Haine d'amour
XV
Lorsque, le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, Robert Dalgrand, dans une voiture de louage, franchit la grande grille de Villenoise, une appréhension lui crispa le cœur. Que se serait-il passé? Comment allait-il trouver Vincent?
Devant lui, la royale avenue de châtaigniers s’étendait, d’aspect plus grandiose encore, dans la sauvage tristesse de l’automne. Au fond, la façade du château, blanche et rigide au milieu de son cadre élargi, ressemblait à un visage dont l’impassibilité garde un secret mélancolique.
Pour la première fois peut-être, l’imagination, chez Robert, domina l’énergie de la pensée, et il se sentit impressionné par la physionomie des choses.
Son malaise intérieur se changea en une terrible anxiété lorsqu’un domestique lui dit que monsieur n’était pas au château, mais qu’il avait laissé une lettre pour M. Dalgrand.
—Une lettre pour moi!...
—Oui, au cas où M. Dalgrand viendrait.
—Où est-il?... A l’usine?
—Non. Monsieur est parti brusquement pour Paris.
«Parti brusquement pour Paris!...» Qu’avait-elle donc inventé, cette femme, pour le faire accourir vers elle, lui qui ne pouvait encore sans imprudence entreprendre ce voyage?... Que lui disait-elle en ce moment, dans cet atelier où, hier, lui-même, Dalgrand, l’avait confondue, réduite au désespoir et à la soumission?... Par quelles sorcelleries le reprenait-elle?
Ainsi elle avait manqué à sa parole! Elle avait trouvé moyen de revoir Vincent! Elle l’avait joué, lui, Robert!... Mais ne s’était-il pas conduit comme le dernier des insensés en refusant cette lettre qu’elle voulait écrire pour le juge d’instruction? Dire qu’il avait cru cette sirène, cette créature de sang et de perfidie! Maintenant tout était bien perdu, car l’intervention même de la justice arriverait sans doute trop tard pour éclairer Vincent, pour le délivrer du piège où elle l’aurait enfermé.
Ces réflexions ôtaient à Robert son habituel sang-froid, tandis qu’il suivait le valet de chambre jusque dans le cabinet de travail où M. de Villenoise avait laissé sa lettre.
L’épaisseur du pli l’étonna. Robert déchira l’enveloppe, et tout de suite il en remarqua une seconde sur laquelle ces mots en grosses lettres lui sautèrent aux yeux:
«Attends d’être seul pour lire.»
Alors il remarqua que le domestique, un peu étonné de ce qui se passait, demeurait planté devant lui, le regard luisant de curiosité.
—Allez, dit Robert, laissez-moi.
—Monsieur n’a besoin de rien? demanda le valet.
—De rien. S’il me faut quelque chose, je sonnerai.
—Monsieur dînera-t-il au château? Dois-je donner des ordres?
—Eh! je n’en sais rien. Allez-vous-en!
Une fois que l’homme eut quitté la pièce, Dalgrand, avant même de s’asseoir, ouvrit la seconde enveloppe. Elle contenait une lettre assez longue, d’une écriture qu’il ne reconnut pas, et un mot très court de Vincent.
Ce mot, Robert le saisit tout entier d’un coup d’œil. Et il continuait à le contempler d’un regard fixe, tous les traits de son visage pétrifiés et blêmes, dans une stupeur qui paralysait même l’émotion. Puis, tout à coup, un cri sourd monta de sa poitrine. Son grand corps chancela... Il s’abattit sur un siège, en essuyant, par un geste machinal de la main, la sueur froide qui lui perlait au front.
Voici ce qu’il avait lu:
«Mon cher ami,
«Sabine est morte. La malheureuse s’est empoisonnée cette nuit avec du laudanum. Sa femme de chambre affolée est accourue m’apporter cette terrible nouvelle, avec une lettre qu’elle devait me remettre dès ce matin, suivant les dernières volontés de sa maîtresse.
«Je cours auprès de l’infortunée qui n’est plus. Viens m’y rejoindre. Mais lis d’abord sa lettre. Elle t’apprendra, paraît-il, peu de choses que tu ne saches.
«Vincent.»
Il se passa un moment avant que Robert eût le courage de lire cette confession de Sabine. Mais l’idée que son ami l’attendait, plongé dans les plus pénibles rêveries, auprès de cette morte, le rappela à lui-même. Il déplia le papier et parcourut ce qui suit:
«Mon Vincent bien-aimé,
«Quand tu liras cette lettre, tu sauras déjà que je suis morte. Ne me pleure pas, car je suis coupable. Pardonne-moi seulement!
«C’est pour obtenir ce pardon que je quitte la vie. O mon Vincent! ne me le refuse pas, puisque j’aurai tout racheté. J’ai conjuré la mort que j’ai failli te donner. Maintenant je me fais justice. Par pitié, n’enveloppe jamais mon souvenir dans une pensée de malédiction.
«C’est moi qui ai tiré sur toi, Vincent. On te l’aurait dit si je ne te l’avais pas révélé la première. Je n’ai donc pas le mérite de mon aveu.
«Ton ami Robert Dalgrand avait découvert la vérité. Sans lui, j’aurais eu le bonheur suprême et monstrueux de te posséder à toujours par mon crime. Faut-il le dire?... Je n’aurais pas eu de remords!...
«Non, Vincent. La joie et l’orgueil d’être ton épouse m’auraient fait m’applaudir de mon horrible action. Ce n’était pas possible, n’est-ce pas?... Une femme ne peut pas être à la fois aussi diaboliquement coupable et aussi divinement heureuse! Il ne fallait pas que cela fût.
«Le but radieux auquel j’aurais touché t’explique ma conduite. Je n’ai pas voulu te tuer, toi sans qui je ne puis pas vivre. Je pensais te blesser à la jambe, pour te tenir enfermé près de moi pendant de longs jours, pour t’entourer de mes soins, pour m’afficher auprès de toi, et pour t’empêcher de revoir l’autre... l’autre!... celle que tu croyais aimer.
«Malgré ma sûreté de main, ma précaution de viser très bas, je t’ai porté un coup qui a failli devenir mortel. O pauvre, pauvre adoré!... Si tu savais ce que j’ai ressenti en approchant de ton lit de souffrance!...
«Si tu étais mort, je me serais tuée.
«Tu n’en doutes pas, maintenant...
«Oui, l’homme, le misérable criminel que tu as vu bondir sur les rochers, c’était moi! Je me suis montrée exprès,—sûre, par mon costume, d’égarer tes soupçons. En haut, dans un fourré, j’avais laissé une jupe, un chapeau de femme et une mante de soie, avec lesquels j’étais venue. J’ai rapidement passé tout cela sur mes vêtements masculins. Mais j’ai jeté dans le Puits du Diable mon petit revolver—celui à crosse de nacre avec mon chiffre en or—et mon feutre d’homme roulé autour d’une pierre. Je savais que ces deux objets tomberaient tout au fond, par l’étroite ouverture, là où se resserre le puits, et qu’ils seraient hors de portée, à moins qu’on ne minât le roc.
«Maintenant, tu sais tout, Vincent. Tu es guéri, ma mort te rend libre... Tu vas être heureux... Oh! ne me chasse pas entièrement de ton cœur. Donne-moi ce pardon que je te demande!
«Si un élan de miséricorde, si peut-être même un dernier frémissement de tendresse pour la pauvre créature qui s’en va, te dicte ce pardon, accorde-moi une suprême grâce, écris-le sur ma tombe. Fais inscrire sur une petite plaque de marbre: «Elle repose pardonnée.» Il me semble qu’éternellement, à travers la pierre, je l’entendrai. Et je pourrai y croire. On ne ment pas aux morts.
«Tu feras cela. J’en suis sûre. Tu es si bon, Vincent!... Et cette pensée adoucit en moi l’atroce douleur de savoir que désormais tu seras heureux par une autre.
«Adieu, et pardon! Je t’aime.
«Sabine.
«Je te prie de me faire enterrer dans le petit cimetière du village près duquel j’ai vécu cet été.»