Haine d'amour
XI
Une des premières données, en même temps qu’une des premières surprises du magistrat chargé d’instruire l’«affaire de Villenoise», fut le faible calibre de la balle. Elle sortait évidemment, non d’un fusil, ni même d’un pistolet de combat, mais d’un petit revolver de poche. L’instrument du crime n’était donc pas l’arme d’un assassin vulgaire. On pouvait à peine admettre que ce fût celle d’un homme décidé à tuer. L’examen de cette balle tendait à détruire l’hypothèse d’une vengeance d’ouvrier éconduit. D’ailleurs aucune expulsion ne s’était produite à l’usine depuis une longue période de temps. La popularité dont y jouissait M. de Villenoise rendait la supposition plus improbable encore.
L’agression n’était pas non plus le fait d’un voleur. Moins encore celui d’un braconnier—qui aurait tiré un coup de fusil. Ayant éliminé ces diverses catégories de criminels possibles, le juge d’instruction se sourit finement à lui-même: sans nul doute il se trouvait en face d’un drame passionnel.
Comme le blessé ne pouvait encore subir un interrogatoire, le magistrat fit venir Dalgrand et le questionna sur la femme, ou les femmes qui jouaient un rôle dans la vie de M. de Villenoise.
—Je suis à même de vous renseigner très exactement sur ce point, répondit l’inventeur. Mon intimité avec M. de Villenoise est telle que je connais non seulement sa situation amoureuse, mais ses projets et ses moindres pensées à ce sujet. Depuis six à sept ans, il est lié avec Mme Sabine Marsan, que vous voyez à son chevet, et qui ne vous a fait nul mystère de cette liaison. La douleur de cette pauvre femme, le dévouement de ses soins envers mon ami, témoignent d’une tendresse dont je connaissais déjà toute l’étendue. Il n’y a pas huit jours, nous avons passé ensemble, à Dinant, une soirée des plus cordiales. Leur affection réciproque semblait plus étroite que jamais. Pour tout dire, j’ai des raisons de croire que M. de Villenoise était décidé à régulariser la situation et que le mariage était prochain. Eh bien, cette femme qui l’adore, qui allait porter son nom, est la seule femme qui existe dans la vie de M. de Villenoise...
Robert allait continuer. Il s’arrêta.
—Vous semblez faire une restriction, monsieur, insinua le juge.
—J’ai dit: dans sa vie, reprit Robert. Je n’ai pas dit: dans son cœur. Mais il s’agit d’un mystère si délicat...
—Cependant, monsieur... Dans l’intérêt de l’instruction...
—Oh! cela n’importe en rien à l’instruction, monsieur. La pure jeune fille à qui je pense ignore le rêve passager qu’elle a fait naître. Et d’ailleurs (il sourit avec attendrissement) elle n’est pas de celles qui tuent. Jamais elle n’a touché un revolver.
Il y eut un instant de silence pendant lequel le juge se demanda s’il insisterait. La physionomie de Dalgrand l’en découragea. Il reprit:
—Connaissez-vous, monsieur, toutes les particularités de l’existence que mène Mme Sabine Marsan? M. de Villenoise n’a-t-il aucun rival?
—J’en donnerais volontiers ma parole d’honneur. Mais ceci est une certitude exclusivement morale. Vous avez toutes les ressources de l’enquête...
Lorsque l’entretien fut terminé, Robert sortit avec un soupir de soulagement. Ces secrets d’amour étalés, cette nécessaire mais brutale analyse, le froissaient. Il songeait à Gilberte. Il s’émerveillait d’avoir tout récemment découvert le prodige d’héroïque pudeur qu’est parfois le cœur d’une jeune fille.
La veille, il avait vu sa belle-sœur. Après avoir serré la main de son ami sans que celui-ci l’eût reconnu, Robert était aussitôt retourné à Paris pour donner des nouvelles à sa famille.
Oh! dans quelle tragique mais tout intérieure et invisible angoisse elle l’attendait, la pauvre enfant amoureuse!... Comme eux tous, elle avait appris le malheur par les journaux; elle s’était déchiré le cœur à toutes les phrases contradictoires et incohérentes du fait-divers. Vincent était-il vivant ou mort? De quelle gravité était sa blessure?... Impossible de le savoir au juste. Aussi c’est à cause d’elle surtout que Robert s’était jeté dans le dernier train du soir, pour lui sauver l’horreur de l’incertitude pendant toute une autre nuit.
Elle n’avait pas de confidente, personne sur l’épaule de qui sangloter sa peine. Trop fière ou trop chaste, elle n’avait murmuré dans nulle oreille son gracieux rêve d’amour. Sa sœur elle-même ne s’en doutait pas. Et Robert, qui l’avait deviné,—plus par Vincent que par elle-même,—voyant ce rêve impossible, n’en avait rien dit à Lucienne. La tendre complicité d’une sœur entretiendrait le mal au lieu de le guérir. Le silence et l’ignorance valaient mieux autour de Gilberte. Mais comme il la plaignait maintenant!... Quelle compassion l’emportait, lui pourtant l’homme raisonnable et fort, l’inventeur audacieux, le grand garçon rudement musclé, vers ce pauvre petit cœur muet!
Quand il la vit, si maîtresse d’elle-même, si simplement héroïque, avec son visage d’enfant, assise à côté de son père, penchée sur sa tapisserie, l’aiguille seulement un peu flottante entre ses doigts tremblants, il perdit tout à coup le bel orgueil qui le grisait depuis le passage du viaduc. «Elle!...» se dit-il, «mais elle aurait ri, à côté de moi, sur la locomotive! Risquer sa vie! Qu’est-ce à côté de ce qu’elle éprouve! Et de quelle mystérieuse pureté d’âme procède la fermeté qu’elle déploie!»
Il décrivit l’état de M. de Villenoise, atténuant ce que la situation présentait encore de dangereux. Mais à quel point ne fut-il pas déconcerté, lorsque Gilberte, levant ses beaux yeux bruns de sa tapisserie, prononça, d’une voix un peu chevrotante:
—Pauvre jeune homme!... Qui est-ce qui le soigne?... Il n’a pas de mère, pas de sœur à son chevet!... Et les soins des étrangers, des mercenaires...
Elle n’acheva pas. Décidément les mots se brisaient d’une façon embarrassante.
—Mais, dit Lucienne, il a Robert.
—Oh! s’écria Gilberte avec vivacité, Robert est ici. Demain seulement il retournera... Et pendant toute cette longue nuit, dans le moment le plus dangereux...
Dalgrand prit alors un parti. Ne devait-il pas à cette enfant la vérité, si dure qu’elle fût?
—Ne vous tourmentez pas trop, mes petites, prononça-t-il,—s’adressant à sa femme autant qu’à sa belle-sœur,—Vincent possède, au contraire, la meilleure, la plus dévouée des garde-malades. Même pour vous, je ne l’aurais pas quitté, si je ne l’avais laissé en bonnes mains.
Lucienne devina tout de suite. D’un sourire malicieux elle riposta au regard expressif de Robert, puis elle cligna des yeux en lui montrant Gilberte. Il ne fallait pas en dire trop long devant la jeune fille.
Celle-ci cependant questionnait, curieuse et instinctivement troublée:
—Quelle est cette femme qui le soigne?
—Une dame que vous ne connaissez pas, petite sœur.
—Une de ses parentes, alors?
Robert eut un: «Oui...» prolongé, assez équivoque. Il avait été sur le point de trancher net, de dire: «C’est, je crois, sa fiancée.» Mais, d’abord, il n’en avait pas le droit. Puis il craignit que le remède ne fût pire que le mal. Comment la pauvre fillette, déjà toute secouée d’inquiétude, supporterait-elle un semblable coup?
Ses ménagements masculins n’atténuaient rien du tout. Il en avait trop dit, comptant sur l’ignorance de la jeune fille. Mais cette ignorance n’est que relative. Que de notions flottantes, émanées des causeries même les moins risquées, des lectures même les plus avouables, et de l’éducation littéraire même la plus restreinte, sans compter les indiscrétions, les hasards, viennent se condenser dans ces petits cerveaux! La curiosité les aiguise, la nature les éclaire. Et tout cela les emplit d’une vérité à demi fausse, grossie ou diminuée, mais déformée toujours, pire pour certaines natures que la réelle connaissance des choses.
Gilberte pressentit tout de suite que la femme qui avait ce bonheur inouï de soigner Vincent, c’était sa rivale à elle-même. Toutefois, malgré les craintes de Robert, elle en éprouva presque du soulagement. Car elle s’était crue simplement dédaignée du jeune homme, et elle avait eu la douleur de penser qu’il s’était joué d’elle comme d’une fillette sans importance. Mais s’il était lié ou engagé ailleurs, peut-être avait-il une excuse. Peut-être même... Une divination d’une justesse extraordinaire éclaira ce cœur d’innocente. Elle comprit certaines expressions de tristesse, certaines paroles inexplicables, remarquées chez M. de Villenoise... Un roman plus flatteur et plus doux se substituait peu à peu à son amère aventure. Pourtant ce qui ne renaissait pas, ce qui ne renaîtrait jamais, c’était l’espoir. Quels qu’eussent été les combats de Vincent, ils se termineraient maintenant en faveur de cette femme assise à son chevet. Quel indestructible lien que de mortelles souffrances atténuées par des mains légères! Comment détourner son amour et ses regards d’un visage qu’on a vu infatigablement auprès de soi durant les longues nuits fiévreuses? Pauvre Gilberte, qui n’avait à donner que le sentiment intraduisible et muet, enchaîné sous les triples barrières de la fierté, de la pudeur et de la bonne éducation! Elle qui n’avait pas même le droit d’entrer dans la chambre du blessé, de lui offrir une cuillerée de potion, de relever ses oreillers sous sa tête douloureuse!... Comment aurait-elle pu se faire aimer?...
C’est à tout cela qu’elle songeait en tirant ses aiguillées de laine. Robert et Lucienne s’étaient retirés. En relevant la tête, Gilberte s’aperçut que le général s’était endormi dans son fauteuil, un livre de stratégie glissé sur ses genoux.
Alors la jeune fille laissa monter du fond de sa poitrine le long sanglot silencieux qui l’étouffait depuis longtemps. Puis, une à une, sur sa tapisserie, des larmes lourdes et désespérées tombèrent...