Histoire de Jane Grey
Premières victimes du pape Henri VIII: Élisabeth Barton, ses instigateurs et ses complices.—La suprématie du roi.—Statut, serment.—Fisher et Morus.—Leur refus d'adhésion.—Emprisonnement de Fisher.—Son portrait.—Son dénûment, son courage, son exécution.—Morus à la Tour.—Sa gaieté avec Kingston.—Sa fermeté.—Ses extraits des Psaumes.—Tendresse de sa fille, Marguerite Roper.—Condamnation de Morus.—Ses épreuves.—Sa famille.—Son supplice.—Ses portraits.—Marguerite Roper recueille la tête de son père.—Cranmer pour la clémence, Cromwell contre.—Henri VIII impitoyable.—Cromwell vicaire général.—Désorganisation des couvents.—Confiscations.—Mort de Catherine d'Aragon.—Joie d'Anne Boleyn.—Amour de Henri VIII pour Jeanne Seymour.—La reine Anne est certaine de son malheur.—Sa jalousie.—Ses anxiétés.
Les premières victimes du roi-pontife furent Élisabeth Barton et ses complices. Élisabeth Barton était une jeune fille d'Aldington, dans le comté de Kent. Sa complexion était délicate et nerveuse. Elle tombait parfois en de longues convulsions pendant lesquelles son imagination surexcitée prophétisait. Le curé d'Aldington et quelques moines partisans de Rome exploitèrent cette pauvre fille malade. Ils lui persuadèrent d'entrer comme religieuse dans un des couvents de Cantorbéry. Élisabeth Barton fut reçue par les sœurs avec admiration. Les extases de la novice redoublèrent. On l'appelait «la nonne de Kent.» Elle devint célèbre à la cour et à la ville. Fisher et Morus la virent. Enclins aux légendes, ils ne louèrent que sa piété. Tout alla bien d'abord. Mais lorsque les patrons de cette fille lui sifflèrent à l'oreille des prédications politiques, ils la mirent et ils se mirent avec elle en grand danger. Voici, par exemple, l'une de ses prophéties: «Que le roi Henri ne répudie pas Catherine d'Aragon, ou il expirera au bout de sept mois et la princesse Marie héritera de la couronne.» Cette prophétie ne fut pas la seule. Élisabeth Barton, moitié illusion, moitié fraude, croyait jouer avec le roi; elle jouait avec le bourreau. Traduite devant la Chambre étoilée, elle confessa ses impostures et celles de ses directeurs: Masters, Brocking, Deering, Gold, Rich et Risby. Masters était curé d'Aldington et les autres étaient des clercs papistes. Ils s'étaient servis d'Élisabeth Barton comme d'un instrument. Ils s'étaient flattés d'effrayer le roi et de prévenir soit le divorce, soit le schisme. Ils payèrent de leur vie cette ridicule intrigue. Eux et la pauvre Élisabeth Barton furent éventrés à Tyburn (21 avril 1534), supplice hors de toute proportion avec l'attentat! Pour Henri VIII, le sang était un plaisir. Il n'admettait pas une échelle de peines correspondante à une échelle de délits. Quand il avait résolu de punir, il tuait. Il n'y avait qu'un article dans son Code criminel et c'était l'immolation.
Plusieurs innocents furent compromis dans cette cause pour non-révélation, Fisher et Morus entre autres. S'étant disculpés de cette accusation, ils succombèrent aux embûches légales du serment.
Fisher, évêque de Rochester, et Thomas Morus, l'ancien chancelier, étaient les deux plus illustres dissidents de toute l'Angleterre. Henri VIII les avait beaucoup aimés. Il souhaitait leur adhésion. «S'ils reconnaissent ma suprématie, disait-il, personne ne la méconnaîtra.»
La suprématie, c'est-à-dire la papauté de Henri VIII, était alors la grande affaire. On déférait le serment de suprématie à tout le monde; on le déféra donc à Fisher et à Morus. Sans s'être concertés, ils firent la même réponse.
Le statut de suprématie était un statut fort compliqué: il touchait politiquement à la succession, et théologiquement au divorce; ou, en d'autres termes, à la nullité du mariage de Catherine et à la validité du mariage d'Anne Boleyn. Par-dessus tout, le statut établissait le sacerdoce du roi et impliquait la déchéance du pape.
Fisher et Morus ne refusaient pas le serment à la succession, mais ils demandaient à garder le silence sur le reste.
Cranmer s'efforça de convaincre Cromwell que le serment de ces grands personnages devait être accepté tel qu'ils l'offraient; il supplia Henri VIII de ne pas exiger davantage. Mais ni Cromwell ni Henri ne se rendirent aux arguments de l'archevêque de Cantorbéry. Ils intimèrent à Fisher et à Morus le serment complet ou l'échafaud.
Les deux amis se laissèrent conduire à la Tour de Londres.
Fisher était un vieillard dont la vertu était plus vénérable encore que les cheveux blancs.
Il avait la figure fervente d'un évêque. Il était très-imposant sous la mitre. On aurait souhaité à son front plus d'ampleur, mais ses yeux clairs étaient intrépides et sa bouche exprimait la foi. Il parlait du billot avec dédain, comme d'un détail insignifiant. La mort n'était pour lui qu'une transition à une vie meilleure. Il ne croyait qu'à la vie éternelle, et cette conviction communiquait à son visage ascétique une sorte de beauté.
Le prélat avait été le directeur de la comtesse de Richmond, grand'mère du roi. Elle lui avait recommandé son petit-fils. Henri, qui n'ignorait pas cette circonstance, s'était prêté de bonne grâce aux soins et aux leçons de Fisher, dont il estimait la science et l'onction. La bienveillance du roi égalait la fidélité de l'évêque. Le schisme seul pouvait les séparer.
Henri relégua dans un cachot humide de la Tour celui qu'il avait appelé son maître, un prêtre généreux, le confesseur de son aïeule. Fisher ne se démentit point. Il languit des mois et des mois sous ces lourdes voûtes. Bientôt il manqua de tout. Sa détresse fut extrême. On le priva de viande et de vin. Ses vêtements étaient sordides et déchirés. Il eut faim, il eut froid. Kingston, le lieutenant de la Tour, était surveillé et avait les ordres les plus rigoureux. Le noble prélat n'avait ni encre, ni plume, ni papier. Kingston lui en fournit un jour, et Fisher écrivit à Cromwell pour réclamer de sa charité un adoucissement à ce long jeûne, une soutane, une fourrure et un livre d'heures. Ces demandes furent exaucées.
Le Parlement, au mois de novembre 1534, avait déclaré traîtres tous ceux qui ne s'inclineraient pas devant le roi comme devant le chef de l'Église d'Angleterre. Le nom du pape avait été rayé de tous les paroissiens. Chaque dimanche, les curés de tous les presbytères du royaume devaient monter en chaire et déclarer que le roi était le vrai pape. C'était une forfaiture irrémissible que de ne pas jurer pour la suprématie de Henri Tudor. La terreur aidait partout aux apostasies.
Interrogé le 14 juin 1535, Fisher persista dans un serment conditionnel. Il ne repoussait pas la loi de succession, mais il réservait les mariages et la suprématie du roi, sur lesquels il était décidé à se taire.
C'en fut assez pour être condamné à Westminster-Hall, par un tribunal où Henri avait mêlé aux juges des commissaires qui avaient toute sa confiance. Fisher fut proclamé coupable d'attaques sacriléges contre les attributions royales.
Son arrêt ne l'étonna point et ne lui arracha que ces magnanimes paroles: «J'ai quatre-vingts ans. Je remercie mes juges d'abréger un peu mon dur pèlerinage.»
Quand, le 22 juin, Kingston lui annonça en tremblant que le fatal moment était venu, il était cinq heures du matin. Le prêtre demanda au soldat l'instant précis de l'exécution. «Neuf heures, répondit le lieutenant.—Je vais donc dormir encore,» repartit Fisher; et, à l'admiration de Kingston, le prélat sommeilla sur son oreiller jusqu'à sept heures. Des songes ineffables le visitèrent sans doute, car son visage était radieux. Rare privilége et récompense merveilleuse des convictions profondes! Fisher pensait trouver le ciel avec la même certitude qu'il aurait eue de trouver son palais de Rochester, s'il eût été acquitté.
S'étant levé à sept heures, il s'agenouilla, médita, puis choisit dans ses pauvres habits tout ce qui pouvait parer sa sublime décrépitude. «Cette recherche vous surprend, dit-il à Kingston. Ah! c'est que je me marie avec la mort. C'est elle qui me présentera aujourd'hui à mon Sauveur.» Fisher se vêtit donc de son mieux, et passant à son cou son chapelet, il mit sous son bras le Nouveau Testament, après quoi il monta en chaise. Il lut l'évangile de saint Jean depuis sa chambre jusqu'à Tower-Hill. Un assez grand concours de peuple y était. Avant de se livrer au bourreau, il promena des regards calmes sur l'assemblée et dit: «Que le Seigneur protége l'Angleterre et le roi Henri VIII! J'expire, comme j'ai vécu, pour notre antique religion.» Alors, tout en se baissant pour le supplice, il entonna le Te Deum laudamus, comme autrefois dans sa cathédrale. La hache interrompit son chant. Son corps fut inhumé sans linceul et sans cercueil. Sa tête fut exposée sur le pont de Londres. Elle ne chantait plus, raconte la légende, mais elle remuait les lèvres et priait. Elle fut jetée le cinquième jour à la Tamise.
Elle ne fut jamais ornée du chapeau, quoique Paul III, qui avait remplacé Clément VII, eût fait cardinal l'évêque de Rochester. Le messager de Rome s'arrêta en Picardie, où il apprit le trépas de Fisher. Ce trépas fut même précipité par le don de la barrette. Lorsque le roi sut que le pape honorait de cet insigne son prisonnier, il proféra ce mot féroce: «Fisher ne recevra sa barrette que sur les épaules, car lorsqu'elle arrivera en Angleterre, il n'aura plus de tête.»
Morus, captif aussi à la Tour, interrogea Kingston et fut instruit du sort tragique de son ami. Il en fut ému, mais loin de craindre la même destinée, il y aspira de plus en plus. «Fisher, disait-il, était un juste. Il a fait son devoir, je ferai le mien, et nous nous rencontrerons bientôt dans les demeures du Christ.» (V. les Biographies du chancelier par Roper, son gendre, et par Stappleton.)
Les souffrances de Thomas Morus à la Tour furent autres que celles de l'évêque de Rochester. Il eut des manteaux, un bon lit, du feu, une nourriture suffisante. Sa fille Marguerite veillait sur lui comme une providence, et Kingston se prêtait à toutes les tendresses. Le lieutenant avait lui-même ses ruses de cœur. Il aimait Thomas Morus, qu'il avait connu grand chancelier et qui avait été son bienfaiteur. Il s'en souvenait. Malgré les défenses ministérielles, Kingston portait, au crépuscule, les mets les meilleurs de sa propre table à son captif. Il se cachait pour n'être pas compromis. Il avait toujours peur de faire trop et de ne pas faire assez. Sa reconnaissance était plus vive néanmoins que ses appréhensions. «Vous êtes mal ici, monsieur le chancelier, disait Kingston. Vous n'avez pas un ordinaire convenable.—Vous vous trompez, Kingston. Vous agissez en ami avec moi. Je suis très-content de vous et de votre cuisine! Au reste, quoique je ne me plaigne jamais, ajoutait-il, en plaisantant, selon son habitude, ne vous gênez pas, mon cher Kingston, et mettez-moi à la porte de la Tour.»
Kingston ne se lassait pas d'admirer la fermeté indomptable de Morus. Il lui dit un jour: «Votre prédécesseur, le cardinal Wolsey, n'avait pas votre sérénité au couvent de Leicester.—Non, répondit Morus; cela vient, mon cher Kingston, de ce qu'il redoutait le roi plus que Dieu; moi, je crains plus Dieu que le roi.»
Thomas Morus n'était pas mieux muni pour l'étude que Fisher. Mais Kingston qui observait presque en tout ses consignes, oubliait cependant tantôt du papier, tantôt une Bible, tantôt des charbons. Le prisonnier ramassait les charbons, et, par un frottement assidu contre le mur, il en faisait des crayons. Il lisait la Bible, les Psaumes surtout, et il copiait avec bonheur les versets les plus conformes à la situation de son âme. Il y ajoutait des commentaires pleins de ferveur.
Voici quelques-uns de ces versets que transcrivait Morus et qui le soutenaient comme un cordial divin:
«C'est vous, Seigneur, c'est vous qui êtes mon rocher.
«Qui méritera d'habiter votre tabernacle? qui méritera de reposer sur votre montagne sainte?
«Celui qui aura marché dans l'innocence et qui aura pratiqué la justice.
«Mon Dieu, vous m'armerez d'un bouclier de force.
«Mes ennemis se sont entendus pour me perdre; ils ont conspiré ma ruine.
«Et moi, Seigneur, j'ai espéré en vous.
«Faites luire sur moi votre lumière; couvrez-moi de votre miséricorde; sauvez-moi parce que je vous ai invoqué.
«J'ai été jeune et j'ai vieilli; je n'ai point encore vu le juste délaissé, ni ses enfants mendier leur pain.
«Sa postérité sera bénie.»
Rien de plus pathétique, de plus attendrissant que les préoccupations paternelles de Morus.
Il avait peu de fortune, à peine cent cinquante livres sterling de rente, lorsqu'il donna sa démission de chancelier. Que deviendrait sa famille après lui? Elle était nombreuse. Sa femme, son fils John, ses trois filles et ses trois gendres remplissaient sa maison. Cette maison tapissée de rosiers, flanquée d'une petite chapelle et entourée d'un jardin, fleurissait à Chelsea, au bord de la Tamise. Elle avait reçu au milieu de ses parfums tout ce que l'Europe comptait de plus illustre. Érasme en avait passé le seuil; Holbein en avait été l'hôte. Les cardinaux et les légats, les lords et les docteurs l'avaient visitée. Les ducs de Suffolk et de Norfolk s'y étaient assis de longues heures. Le roi lui-même s'y était arrêté souvent. C'est là que Morus avait présenté Holbein à Henri, et c'est là que Henri avait nommé Holbein son premier peintre. Le roi ne dédaignait pas de faire amarrer sa barge en face de l'humble cottage. Il était assez instruit pour apprécier la science de Morus et assez spirituel pour applaudir aux saillies dont le chancelier égayait les sujets les plus sérieux.
Chelsea était joyeux alors. Depuis la rupture avec Rome, il était triste. Plus de bienveillance extérieure, plus d'empressement avec la famille. Elle était solitaire et abandonnée.
Morus habitait la Tour et soit sa femme, soit son fils John, soit ses trois filles, soit ses gendres étaient sans cesse en pleurs ou en route.
Marguerite Roper, la plus aimée et la plus aimante des filles de Morus, celle dont Érasme admirait l'exquise latinité et le génie facile; celle dont Holbein avait multiplié partout les portraits, tant sa physionomie l'inspirait; celle que Henri VIII se plaisait à entretenir, restait autrefois à Chelsea pour suppléer son père au besoin. Maintenant elle était dans un continuel mouvement. Elle couchait à Chelsea, mais elle vivait autant qu'elle pouvait à la Tour, près de son père dont elle avait toujours été l'enchantement.
Marguerite s'était assurée d'une barge qui la menait de Chelsea à la Tour et qui la ramenait de la Tour à Chelsea par la Tamise. Le roi avait permis à Marguerite de voir Morus à toute heure. L'ardente femme était, sans le savoir, la coadjutrice du despote. Ils s'entendaient dans une même conspiration contre le prisonnier. Henri VIII voulait le déshonorer et Marguerite voulait le sauver par le serment de suprématie. Cette fille adorable et cet astucieux tyran, livraient un furieux assaut à Morus. Henri habilement la laissait dire et faire.
Quand Morus avait embrassé Marguerite, à son arrivée, elle lui donnait des nouvelles de Chelsea, elle l'enveloppait de souvenirs, puis elle lui disait avec des larmes dans les yeux et dans la voix: «Mon père, vous n'aurez pas la barbarie de rendre ma mère veuve, et votre fils, vos filles, vos gendres orphelins. Pourquoi ne prêteriez-vous pas le serment de suprématie? le royaume l'a prêté avant vous. Seriez-vous plus sage à vous seul que toute une nation?» Tantôt Morus disait: «Marguerite, ne me tente pas.» Tantôt il disait: «Ne rougis-tu pas, ma fille, de te liguer avec mes ennemis et de préférer la vie de ton père à sa conscience?» Quelquefois il tendait à Marguerite les fragments de psaumes qu'il avait écrits au charbon sur des feuilles volantes et il disait: «Lis, ma fille, lis-moi ces beaux versets du roi-prophète, et prends ta part du courage qu'il a versé dans mon cœur.»
Marguerite parcourait les pages, et finissait par éclater en gémissements. Elle se calmait peu à peu pourtant et feignait de se distraire soit aux contes, soit aux plaisanteries de Morus, avant de le quitter. Elle lui ménageait ainsi de meilleures nuits, mais elle, anxieuse sur son bateau, retournait à Chelsea, seule, ou avec son mari, ou avec son frère John dans les brouillards et dans les mélancolies de la Tamise.
Parmi ces allées et venues, parmi ces lamentations du cœur de Marguerite et des flots de la rivière, un ordre formel fut articulé à Morus. Le tribunal de Westminster-Hall le mandait à sa barre. C'était le 1er juin 1535. Les juges de Morus connaissaient tous son innocence. Ils étaient au nombre de neuf dont les plus considérables, sir Thomas Audley, lord chancelier, Thomas duc de Norfolk et sir Fitz-James avaient témoigné en plus d'une occasion au prisonnier leur admiration sincère. Le solliciteur général Richard Rich, au contraire, avait été un envieux de Morus dès l'université!
Le généreux captif se rendit de la Tour à Westminster. Une estampe dont j'ai vu trois exemplaires à Londres a consacré ce douloureux itinéraire. Morus s'avance dans les rues, au milieu de la foule. Des gardes le précèdent et le suivent. Coiffé d'un chapeau d'où pend une croix, un long bâton à la main, un manteau sur les épaules, l'ancien chancelier, un peu courbé mais très-imposant, marche avec la lenteur d'un malade et avec la majesté d'un martyr.
C'est ainsi qu'il parut devant la cour de Westminster. Ceux qui se le rappelaient avant son emprisonnement remarquèrent vite que son dos s'était voûté et que ses cheveux avaient blanchi.
Morus écouta tranquillement le diffus et interminable réquisitoire de Richard Rich. Ce réquisitoire peut se résumer en quatre chefs.
Morus avait désapprouvé le mariage d'Anne Boleyn avec le roi.
Il avait dénié à son souverain le titre de chef suprême de l'Église.
Il avait encouragé Fisher dans son opposition.
Il s'était défendu par les mêmes arguments que l'évêque de Rochester, ce qui prouvait entre eux une complicité de conspirateurs.
Le prévenu répondit sur le premier chef qu'il s'était borné à donner un conseil au monarque, et que ce conseil était non-seulement son droit, mais son devoir.
Sur le second chef, il affirma que son crime unique était son silence et que jusqu'à présent aucune loi n'avait fait du silence une trahison.
Quant aux deux derniers chefs, il les repoussa avec une énergique dénégation, et il défia le solliciteur général de les démontrer par le moindre document.
Sir Thomas Morus parla plusieurs fois avec une supériorité de raison, un accent de vertu et une adresse d'éloquence incomparables. Mais il était condamné d'avance. Il ne pouvait être absous qu'au prix du serment de suprématie, et ce serment il le refusa. Comme Fisher, il admettait bien le nouvel ordre de succession; ce qu'il n'admettait pas, sans le blâmer pourtant si ce n'est par réticence, c'était le divorce du roi et son usurpation de la papauté. Chose remarquable! Morus dans ces débats où il déploya tant de logique et tant de magnanimité, ne manqua jamais, à travers ses audaces de héros, à la prudence du jurisconsulte.
Il ne se dédommagea de sa contrainte qu'après sa condamnation.
«Milords, s'écria-t-il, votre arrêt me délie la langue. Je puis maintenant, sans encourir le reproche de témérité, caractériser le statut et le serment de suprématie. Ce statut et ce serment sont iniques.»
Soulagé par cet aveu public d'une vérité qu'il avait retenue jusque-là, Morus ne fut plus que clémence et mansuétude. «Ce monde, dit-il, est le monde de la guerre et des disputes: le monde de la paix est ailleurs. Je souhaite, milords, nous que la terre a divisés, que le ciel nous réunisse comme il a réuni Étienne et Paul, le martyr aussi et le proscripteur!»
Après ces paroles, Morus salua ses juges et descendit les degrés du prétoire. Il était environné de ses gardes et le bourreau le précédait, le tranchant de la hache tourné vers le visage du condamné.
Au bas de l'escalier du tribunal, Morus rencontra son fils qui, fléchissant un genou, le conjura de le bénir. «Oui, John, je te bénis, toi et tous les nôtres. Maintenant plus que jamais sois bon pour ta mère et pour tes sœurs.»
Les gardes interrompirent cette scène. Une autre plus émouvante attendait Morus. A quelque distance de Westminster, il aperçut sa famille éplorée, sa femme, ses filles, ses gendres que John avait rejoints. Le patriarche changea de main son bâton et posa sa droite sur son cœur. Les gardes allaient passer avec le prisonnier, lorsqu'une belle personne, se détachant du groupe domestique, fendant la multitude, peuple et soldats, se jeta dans les bras de Morus qui l'y serra longtemps. C'était Marguerite Roper, la fille de ses prédilections. Il la bénit ensuite comme John et lui dit: «Ma chère fille, résigne-toi et pardonne à nos ennemis aussi sincèrement que je leur pardonne. Adieu; et reporte ce baiser à ta mère.» Marguerite obéit et le cortége s'ébranla de nouveau.
Il avait fait à peine quelques pas, quand ces mots: «Mon père, mon père,» échappés avec des sanglots d'un sein haletant, l'arrêtèrent encore. Les soldats émus s'ouvrirent devant Marguerite qui se précipita d'un essor désespéré vers son père. Elle se colla à lui, le pressant, le couvrant de caresses, de cris et de pleurs. Morus la remit tout évanouie à John et à Roper. L'escorte alors, se refermant sur le prisonnier, poursuivit son chemin jusqu'à la Tour. Morus dit à Kingston: «Pauvre Marguerite! Elle fut toujours pour moi ce qu'était Rachel pour Laban. Puisse son enfant la consoler!» Il répéta plusieurs fois pendant les jours qui lui restèrent: «L'odeur de ma fille est pour moi comme l'odeur d'un champ de blé mûri par le Seigneur.»
Il lui écrivit:
«Ma fille bien-aimée, que Dieu te bénisse ainsi que je t'ai bénie! Qu'il bénisse ton mari, ton enfant, et tous les nôtres, et tous ceux que j'ai tenus sur les fonts de baptême.... Tu ne m'as jamais causé tant de bonheur que lorsque dans le trajet du tribunal tu t'es élancée vers moi. Adieu, ma chère fille. Au revoir dans le ciel.»
Cette pensée du ciel et la pensée de Marguerite le préoccupaient uniquement. «Ma fille, disait-il à Kingston, son interlocuteur habituel, ma fille ne peut plus entrer ici, depuis mon jugement. Elle se désole à Chelsea avec tous les miens. Ce Chelsea de la famille, je ne m'asseoirai plus à son foyer, je m'en irai bientôt à un Chelsea meilleur où je retrouverai l'évêque de Rochester, où je prierai pour vous, cher Kingston, et pour lady Kingston, où j'attendrai ma femme et notre fils et nos filles et nos gendres et tout ce que je regrette dans cette vallée sombre.»
Le 4 juillet, avant-veille de sa mort, une chauve-souris s'étant introduite dans sa chambre, Morus suspendit sa lampe de prisonnier à la fenêtre et donna la chasse au sinistre oiseau. Ce ne fut qu'après des détours sans nombre et des circonvolutions étranges que la chauve-souris s'envola. Tout événement est interprété par un captif. En racontant cette petite circonstance à Kingston, Morus ajouta: «La chauve-souris est une messagère. J'en ai tiré un augure de délivrance.»
Le lendemain 5 juillet, Kingston en effet reçut des ordres. Morus, lui, eut une conversation avec Pope un de ses amis. C'est Henri VIII qui l'envoyait. Pope prépara Morus, qui, le devinant, lui dit: «Mon bon Pope, le roi ne pouvait pas m'adresser un ambassadeur plus miséricordieux, ni une nouvelle plus agréable.—Il vous saurait gré, dit Pope, de ne pas parler au peuple du haut de votre échafaud.—Je me conformerai, reprit Morus, au vœu de Sa Majesté! De son côté, voudra-t-elle bien permettre que je sois enseveli dans ma bière par ma fille Marguerite?—Le roi ne vous sera pas contraire en cela, puisqu'il consent que tous les vôtres accompagnent votre cercueil de Tower-Hill à la chapelle de Saint-Pierre.—C'est bien,» répondit Morus, et il réitéra ses recommandations de mourant à Pope, qui se sépara de son ami en soupirant et en gémissant. Le plus calme des deux était Morus.
La nuit du 5 au 6 juillet, cette dernière nuit du captif fut tranquille. Il s'agenouilla sur son lit dès six heures du matin. Il pria longtemps, lut son extrait et son commentaire des psaumes, puis s'habilla, tout en causant avec Kingston. C'est lui, le grand magistrat qui encourageait l'officier et qui fortifiait de sa parole stoïque le lieutenant de la Tour.
A neuf heures, Morus marcha d'un pas ferme jusqu'à l'esplanade de la tragique forteresse. Il monta les degrés de son échafaud, embrassa le bourreau qui balbutiait des excuses au chancelier et lui donna dix schellings. Il se dépouilla d'un manteau neuf de camelot qu'il donna encore à l'exécuteur, puis se tournant vers le peuple il s'écria:
«Mes amis, adieu. Je meurs en sujet fidèle et en loyal chrétien.»
Morus s'agenouilla sur le parquet de l'échafaud comme il avait fait sur son lit et posa son cou, en l'abaissant, dans l'échancrure du billot. Le bourreau s'apprêtait à frapper, lorsque Morus, relevant brusquement la tête, dit à l'exécuteur:
«Ma barbe était engagée avec mon cou, je la dégage et la rejette hors de l'échancrure, car elle est innocente du crime de trahison et ne doit pas être coupée.»
S'étant remis, après ce bizarre incident, le cou nu sur le billot, Morus murmurait: «Miserere mei, Domine,» quand la hache s'abattit.
La tête se détacha et fut arborée sur le pont de Londres.
Ce fut Marguerite qui, puisant dans sa piété filiale une force plus qu'humaine, ensevelit le corps de son père. Ce pauvre corps fut suivi par toute la famille, de l'esplanade à la chapelle de la Tour. Mais la tête, la noble tête de Morus, exposée au dessus d'une pique, Marguerite ne la laissa pas lancer à la Tamise comme celle de l'évêque de Rochester. Non, avec la toute-puissance de la tendresse et de la nature, elle la réclama comme son héritage. Elle l'emporta, la fit embaumer, et ce fut son trésor dans la vie et dans le trépas. Cette tête qu'elle avait conservée au fond de son oratoire, fut enterrée avec elle, d'après son désir, sous la même pierre du même sépulcre.
Indépendamment du portrait que nous avons déjà mentionné et des deux portraits de Windsor, il subsiste un autre portrait à l'huile de Thomas Morus (musée du Louvre). Ce portrait définitif fut retouché après le supplice du chancelier. Holbein, l'ami et le peintre de Morus, a répandu dans sa petite toile autant de cœur que de génie.
Morus est enveloppé d'une pelisse noire garnie de fourrure. Cette pelisse recouvre un vêtement vert. Une chaîne d'or, à laquelle est suspendue une croix, lui tombe sur la poitrine. D'une main Morus tient la croix, et de l'autre main un papier qu'il semble serrer,—peut-être les versets des psaumes qu'il crayonna dans son cachot avec un charbon.
La figure est pleine de candeur dans sa sévérité.
Le front rêveur pressent et résiste. Le nez un peu gros est socratique. Les yeux profonds ne regardent pas le roi, ils ne regardent que Dieu. Les joues sont affaissées, mais le menton est d'airain. La bouche proteste avec une douceur invincible et un fin sourire, indices de sérénité intérieure; si elle raille, c'est à la manière du maître de Platon.
Cette physionomie a la suprême beauté. Elle exprime avec un mélange inouï d'austérité, d'onction et d'imperceptible ironie, une seule chose, mais sainte: la conscience.
L'assassinat juridique de Morus, de Fisher et de beaucoup d'autres catholiques sera éternellement exécrable. Henri VIII, Cromwell et l'Angleterre avaient certes le droit de s'affranchir de Rome, mais ils n'avaient pas le droit d'opprimer en s'affranchissant.
Cranmer eut la gloire de prêcher et de pratiquer l'humanité. Son camail resta pur de sang. Il conseilla chaleureusement et obstinément la clémence.
Quel malheur que Morus, dont je viens de retracer la mort, n'ait pas gardé intacte la doctrine de sa jeunesse qu'il déposa dans son roman d'Utopie! Cette doctrine était la liberté religieuse. Le grand chancelier s'en écarta et fut un moment persécuteur. J'ai indiqué les rigueurs de Morus. Fisher les approuva. Ils eurent, malgré cette tache sur leur tunique, des qualités incomparables d'abnégation, de sacrifice, d'héroïsme, d'humilité. Ces qualités étaient bien à eux; leurs imperfections étaient plutôt de leur siècle. Blâmons-les quand ils furent inquisiteurs, louons-les quand ils furent martyrs. Revendiquons tous les martyrs indistinctement. Nimbes catholiques ou protestants, qu'importe, si la lumière de l'auréole est divine?
Hélas! nous sommes encore si étroits, si sauvages! Quand nous supporterons-nous? quand nous aimerons-nous les uns les autres? quand respecterons-nous mutuellement nos plus sublimes instincts? quand le Dieu de chaque âme sera-t-il sacré pour une autre âme? quand le même Dieu infini en puissance et en bonté sera-t-il adoré librement dans toutes les langues spontanées du cœur? quand chaque nation, chaque ville, chaque bourgade auront-elles, comme Athènes, des autels pour des religions inconnues? quand les peuples, les familles, l'homme individuel, auront-ils droit de chapelle, ou de temple ou d'église pour l'universelle Providence, quel que soit son nom? Ce jour-là seulement, le jour où le frère donnera l'hospitalité à son frère et au Dieu de son frère, sans restriction, sans limite, sans arrière-pensée, ce jour-là seulement commencera le règne de la tolérance et ce sera le plus beau jour de la création!
Morus et Cranmer, les plus éclairés soit des catholiques, soit des protestants, n'éprouvaient pas ces sentiments modernes.
Henri VIII les comprenait encore moins, lui qui était un tyran. Il aurait pu affermir son pontificat par la persuasion et par le poids traditionnel de son autorité royale. Il eut recours à la violence, à la fraude, à la corruption.
A défaut de Cranmer dont la mansuétude était souvent impuissante, Cromwell, un partisan doublé d'un légiste, ne reculait pas. Il avait fait du roi le chef suprême de l'Église, supremum ecclesiæ caput. Il avait recueilli comme une moisson les innombrables serments du clergé, de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple.
Restaient les moines qui étaient la milice de Rome. Henri VIII les haïssait et il en était haï. Il savait que leur souverain, ce n'était pas lui, mais le pape. Il résolut de les disperser et de confisquer soit leurs richesses mobilières, soit leurs propriétés foncières qui englobaient une vaste étendue de territoire. Il chargea Cromwell de cette exécution hardie. Il le nomma son vicaire général, et, comme tel, il lui conféra la préséance sur tous les lords, même sur le duc de Norfolk, même sur l'archevêque de Cantorbéry.
Cromwell avait plus de prétextes qu'il ne lui en fallait. Les moines étaient séditieux autant que superstitieux. Ils agitaient les populations des villes et des campagnes. Ils présageaient au roi, s'il ne rappelait Catherine d'Aragon et s'il ne se soumettait au pape, toutes les catastrophes. Ils s'écriaient que Henri serait égorgé s'il persistait dans sa révolte, et que les chiens lécheraient son sang comme ils léchèrent le sang d'Achab.
Les fanatiques lançaient ces prophéties au grand effroi des indifférents et des épicuriens qui formaient la majorité des couvents.
Ces couvents étaient presque tous situés dans des lieux de délices, les uns au fond des vallées, les autres sur les collines. Ils étaient traversés pour la plupart d'eaux jaillissantes. Des parcs et des forêts environnaient ces abbayes. Des rivières coulaient en méandres par les hautes futaies, de telle sorte que la chasse et la pêche étaient aux portes et même entre les murs des monastères.
La contemplation, le travail des mains, la confection des paniers et des corbeilles par les religieux, des tapisseries par des religieuses, étaient censés remplir leurs jours. Peu de ces maisons étaient ascétiques, beaucoup étaient dissolues. Dans de certains comtés les couvents d'hommes et les couvents de nonnes communiquaient entre eux. Les courtisanes envahissaient les cloîtres, erraient entre les pilastres des corridors et gagnaient les cellules sous des capuchons de frères lais. Et c'étaient là les abbayes les moins souillées. Celles qui étaient fermées aux femmes étaient des cloaques de Sodome. Les procès-verbaux des commissaires de Cromwell soulèvent tantôt la commisération, tantôt l'horreur, tantôt le dégoût.
Armé de documents fort détaillés et accablants, soutenu par le roi qui ajouta la terreur aux raisons de son ministre, le vicaire général obtint du Parlement la suppression de trois cent quatre-vingt-huit monastères au profit de la couronne (mars 1536).
Les prieurs de ces monastères reçurent chacun une pension à vie. Les moines de moins de vingt-quatre ans furent rejetés dans le monde; les autres furent enrégimentés dans les grands monastères ou placés soit par Cranmer, soit par Cromwell. Les religieuses furent renvoyées avec une seule robe qu'on nomma par dérision «la robe du roi.»
Le trésor fut doté par cette mesure révolutionnaire d'un capital en argent et en vaisselle de cent mille guinées et d'un revenu annuel de trois cent vingt mille livres sterling. L'injustice politique et morale de Henri et de Cromwell fut, en reprenant aux couvents ces biens de mainmorte, de ne pas assurer l'existence des moines et des nonnes par un dédommagement équitable.
C'est au milieu de l'écroulement des monastères que Catherine, privée de tout, même d'un cheval pour la promenade, désolée des trépas de Fisher et de Morus, déclina lugubrement. L'immolation de Forest, son confesseur, l'acheva.
Elle avait été transférée de Ampthill à Buckden et de Buckden au château de Kimbolton. C'est là qu'elle mourut, le 7 janvier 1536, à deux heures après midi.
Les dernières habitations de la Reine furent très-insalubres.
Ampthill est humide comme le Comté de Bedford, mais moins submergé que Buckden dans les brouillards. Buckden était surtout alors presque pestilentiel par les flaques d'eau croupie qui couvraient le Lincolnshire et dont un grand nombre a été desséché.
Catherine s'étant obstinément refusée d'aller à Fotheringay où plus tard fut décapitée Marie Stuart, on dirigea la reine douairière sur Kimbolton, dans le comté de Huntingdon. Ce séjour ne fut pas plus sain que Buckden. La multiplicité des marécages, le voisinage du lac appelé Whitlesea-Mere et les brumes épaisses qui s'en exhalent, enveloppèrent la reine espagnole de froid et d'ennui.
De noires tristesses lui venaient de l'âme encore plus que du pays. Sans soleil et sans joie, elle s'éteignait peu à peu. Une douleur fixe la transperçait. Elle ne cessa pas d'aimer Henri VIII, et une autre le lui avait dérobé, une autre qui était reine à sa place, amante à sa place, femme à sa place. L'éloignement de sa fille Marie ajoutait sans doute à ses tourments; mais le fond de son mal fut la répudiation, la répudiation, cet exil d'un cœur, la plus étroite, la plus chaude des patries; cet exil empoisonné par une jalousie incessante, par le sentiment amer d'un droit violé, d'un amour méconnu, d'un sanctuaire profané. C'est dans ce puits de colère et de ténèbres de la répudiation qu'expira Catherine, fervente devant Dieu, son témoin; douce à Henri, son bourreau; farouche, implacable à lady Anne Boleyn, la sirène méprisée et maudite, l'impudique usurpatrice de son lit, de sa table, de son trône et de son toit.
A la lugubre nouvelle Henri versa quelques larmes impies, puisqu'elles n'étaient pas sincères, puisque ce comédien d'une sensibilité officielle n'accomplit aucun des souhaits du testament de la reine.
Il éluda jusqu'à la demande qu'elle avait exprimée d'être enterrée dans un couvent de franciscains. Il ordonna qu'elle serait inhumée à Peterborough.
C'est là que j'ai heurté, sans le savoir, de mon pied poudreux la dalle funéraire de la pauvre reine. Sur une désignation de mon guide, je considérai respectueusement la pierre qui scelle ce tombeau. Elle n'est ornée d'aucune sculpture. Je retrouve dans mon journal de voyage une note que je restitue ici:
«La cathédrale de Peterborough, un peu massive, mais imposante, a recueilli les restes de Catherine d'Aragon qui y fut déposée malgré sa volonté dernière. Son sépulcre est à gauche dans la nef; le sépulcre de Marie Stuart est à droite. En me retournant, j'ai aperçu au-dessous de l'orgue un portrait de vieillard. C'est Scarlett, l'ancien fossoyeur de Peterborough. Il est vêtu de rouge. Il a la tête chauve et la barbe blanche. Si, au lieu d'une bêche, il tenait une faulx, il ressemblerait au Saturne de la mythologie antique. Et ce ne serait pas à tort; car ce fossoyeur était vieux comme le Temps, et, à cinquante ans de distance, il creusa de ses mains dans son église les caveaux diversement tragiques de deux reines.»
Par habitude d'étiquette, et par une sorte de déférence à l'opinion des cours de l'Europe, Henri VIII décida que l'on porterait à Greenwich le deuil de Catherine d'Aragon. Lui-même donna l'exemple. Anne Boleyn seule ne se soumit pas à cette convenance. Elle se para d'une robe de soie jaune, et, le diadème au front, le visage animé, les narines palpitantes, elle dit à ses femmes avec des tressaillements d'orgueil: «C'est maintenant que je suis bien la reine d'Angleterre. Enfin je n'ai plus de rivale!»
Vanité des calculs humains! au moment où triomphait Anne Boleyn, elle avait une rivale bien autrement redoutable que Catherine d'Aragon et cette rivale était sans cesse à ses côtés. Elle s'appelait Jeanne Seymour. Elle était une de ses filles d'honneur.
Jeanne avait deux frères qui marqueront de leurs dissensions et de leur sang cette histoire. Leur père était un chevalier du comté de Wilt. C'était un gentilhomme très-considéré qui recevait chez lui avec une politesse rare et une dignité plus rare encore les plus grands seigneurs. Il les traitait magnifiquement et ne se contraignait point en leur compagnie, libre entre les lords comme s'il eût été leur égal. Il avait fait la guerre. Il s'était créé une belle demeure aux environs de Salisbury. Sa fortune, qui consistait en terres couvertes des moutons gras et des porcs blancs à longues oreilles particuliers à ce comté, s'était un peu fondue au déclin de son âge. Ses fils et sa fille durent beaucoup à son caractère liant qui leur ménagea par ses nombreuses et hautes relations un bon accueil dans le monde et à la cour.
Anne Boleyn avait pressenti déjà l'amour de Henri pour Jeanne Seymour, elle avait deviné les démarches, les regards, les présents, mais c'était une appréhension vague qui tout à coup devint une foudroyante certitude. La reine surprit dans un salon du palais où elle entrait inopinément Jeanne assise sur les genoux du roi. La fille d'honneur se leva en rougissant. La reine pâlit au contraire et se retira précipitamment dans sa chambre. Elle était grosse et son émotion fut si profonde qu'elle accoucha avant terme d'un fils mort. Henri, qui aurait cédé le tiers de son royaume pour avoir ce fils vivant, ne cacha pas son irritation. Il reprocha ce malheur à la reine, comme s'il n'en eût pas été la cause.
L'expiation commença pour Anne Boleyn; elle commença soudaine et terrible. Au récit des obsèques de Catherine d'Aragon, Anne avait éprouvé que le diadème était désormais affermi sur sa tête; puis à la vue de Jeanne Seymour aimée du roi, elle se sentit découronnée et décapitée. En un éclair, sa pensée roula du faîte à l'abîme.