Haine d'amour
V
Maintenant Vincent de Villenoise était un homme très malheureux. Depuis la soirée au Théâtre-Français, il ne pouvait plus nier à lui-même qu’il aimât Gilberte. Et non seulement il souffrait de ne pouvoir épouser cette jeune fille, mais il était torturé par la pensée que bientôt, inévitablement, elle en épouserait un autre. Plus sa raison et la force de sa volonté le maintenaient éloigné d’elle, plus croissait en lui le désir d’être mêlé à sa vie, de l’approcher, de savoir ce qu’elle faisait, ce qu’elle pensait, quelles étaient les personnes dont elle s’entourait le plus volontiers. Parfois il lui semblait que de telles satisfactions pourraient lui suffire, et il prenait la résolution de fréquenter sa famille dès que Dalgrand serait de retour. Puis il comprenait que ce serait commettre la pire imprudence. Alors il se rudoyait intérieurement, comme l’on rudoie pour son bien le malade qui veut guérir et qui pourtant cherche à éluder les prescriptions du médecin.
Cependant la vie lui devenait terne et pesante. Le présent se traînait dans l’ennui. L’avenir s’enfonçait en des perspectives monotones. Son immense fortune, loin de le consoler, ajoutait un point de vue pénible à ses réflexions. Car, s’il avait été libre, cette fortune eût facilité son mariage avec Gilberte, lui eût permis d’entourer de luxe cette créature charmante. Comme il aurait été heureux de lui donner tout ce qui s’achète, et, en particulier, les beaux chevaux que devait souhaiter cette amazone accomplie!
Malgré lui, il se représentait, avec des détails irritants, tout ce qui aurait pu être. Il voyait les doux yeux bruns s’illuminer de surprise et de plaisir devant les cadeaux princiers dont il embellissait leurs imaginaires fiançailles. Et le désir de la chose impossible s’exaspérait en lui à ces rêves d’une dangereuse précision.
Puis tout cet argent qu’il dispersait à sa guise le troublait encore par l’orgueilleuse répugnance qu’à cet égard montrait Sabine. Il n’avait même pas la satisfaction de s’acquitter un peu envers celle-ci à mesure qu’il lui reprenait son cœur. Il la dépouillait sans rien lui rendre. Si elle avait été sensible aux somptuosités matérielles, et si sa fierté ne lui avait pas interdit de les accepter d’un amant, avec quelle prodigalité Vincent n’eût-il pas racheté chacune des pensées par lesquelles il offensait l’amour de cette malheureuse femme!
Pauvre Sabine!... Depuis quelque temps, elle ne l’accablait plus de ses reproches, elle ne l’offusquait plus de ses fantaisies... Elle avait cessé toutes ses violences... Elle ne lui faisait plus de scènes... Une terreur secrète semblait l’avoir domptée. Elle devenait soumise et timide. Était-ce le pressentiment d’une fatalité installée en dominatrice dans ce cœur d’homme sans lequel elle ne pouvait pas vivre?... Peut-être tremblait-elle devant quelque chose qu’elle n’osait se dire à elle-même... Vincent la trouvait d’autant plus touchante qu’il sentait s’accomplir, en lui et malgré lui, l’irrévocable malheur de cette amie encore si chère. Il s’en voulait et il la plaignait. Mais, en la voyant si triste, il ne pouvait pas lui dire les mots qui l’eussent réconfortée, avec l’accent qu’il l’eût convaincue. Il se taisait. Elle ne lui dictait plus de phrases passionnées, craignant trop sans doute l’intonation dont elles résonneraient sur ses lèvres. Leurs conversations demeuraient indifférentes. Leurs silences ressemblaient à celui qu’on garde près d’un mort.
Un matin, comme Vincent travaillait dans sa bibliothèque, on lui apporta la carte d’un visiteur. Il allait rappeler la consigne à son domestique et condamner sa porte, lorsque, machinalement, il jeta les yeux sur le bristol. Aussitôt il eut une légère exclamation, quitta sa place et descendit. En bas, il n’eut pas plus tôt ouvert la porte du petit salon, que Robert Dalgrand fut dans ses bras.
Ils s’étreignirent comme deux femmes. Et, de fait, Vincent mit un peu de nervosité féminine dans son effusion. Cette large et solide poitrine d’ami lui fit l’effet d’un appui et d’un refuge. Tout de suite il crut retrouver à ce contact un peu de l’énergie qui lui faisait défaut depuis quelques semaines. Son cœur se remplit à nouveau de l’admiration confiante qui, lorsqu’il était gamin, lui inspirait tant de sécurité près de son camarade.
Jamais d’ailleurs plus qu’aujourd’hui Robert n’avait paru taillé pour ce rôle fortifiant. Toute sa personne respirait l’activité, le triomphe et l’allégresse. Cependant sa joyeuse physionomie prit un air de gravité dès qu’il eut examiné Vincent.
—Qu’as-tu donc, mon pauvre vieux? Je ne te trouve pas bonne mine.
—J’ai été un peu préoccupé, dit M. de Villenoise. Mais c’est à peu près fini. Je te conterai cela plus tard.
—Quelque chose à ta fabrique?... demanda Robert avec inquiétude. Est-ce que l’Apéritif ne va plus?
—Je me moque bien de l’Apéritif, ricana Vincent. La fabrique marche toute seule. Tu sais que j’ai là un directeur... l’intelligence et la probité mêmes.
—Alors?... sourit Robert en posant l’index sur le côté gauche du veston de son ami.
Vincent secoua la tête avec vivacité. Ensuite il éclata de rire, comme si l’hypothèse qu’il souffrît de peines de cœur lui parût la meilleure plaisanterie du monde. Robert ne fut qu’à moitié dupe de cette gaieté, mais il n’insista pas. Malgré leur intime et profonde entente, les deux amis ne s’étaient jamais trouvés d’accord sur la question «femme», et ils avaient cessé de la discuter entre eux. La longue absence de Dalgrand et le regret un peu désapprobateur avec lequel il avait autrefois vu s’engager la liaison de Vincent avec Sabine rendaient le sujet plus inabordable encore. Aussi, tout en accueillant comme une espèce de sauvegarde pour sa volonté chancelante la présence de son ami, les inspirations indirectes d’un jugement si droit, le spectacle d’une si belle santé d’âme, M. de Villenoise était encore fort éloigné d’une confidence précise. Cette confidence serait d’autant plus difficile à faire qu’il s’agissait de Mlle Méricourt, et qu’il faudrait reparler de Sabine, dont le nom, depuis des années, n’avait plus été prononcé entre les deux camarades.
Avec quelle déplorable évidence les soucis actuels de Vincent confirmeraient, d’ailleurs, les raisonnements et les prédictions que jadis lui avait adressés Robert?... Pour celui-ci, dès son adolescence, il n’avait jamais conçu l’amour autrement qu’avec le cortège des sentiments les plus loyaux et les plus fiers.
A ceux qui, devant lui, vantaient la passion et dénigraient le mariage, il ne cachait pas l’écœurement que lui inspirait l’adultère, ni l’impossibilité où il se trouvait d’aimer une femme qu’il partagerait avec un autre, ni encore son incapacité morale de jamais séduire une jeune fille. Les belles prouesses dont les jeunes gens tirent volontiers vanité lui faisaient hausser les épaules. Sans prétendre à une impossible chasteté, il reléguait au rang des innommables besoins tout ce qui n’était pas l’amour... Et il ne concevait l’amour qu’avec la fidélité de l’époux, la dignité de l’épouse, les joies—aujourd’hui si démodées—de la famille, et l’orgueil d’une nombreuse et forte descendance.
Tout le reste, tout le romanesque malsain qui donne pour but à l’amour des plaisirs stériles et d’un ordre, en somme, passablement honteux, lui semblait le triomphe d’un inqualifiable égoïsme, d’un égoïsme de la chair et de l’animalité, bien inférieur à l’ambition, ce noble égoïsme de l’esprit.
Pour lui, la question était grave. Elle dépassait la portée d’une simple discussion entre hommes, au moment des cigares et du café. Il y avait là plus qu’un prétexte à fanfaronnades et à paradoxes. Robert croyait y voir la pierre de touche où se manifeste l’affaissement du caractère moderne, et aussi l’écueil contre lequel se briseront et s’effondreront certaines races.
Le dégoût de la vie, qui, de nos jours, prend des allures philosophiques sous le nom de pessimisme, semblait à cet homme d’action tout bonnement l’impuissance à vivre la vie comme elle doit être vécue, c’est-à-dire non pour soi-même, pour sa personnalité restreinte et temporaire, mais pour sa personnalité générale épandue dans l’humanité et pour sa personnalité future prolongée dans les enfants.
On ne veut plus d’enfants, parce qu’ils coûtent beaucoup d’argent à élever, donnent beaucoup de peine, puis vous paient d’ingratitude quand ils sont grands.
Sans expliquer que l’ingratitude des enfants est en raison directe de l’argent dépensé pour eux, et qu’en supprimant l’une des difficultés on élude l’autre; sans ajouter que les enfants ne coûtent cher qu’aux parents vaniteux et aveugles, ignorant les principes d’une virile éducation, Robert se plaisait à donner aux viveurs l’argument suivant:
«Vos sens aussi vous coûtent cher, vous donnent beaucoup de peine à contenter, et vous paient d’une fameuse ingratitude lorsque vous êtes devenus vieux!»
En somme, ce vaillant, qui ne reculait devant aucune tâche, se croyait le droit de mépriser une société dont l’idéal consiste à éluder le plus de devoirs possible.
Cette société, d’ailleurs, il la voyait clairement s’acheminer vers sa ruine.
S’il s’était marié, ce n’était donc pas, comme ses contemporains, pour augmenter ses plaisirs au moyen d’une dot, sans augmenter ses obligations;—non, c’était pour remplir joyeusement et fièrement son rôle d’homme et de citoyen, et pour recueillir les seules satisfactions que la nature ait voulues complètes: celles qui naissent du don de soi-même, de l’effort et du dévouement.
Cette façon de comprendre l’existence lui faisait juger avec un peu de sévérité les travaux et les amours de Vincent. L’érudition lui semblait un sillon facile et peu fécond dans le champ de l’activité humaine. Quant à la liaison avec une femme mariée, Sabine de Rovencourt,—liaison devenue si scandaleusement notoire par un flagrant délit, une condamnation du tribunal correctionnel et le divorce de la comtesse,—la plus indulgente attitude qu’avait pu prendre Robert à cet égard était de n’en jamais parler. Il s’y était si complètement astreint qu’il ignorait les phases dernières et la durée de cette liaison. Ses longues absences lui avaient ôté d’ailleurs toute occasion de s’éclairer sur ce point. Certains détails étaient sortis de sa mémoire. Il n’avait donc aucune donnée sur ce que pouvait être, à la période actuelle, la vie amoureuse de Vincent.
L’idée avait-elle déjà surgi dans sa tête que cet ami, toujours si cher, pourrait devenir un frère pour lui en épousant Gilberte Méricourt? M. de Villenoise se le demanda, non sans une sorte d’angoisse, lorsque Robert, après lui avoir longuement parlé de sa précieuse Lucienne et de sa nouvelle famille, renouvela cette taquinerie qu’il lui avait écrite à propos de Gilberte.
—Que s’est-il donc passé entre vous?... Depuis notre retour, elle prend un air tout drôle dès qu’on prononce ton nom.
—Mais... je n’ai guère revu Mlle Gilberte qu’une fois depuis ton mariage.
—Allons donc!... Vous vous êtes rencontrés au Bois.
—Au Bois... Oui, c’est cela... Une seule fois.
—Comment!... Tu n’as pas fait de visite?... Ayant été garçon d’honneur?...
—Non.
—Ah! mais je ne m’étonne plus... Mon beau-père aussi m’a paru très frais à ton égard. Ne t’avait-il pas proposé de venir voir ses séances de dressage à l’École de Guerre?
—Je n’ai pas eu le temps.
—Mais tu as dû le blesser! Cela me contrarie fort. Tu sais qu’il n’invite pas tout le monde. Il est très mystérieux pour ses expériences, le général. Certainement il a cru t’accorder une faveur... Et tu n’y réponds pas!
Robert prenait si vivement à cœur ce qu’il jugeait un manque d’égards envers son beau-père et Gilberte, que M. de Villenoise, très soucieux d’agir en homme du monde et préoccupé de ne pas froisser son ami, s’engagea tout de suite à quelques démarches de politesse. Il déposerait sa carte le jour même boulevard Malesherbes. Il irait, le lendemain matin, demander le général Méricourt à l’École de Guerre.
—Mais non, dit le constructeur. Ces visites coup sur coup... après ta réserve exagérée... cela paraîtrait drôle. Fais mieux; viens déjeuner jeudi à la maison. Ils seront là. J’arrangerai les choses. Et l’on est si bien disposé pour toi!... On ne te gardera pas rancune.
Vincent n’eut qu’un instant très court d’hésitation. Presque tout de suite il dit: «Oui.» Pourquoi?... Lui-même ne s’en rendit pas bien compte, tant cette acceptation s’éloignait des résolutions très fermes qu’il avait prises. Il lui sembla qu’il obéissait à la crainte instinctive que Dalgrand ne devinât quelque chose. Ce sentiment nouveau s’était éveillé, en effet, comme une espèce de fausse honte, dès le premier abord de son ami, et grandissait au cours de cette conversation tranquille, devant cette physionomie pleine d’une force si raisonnable, d’une si éclatante franchise.
—C’est entendu, disait Dalgrand, tu viendras déjeuner jeudi. Tu connais la maison, à Billancourt? Du reste, tout le monde pourra te l’indiquer. Et tu verras de loin la cheminée de l’usine.
—Jeudi?... fit M. de Villenoise. Nous sommes aujourd’hui lundi. J’ai le temps d’aller avant tout présenter mes hommages à Mme Dalgrand.
—Si tu veux. Seulement ne viens que mercredi, vers cinq heures. J’annoncerai ta visite à Lucienne, qui te renouvellera mon invitation, croyant te la faire pour la première fois, au dernier moment. Sans cela Gilberte nous en voudrait de ne pas l’avoir prévenue. Elle doit arriver à cheval, après sa promenade au Bois, pour déjeuner en famille, telle qu’elle sera, en amazone... Puis elle veut ensuite visiter les ateliers.
—Mais alors ne paraîtrai-je pas indiscret?...
—Du tout, mon cher. Quelle plaisanterie! Ma famille n’est-elle pas la tienne? Si tu savais comme on t’y connaît, comme on t’y aime déjà! Il a fallu ton caprice de sauvagerie pour refroidir un peu le général et Gilberte. Encore, ajouta Robert avec un imperceptible sourire, j’ai dans l’idée qu’on en a conçu plus de tristesse que de dépit.
Ce mot de «famille», que Dalgrand répétait avec une intonation si profondément heureuse; ces images d’intimité, de cordialité, qu’il évoquait; cette tristesse indulgente qu’il attribuait à certain «on» sous lequel Vincent ne voyait que Gilberte, toutes ces caressantes et légères influences enveloppaient et engourdissaient le cœur troublé de M. de Villenoise. C’était son rêve récent qui prenait forme, et contre lequel il allait peut-être ne plus pouvoir se défendre... Déjà, dans sa pensée, il se transportait à ce jeudi matin, où il serait assis près de Gilberte, non plus à la table cérémonieuse du dîner de noce, mais chez sa propre sœur, à elle,—cette sœur dont il tutoyait le mari, ce qui créait entre eux comme une espèce de parenté. Il se figurait déjà cette étroite réunion, où les couverts et les cœurs seraient si proches... Et tel était le charme des puériles images, des prévisions insignifiantes dont la perspective de ce repas emplissait son cerveau, qu’il ne pensait même pas à questionner Dalgrand sur la nouvelle invention dont le constructeur espérait tant de profit et de gloire.
Cependant, comme Robert se levait, avec une allusion à l’urgence de ses travaux, de Villenoise s’écria:
—Eh bien, et cette grosse affaire en Belgique?... Peut-on savoir ce que c’est?...
—Oh! je n’ai pas le temps ce matin. Je te dirai cela jeudi.
—Tu es content?
—Plus que content. J’inaugure, dans l’industrie, une ère nouvelle.
—Tu as donc enfin découvert la pierre philosophale?
Dalgrand eut un beau rire d’orgueil.
—Bien mieux que cela, mon cher.
Mais il reprit:
—Découvert, non... Je ne fais que rendre pratique une découverte qui sera certainement la plus grande de ce demi-siècle quand je l’aurai sortie des laboratoires et du domaine de la théorie... J’ai eu la chance de trouver hier ce qu’un autre aurait trouvé demain, ce que des savants et des industriels cherchent depuis quarante ans avec des progrès presque journaliers, sans que le public d’ailleurs y ait prêté la moindre attention...
—Est-ce possible?... Ah! Robert, mon cher ami... que je suis heureux!... Mais un mot, voyons!... Sur quoi dois-je te féliciter?
L’inventeur lui serra la main avec un bon rire et secoua la tête. Puis il mit son chapeau, ouvrit la porte, traversa le hall à grandes enjambées.
—Jeudi... répéta-t-il sur le seuil. Je ferai ma révélation en famille. Jusqu’à présent, il n’y a que Lucienne qui sache.
Il partit, laissant derrière lui un autre homme que le Vincent démoralisé des derniers jours.
En effet, dans l’esprit de M. de Villenoise, le tourment des espoirs combattus et des résolutions difficiles s’effaçait devant la simplicité des choses. Loin de se reprocher une défaillance, il se félicitait de sa force, car il ne ressentait pas du tout, à l’idée de revoir Gilberte, la lâcheté de cœur qui l’attendrissait et l’effrayait naguère. A peine, en ce moment, percevait-il les élancements de cette attraction redoutable qui, à la seule pensée de cette jeune fille, emportait tout son être éperdument vers elle. Ce qui dominait en lui, c’était le sentiment d’énergie joyeuse éclos au seul contact de Robert et le bonheur de posséder une famille qui déjà le comptait comme sien. Une fierté lui venait à l’idée que le grand secret de l’inventeur lui serait dévoilé en même temps qu’à Mlle Méricourt. Cette preuve d’intimité, de confiance donnée par son ami—et devant elle!—lui semblait précieuse au delà de toute expression. Puis, enfin, il n’avait pas à choisir. Robert lui montrait qu’il avait affligé le général et sa fille... Du moment qu’on avait été froissé par son abstention, son plus immédiat devoir était de réparer l’effet produit.
C’est donc avec une légèreté d’âme et d’humeur tout à fait inaccoutumée depuis quelque temps qu’il se présenta ce soir-là chez Sabine. La jeune femme en fut tout d’abord ravie, puis, bientôt, inquiète. Car la finesse extraordinaire de ses perceptions amoureuses lui fit sentir que ce bienfaisant résultat ne venait pas d’elle. Ce n’était l’effet ni de sa présence, ni de la gaieté qu’elle affectait, ni de sa résignation. Quels efforts ne lui fallait-il pas faire pour rire lorsque Vincent riait, alors qu’elle eût voulu lui poser la main sur la bouche, étouffer l’essor de cette joie qu’elle sentait jaillir d’une source profonde, si obscure et si effrayante pour elle!
Mais à quel moyen recourir pour se débarrasser des appréhensions qui la torturaient? Épier Vincent ou le faire suivre?... Elle avait trop de fierté pour cela. Le questionner?... Elle n’osait plus. Elle avait peur d’elle-même, et de sa propre violence. Elle avait peur de lui, et de sa franchise. Certes, il ne la blesserait pas directement. Mais elle le connaissait trop pour qu’il pût tout à fait dissimuler avec elle.
S’il avait une fantaisie pour cette petite Méricourt, et s’il se trahissait, la rage orgueilleuse de Sabine briserait tout, le jetterait à cette rivale, rendrait tout retour impossible. Tandis que, dans le silence, cette crise s’éteindrait peut-être. Après tout, il était loyal. Il se devait à elle, de par les circonstances et de par les plus sérieuses promesses. Il n’était pas homme à oublier pour un caprice ni le passé ni ses serments. Elle patienterait donc, elle se tairait et attendrait...—pauvre nature follement frémissante et douloureuse—au prix de quel effroyable héroïsme!
Le matin du jeudi, elle se trouvait dans son atelier, essayant de peindre, mais mal en train, péniblement consciente de son insuffisance artistique, tandis que lui—qu’elle rêvait au travail, dans la grande bibliothèque—conduisait son phaéton le long du quai, se dirigeant vers Billancourt.
Comme elle aurait souffert de l’apercevoir, si rayonnant de masculine beauté, de vague espérance, et de ce reflet d’élégance et de richesse dont la séduction est irrésistible même pour les yeux les plus austères! Oui, elle aurait souffert... Car elle eût voulu être la seule jouissance, la seule splendeur, le seul but et le seul orgueil de sa vie. Parfois elle le souhaitait pauvre, infirme, défiguré, dénué de tout. Alors peut-être il l’aimerait uniquement, furieusement, avec exigence, avec jalousie, avec désespoir, comme elle l’aimait elle-même.
Là, dans cet atelier, ses pinceaux à la main, elle ne pensait qu’à lui. Et c’était sans tendresse, avec une passion âpre et comme desséchée, qui l’épouvantait presque. Dieu!... Elle se souvenait du temps où elle quittait l’hôtel de Rovencourt pour aller le retrouver à quelque rendez-vous. Elle ne l’aimait pas ainsi alors, il n’était pas tout pour elle. A travers sa jeunesse de mondaine coquette et comblée, il passait comme l’incarnation d’un rêve dangereux et ardent, duquel on se réveillerait sans effort, et dont le souvenir serait délicieux plus tard. Elle lui aurait ri au nez s’il avait eu la prétention d’occuper tout son cœur et d’absorber toute sa vie!... Maintenant, de quels liens d’esclave elle était attachée à cet homme!... Des liens si serrés et si durs qu’il ne pouvait plus, lui, faire un mouvement sans qu’elle-même en fût meurtrie.
Elle se révoltait. «Pourquoi ne puis-je pas vivre sans lui? Et pourquoi est-ce que je souffre à ses côtés?... Quelqu’un a-t-il jamais aimé d’un si étrange amour?... Est-ce une fatalité?... Un mal mystérieux?... Est-ce à cause de ma ruine et de mon isolement que je tiens à lui si fort?... Ai-je donc une âme basse, dirigée par les plus vils intérêts?... Car je songe aussi à sa fortune et à ma réhabilitation, lorsque je souhaite de l’épouser.»
Ce doute sur elle-même ne faisait qu’effleurer l’orgueilleuse Sabine. Sentant malgré tout, dans le fond de sa nature, une supériorité bizarre, elle trouvait son sort trop injuste et se considérait le plus souvent avec une intense pitié.
Cette pitié—qu’elle eût repoussée de la part des autres avec indignation—était le vrai sentiment que dût inspirer cette organisation de souffrance, cette splendide et lamentable machine nerveuse, produite par un travail héréditaire de raffinement, à travers plusieurs générations humaines. Fleur altière et saignante d’une civilisation trop excessive... Mécanisme sensible jusqu’à l’affolement... Organisme dans lequel la faculté de réaction s’exalte jusqu’à une disproportion singulière avec la cause agissante, et qui se détend et vibre sous l’effleurement d’une haleine comme il le ferait normalement sous le choc d’un marteau d’acier.
Au sortir de l’atmosphère orageuse, oppressante, qui, parfois, accablait Vincent près de cette créature de passion, il lui semblait, à coté de Gilberte, aspirer des bouffées fraîches de printemps. Assis près d’elle dans la salle à manger de Billancourt, il se laissait gagner par une griserie d’âme semblable à celle que procure aux sens l’odeur des bois en mai, après une fine ondée. C’était la même dilatation de tout l’être, la même sensation de force épanouie et de rajeunissement, le même attendrissement sans cause, la même intensité d’espoir.
Ce déjeuner chez les Dalgrand fut gai, d’ailleurs, d’une gaieté qui n’était pas l’animation plus ou moins factice d’une réunion mondaine. Les cinq personnes assemblées là sentaient circuler entre elles, sans exception et sans obstacle, ce courant mystérieux qu’on appelle la sympathie. Après un reproche amical de M. Méricourt et un premier regard un peu timide et triste de Gilberte, les torts apparents de M. de Villenoise furent parfaitement oubliés. On le traita comme un ami d’ancienne date, comme un membre inséparable de ce petit cercle intime. Lucienne eut pour lui des attentions ingénieuses. A propos d’un plat, puis en lui choisissant un cigare, elle montra qu’elle connaissait déjà quelques-uns de ses goûts. C’était prouver que Robert avait souvent parlé de lui. Cette gracieuse jeune femme disait, d’une voix douce, et sans avoir l’air d’y toucher, des choses fort spirituelles. Vincent avait les plus séduisantes qualités de causeur. Elle sut le faire briller. Tout en s’adressant à elle, il goûta la joie de fixer l’attention admirative de Gilberte. Et quelle valeur prend le plus infime succès quand on le rapporte à un seul être!
—Tu t’entendras bien avec ma petite femme, dit Dalgrand avec son air de bon géant heureux. Et il pinça gentiment l’oreille de Lucienne.—Moi, je ne cause guère. Je suis un barbare...
—Toi?... s’écria-t-elle.
Cette exclamation fut accompagnée d’un regard vers son mari, qui fit entrevoir à M. de Villenoise toute une profondeur d’ingénue adoration.
—Mais oui! reprit l’inventeur. En dehors de mon affaire... Tiens, Vincent, dans les musées des Pays-Bas, que nous avons visités, j’étais honteux de ne pas éprouver grand’chose devant les chefs-d’œuvre qui la remuaient si fort.
—Ah! dit-elle, suis-je bien sûre de n’avoir pas admiré par tradition?... Je savais les catalogues par cœur. Tandis que toi, à Anvers, devant cette sublime Descente de Croix de Quentin Metsys...
Elle s’arrêta, la parole coupée par l’impression qu’ils avaient partagée là-bas, un matin, dans cette grande salle déserte de musée, devant ce poème merveilleux et déchirant de l’angoisse humaine.
—Eh bien, quoi donc, mon vieux Robert? demanda Vincent. Est-ce que tu y aurais été de ta petite larme?
—Non, mais j’ai été empoigné, c’est vrai... Et Lucienne l’a senti. C’est peut-être la seule fois où j’aie compris ce que l’inspiration d’un peintre peut faire tenir sur quelques mètres carrés de toile. Toute une religion se condense là dedans... Tout un état d’âme séculaire de l’humanité...
—Tiens! dit malicieusement Lucienne. Je croyais que tu étais un barbare, que tu ne parlais pas peinture...
Dalgrand lui sourit. Puis, comme on se levait de table, et comme leurs invités passaient sur la terrasse, où le café était servi, le constructeur retint sa femme en arrière, la prit à la taille, l’embrassa, d’un baiser lent et muet.
Le général avec Gilberte se tenaient déjà sous le grand store en toile, et regardaient la Seine, dont ils n’étaient séparés que par une balustrade de pierre et par le chemin de halage. Mais Vincent, qui s’attardait, allumant son cigare, eut dans le dos comme le frisson de cette caresse d’amoureux. Il en frémit tout entier. Pour la première fois, en relevant ses regards vers Mlle Méricourt, il sentit son cœur battre à grands coups passionnés. Jusque-là, il n’avait vu en elle que la compagne idéale, pleine de grâce pour les yeux, de tendresse pour l’âme, de suavité pour l’esprit... Cette chaste image se troubla... ou plutôt le miroir humain qui la reflétait s’obscurcit d’une brume de volupté... L’aiguillon qui rend l’amour irrésistible pénétra dans sa chair... M. de Villenoise n’essaya plus de se donner le change. Il comprit pourquoi il était venu, pourquoi le déjeuner lui avait semblé si amusant, la société si cordiale, le jour si rayonnant, et Lucienne si spirituelle.
Un instant de plus il resta debout à la même place, laissant éteindre successivement plusieurs allumettes contre le bout de son londrès, pour contempler encore.
Gilberte s’appuyait à la balustrade. Sa tête inclinée dépassait l’ombre de la tente de toile, et le soleil dorait ses cheveux bruns. Sa silhouette fine s’enlevait sur l’air bleu et sur le fond argenté que déroulait plus bas la rivière. En face d’elle, au bord d’une île, des saules gris trempaient dans l’eau leurs chevelures, et de longs peupliers montaient tout droit, sans un balancement, sur le ciel pâle et chaud.
Tout à coup la jeune fille tressaillit au hurlement strident que jeta la sirène d’un remorqueur. Puis elle se retourna en riant.
Vincent pensa que rien n’était comparable à la grâce de cette attitude et de ce rire. Comme cela ferait un joli tableau de genre, cette jeune fille vêtue d’une jupe d’amazone avec un corsage bouffant de batiste à fleurettes roses, la taille serrée dans une ceinture de lawn-tennis, à demi renversée sur cette blanche balustrade de pierre, avec tant d’espace autour d’elle, et, dans le fond, ce grand fleuve calme et ces perspectives verdoyantes.
—Que tu as bien fait, Luce, cria Gilberte à sa sœur, de me prêter ce corsage pour déjeuner! J’aurais étouffé sous mon plastron empesé et dans ma veste de drap.
Ceci, c’était une petite manœuvre de coquetterie. Car elle avait rencontré le regard de M. de Villenoise, et elle craignait qu’il ne critiquât la façon dont s’ajustait cette jolie blouse de batiste, un peu étroite peut-être pour ses épaules. Mais, aussitôt, la jeune fille ajouta:
—Est-ce le moment, «monsieur mon frère», comme disent les souverains,—et elle esquissa une révérence devant Robert,—est-ce le moment de nous révéler votre grande découverte?
M. de Villenoise eut un mouvement. Il ne pensait plus du tout à cette chose, si importante pour Dalgrand, dont celui-ci devait leur parler.
Mais il dissimula sa distraction sous un amical mensonge.
—J’allais te le demander, dit-il en se tournant vers son ami.
Robert hésita. Il jeta un coup d’œil au dehors, dans l’atmosphère qui vibrait de chaleur au-dessus de la rivière aveuglante. Ensuite il fit deux pas sur la terrasse, pour regarder dans une autre direction.
Ce qu’il aperçut de ce côté, ce fut une vaste cour, blanche de soleil, au fond de laquelle s’élevaient ses ateliers de construction. Derrière les murs pétillant de lumière, on devinait le travail ardent des machines. La haute cheminée fumait. Un homme sortit, les bras nus hors de sa chemise noirâtre, et qui, du revers de sa main, essuyait la sueur sur son front.
—Non, dit Robert... Décidément...
Il se retourna.
—C’est là-bas que j’aurais voulu vous faire voir... vous expliquer... Mais il fait trop chaud pour visiter l’usine... Ces dames en seraient malades.
Gilberte protesta, avec la vivacité, le courage et la curiosité de ses vingt ans.
—Oh! j’aurais tant voulu!...
Et elle ajouta cette gentille phrase, que Vincent surprit au vol et laissa glisser jusqu’à son cœur:
—Il y a des gens qui travaillent là dedans!... Comment trouverions-nous qu’il fait trop chaud pour nous y promener?
—En tout cas, tu m’en dispenseras, fillette, dit le général. Moi, j’ai fait ma tâche, ce matin. Deux heures au manège, sur un cheval que des lieutenants n’osaient pas monter... Pour un vieux bonhomme comme moi, cela suffit.
—Vous avez raison, père, dit Dalgrand—qui crut voir poindre une théorie sur l’équitation, et qui se hâta d’approuver le vieillard pour l’interrompre plus poliment.—Eh bien, voulez-vous m’entendre ici? Ou préférez-vous le jardin?
Du côté opposé à l’usine, un petit parc offrait des verdures hautes et touffues sous lesquelles d’étroites allées s’enfonçaient dans l’ombre. C’est là que, après délibération, Robert conduisit ses auditeurs. Ils s’assirent dans des fauteuils d’osier, sous une voûte de tilleuls. Pas une goutte de soleil ne filtrait à travers l’épaisseur des feuillages. Et la Seine, qui, de la terrasse, paraissait une nappe d’argent fondu, se laissait apercevoir d’ici teintée d’un bleu presque froid. On croyait en sentir le souffle sur la peau. Il faisait si bon que chacun s’en montra surpris.
—Tant mieux! s’écria Robert. Vous ne vous endormirez pas en m’écoutant. C’est un peu technique et ennuyeux, ce que j’ai à vous dire.
En quelques mots d’abord et très simplement, puis en détail, à mesure que leurs exclamations et leurs questions l’entraînaient, l’inventeur présenta sa découverte.
Il venait de rendre réalisable dans la pratique le grand rêve métallurgique de cette fin de siècle: la substitution de l’aluminium au fer. Au métal oxydable et pesant, il faisait succéder un métal trois fois plus léger et absolument inaltérable. Pour cela, il s’était servi d’un alliage très résistant: celui de l’aluminium avec le silicium; successivement il avait essayé de le combiner, à diverses proportions, avec de l’antimoine, du tungstène, et différents autres corps dont il évita de prononcer les noms. Enfin il avait trouvé la formule de ce qu’il appelait «le métal de l’avenir». Et pour prouver la supériorité de ce composé d’aluminium sur le fer, au triple point de vue de la facilité de main-d’œuvre, de la durée et de l’économie, il était en train de construire un viaduc qu’il avait l’autorisation de jeter sur la Meuse, près de Dinant.
—L’inauguration de ce viaduc aura lieu en septembre, ajouta-t-il, devant les autorités belges et les délégations savantes du monde entier. Père, Gilberte, et toi, mon cher Vincent, je compte sur votre présence à cette solennité industrielle.
Les trois personnes auxquelles Dalgrand venait de s’adresser se taisaient—peut-être avec un peu de désappointement. L’immense portée de ce qu’on leur annonçait ne les frappait pas encore. Pour en embrasser les conséquences, il leur aurait fallu quelques connaissances scientifiques, et certaines habitudes intellectuelles tout à fait différentes des leurs.
Lucienne, mise au courant par les conversations de son mari, et d’ailleurs haussée jusqu’à ce niveau par l’enthousiasme de son amour, s’énerva devant le silence de l’auditoire.
—Vous ne comprenez donc pas?... dit-elle. Un métal nouveau!... Ce sont toutes les conditions de la vie qui changent... C’est la civilisation qui se transforme. On dit «l’âge du bronze», «l’âge du fer». Le vingtième siècle sera l’âge de l’aluminium!...
Elle se tourna vers Robert, et d’un geste charmant lui saisit la main.
—Songez donc à la gloire de l’homme qui ouvre une ère nouvelle à l’humanité!
Vincent réfléchissait. Peu à peu, devant sa pensée, s’élargissaient les horizons.
—Serait-ce possible?... interrogea-t-il, les yeux fixés sur son ami.
—A la gloire près... oui... j’en suis sûr, prononça Dalgrand.—Et dans sa voix grave, sur son visage énergique, rayonnait effectivement une admirable certitude.—Mais je n’ai point tout accompli seul... Si vous saviez que d’efforts, depuis des années, se sont tendus dans cette direction!
—Bah!... dit Lucienne avec un mouvement de la main qui rejetait dans l’ombre toute la foule anonyme des travailleurs, qui balayait tout, ne laissant la lumière et l’espace que pour le génie de Robert.
Gilberte regardait sa sœur. Une intense émotion gonflait son cœur de jeune fille,—une émotion faite à la fois de sympathie et d’envie pour tant de fierté dans l’amour. Oh! que cela devait être bon de pouvoir penser ainsi, parler ainsi de l’homme à qui l’on s’était donnée corps et âme!... Oui, c’est comme cela qu’elle pouvait concevoir la passion. Aujourd’hui seulement elle commençait à comprendre. Car, avec sa curiosité de vierge, elle s’était posé bien des questions, elle avait fait bien des remarques, depuis le premier jour des fiançailles de sa sœur. Et cette observation attentive, cette intuition toujours en éveil, s’étaient aiguisées davantage au retour du voyage de noce.
Époux... Ils étaient époux, ce jeune homme presque étranger il y avait si peu de temps, et cette Lucienne, qui semblait à Gilberte une autre elle-même. Elle les entendait se tutoyer, elle les voyait s’embrasser; elle pénétrait dans leur chambre—leur unique chambre—où s’étalait un grand lit bas, plein de mystère. Et l’étonnement de cette chose subsistait pour la jeune fille,—étonnement mêlé d’un peu de jalousie, de répugnance et d’irritation.
Elle observait les regards inexplicables que Robert, à la dérobée, posait sur le visage ou la taille de Lucienne, et laissait traîner sur les lèvres de la jeune femme, lorsque celle-ci parlait ou souriait. Elle examinait son beau-frère: il avait la barbe drue, les épaules larges, les gestes contenus et forts.
Toute cette mâle apparence choquait légèrement Gilberte, lui paraissait voisine de la brutalité. Elle en voulait un peu à Lucienne, chaque fois qu’elle l’entendait dire, en parlant de ce garçon aux bras d’athlète: «mon mari». Et lorsque, lui, disait: «ma femme», elle éprouvait une véritable gêne.
Mais ce dont Gilberte souffrait confusément sans pouvoir se l’expliquer, c’était de la sensation qu’entre elle et sa sœur un abîme s’était creusé, où sombrait leur confiance, leur intimité d’enfants. Toutes deux, si semblables jusque-là et si unies, semblaient à présent deux créatures de nature différente. Plus d’intérêts communs, de projets partagés, de lectures à deux. Maintenant, lorsque Gilberte ouvrait un livre sur la table de sa sœur, Lucienne se précipitait: «Attends, montre un peu. Oh! donne, ce n’est pas pour toi.» La plus jeune, agacée, ripostait: «Tu le lis bien!... Tu lis donc de mauvaises choses?» Mme Dalgrand souriait sans répondre, et ce sourire, ce silence, ce petit air de supériorité, blessaient la cadette. Malgré son adoration pour sa sœur et la bonté qui, chez les Méricourt, était une vertu de famille, Gilberte laissait alors échapper quelque mouvement d’impatience: «Ah! si toutes les jeunes filles deviennent comme ça dès qu’elles sont «madame», j’aime mieux ne jamais me marier! C’est donc une bien vilaine chose, le mariage, qu’on en fasse tant de mystère, et qu’il vous apprenne un tas d’horreurs dont on n’ose même pas parler?...»
Ce mécontentement irraisonné, ce malaise confus que Gilberte n’avait pas pu surmonter depuis le mariage de Lucienne, s’évanouissait au cours de la journée que M. de Villenoise vint passer à Billancourt. Peu à peu, sans qu’elle se demandât pour quelle cause, son cœur s’emplissait d’une joie si grande, qu’elle en vint à ressentir une indulgence, une sympathie pour ce bonheur à deux, dont l’égoïsme, la veille encore, l’irritait. Et quand Lucienne, avec un si touchant enthousiasme, proclama sa foi au génie de son mari, Gilberte crut sentir un bandeau se soulever de dessus ses yeux. Tout l’univers mystérieux de l’amour s’éclaira d’un jour inattendu. Cette admiration lui sembla plus enviable à éprouver que les transports ou les mièvreries de sentiment qu’elle essayait de se peindre, et dont se moquait son scepticisme de fillette.
Mais, pour elle, son enthousiasme n’irait jamais, comme celui de sa sœur, vers un mécanicien,—ce mécanicien fût-il un inventeur de génie. Elle ne comprenait que la gloire de l’artiste ou celle de l’écrivain. Construire un viaduc en aluminium au lieu de le construire en fer, voilà une chose qui ne l’emballait pas! D’autant plus qu’elle ne voyait pas très clairement la différence entre le cerveau du constructeur et celui de ses ouvriers. Ne travaillaient-ils pas à une œuvre commune? Quand on félicitait Robert d’avoir fait un pont, après tout c’étaient ses hommes qui l’avaient fait. Et son beau-frère ne cachait pas l’importance de l’exécution matérielle. Il y mettait la main, descendant aux moindres détails, prenant les outils des derniers manœuvres pour leur montrer à mieux s’en servir. Gilberte l’avait vu revenir des ateliers avec les doigts noircis. Dès lors, à son estime pour ce grand travailleur s’était mêlée une ombre à peine sensible de dédain. Et il y avait un peu de hauteur indulgente au fond de l’attendrissement où la jeta l’admiration de Lucienne pour son mari. L’homme qu’elle aimerait, elle, Gilberte, aurait plus de raffinement et d’élégance dans la supériorité.
Involontairement, tandis que Robert esquissait l’histoire de l’aluminium, depuis sa découverte par Wœhler en 1827, la jeune fille leva les yeux vers M. de Villenoise.
Elle savait que, tout jeune, il avait écrit des vers. Dalgrand le lui avait dit, et même lui en avait montré. Un griffonnage de lycéen, sur une feuille de cahier réglée de bleu, et que l’amitié du constructeur conservait comme une relique. Gilberte avait lu quelques-uns de ces vers, où Vincent traçait le portrait de la créature idéale qu’il aimerait un jour.
Elle aura les yeux clairs et purs comme une source,
Et de très douces mains où mon front s’appuiera,
Quand mon esprit, lassé d’une éternelle course,
Du haut de l’infini lentement descendra...
Gilberte regardait ce front, plein de pensées et de rêves, qui, fatigué par des envolées dans l’infini, voudrait trouver des mains de femme, patientes et câlines, pour s’y reposer. Le visage de Vincent, avec sa finesse blonde et ses yeux profonds, exprimait bien les aspirations et les mélancolies d’un poète.
Elle se le représentait à sa table de travail, traduisant les philosophes anciens, reconstituant sous la poussière des textes l’idéal d’un autre âge. Elle le savait passionnément épris de l’antiquité. Des réminiscences de son propre cours de littérature flottaient dans sa petite tête chimérique de pensionnaire. Elle pensait à Sophocle, à Euripide, à l’exorde ex abrupto de Cicéron, et se disait que lire ces auteurs dans leur propre langue était certes plus difficile et plus distingué que de construire des viaducs en aluminium. D’ailleurs, pour achever la comparaison, Robert possédait une faculté d’être heureux qui trahissait une nature un peu simple et épaisse; tandis que M. de Villenoise, avec son air noblement soucieux, devait se sentir au cœur quelqu’une de ces vagues et incurables blessures dont souffrent seuls les êtres supérieurs. Encore une fois, Gilberte leva les yeux sur le front du jeune homme,—ce beau front d’un modelé large et ferme sous la courte frisure des cheveux bien plantés,—puis, tout de suite, elle abaissa son regard sur ses propres mains. Et elle fut contrariée de se voir des petites pattes grassouillettes et rosées par la chaleur, au lieu des doigts blancs et fuselés que Vincent se représentait sans doute lorsqu’il avait écrit ses vers.
On eût relu à M. de Villenoise le quatrain sur lequel Mlle Méricourt élevait le léger château de ses rêves, qu’il eût été bien surpris. Il ne l’aurait pas reconnu. Et justement, par une rencontre bizarre de pensées, il regardait les mains de Gilberte. N’osant arrêter ses yeux sur le visage de la jeune fille, tout en écoutant les explications de Robert, il se permettait du moins, à la dérobée, la contemplation de ses mains. Et leur peau légèrement colorée par un sang vif et jeune, leurs ongles fins, leurs petits mouvements divers, toute leur vivante fraîcheur épanouie sur le drap sombre de la jupe d’amazone, lui suggérait des idées d’agenouillements sur le sable, de dévots baisers à l’extrême bout de leurs doigts... ou de baisers plus ardents au fond de leurs paumes tièdes...
—Vous m’avez bien suivi? continuait Robert. Le kilogramme d’aluminium, qui coûtait, en 1854, trois mille francs, coûtait il y a quelques mois neuf francs, après avoir traversé toute la série des valeurs intermédiaires. Ce prix de revient continue à s’abaisser, surtout en France, où abonde la bauxite, le principal minerai,—une terre formée d’aluminium, et de sesquioxyde de fer,—une terre, vous m’entendez bien?... Une argile, quoi!... c’est-à-dire un des corps les plus répandus de la nature. Il y en a partout de l’aluminium... Tenez, il y en a là! (Il frappa le sol de son pied.) L’extraction coûte encore un peu cher, mais, en utilisant les sources naturelles de force, les chutes d’eau, par exemple, avec le transport de la force à distance par l’électricité...
L’inventeur, n’étant plus interrompu, se lançait dans des définitions techniques, parlait de méthode électrolytique, de turbines, de dynamo, de chevaux-heures... Lucienne continuait à boire ses paroles et à le dévorer des yeux. M. Méricourt, très droit sur son siège, dissimulait une demi-somnolence sous la raideur de son attitude militaire. Quant à Gilberte et à Vincent, comment fussent-ils jusqu’au bout restés des auditeurs attentifs?... Chacun voyait, sous les traits de l’autre, se fixer de plus en plus son rêve,—ce rêve de bonheur et d’amour, plus grand que l’âme qui le contient, plus beau que l’être qui l’incarne, dont la Nature, par ironie ou par pitié, a doublé la misère humaine. D’ailleurs, ils n’en savaient presque rien eux-mêmes. Ils ne s’analysaient pas. Ils goûtaient ce mystérieux effet réciproque de présence qui, au début de l’amour, est d’une si écrasante joie qu’il anéantit toute réflexion, tout étonnement et tout désir. Ils se taisaient, ils ne se regardaient même pas. Ils étaient suprêmement heureux.