Histoire de Jane Grey
La Réforme menacée en même temps qu'Anne Boleyn.—État du protestantisme en Angleterre.—Rumeurs contre la reine.—La vicomtesse de Rochefort.—Dénonciation.—Le vicomte de Rochefort.—Norris, Brereton, Weston.—Mark Smeaton.—Joutes de Greenwich.—Explosion de Henri VIII.—La reine, prisonnière à Greenwich, puis à la Tour.—La vicomtesse de Rochefort espionne après avoir calomnié.—Lettre d'Anne à Henri.—Le vicomte de Rochefort, Norris, Brereton, Weston décapités.—Mark Smeaton pendu.—Jugement de la reine.—Incidents de la Tour.—Le Bourreau de Calais.—Lettre de Kingston.—Marie Wyatt.—Lettre de la reine.—Son exécution.—Ses juges.— L'un d'eux, son oncle Norfolk; l'autre, le comte de Wiltshire, son père.—Conduite de tous les Boleyn avec Henri VIII.—Élisabeth, solution du problème.—Mariage du roi et de Jeanne Seymour.—Portrait de Jeanne.—Portrait de Henri.
Le protestantisme était moins menacé qu'Anne Boleyn. Toutefois c'est sur une pente glissante qu'il se débattait. La reine d'ailleurs, qui avait toujours soutenu le drapeau de la réforme, allait lui manquer.
Les idées nouvelles comptaient des amis et des ennemis. Il y avait un parti conservateur qui réprimait tout mouvement progressif et qui se flattait même d'une réconciliation avec Rome. Un autre parti se recrutait contre le pape et poussait la théologie anglaise vers les hardiesses de l'Allemagne. Les chefs de la première faction étaient Gardiner évêque de Winchester, Stokesley évêque de Londres, et Lee archevêque d'York. La seconde faction obéissait à des chefs non moins éminents, à Cranmer archevêque de Cantorbéry, à Latimer évêque de Worcester et à Fox évêque de Hereford. Les deux antagonistes dirigeants de ces sectes hostiles étaient Gardiner et Cranmer. Ils s'appuyaient sur des hommes d'État laïques, Gardiner sur le duc de Norfolk, Cranmer sur Cromwell. La reine Anne Boleyn était avec les protestants. Elle avait été leur auxiliaire, leur héroïne et elle continuait d'incliner Henri VIII dans le sens de l'avenir.
Les catholiques étaient frémissants. Ils attendaient l'occasion et ils la préparaient. Malveillants pour la reine, ils semaient les calomnies autour d'elle. La reine était la complice de ses ennemis. Elle se montrait légère, imprudente. Elle se compromettait avec enjouement, sans crainte et sans prévoyance. Tout alla bien jusqu'à l'amour du roi pour Jeanne Seymour. Mais dès lors le thermomètre de la cour changea.
Les protestants eurent de sérieuses inquiétudes, les catholiques, une ardente espérance. Henri VIII était enivré d'une jeune passion. Il aimait éperdument. Depuis qu'il était pape, il ne pouvait plus avoir une maîtresse. Sa maîtresse devait être sa femme légitime. Henri était logique. Il avait une conscience délicate. Il était la proie de tous les scrupules. Le duc de Norfolk et tous les partisans de Rome en avaient pitié. Il n'y avait qu'un moyen de le secourir, c'était de le délivrer de la reine Anne.
Le feu s'ouvrit contre elle.
Lady Marguerite, vicomtesse de Rochefort, se plaignit au roi d'avoir aperçu à l'improviste son mari, le propre frère d'Anne Boleyn, penché sur l'oreiller de la reine dans une attitude suspecte. A peu d'intervalles, d'autres dénonciations accablèrent Anne Boleyn, et non-seulement le vicomte de Rochefort, mais un musicien de la chapelle de la reine, mais Brereton et Weston, des pages, mais Norris, un favori du roi. Des créatures de Gardiner, de Norfolk et de Rome répétaient ces noms à Henri et autour de Henri. Lui, tout blessé qu'il fût de ces aveux, il les encourageait. Il les soudoya même. Il posa et fit poser des trappes sous les sentiers de la reine. Quand il avait tendu les piéges, il jetait de la poussière sur ses propres pas pour les dérober. Ce qu'il y a d'indubitable, c'est que les espions de la reine et ses délateurs étaient tous des partisans du pape ou des courtisans du roi.
Henri dissimulait, se réservant d'éclater à propos. Ses fureurs s'ébruitaient cependant. L'effroi se respirait comme l'air. Le 1er mai 1536, il y eut des joutes à Greenwich. Les principaux tenants étaient le vicomte de Rochefort et Norris. Le roi et la reine regardaient de leur balcon. Or, dans un des repos du combat, la reine laissa tomber son mouchoir. L'un des adversaires, on ne sait pas lequel, ramassa le mouchoir et s'en essuya la sueur du visage. Soudain le roi se leva. Les joutes furent interrompues. La reine ayant voulu accompagner Henri, d'un geste farouche il la fixa où elle était, lui intimant de ne pas quitter Greenwich sans son commandement.
Il descendit le grand escalier du château s'élança à cheval et partit pour Whitehall avec six gentilshommes. Norris en était un. Le roi, ayant ralenti sa course et s'approchant de lui, mit un espace entre eux et les autres gentilshommes de son escorte. Il avait du goût pour ce favori. Il le pressa de dire la vérité et de ne pas justifier la reine. A ce prix, il aurait son pardon. Mais Norris, sans être tenté une minute et sans hésiter, jura qu'il n'était pas coupable et que la reine était innocente.
Henri, qui avait fait arrêter le vicomte de Rochefort en partant de Greenwich, fit arrêter Norris en arrivant à Whitehall. Weston, Brereton et Mark-Smeaton furent arrêtés aussi dans la soirée.
La reine eut une nuit d'affreuse insomnie. Le lendemain, on lui servit un déjeuner auquel elle ne toucha pas. Elle était à table, rêveuse, lorsqu'un messager vint lui dire que le roi la mandait à Whitehall et lui avait expédié sa barge. Elle suivit l'officier, s'installa dans la barge royale et remonta la Tamise. A une certaine distance de la Tour, la reine distingua sur l'esplanade quatre hommes qu'elle reconnut bientôt. C'étaient le duc de Norfolk, le grand chancelier Audley, le vicaire général Cromwell et Kingston. Les trois premiers se dirigèrent vers la barge du duc. Ils ramèrent droit à la reine et la rejoignirent sous son dais. Audley paraissait indifférent, Cromwell triste, et Norfolk joyeux avec une gravité de circonstance. Norfolk pourtant était bien proche à la reine, le frère de sa mère qui était une Howard. Mais alors on était courtisan avant tout, puis après homme de parti pour ou contre Rome, puis après on était père, fils, oncle, ami. La nature, le devoir ne parlaient bien bas que si l'ambition était satisfaite. Il y avait des héros d'égoïsme, d'ignominie.
Ce fut Norfolk qui s'adressa sans préambule à la reine et qui lui dit: «Madame, vous êtes accusée d'avoir profané le lit du roi.» Anne changea de couleur, et, tombant à deux genoux sur un coussin de la barge, elle s'écria: «Si je suis coupable, que je ne voie jamais la face de Dieu!»
Les lords conduisirent la reine à la Tour. Ils la livrèrent à Kingston qui la reçut à la porte des traîtres. Pendant que Norfolk et ses collègues s'éloignaient par eau, le lieutenant de la Tour menait la reine dans l'appartement qu'elle avait occupé à l'époque de son couronnement. Elle en fit la remarque et dit: «Tout ce luxe n'est plus fait pour moi.» Elle se jeta sur les fauteuils, les cheveux dénoués, les yeux hagards, elle se roula sur les tapis, sanglotant et gémissant et criant: «Je n'ai pas plus trahi le roi avec un autre homme qu'avec vous, monsieur Kingston, je le jure sur le salut de mon âme.» Kingston, cherchant à la calmer, lui dit: «Madame, si vous n'étiez pas une grande reine, si vous n'aviez pas porté le sceptre des Tudors, si vous n'étiez qu'une simple bergère avec une quenouille, n'ayant gardé qu'un troupeau au coin d'un pré, vous auriez encore droit à la justice de Sa Majesté.—Ah! reprit Anne, en frissonnant, je sais ce que c'est que la justice de Henri.» La pauvre reine fut prise d'une suite d'attaques de nerfs effrayantes. Elle restait absorbée en elle-même, et soudain elle versait des torrents de larmes auxquels succédaient des éclats de rire.
Le vicomte de Rochefort et Norris avaient précédé Anne Boleyn à la Tour, Brereton, Weston et Mark Smeaton y furent écroués quelques heures après elle.
La prisonnière se rasséréna peu à peu.
Elle eut bien des phases diverses. Son âme se révoltait et se résignait successivement, dans cet horizon de la Tour, horizon lugubre de cachots, de billots et de tombes!
Trois femmes, ses ennemies mortelles, se renfermèrent avec elle, notant le jour et la nuit ses soupirs, ses moindres paroles et les transmettant avec un zèle de police au conseil du roi. Ces femmes aristocratiques, je ne les tairai point. J'inscrirai ici leurs noms afin de river à leurs mémoires un blason de honte. C'est le devoir de l'histoire de flétrir le vice et le crime en haut comme en bas; elle est la justice impartiale, la justice de la postérité. Ces trois trotteuses du lord prévôt, ces trois pourvoyeuses du bourreau furent lady Marguerite, vicomtesse de Rochefort, belle-sœur d'Anne Boleyn, mistress Cosyns, et mistress Stonor.
Kingston, par ses respects affectueux, lady Kingston, par son dévouement, et Marie Wyatt, sœur du poëte, par sa tendre amitié, firent un contre-poids de bonté pour la captive. Elle appuyait son front chargé de soucis et d'obsessions sur le sein de sa chère Marie, et elle le relevait moins lourd.
Dans un de ces moments de détente et de liberté d'esprit qu'elle devait à Marie Wyatt, elle écrivit à Henri une lettre que je cite pour authentique avec Hume, Mackintosh et Burnet.
La voici:
«Sire, la colère de Votre Majesté et mon emprisonnement sont des choses si étranges, que j'ignore de quoi il faut que je me justifie. J'en suis d'autant plus embarrassée que vous m'envoyez dire d'avouer la vérité pour obtenir ma grâce à ce prix, par une personne que vous savez être mon ancienne ennemie déclarée. En la voyant chargée de ce message, je n'ai que trop bien pressenti vos dispositions à mon égard. S'il est certain, comme vous le dites, que des aveux sincères puissent me sauver, j'obéirai à vos ordres avec joie et avec soumission.
«Mais que Votre Majesté n'imagine pas que sa malheureuse épouse se laissera persuader de confesser une faute dont elle n'eut de ses jours seulement la pensée. J'atteste cette même vérité qu'on interpelle, que jamais prince n'eut une femme plus attachée à ses devoirs, ni plus tendre que le fut pour vous Anne Boleyn. Je me serais bornée volontiers à ce nom, je me serais tenue sans regret à ma place, si Dieu et Votre Majesté n'en avaient décidé autrement. Je ne me suis pas tant oubliée sur le trône où vous m'avez fait monter, que je ne me sois toujours attendue à la disgrâce que j'éprouve. Je me suis rendu assez de justice pour me dire que mon élévation n'étant fondée que sur un caprice de l'amour, une autre femme pouvait à son tour séduire votre imagination et votre cœur. Vous m'avez tirée d'un rang obscur pour me décorer du titre de reine, et du titre plus précieux encore de votre compagne; l'un et l'autre sans doute étaient fort au-dessus de mon mérite; mais puisque vous m'avez trouvée digne de cet honneur, qu'une humeur légère ou de mauvais conseils ne me privent pas de vos bontés; que la tache, l'odieuse tache qui me resterait d'être soupçonnée d'avoir été perfide pour Votre Majesté, ne souille jamais la gloire de votre fidèle épouse et de la jeune princesse Élisabeth votre fille! Que l'on me juge, Sire, j'y consens; mais que ce soit à un tribunal légitime; que mes ennemis ne soient pas mes accusateurs et mes juges. Oui, Sire, que l'on m'interroge ouvertement, juridiquement, car je n'ai rien à craindre de mes réponses. Vous verrez mon innocence dévoilée, vos inquiétudes et votre conscience satisfaites, la calomnie et la méchanceté forcées au silence, ou vous verrez mon crime entièrement à découvert. De quelque façon alors que vous puissiez décider de mon sort, Votre Majesté ne sera du moins exposée à aucun reproche; quand ma faute aura été ainsi prouvée, vous aurez droit devant Dieu et devant les hommes non-seulement de punir une femme parjure, mais encore de suivre votre nouvelle affection déjà fixée sur la personne qui m'a réduite où je suis. Je connais depuis longtemps votre penchant pour elle, et Votre Majesté n'ignore pas quelles étaient mes transes à ce sujet.
«Si vous avez déjà pris une résolution à mon égard; s'il faut que, non-seulement ma mort, mais une odieuse calomnie vous assure la possession de celle en qui vous avez mis votre bonheur, je souhaite que Dieu vous pardonne ce grand péché, ainsi qu'à mes ennemis qui en auront été les instruments. Qu'il daigne ne vous pas demander, au jour du jugement universel, un compte rigoureux de votre cruauté envers moi! Nous paraîtrons bientôt l'un et l'autre à son tribunal, où, quelque chose que le monde pense de ma conduite, mon innocence sera pleinement démontrée.
«Puissé-je porter seule ici-bas le poids de votre colère! puisse-t-elle ne pas s'étendre sur les irréprochables et malheureux serviteurs que l'on m'a dit être en prison, comme mes complices! C'est l'unique et la dernière prière que j'ose vous adresser. Si jamais je trouvai grâce devant vos yeux, si jamais le nom d'Anne Boleyn fut agréable à vos oreilles, accordez-moi la faveur que je sollicite et je ne vous importunerai plus ni de mes gémissements, ni de mes vœux. Je me contenterai de les élever au ciel pour qu'il vous prenne sous sa garde, et qu'il dirige toutes vos actions.
«Votre loyale et toujours chaste épouse, de sa triste prison de la Tour.
Le roi ne répondit que par un acte d'accusation contre la reine et ses prétendus complices.
Le 12 mai 1536, sept juges et seize jurés se réunirent à Westminster pour prononcer leur verdict sur Norris, Brereton, Weston et sur Mark Smeaton. De ces jurés, huit étaient du comté de Kent et huit du comté de Middlesex, parce que les adultères imputés à la reine avaient été commis, selon l'indictment, tantôt à Hampton-Court dans le territoire de Middlesex, tantôt à Greenwich dans le territoire de Kent. Les trois gentilshommes Norris, Brereton et Weston affirmèrent hautement leur innocence et celle de la reine. Ils eurent tous dans la voix l'accent chevaleresque. Norris, par un timbre plus sonore d'honneur et de conscience, toucha plus vivement son auditoire. Mark Smeaton fut un lâche. Il déclara que lui et la reine étaient coupables. On lui avait promis la vie pour cette calomnie et on ne lui confronta pas Anne Boleyn, tant on craignait qu'il ne se rétractât ou qu'elle ne le confondît! Les juges et les jurés étaient sous la terreur. Ils feignirent de croire que les prévenus avaient couché chacun plusieurs fois avec la reine soit à Greenwich, soit à Hampton-Court, qu'ils avaient mal parlé du roi et ourdi un complot contre lui. Ces crimes avérés, ils condamnèrent Norris, Brereton et Weston, comme nobles, à être décapités; et Mark Smeaton, comme roturier, à être pendu.
Ce ne fut que trois jours après, le 15 mai, que la reine et son frère furent jugés dans une salle de la Tour, par une commission spéciale. Cette commission se composait de vingt-six lords parmi lesquels siégea le comte de Wiltshire, père de la reine et du vicomte de Rochefort. Le duc de Norfolk, en qualité de grand sénéchal, présidait l'assemblée. Il avait à sa droite le chancelier Audley, à sa gauche le duc de Suffolk.
La reine fut accompagnée à la barre du prétoire par Kingston, lieutenant de la Tour, par lady Rochefort, une furie homicide, par lady Kingston, une femme généreuse, par Marie Wyatt, une amie d'enfance, de prison et d'agonie. La reine n'avait pas de défenseur.
Elle marcha lentement jusqu'à son fauteuil. Son maintien était grave, son regard modeste, mais assuré. Quand elle fut assise, sur un signe du duc de Norfolk, l'acte d'accusation déroula tous les attentats de la reine. Ces attentats si longuement énumérés peuvent se ramener à deux: adultères répétés de la reine avec son frère le vicomte de Rochefort, et avec Norris, Brereton, Weston, Mark Smeaton; machinations de tous et de chacun avec la reine contre la vie du roi.
Anne était brave et spirituelle. Elle ne le fut jamais autant que dans cette formidable conjoncture. Sous l'ombre de l'échafaud son âme resplendit. Le péril ne l'offusqua point, il l'inspira plutôt. Elle se justifia mieux que ne l'eût fait un avocat. Elle fut éloquente, persuasive, irrésistible. Elle fut aussi mesurée qu'habile. Kingston la crut sauvée. Les lords cependant votèrent le bûcher ou le billot, au choix de Henri VIII.
Lorsque la reine entendit sa sentence, elle ne s'avilit par aucune faiblesse. Seulement elle joignit les mains et s'écria:
«O mon Dieu, vous savez, vous, que je ne mérite pas cette mort.»
Elle s'adressa ensuite au tribunal:
«Milords, dit-elle, j'ai toujours été une épouse fidèle. Que le Christ vous pardonne ce que vous venez de faire! Ceux que je plains plus que moi, c'est mon malheureux frère et ce sont ses compagnons non moins que lui. Mais puisque telle est la rigueur du destin, eux et moi nous nous retrouverons au ciel où nous prierons pour la prospérité du roi et du royaume.»
Ce discours achevé, sur l'injonction du sénéchal, Anne renonça aux titres de marquise et de reine que Sa Majesté lui avait conférés. Elle détacha son manteau, elle déposa sa couronne avec facilité, et, de reine devenue femme, elle se retira simplement et fièrement, sans abattement et sans emphase.
Son frère la remplaça aussitôt à la barre. Il subit le même arrêt. Il fut intrépide comme en un champ clos ou comme sur un champ de bataille.
Ce beau jeune homme était un poëte et un soldat. Il reste de lui d'admirables vers et de vaillantes actions. Il n'avait jamais tremblé devant l'ennemi; il ne trembla pas davantage devant ses juges et devant le bourreau.
Deux jours après son arrêt et celui de sa sœur, il électrisait ses compagnons sur l'échafaud. Il fut décapité avec Norris, Brereton et Weston. Aucun d'eux n'inculpa la reine. Mark Smeaton persista, lui, dans ses offenses. Il espérait échapper par là. On l'avait déçu. Il n'évita pas la corde. Il fut pendu, supplice ignoble dont il était bien digne, non comme plébéien, mais comme faussaire et comme imposteur.
La reine, en apprenant son obstination contre elle, n'eut pas une imprécation, elle n'eut qu'une pitié.
«J'ai peur pour son âme, dit-elle, car il a menti!»
Le jour même de ces cinq exécutions, Henri arracha le divorce à Cranmer qui avait tenté de ferventes supplications pour la reine.
Un stratagème qui révèle bien Henri VIII, c'est qu'il fit condamner Anne Boleyn en qualité d'épouse pour crime d'adultère, et qu'après l'arrêt de mort il fit prononcer le divorce, ce qui effaçait le mariage et par conséquent l'échafaud. Mais le féroce Tudor maintint cette contradiction. Ce fut lui qui l'avait inventée, afin de déshonorer la reine en la tuant. Par le premier arrêt il l'immolait comme sa femme; par le second, il la flétrissait comme sa concubine. Double torture pour elle, et pour lui double plaisir!
Cranmer souffrit en rédigeant la sentence de divorce. Anne Boleyn était la providence du schisme. Le primat était attaché à la reine, mais il l'était encore plus à la révolution religieuse. Il avait d'ailleurs un tempérament de diplomate. Il obéit donc au roi et proclama le divorce pour sauver la réforme du naufrage d'Anne Boleyn. L'héroïsme eût mieux valu à Cranmer et même à la réforme que cette habileté.
Le divorce ne fut pas motivé dans le dispositif du jugement.
Henri n'était pas embarrassé d'une inexactitude, quand elle le servait. Sa logique était toujours prête. Il fondait le divorce, selon les uns, dans ses liaisons précédentes avec Marie Boleyn, sœur d'Anne, ce qui rendait son mariage incestueux et partant nul; selon les autres, le roi supposait un engagement antérieur entre Anne Boleyn et Percy, malgré les dénégations du noble lord.
La vraie cause était son caprice infernal qui l'emportait dans les bras de Jeanne Seymour. Sa fantaisie était sa seule loi. Dès qu'il l'avait reconnue, il se hâtait de la sanctifier par un sophisme et ensuite par un meurtre. Tel était ce Tudor, ce scélérat multiple auquel Bossuet ne reproche, avec le schisme, que la passion pour les femmes et dont il ose dire de sa bouche d'évêque: «Prince en tout le reste accompli.» Adulation coupable d'un superstitieux grandiose de la royauté, flatterie envers le crime, plus vile que le crime même!
Voilà pourtant où le goût nouveau de Henri, la perversité de lady Rochefort, et les déclarations à l'article de la mort d'une Mme Wingfield, amplifiées frauduleusement par des témoins de seconde main, avaient réduit Anne Boleyn!
Son frère n'était plus, ni ses complices supposés, sa fille était bâtarde par le divorce, et elle, elle était à l'avant-veille de l'échafaud (17 mai).
Henri avait été bon prince. Il avait substitué le billot au bûcher. Il avait même désigné pour le supplice le plus expéditif et le plus adroit des bourreaux de l'Europe, le bourreau de Calais. Ce bourreau s'était embarqué le matin du 17, et il était le soir à Londres. Kingston en avait instruit la captive comme d'une diminution de peine.
Ce fut Cranmer qui confessa la prisonnière. Elle était dans une émotion extraordinaire. Le crucifix ne la quitta pas un instant. Elle l'avait suspendu au mur de sa chambre et elle l'invoqua à toute heure.
Le 18, elle lut et se fit lire par Marie Wyatt le psautier en vers, son livre de la Tour. Marie ressemblait à Wyatt son frère. Elle avait les traits fins, la tempe palpitante, la physionomie enthousiaste. Sa figure, si bien peinte par Holbein, était frémissante comme une lyre ou comme une âme. Marie était poëte et compagne. Elle rappelait à la reine les jours de la jeunesse, ces jours trop vite écoulés, où elles vivaient ensemble à Blickling avec leurs deux frères, et où tous les quatre se communiquaient soit leurs sentiments, soit leurs songes, soit les sonnets qu'ils avaient composés. Car ils étaient également les disciples de Pétrarque et de la reine de Navarre. Et maintenant que le psalmiste avait tout remplacé, Anne Boleyn trouvait plus doux le prophète hébreu sur les lèvres de Marie Wyatt.
Elle regretta ses torts envers la reine Catherine d'Aragon et la princesse Marie. Dans un mouvement de cœur, elle s'agenouilla devant lady Kingston qu'elle avait forcée de s'asseoir, et elle lui dit:
«Allez, madame, de ma part chez la princesse Marie, et, agenouillée devant elle comme je le suis devant vous, implorez le pardon de toutes mes offenses.»
Elle mêlait de la grâce à tout. C'est le témoignage du lieutenant de la Tour. Elle disait de temps en temps:
«Jésus, ayez pitié de moi.»
Elle disait encore:
«C'est injustement que je périrai.»
Quand elle s'attendrissait, elle nommait sa mère et s'écriait:
«Ah! ma mère, ma bonne mère, toi, tu mourras de ma mort.»
C'est ici qu'il faut laisser parler Kingston. Parmi ses lettres à Cromwell, je rapporterai celle du 19 mai, jour de l'exécution:
«Milord,
«Vous me marquez de faire sortir de la Tour les étrangers. Mais le nombre des étrangers ne passe pas trente, la plupart désarmés. L'ambassadeur de l'empereur y avait un domestique lequel on a écarté poliment. Milord, si nous n'avons pas une heure fixe qui soit sue dans Londres, je pense qu'il y aura peu de monde (à l'exécution), et il me semble que ce peu de spectateurs serait le mieux, car je crois qu'elle protestera....
«Ce matin, elle m'a fait venir pour être présent quand elle a pris le bon Dieu, afin que je fusse témoin de sa justification. Et comme j'écrivais cette lettre, elle m'a mandé et m'a dit:—«Monsieur Kingston, on m'annonce que je ne mourrai pas avant midi; j'en suis fâchée, car j'espérais être morte à cette heure-là et délivrée de tous mes maux.» Je lui ai dit que l'exécuteur était habile et qu'elle n'avait point de douleur à craindre, à quoi elle m'a répondu:—«On m'a avertie, en effet, que ce bourreau est savant dans son métier, et j'ai le cou petit.» Elle a mis ses mains autour en riant de tout son cœur.
«Milord, j'ai vu bien des hommes et bien des femmes condamnés à mort. Ils étaient dans de grandes angoisses. Mais il me paraît que cette dame a beaucoup de joie à mourir. Son aumônier est continuellement avec elle depuis deux heures du matin. Voilà tout ce qui s'est passé. Je vous souhaite une santé parfaite.
Avant midi, elle s'assit à son bureau de prisonnière et elle traça rapidement ce dernier billet au roi:
«Sire,
«Vous m'avez toujours grandie. De simple demoiselle vous me fîtes marquise, de marquise reine, et de reine aujourd'hui vous me faites martyre.»
A midi, elle sortit de sa chambre pour le supplice. Elle avait à la main son psautier en vers. Sa robe était de soie noire, son collet de dentelle comme ses manchettes. Elle portait un manteau de velours, et son bonnet de velours aussi était rejeté pittoresquement sur la nuque à la mode de la cour.
Kingston marchait à la droite de la reine et derrière elle un groupe de quelques femmes, parmi lesquelles on distinguait lady Kingston et Marie Wyatt.
Il y avait près du gazon vert de la Tour, où l'échafaud était dressé, des artisans de la cité, des bourgeois et des lords. Au premier rang, Anne distingua le duc de Suffolk, le duc de Richmond bâtard du roi, Audley le chancelier, Cromwell dont le fils avait épousé la sœur de Jeanne Seymour, et qui cependant n'était pas venu par plaisir, mais par ordre. Le lord-maire, les shérifs et les aldermen, tous les représentants des corporations qui avaient acclamé le couronnement de la reine étaient les spectateurs de sa ruine.
Anne Boleyn, aussi majestueuse sur son échafaud que sur un trône, regarda la foule du haut des degrés qu'elle avait gravis sans l'aide de Kingston. Elle se recueillit un instant et dit:
«Bon peuple chrétien, je vais mourir selon la loi. Je n'accuserai personne et je ne me justifierai pas des choses qui m'ont été imputées. J'aime mieux recommander le roi à Dieu. Que Dieu le protége et lui accorde un long règne. C'est un noble prince, le plus indulgent qui ait jamais été. Pour moi, il s'est toujours montré généreux. Ne vous mêlez pas de ma cause, ô bon peuple! En prenant congé de vous, je ne vous demande que vos prières.»
Se tournant ensuite vers ses femmes, Anne leur dit:
«Je vous exprime à toutes du fond de mon cœur ma reconnaissance. Ne m'oubliez pas; néanmoins soyez fidèles au roi et à celle qui sera demain votre nouvelle reine. Adieu, et suppliez le Seigneur Jésus qu'il me reçoive dans ses demeures.»
Anne détacha son manteau, son collet, serra d'un ruban ses cheveux, et, attirant Marie Wyatt à qui elle avait donné son psautier et son anneau, elle la pressa d'une suprême étreinte. Elle se mit ensuite à genoux, se banda les yeux, posa la tête sur le billot en répétant avec de grands élancements vers l'invisible ami du ciel:
Deus meus, misericordia mea! «O mon Dieu, ma miséricorde!»
La lourde hache alors tomba sur ce cou délicat et le trancha comme la tige d'un lis. La face d'Anne Boleyn eut des convulsions, ses paupières et ses lèvres remuèrent tragiquement quelques secondes, puis se glacèrent dans l'immobilité de la mort.
Les spectateurs s'écoulèrent lentement sous l'effroi de ce qu'ils avaient vu. Les restes de la pauvre Anne furent ensevelis dans un coffre de bois d'orme et inhumés à la chapelle de Saint-Pierre. Minuit, pendant cette dernière cérémonie, sonna sinistrement à l'horloge de la Tour.
C'en était fait d'Anne Boleyn. Elle n'avait été coupable qu'envers Catherine d'Aragon. Et encore ses fautes étaient des fautes de femme. Les crimes pour lesquels des lords barbares la condamnèrent étaient tous illusoires. Ces lords de Henri VIII descendirent aussi avant dans la bassesse et dans les attentats que les sénateurs de Tibère.
Norfolk, conspirateur pour le parti catholique, fut le plus infâme de tous, lui, le frère de la comtesse de Wiltshire, et l'oncle d'Anne Boleyn.
Mais n'y eut-il pas un juge plus infâme encore que Norfolk? N'y eut-il pas le comte de Wiltshire, au lieu d'un oncle, un père?
C'est là, en effet, la plus grande énigme de ce procès plein d'énigmes.
La présence du comte de Wiltshire parmi les juges de son fils, le vicomte de Rochefort et de sa fille Anne Boleyn, est incontestable.
Le comte fut muet et morne sur son siège.
Des historiens frivoles ou fanatiques ont maudit ce père impassible. Les plus indulgents ont gardé le silence.
Je le romprai ce silence, et je dévoilerai ce mystère afin de rapporter des ténèbres à la lumière du jour l'honneur d'une famille. Comment a-t-on parlé d'un Brutus du despotisme? Comparaison fausse et d'un ordre trop différent! Brutus d'ailleurs montait sur son tribunal pour condamner son fils; le comte de Wiltshire monta sur le sien pour absoudre ses enfants, pour assurer, stoïcien de la tendresse paternelle, deux votes à l'indulgence, à l'équité.
Interrogeons la situation et la diplomatie imperturbable de ces Boleyn. Il sera plus juste de les comprendre que de les insulter.
Le vicomte de Rochefort meurt en héros et se tait sur le roi. Anne meurt en héroïne et ne se tait pas seulement sur le roi, elle le loue, elle le flatte. Le comte de Wiltshire entend les sentences capitales contre son fils et contre sa fille, et il ne cherche pas même à publier ses votes favorables: il les laisse dans l'ambiguïté. La comtesse de Wiltshire apprend le double arrêt de mort et elle se contient, elle n'éclate pas. Lâcheté, dites-vous;—non, c'est amour, magnanimité.
Vous ne sentez donc pas pourquoi ceux qui connaissaient Henri VIII ont retenu leurs sanglots ou leurs mépris? c'est qu'ils songèrent à Élisabeth; ils se domptèrent pour ne pas lui nuire. Voilà le mot de cette grande énigme.
Anne Boleyn a été mal attaquée et quelquefois mal défendue.
Les choses humaines ne sont pas simples: elles sont très-complexes et très-enchevêtrées. Il ne faut pas briser le fil de l'histoire, il vaut mieux le démêler au milieu des inextricables nœuds des passions et des événements. Une critique impartiale et perçante à force de patience, rencontre les solutions les plus difficiles. Il y a souvent bien des larmes sous un sourire, et sous une soumission bien du pathétique.
Le plus grand crime d'Anne Boleyn fut sa guerre à Catherine d'Aragon, dont elle déroba le trône et le bonheur domestique à la pointe de ses coquetteries françaises. Du reste, une femme charmante, enjouée, sérieuse et piquante, une amie des poëtes, une protectrice des arts, des sciences, des lettres et de la Réforme. Son frère, le vicomte de Rochefort était un jeune homme héroïque; son père, un ambassadeur consommé en fermeté, en adresse, en intelligence; sa mère, une grande dame, une Howard, chez qui la distinction n'étouffa jamais la générosité.
Une préoccupation, je la constate, explique tout ce qui paraît inexpliquable dans des personnages si divers, et cette préoccupation du cœur, c'est la princesse Élisabeth.
Pourquoi Anne Boleyn s'abstient-elle d'affirmer son innocence et d'accabler le Roi?
Pourquoi le vicomte de Rochefort se borne-t-il à se disculper, sans récrimination contre son beau-frère?
Pourquoi le comte de Wiltshire écoute-t-il le verdict fatal sans commentaire, ni cris, ni imprécations?
Pourquoi la comtesse de Wiltshire, une mère, une Niobé chrétienne, réprime-t-elle les transports de sa douleur insondable?
Pourquoi? c'est que tous évitent d'irriter Henri VIII. Ils craignent d'attirer la foudre sur la tête enfantine et sacrée de cette Élisabeth qui est la vierge prédestinée de leur race, et dont la jeune étoile, allumée déjà, sera l'étoile glorieuse de l'Angleterre.
Voilà pourquoi les Boleyn souffrent en dévorant leur colère.
Le coup de canon qui annonça le coup de hache frappé par le bourreau de Calais, à la tour de Londres, sur la reine Anne, désespéra le comte et la comtesse de Wiltshire; ils traînèrent quelque temps et ils moururent à peu de distance l'un de l'autre, dans leur château de Hever.
Le même coup de canon soulagea Henri VIII en l'affranchissant. De la forêt d'Epping, où il chassait, le roi prêta l'oreille à la commotion lointaine. «Tout est fini,» dit-il, et il continua de chasser. Le soir, il soupa de grand appétit.
Le lendemain, 20 mai 1536, Henri épousait Jeanne Seymour dans l'église de Tottingham. A cette distance de vingt-quatre heures entre un billot et un autel, il était tout habillé de blanc pour cette fête du mariage.
Sire John Russel décrit avec complaisance l'auguste couple. Nous préférons à la plume du courtisan le pinceau d'Holbein, et ce sont les toiles du grand artiste que nous essayerons d'interpréter par la parole.
Catherine d'Aragon était morte à quarante-huit ans au château de Kimbolton. Anne Boleyn avait été décapitée à trente ans dans l'intérieur de la tour de Londres.
Jeanne Seymour, dont la naissance n'a pas de date exactement fixée, était à peu près de l'âge de la princesse Marie, et pouvait avoir, à l'époque de ses noces, une vingtaine d'années. Henri VIII avait quarante-cinq ans.
Il profanait d'un regard hardi et curieux les teintes de pêche du visage de Jeanne et les ondes dorées de ses cheveux. Sous ce regard impatient, la belle fiancée baissait modestement ses yeux bleus voilés par de longs cils.
La figure de Jeanne (crayons de Windsor) est d'un ovale exquis, la peau d'une délicatesse diaphane. Les joues sont fraîches et vermeilles, d'un velouté éclatant, d'un jeune duvet. Le nez est aquilin. Les sourcils sont d'un dessin léger. Les prunelles vives, pures, suaves, brillent dans leurs orbites de saphir d'une lueur vacillante et sont timides comme les pupilles du faon. La bouche virginale voudrait parler, mais elle n'ose. Un effroi secret erre sur ces lèvres écarlates. Jeanne voit-elle la hache entre elle et le roi? Craint-elle d'interroger celui qui promet le trône et qui donne la mort?
Voilà cette incomparable Seymour dont Anne Boleyn fut si jalouse.
Voici maintenant Henri Tudor.
Le temps l'avait touché de sa main pesante. Il était beau encore, et, bien qu'alourdi, il n'était pas pétrifié. Il avait sous les plumes de sa toque où les deux roses s'entrelaçaient réconciliées, l'aspect imposant, blasé, vitreux et farouche d'un empereur romain.
Ce roi de Windsor, le palais aux tours colossales, était cependant un moderne de la Renaissance. Il n'avait qu'un rival en lubricité, c'était son frère, le roi de Fontainebleau, la résidence olympienne aux pavillons de brique et de porphyre. L'un et l'autre prince, le Tudor et le Valois, ont visages d'hommes, mais ils ont les jambes velues du dieu Pan. Ce sont des faunes couronnés. François Ier a été peint par Titien; Henri VIII par Holbein.
Les grands artistes sont redoutables: ils mettent les âmes sur leurs toiles.
François Ier n'est qu'un libertin gentilhomme. Henri VIII est un libertin diabolique. Le plaisir irritait en lui la cruauté; ses caresses étaient des préludes d'agonie, et faisaient jaillir du sang. Du chevet où sa tête reposait près de la tête des reines, il rêvait pour le cou blanc de cygne de ses femmes le billot de la Tour de Londres.
Henri est très-massif en 1536; il porte plusieurs poids accablants, le sceptre, la tiare, et, avec ces fardeaux de roi et de pontife, beaucoup de chair et beaucoup de scolastique. Il n'est pourtant pas écrasé; il n'est que surchargé. La vie est puissante en lui comme un élément; elle surabonde de vices qui bouillonnent jusqu'au crime; son moindre caprice, soit de tendresse, soit de théologie, le rend assassin. Il faut l'aimer uniquement et penser comme lui sous peine de mort.
Son front a des plis impitoyables; ses yeux humides, voluptueux et faux, guettent le moment fatal; son nez respire les cachots et le carnage; ses sourires sont des amorces perfides; sa bouche n'a pas moins de condamnations que de baisers; ses lèvres en feu, ses fortes mâchoires et son menton palpitant décèlent à la fois l'impudicité, la gloutonnerie et la vengeance. Toute cette physionomie est très-dure; elle est rugissante dans la colère, surtout par le renflement de la gencive inférieure, qui est comme le signe de la bête féroce.
Les paroles de ce tyran sont mortelles. Quand il ne peut convaincre, il tue; il tue quand il n'aime plus. Quand il aime, il torture. Le ministre qui se glisse dans son palais, le primat qui pénètre dans sa chapelle, la femme qui entre dans son lit ne savent point s'ils sortiront vivants. Le bruit de ses pas, le son de sa voix, l'éclair de son regard, le tressaillement de sa face, sont autant de terreurs. Le peuple, le parlement, la cour, la maîtresse, l'épouse, les enfants de ce Tudor sont toujours dans la crainte. Tout le monde tremble devant ce despote comme devant un fléau de Dieu. Ni la peste n'est plus insidieuse, ni la foudre plus prompte.
Henri VIII ne se réjouissait que dans le mal qu'il colorait d'orthodoxie. Selon la légende, il avait sept démons: le démon de la jalousie, le démon de la cruauté, le démon de l'embûche, le démon de la théologie, le démon de l'orgueil; il avait par-dessus tous ces démons, le démon de l'or, Mammon, et le démon de la luxure, Astarté.
Il s'éprit sensuellement de sa nouvelle compagne qu'il préférait hautement à celles qui avaient déjà partagé sa couche. «Catherine, disait-il, était une Espagnole, Anne une Française. Jeanne est une Anglaise, une Anglaise de teint, d'origine, de manières, de vertu; et il n'y a vraiment qu'une Anglaise qui convienne à un roi d'Angleterre.»
Henri ne se lassera point de Jeanne. Il ne la conservera pas assez pour cela. Elle, du moins, évitera le prétoire, les cachots et l'exil.