Haine d'amour
IX
Le lendemain, en apercevant le viaduc, une appréhension étreignit le cœur de M. de Villenoise. Il n’avait pas voulu le visiter auparavant, et il ne prévoyait pas ce qui lui apparut.
C’était une construction d’une légèreté extraordinaire. Au-dessus des piles très hautes, le tablier courait, se dessinant de profil comme une ligne presque dépourvue d’épaisseur, que soutenait une charpente fine, découpée sur le ciel en guipure métallique. Des grilles à volutes, d’un modèle tout à fait artistique, servaient de garde-fous.
Le viaduc se divisait en trois travées: celle du centre appuyée sur les deux piles émergeant des flots bleus de la Meuse; les deux autres rejoignant les culées accotées au remblai de la voie.
Sur le ciel matinal, d’une pâleur laiteuse, toutes ces lignes déliées et hardies se dessinaient en noir. Mais, lorsqu’on approchait, l’œil restait saisi par la nuance d’argent mat qui reluisait doucement dans la fraîche lumière. Alors on pensait à quelque caprice de Sardanapale moderne, on croyait contempler un gigantesque objet d’art, sculpté dans un métal précieux.
Sur les berges, à une assez grande distance, et là-haut, dans la campagne, des groupes de gens étaient massés. Comme on venait d’interrompre, par ordre de police, la navigation sur la Meuse, et qu’à cent mètres, en amont et en aval, des barques étaient postées, montées par des agents qui faisaient respecter la consigne, le bruit s’était répandu qu’on allait essayer le pont. La foule aussitôt arrivait pour voir, avec l’espoir inavoué d’une catastrophe. Mais des piquets de soldats, disposés en cordons, arrêtaient les badauds.
Le long de la voie ferrée, et sur le viaduc même, des messieurs allaient et venaient. On regardait de loin respectueusement leurs silhouettes. C’étaient des personnages importants, les directeurs de plusieurs Compagnies, des fonctionnaires de haut grade, des ingénieurs étrangers. Même on affirmait que le ministre des travaux publics venait d’arriver de Bruxelles.
Près d’un hangar, sur la rive gauche, des machines chauffaient. On entendait leur souffle rythmé. Puis, tout à coup, elles vomissaient à grand bruit des flots de vapeur, ou lâchaient un coup de sifflet strident. L’une d’elles s’avança jusqu’à la culée du viaduc, et l’on s’amusa de voir courir quelques-uns des gros personnages qui discutaient sur le tablier d’un air entendu. Ils avaient cru, eux aussi, que la machine allait passer, et ils ne se souciaient pas de faire peut-être avec elle un plongeon dans la rivière. Mais la locomotive évoluait seulement pour aller se placer à la tête d’un train de marchandises.
Cependant un monsieur très grand, que l’on disait être le constructeur, vint crier quelque chose à l’entrée du pont. Et, de ses longs bras levés, il faisait des gestes de rappel. Ce fut alors une retraite générale, mais digne, avec les arrêts de quelques retardataires, qui flânaient un peu comme pour montrer leur indifférence au péril. Tous ces messieurs, enfin, se massèrent sur la rive gauche, en arrière de la culée.
A ce moment, malgré le désir de quelque effrayant spectacle, les cœurs se serrèrent un peu dans la foule. Une machine siffla, si loin du pont qu’on ne l’apercevait pas de la berge. Puis brusquement on la vit accourir, accélérant sa marche, filant à toute vapeur. Quand elle toucha le tablier du viaduc, elle s’emballa comme une bête affolée. Dans un grand fracas de métal, elle passa comme un éclair. Puis le tapage s’éteignit soudain sur l’autre rive, et elle disparut là-bas, avant qu’on se fût rendu compte.
C’était l’essai d’un minimum de poids avec un maximum de vitesse. Il avait réussi. Quelques applaudissements éclatèrent dans la foule.
Maintenant, ceux de la berge comptaient sur le passage immédiat d’un train. Aussi furent-ils surpris de voir quelques-uns des messieurs de là-haut descendre au bord de la rivière, s’embarquer dans un petit bateau de promenade, et gagner le milieu du courant. Là, le cou tordu, la tête levée, ils examinaient le viaduc. En même temps, des ouvriers s’accrochèrent aux charpentes et voltigèrent entre les poutres de métal, comme des oiseaux dans une volière. Alors, parmi les badauds, les plus perspicaces instruisirent l’ébahissement de leurs voisines et donnèrent l’explication de la manœuvre.
On s’assurait si rien n’avait fléchi.
Robert Dalgrand et Vincent de Villenoise étaient dans la barque avec deux ingénieurs. Leur examen paraissait satisfaisant. Et les ouvriers, qu’ils interpellèrent, ne remarquaient pas un craquement, pas une défaillance dans ce faisceau de forces organisé pour une formidable résistance.
Quand Dalgrand remonta, il voulut prendre la conduite du train de fourgons vides qui devait tenter l’épreuve après la locomotive isolée.
Des officieux déclarèrent qu’on l’en empêcherait, fût-ce par la force. Il sourit et céda. Nulle inquiétude n’existait en lui au sujet de cette seconde expérience. Il préférait se réserver pour la troisième.
Quelques messieurs remuants se portèrent alors vers la machine du train en partance, afin de donner des poignées de main au mécanicien et de lui promettre des récompenses.
—Messieurs, je vous en supplie, s’écria Dalgrand, n’allez pas troubler ce brave homme!
Il prit seulement avec lui le directeur de la Compagnie, devant qui le mécanicien se redressa, comme un sergent devant son général.
—Tu sais ce que tu vas faire, Vanier? demanda son chef.
—Oui, monsieur le directeur.
—Tu as confiance en nous? Tu ne crains rien?
—Oh! rien du tout, monsieur le directeur.
—Eh bien, conduis-moi ça avec sang-froid, dit Dalgrand d’un air gai. Pas de grande vitesse! Ne te crois pas sur la malle des Indes.
—Soyez tranquille, monsieur... Trente kilomètres à l’heure, pas plus. Le convoi de ma belle-mère, quoi!
—Parfait! approuvèrent les deux messieurs, avec un sourire.
Pourtant l’homme hésitait.
—Pardon... excuse... mais je n’ai nul besoin d’être deux, pas vrai? Si c’était un effet de votre bonté de me débarrasser de ce gaillard-là, qui a quatre gosses au logis.
Il se dérangea un peu et démasqua le visage noirci du chauffeur, qui se dissimulait de son mieux.
—Comment t’appelles-tu, toi? Qu’est-ce que tu fais là? dit le directeur.
—Oh! messieurs, supplia le pauvre diable, je ne veux pas déserter mon poste. Ne me déshonorez pas! Laissez-moi sur ma machine!...
Et il ajouta, d’une voix désolée:
—Elle n’a jamais fait dix mètres sans moi. Et maintenant, si elle court un danger, faut-il que ça soit juste à c’t’heure que je l’abandonne?...
On se taisait toujours. Il dit:
—D’abord, on n’y gagnera rien. Si elle tombe à l’eau, je m’y jette après.
—Grosse bête! fit le mécanicien. Tomber à l’eau! Y a pas de danger!
Pourquoi donc alors voulait-il que son compagnon descendît? L’illogisme généreux de ce brave toucha le directeur et Dalgrand. Mais ils n’en firent rien voir.
—Allons, assez causé! dit le premier. En route!
Et il donna de la main le signal du départ.
La machine siffla,—un long sifflement modulé que le mécanicien lança comme une fanfare. Puis le train s’ébranla, lentement d’abord... un peu plus vite... Le directeur avait tiré sa montre. Il suivit des yeux le tuyau de la machine, et quand ce tuyau fut normal à la première culée, il regarda l’aiguille des secondes. Puis il compta: «Un... deux... trois...» jusqu’à huit. Entre huit et neuf, le fracas métallique cessa. Le train avait passé le pont.
—Huit secondes deux cinquièmes... Trente kilomètres à l’heure. Ce garçon-là n’a pas accéléré d’un mètre. Qu’en dites-vous, Dalgrand?
Dalgrand ne dit rien. Mais le directeur, en se tournant vers lui, crut lui voir les yeux humides.
—Vous n’oublierez pas ce Vanier, n’est-ce pas, cher monsieur? fit alors l’inventeur.
—Vous serez là pour me le rappeler, mon cher Dalgrand.
Robert eut un geste vers l’autre train chargé qui l’attendait, vers l’effrayante masse qu’il allait conduire au pas sur son fin viaduc. Mais il sourit et il dit bien vite:
—Certes, je l’espère.
Déjà, des mains saisissaient les siennes. On le félicitait. Des ingénieurs remontaient de la berge. Le pont d’aluminium n’avait pas bronché. Mais Robert écarta tout le monde, supplia qu’on ne lui fît aucun compliment avant l’épreuve définitive. Ses yeux cherchaient Vincent. Tout de suite son ami fut à côté de lui.
Quand on sut que ces deux jeunes gens voulaient monter sur la locomotive du train chargé, où l’inventeur lui-même tiendrait le rôle du mécanicien, les protestations les plus véhémentes éclatèrent. Le ministre, les hauts fonctionnaires, interposèrent leur autorité; tous les autres, et ceux même qui voyaient Robert et Vincent pour la première fois, les conjuraient, en termes dramatiques, prodiguaient une sentimentalité phraseuse. Les deux amis demeurèrent inébranlables. M. de Villenoise, debout sur la plate-forme de la locomotive, les bras croisés, le dos appuyé contre un côté de l’abri, ne répondait même pas. Dalgrand disait seulement de temps à autre: «C’est inutile, messieurs... c’est inutile...»
Enfin, comme on insistait vraiment d’une façon gênante, il cria: «Prenez garde!...» Et, lâchant la vapeur, il lança un formidable coup de sifflet.
Naturellement il ne toucha pas au robinet de marche, car il y avait des gens jusque sur la plate-forme de sa machine. Malgré cela, l’effet fut magique. Les hauts personnages bondirent comme des lapins, reculèrent pêle-mêle de chaque côté de la voie en se cognant les uns contre les autres.
Dalgrand les vit qui élargissaient encore la distance à droite et à gauche. Alors il envoya un second coup de sifflet et, tout de suite cette fois, mit le train en mouvement.
On devinait, au souffle court et profond de la machine, le prodigieux effort accompli par la bête de fer pour mettre en branle la masse accrochée derrière elle. Le tender regorgeait de houille. A sa suite, une seconde locomotive et un second tender représentaient un poids semblable de quarante mille kilos. Puis venaient des wagons remplis d’obus vides empruntés à une fabrique voisine, des trucs chargés de pierres de taille, d’autres où s’empilaient des meules de fonte. Et tout cela commençait à rouler lourdement avec des à-coups réguliers dont la terre tremblait.
Dalgrand avait exagéré la charge imposée par le préfet de police et par la Compagnie. Il voulait une épreuve éclatante, irréfutable, d’où la supériorité de l’aluminium sur le fer ressortît tellement immense, que le vieux métal en fût du coup détrôné, relégué dans les musées parmi les antiquailles, montré dans l’avenir comme le symbole de la force brutale dont le maniement pénible avait écrasé les peuples. Tandis que le véritable instrument de l’humanité affinée, savante, de cette humanité de demain, au cerveau puissant, aux muscles grêles, c’était ce métal brillant et léger, souple et fort, le plus abondant de la nature, et dont un simple fil remplacerait les lourdes barres sous lesquelles l’ouvrier actuel, l’esclave du fer, se courbe, suant et meurtri.
C’était une bataille qu’il livrait, cet inventeur debout sur sa locomotive,—une bataille dans laquelle, ainsi que tous les vrais conquérants, il voulait vaincre ou périr. Et voilà pourquoi il avait tout risqué. Le visage très pâle mais très ferme, l’œil fixe et tendu à travers la vitre de l’abri, il regardait cette route argentée qu’étalait devant lui le viaduc. Il l’atteignait d’une marche très lente. Et ce minimum de vitesse, condition expresse de l’expérience, lui laissait le temps de réfléchir. C’était son œuvre bien-aimée contre laquelle il menait peut-être la destruction. Il pensait à elle plus qu’à sa propre vie. Son beau viaduc, d’une légèreté si audacieuse, d’un scintillement si doux sous le soleil! Quel effort il allait réclamer de lui!... N’était-ce pas de la barbarie de lui demander cette prodigieuse et inutile résistance? Maintenant, il se repentait presque d’avoir amoncelé contre lui ce poids insensé... Non pas par défaillance devant la mort ni par crainte de la défaite, mais par tendresse pour sa création, qu’il risquait d’anéantir, et pour son idée, dont il reculerait indéfiniment le triomphe.
Le doute, maintenant, lui poignait le cœur. Et la pensée aussi de son ami augmenta sa faiblesse. Robert se tourna vers Vincent.
—Tu peux quitter la locomotive sans quitter le train, dit-il d’une voix altérée. Descends et remonte dans un fourgon. Nous allons assez lentement pour cela. Au premier craquement, tu fileras en arrière.
Vincent sourit et secoua la tête.
—On croirait que tu doutes de ton œuvre... Moi, je n’en doute pas, mon ami.
Robert ne lui répondit pas. La locomotive s’engageait sur le tablier d’aluminium. Une vibration métallique s’éleva... Puis, bientôt, sous le poids des wagons, cela devint un gémissement... ensuite une clameur. Tout le pont criait sous l’écrasement de cette masse. Les oreilles de Dalgrand bourdonnèrent. Et il ne savait plus ce qu’il entendait, si c’était seulement la trépidation du métal, ou si c’était le craquement des charpentes, l’éclatement des joints, le hurlement désespéré de son œuvre qui se disloquait, s’effondrait...
D’en bas, la foule des curieux regardait, immobile d’attente, avec des faces blanches, des bouches ouvertes et sans souffle. Allait-on voir ce frêle plancher s’ouvrir, et cette effrayante charge culbuter, tomber à pic, crever le miroir paisible de la Meuse?...
La machine maintenant, avec sa sinistre lenteur, atteignait le milieu du pont. Sur le ciel, le dessin des wagons se profilait, difforme par l’énormité et la bizarrerie des chargements. Un roulement assourdi remplissait l’espace. Et chaque fois qu’un nouveau chariot suivait les autres sur le viaduc, ce tonnerre s’enflait, devenait plus menaçant.
Cependant, sous la progression de la masse noire et mouvante, la ligne étroite du pont gardait sa rigidité. Et les sveltes X qui lui servaient de soutiens s’alignaient toujours avec une netteté d’épure sur le fond laiteux de l’atmosphère, sans la moindre déformation dans leur élégante géométrie.
Et lentement, lentement, la locomotive continua d’avancer. A présent, elle soufflait plus fort... Elle semblait se lasser de traîner cette effroyable charge, que le léger viaduc soutenait, sans un effort apparent, dans la merveilleuse sécurité de ses lignes infléchies. Quelques mètres seulement et la machine atteindrait la seconde culée... Cette distance se rétrécit encore... Mais, avant d’arriver à l’extrémité du pont, tout à coup la locomotive s’arrêta, comme pour reprendre haleine, à bout de force, exhalant sa vapeur par petits halètements successifs. Le train, maintenant, s’allongeait tout entier sur le viaduc. Dalgrand l’immobilisait là, pour qu’il prolongeât sa pression, et aussi pour infliger encore aux charpentes la secousse de l’arrêt et du départ.
Alors, dans le silence brusquement tombé, devant ce triomphe de la science et de la volonté humaines, en face de ce drame que l’ignorant même pressentait si grand sous sa simplicité apparente, l’enthousiasme de la foule éclata. Du fond des berges, du haut des talus, de la lointaine campagne, des applaudissements partirent, et des acclamations, des hourrahs. Ces bruits, toutefois, sonnèrent grêles et comme perdus dans l’amplitude de l’espace, qui les absorba, les dispersa.
Quand la machine repartit, de nouveau la foule se tut; mais sans anxiété désormais, les nerfs détendus dans l’assurance du succès final. On ne craignait, on n’attendait plus rien. Ce n’était qu’un train qui passait. On le regarda machinalement s’éloigner jusqu’au dernier fourgon, son disque rouge accroché en queue, ses fanaux allumés comme pour un voyage véritable.
Et lorsque, l’expérience achevée, il eut filé se garer sur la droite, on ne vit plus, entre la rivière bleue et le ciel gris-perle, que le dessin délicat du viaduc, d’une inflexible rigidité dans sa hardiesse légère, tout en lignes et en espaces de clarté, devenu désormais imposant, sous sa finesse aérienne, par tout le prestige de sa force.
Là-haut, à l’écart, sur la plate-forme de la locomotive au repos, Dalgrand et de Villenoise s’étreignaient à pleins bras.
Mais, seul peut-être, l’inventeur entrevoyait l’importance de son triomphe: l’aurore d’une ère nouvelle, l’avènement du métal de l’avenir, et la défaite du fer,—de ce fer pesant et dur, d’un travail si coûteux, si lent, dont le règne brutal a cessé de correspondre aux conceptions ambitieuses et à l’impatiente activité de la pensée humaine.