’était, sur tout cet âge et sur toute cette force, la grâce puérile des bouquets de feuilles, ces feuilles menues et découpées du chêne, qui semblaient, sur ce front formidable, friser comme une folle et verte chevelure.
—Oh! il est splendide, cet arbre! s’écria Gilberte.
Lucienne ne disait rien, souriait vaguement—moins au spectacle extérieur peut-être qu’à quelque pensée intime.
M. de Villenoise eut un petit mouvement d’épaules dédaigneux.
—Bah! c’est un chêne comme tous les autres, du bois à brûler, dit-il... Vous pouvez marcher, Armand, cria-t-il à son cocher.
Gilberte vit une nouvelle petite agression sourde dans ce mépris voulu d’une belle chose qu’elle admirait. Entre deux êtres qui ne peuvent s’expliquer, tout aggrave un malentendu qui commence. Mais, en parlant de «brûler», Vincent était sincère. Il aurait mieux aimé maintenant mettre le feu à sa forêt que d’y faire ce qu’il appelait en lui-même avec rage «le tour du propriétaire».
Pour atteindre le Salon des Fées, il fallut, malgré la défense de Robert à Lucienne, descendre de voiture.
—C’est à deux pas, disait Vincent, et par une allée très douce.
En effet, au bout de quelques minutes, on se trouva dans un petit cirque de verdure, très curieusement entouré d’un côté par une muraille circulaire de rocher à pic.
Les deux sœurs s’étonnèrent.
—Tiens! du granit!
Elles ne s’y attendaient pas.
—C’est en effet de la roche dure, expliqua M. de Villenoise. Et voilà pourquoi on fait l’honneur à ce petit accident de terrain de le considérer comme une curiosité naturelle. Ce pauvre bloc de pierre a aussi le mérite d’être un peu historique. On prétend que l’ancien manoir féodal de Villenoise devait se dresser au sommet, et non pas dans le vallon plus riant mais trop accessible où se trouve l’habitation actuelle.
—Il y a donc de l’espace là-haut? demanda Lucienne avec un mouvement de tête vers le faîte du rocher.
—Pas beaucoup, mais il pouvait y en avoir davantage autrefois. Car il s’est produit un éboulement, de date relativement récente. Des blocs se sont détachés du côté opposé à celui-ci. Ils ont laissé entre eux et la colline une espèce de fissure assez bizarre, qu’on appelle le Puits du Diable. Mais, pour voir cela, il faudrait grimper là-haut.
—Nous irons! s’écria Lucienne.
—Et la défense de Robert?
Mme Dalgrand prit l’air piteux d’un enfant partagé entre la tentation d’une espièglerie et la peur d’une pénitence.
—Moi, dit Vincent qui devinait la cause des précautions imposées par Dalgrand, je n’en prends pas la responsabilité. Réellement, chère madame, ce serait pour vous une grande fatigue, et, peut-être, un petit danger.
Lucienne réfléchit un instant, puis, très vite, comme frappée d’une idée, elle déclara:
—Très bien! je vous attends ici. Vous allez monter avec Gilberte.
Il fut inutile à la jeune fille de se défendre. Un peu tard, mais très clairement, Lucienne venait de s’aviser qu’il y avait opportunité sans doute à ménager un tête-à-tête entre M. de Villenoise et sa sœur, et que peut-être cela entrait dans les intentions secrètes de Robert. Du moment qu’elle croyait suivre une volonté de son mari, elle devenait intraitable. Elle s’arrangea si bien, que, sans une affectation ridicule, les deux jeunes gens ne pouvaient plus refuser de partir ensemble.
—Mais, dit Vincent, il faudra bien nous donner un grand quart d’heure, parce que nous monterons par ce sentier et nous reviendrons par là.—Il désignait une petite allée qui s’enfonçait dans la verdure.—Mlle Gilberte verra en même temps ce que nous appelons la Fontaine aux Pins.
—Allez, dit Lucienne, qui s’assit sur un des sièges en apparence naturels disposés çà et là dans le salon de verdure.
Le sentier, en s’élevant autour du rocher, devenait tout de suite abrupt. A plusieurs reprises, malgré l’agilité de Gilberte, M. de Villenoise dut lui donner la main. Ni l’un ni l’autre ne prononcèrent un mot, si ce n’est le: «Permettez, mademoiselle», avec lequel le jeune homme offrit son appui momentané.
Lorsqu’ils arrivèrent en haut, Mlle Méricourt eut une surprise. Elle ne s’était pas rendu compte de l’élévation atteinte, et elle fut stupéfaite de voir à ses pieds moutonner les cimes d’arbres. C’était comme une mer aux flots immobiles et sombres. Cela s’étendait de toutes parts autour de l’îlot rocheux. Puis, par delà cette ceinture de forêts, des terres de culture dorées par les épis, des prairies vertes et, plus loin encore, des lointains bleuâtres se déployaient. La coupole d’un ciel pur enfermait ce panorama, comme une tente gigantesque de toile azur, mangée de soleil. D’abord Gilberte vit tout cela confusément. Mais, peu à peu, elle distingua le château, avec ses toitures incendiées de lumière; puis, comme un grand tapis presque noir déroulé sur la claire verdure du parc anglais, les châtaigniers de l’avenue. Vers l’horizon, un amas de briques rouges coupé de lignes régulières et le panache gris d’une haute cheminée indiquaient les bâtiments de l’usine et de la cité ouvrière. Du côté opposé, juste à la lisière des bois, on apercevait une maison isolée entre les massifs d’un jardin, et, à quelque distance, un village. La jeune fille en demanda le nom. Vincent dit: «Je ne sais plus.» Puis il se détourna. La présence de Sabine, là-bas, lui semblait remplir l’espace.
—Tenez, reprit-il aussitôt, venez de ce côté, mademoiselle. Voici ce qu’on appelle le Puits du Diable.
Gilberte se pencha sur une anfractuosité d’aspect sinistre. Entre les végétations qui en voilaient les bords, l’œil plongeait dans un trou obscur dont il était impossible d’évaluer la profondeur.
—Les paysans, dit encore M. de Villenoise, prétendent que ce sont les oubliettes du château-fort qu’on croit avoir autrefois existé sur cet observatoire naturel. Mais l’excavation n’a pu être creusée de main d’homme à même le roc. D’ailleurs, je doute qu’on ait jamais rien construit ici. Mes recherches ne m’ont pas fait découvrir la moindre trace d’une fondation quelconque.
—Oui, c’est curieux, observa Gilberte, surtout dans un pays presque plat, peu accidenté comme celui-ci...
Son regard ne quittait pas ce trou noir, sur lequel des légendes couraient. Soudain elle se tourna, cherchant quelque chose à terre.
—Un caillou... Je voudrais y jeter un caillou, dit-elle.
Vincent ramassa une assez forte pierre.
—Vous allez voir, annonça-t-il. Ça ne fera pas grand effet. La chute s’assourdit sur un fond vaseux ou sur des mousses.
Il lâcha la pierre. Gilberte compta tout bas jusqu’à cinq, puis on entendit un choc sourd, un son mou, qui monta comme un soupir étouffé.
—Cela fait froid dans le dos, dit Gilberte. Allons, retournons vers Lucienne.
Ils suivirent un autre petit chemin, d’une pente plus douce que le premier. Bientôt des pins apparurent. De ce côté, on avait l’illusion d’un coin de montagne. Une source filtrant parmi des pierres, et tombant d’une hauteur de deux mètres, prenait des airs de cascade. C’était la Fontaine aux Pins. Gilberte ôta ses gants pour sentir sur ses mains la caresse froide de l’eau. M. de Villenoise, immobile, la regardait faire. Elle se tenait dans une pose charmante, le buste légèrement incliné, la taille et le corps en arrière pour ne pas mouiller sa toilette. Son cou et son visage étaient tout roses de chaleur, tandis que, sous le ruissellement, ses mains prenaient une blancheur de marbre.
Une émotion passa dans les yeux de Vincent. A ce moment, elle se tourna, souriante, par une intuition de femme se sentant contemplée, admirée... Et un grand frisson d’amour fit tressaillir à l’unisson ces deux êtres, dans ce lieu plein de mystère, de fraîcheur, de silence. Un rayon de bonheur illumina les prunelles brunes de la jeune fille... Mais ce ne fut qu’un éclair. Déjà M. de Villenoise s’était ressaisi. Comprenant que sa courte faiblesse détruisait sa laborieuse froideur de la matinée, que se laisser surprendre ainsi c’était jouer avec cette enfant le jeu le plus cruel, il prit tout à coup une résolution extraordinaire.
—Mademoiselle, dit-il, pardonnez-moi si je suis indiscret, mais j’aime tant mon ami Dalgrand, je porte un si vif intérêt à sa famille, à la vôtre...
Il cherchait ses mots. Gilberte ne pouvait prévoir ce qu’il allait lui dire, mais, au seul ton qu’il avait pris, elle pâlissait. Ses joues si animées devenaient blanches, comme ses mains de marbre sous le ruissellement de la source. Elle les avait retirées, d’ailleurs, ses mains, en faisant un mouvement vers le jeune homme, et elle ne les tenait plus sous la froide caresse de l’eau. Malgré cela, elle les tendait toujours, ne sachant plus, dans son trouble, ce qu’elle faisait. Et des gouttes roulaient sur les doigts blancs, puis tombaient à terre, comme des larmes.
—Que voulez-vous dire, monsieur?
—Mon Dieu, mademoiselle, j’aborde un sujet bien délicat... un sujet qui ne me concerne en rien. Mais j’ai vu Robert si préoccupé, si affligé... Je sais que votre père et votre sœur y tiennent tant!...
—Tiennent tant à quoi?... Mais parlez donc, monsieur?...
Maintenant les mains blanches avaient un léger tremblement; les gouttes d’eau tombaient plus vite à terre, comme des pleurs qui se précipitent.
Vincent prononça d’une voix qui s’étranglait:
—A... A votre mariage... avec... avec M. de Bréville.
Violemment la couleur revint au visage de Gilberte. Les deux petites mains mouillées se haussèrent vers sa poitrine.
—On vous a chargé... balbutia-t-elle, de me parler?...
—On ne m’a chargé de rien, mademoiselle. J’ai seulement imaginé qu’un conseil... d’ami...
—Un conseil en faveur de ce mariage?
—Mon Dieu, oui, mademoiselle... Vos parents le désirent.
Elle resta muette un moment, le regardant bien en face. Une expression un peu égarée élargissait ses grands yeux. Elle ne comprenait pas. Elle attendait sans doute qu’il dît quelque chose d’autre. Un espoir la soutenait encore. Peut-être M. de Villenoise voulait-il l’éprouver? Ou bien il parlait par dépit... Mais non!... A mesure que les idées se classaient dans sa tête, il devenait plus impossible à la jeune fille de prendre cette bizarre sortie pour une déclaration. D’ailleurs Vincent n’ajoutait plus rien. Ce qu’il avait à dire était dit. Il comptait donc sur sa perspicacité, ou plutôt il croyait avoir été suffisamment clair. Tout à coup, elle pénétra son intention, comme par une lueur affreuse.
Elle pensa: «Ah! quelle honte!»
Puis elle voulut composer son visage, prendre un air indifférent, ou bien étaler de la dignité, ou encore essayer de l’ironie. Le désir de se montrer à lui comme elle devait être l’emporta un instant sur l’élan de désespoir qui lui arrachait le cœur. Un rôle à jouer s’ébaucha dans sa tête. Elle crut s’entendre qui disait: «Mais certainement, monsieur, j’épouserai M. de Bréville. Voulez-vous me faire le plaisir d’être mon témoin?»
Toutefois, du fond de sa nature, un grand soulèvement de sincérité monta comme un flot, emporta les frêles réminiscences de quelques lectures romanesques ou les leçons de mondaine hypocrisie.
Elle dit avec une parfaite simplicité:
—Non, monsieur, je n’épouserai pas M. de Bréville. Mais je ne compte épouser personne d’autre. Je ne me marierai jamais.
Puis elle se détourna et se remit à descendre le chemin.
Et ce fut tout. Vincent n’eut qu’à la suivre. Derrière elle, il marchait d’un pas lourd, les yeux vers le sol, comme un coupable. Il n’osait même plus la regarder. Il ne se sentait plus le droit de se réjouir la vue, comme tout à l’heure, par les lignes et la démarche de cette jolie fille, par la fraîcheur de cette nuque et le reflet de ces cheveux, par la souplesse de cette taille, par toute cette radieuse jeunesse, qu’il venait de ravager d’une telle blessure. Il avait peur, à quelque signe, de reconnaître le désastre dont il était la cause. Et, tout en restant confondu par la fermeté, par la franchise de cette enfant, il écoutait aussi en lui-même le cri de son propre amour qui la rappelait d’une clameur éperdue.
Mais, soudain, il crut à quelque miracle. Gilberte, avec une exclamation affolée, sautait en arrière, se jetait presque entre ses bras. Vincent la saisit. Et, une fois de plus, la volonté du jeune homme chancela. Il allait s’écrier: «Non, non, c’est impossible!... Je ne puis renoncer à vous, je vous aime!...» lorsque Mlle Méricourt murmura:
—Un homme... là... Ah! que j’ai eu peur!
M. de Villenoise, étonné, courut à la touffe de broussailles que la jeune fille désignait.
—Qui va là? cria-t-il.
Et il sortit un revolver qui ne le quittait jamais dans ces bois pleins de cachettes et de surprises. Un froissement de feuilles se fit entendre.
—Qui va là? Répondez, ou je tire! cria encore M. de Villenoise en armant son revolver avec bruit.
Rien ne répondit dans la profondeur du fourré. Vincent alors s’engagea dans le taillis. Mais il eut beau chercher de côté et d’autre, nul être vivant ne parut.
—Vous vous serez trompée, dit-il en revenant vers Mlle Méricourt.
—J’ai vu un homme, certifia-t-elle. Un jeune homme très brun, sans barbe. J’ai parfaitement distingué son visage.
—Que faisait-il?
—Il semblait nous épier. Car il a remué seulement quand j’ai jeté un cri. Et il n’aurait peut-être pas bougé, si je n’avais distingué la blancheur de sa figure dans l’épaisseur sombre des feuilles.
Vincent doutait encore, lorsque Gilberte, débouchant la première dans le Salon des Fées, lui dit en tressaillant:
—Tenez... Là-haut.
M. de Villenoise leva la tête juste à temps pour voir se courber et disparaître une silhouette d’homme au sommet du rocher.
—Tant pis! dit-il. Je ne vais pas remonter là-haut pour le pincer. Mais soyez tranquille: il tombera sur un de mes gardes...
—Qu’est-ce que vous avez? demanda Lucienne en s’avançant. Tu es blanche comme un linge, ma pauvre Gilberte!
Vincent répondit:
—Mlle Méricourt a été effrayée par un vagabond... Quelque rôdeur ou braconnier... Nous ne vous avons pas trop fait attendre, chère madame? Voulez-vous maintenant me permettre de vous offrir mon bras pour regagner la voiture?