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Histoire de Jane Grey

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Diplomatie d'Anne Boleyn.—Elle supplante Wolsey et Catherine d'Aragon.—L'orthodoxie décline en Angleterre.—Thomas Cromwell vient en aide à Henri VIII.—Morus donne sa démission de chancelier.—Audley le remplace.—Anne Boleyn, pairesse du royaume, marquise de Pembroke.—Elle décide l'ambassadeur de France, le cardinal Jean du Bellay, à solliciter entre les deux rois, soit à Boulogne, soit à Calais, un rendez-vous où seraient la marquise de Pembroke avec Henri VIII, la reine de Navarre avec François Ier.—Du Bellay échoue.—Le rendez-vous a lieu, mais la reine de Navarre n'y est pas.—Bal à Calais.—Retour en Angleterre.—Grossesse de la marquise de Pembroke.—Son mariage à York-Palace.—Thomas Cromwell, le légiste de Henri VIII.—Cranmer, archevêque de Cantorbéry.—Catherine d'Aragon vainement sommée de comparaître à Dunstable.—Arrêt qui casse son mariage.—Autre arrêt qui valide le mariage de la marquise de Pembroke avec Henri VIII.—Le couronnement.—Notification des sentences à Catherine.—La nouvelle reine accouche à Greenwich d'Élisabeth.—Excommunication.—Henri VIII.—L'archevêque de Cantorbéry.—Son portrait.—Le schisme.

Lady Anne Boleyn avait connu les splendeurs de la cour de France. Confondue parmi les filles d'honneur de la reine Claude, au camp du Drap d'or (1520), elle avait vu la reine d'Angleterre appuyer ses pieds sur un tapis bordé de perles fines. Ce luxe, cette puissance, ces pompes dont Catherine était entourée effleurèrent de vagues désirs l'imagination de Mlle de Boleyn. Plus tard elle avait remarqué l'amour du roi pour elle, et son astuce fut d'exploiter cet amour, de façon à devenir épouse en sacrifiant l'épouse.

Cette jeune étourdie développa son plan comme un homme d'État. Elle déploya une adresse rare, une patience inouïe. Elle attira Henri avec l'amorce de la vertu; elle le tenta sans cesse avec tous les artifices combinés d'une Française et d'une Anglaise. Henri, subjugué, enivré, ne reculera devant rien, pas même devant Rome.

Anne s'était introduite dans la maison royale. Elle s'y glissa comme l'eau. Elle usa en le caressant le ciment de cette maison. Elle en détacha peu à peu les deux pierres des deux angles principaux: l'ami et la femme, Wolsey et Catherine d'Aragon. Ces deux pierres étaient des pierres vives, pleines de gémissements. Qu'importait à Mlle de Boleyn? L'ami était mort de la disgrâce, la femme mourait de la répudiation. Lady Anne s'en réjouissait. Elle redoubla ses assauts et ses outrages. Elle se nourrit de sanglots. Elle se fit redire les paroles, les pleurs, les désolations de Catherine chassée de Windsor. Les temps étaient bien changés. Elle, la fille d'honneur, qui s'était présentée avec de timides évolutions et de doux entrelacements au foyer de la reine, elle avait expulsé la reine de ce foyer. C'est elle, Anne Boleyn, qui serait la seule reine! Catherine n'était plus que princesse. Anne a vaincu et, ce qui est horrible, elle a vaincu sans remords du mal qu'elle a fait, du supplice qu'elle a infligé, de la dégradation qu'elle a accomplie.

La femme est féroce pour la femme. Elle tue en souriant, elle sourit en tuant. Mais il y a une logique divine ici-bas. On est puni par où l'on a péché, et le plus souvent dès cette vie. Catherine d'Aragon sera vengée.

En attendant, l'étoile de l'orthodoxie s'éteignait dans le ciel de l'Angleterre et l'étoile d'Anne Boleyn s'y allumait.

Le schisme tombait des plis flottants de la robe de cette nouvelle Ève.

Cromwell n'était pas homme à s'arrêter en chemin. Il avait obtenu du clergé et du Parlement la suprématie de l'Église anglicane pour Henri VIII. Il attaqua Rome sans relâche dans les points les plus vulnérables. Il fit décréter par le Parlement de 1532 l'abolition des annates, impôt du revenu d'une année sur tous les bénéfices dont une bulle inaugurait la possession. Cet impôt supprimé, une ordonnance royale défendit aux prêtres et aux évêques, sous des peines aussi indéfinies que l'arbitraire, toute correspondance avec Rome. Un comité de trente-deux membres, moitié clercs, moitié laïques, fut érigé en sacré collège pour toutes les affaires de l'Église nationale. Le roi, placé au sommet de ce comité, fut désormais le vrai pape (1532).

Thomas Morus donna la même année (16 mai) sa démission de chancelier. Les sceaux furent remis à Audley, le président des Communes. Morus, l'ami d'Érasme, l'hôte vénéré d'Holbein, le père admirable, l'intègre magistrat, eût été le sage le plus vertueux de son siècle s'il n'avait pas été persécuteur. Il eut le malheur d'incliner Henri aux rigueurs contre les hérétiques, afin de l'enfermer par ces rigueurs mêmes dans l'orthodoxie. Le roi se prêta gaiement aux bûchers pour prouver que sa haine du pape ne dégénérait pas en luthéranisme. La perversité de Henri et le sophisme de son ministre furent bien funestes à l'humanité. Trois protestants: Bilney, Bayfield et Baynam, furent brûlés vifs, immolés à la politique. On voudrait effacer de l'hermine pure du chancelier ces tâches de sang: car en appliquant des lois barbares dans une arrière-pensée ultramontaine, il crut obéir à un devoir. Il est à plaindre autant qu'à blâmer, tandis que Henri VIII n'est qu'à exécrer.

Lady Anne cependant, qui n'était pas reine de fait, l'était en réalité. Tous les hommages lui étaient rendus. Henri, si hardi à l'intérieur, voulant être prudent au dehors, demanda une entrevue en France au roi chevalier. Le Tudor méditait de consolider son alliance avec le Valois et de le pousser aussi au schisme. Anne désirait être du voyage de Calais.

Elle était pairesse du royaume.

«Le 1er septembre 1532, dit un procès-verbal authentique, la vingt-quatrième année du règne de Henri VIII, au château de Windsor, Sa Grâce le roi étant accompagné des ducs de Norfolk et de Suffolk, de plusieurs autres seigneurs, comtes et barons, de l'ambassadeur de France et des membres du conseil; le dict roi étant dans la chambre de réception, lady Anne Boleyn fut amenée en sa présence, précédée de plusieurs seigneurs marchant deux à deux, des officiers d'armes et du roi d'armes ayant la patente de création, et de lady Marie, fille du duc de Norfolk, laquelle portoit la couronne et le manteau de velours cramoisi fourré d'hermine. Venoit ensuite la marquise, tête nue et vêtue aussi d'une robe cramoisie aussi fourrée d'hermine, ayant à sa droite la comtesse de Rutland, à sa gauche la comtesse de Sussex, et suivie de plusieurs autres dames et seigneurs. En s'approchant du roi, elle s'agenouilla, la dame qui tenoit le manteau et la couronne placée à sa droite, et le roi d'armes de l'ordre de la Jarretière placé à sa gauche. Ce dernier présenta au roi les lettres patentes de la nouvelle marquise. Le roi les remit à l'évêque de Winchester, qui les lut à haute voix. Toutes les dames restèrent à genoux jusqu'à ce que l'évêque eût prononcé le mot investimus. Alors le roi reçut le manteau de la marquise; et après qu'il lui eut posé la couronne sur la tête, et délivré les lettres, l'une du titre et l'autre d'une donation de mille livres sterling par an, pour soutenir sa dignité, elle remercia le roi, et se rendit dans son appartement avec tout cet appareil et la couronne sur la tête. La marquise donna au roi d'armes huit livres sterling, aux officiers d'armes onze livres sterling, treize shillings et quatre pence; le roi donna aux officiers d'armes cinq livres sterling.»

Lady Anne était donc marquise (marquise de Pembroke). Elle allait être reine. Elle qui, au camp du Drap d'or, n'était que simple fille d'honneur, souhaitait vivement de se montrer à la cour de France dans ses splendeurs croissantes.

De concert avec Henri VIII, elle s'assura de l'ambassadeur du cabinet de Fontainebleau. C'était le cardinal Jean du Bellay, l'un des prélats les plus spirituels du monde. Il protégeait les lettres avec une sorte de passion et il les cultivait avec supériorité. Favori du roi chevalier, c'est sur son instance et sous ses auspices qu'avait été fondé le collège de France, l'année précédente (1531). La famille du cardinal était fort distinguée. Son frère Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, général et diplomate de François Ier, a laissé de curieux mémoires qu'acheva leur cadet, Martin du Bellay, homme de guerre aussi et négociateur. Ce qui complète la gloire des trois frères, c'est leur parenté avec Joachim du Bellay, le plus grand disciple de Ronsard et son émule.

De cette maison si bien douée, le plus illustre était certainement le cardinal. Fort libre penseur, Rabelais, dont il fut toujours le Mécène, était son chapelain dans la gaie science. Ce choix révèle son humeur. Aussi n'était-il pas insensible aux avances de Mlle de Boleyn, ni hostile à sa fortune. Plus courtisan que prêtre, il s'employa de bon cœur dans une négociation où la vanité de lady Anne était engagée tout entière.

Solliciter un rendez-vous entre les deux souverains de France et d'Angleterre, soit à Boulogne, soit à Calais, et déterminer promptement ce rendez-vous, c'était chose facile à du Bellay; mais persuader à François Ier d'amener sa sœur, la reine de Navarre, pour honorer Mlle de Boleyn, c'était beaucoup hasarder.

Le galant évêque s'adressa au grand maître Montmorency, depuis connétable, afin de dénouer par lui l'inextricable nœud.

«Monseigneur, je sais véritablement et de bon lieu que le plus grand plaisir que le roi pourroit faire au roi son frère et à Mme Anne, c'est que ledit seigneur m'écrive que je requière le roi son-dit frère qu'il veuille mener ladite dame Anne avec lui à Calais pour la voir et pour la festoyer, afin qu'ils ne demeurent ensemble sans compagnie de dames, pour ce que les bonnes chères en sont toujours meilleures; mais il faudroit que en pareil le roi menât la reine de Navarre à Boulogne pour estre festoyée du roi d'Angleterre. Je ne vous écrirai d'où cela vient, car j'ai fait serment. Monseigneur, je crois que vous entendez bien que je ne vous l'écris sans fondement. Quant à la reine (Catherine d'Aragon), pour rien le roi ne voudroit qu'elle vînt: il déteste cet habillement à l'espagnole tant, qu'il lui semble voir un diable.... Surtout je vous prie que vous retranchiez de la cour deux sortes de gens: ceux qui sont impériaux, si aucuns y en a, et ceux qui ont la réputation d'être moqueurs et gaudisseurs: car c'est bien la chose en ce monde la plus haïe de cette nation (la nation anglaise).

«Tout le long du jour, je suis seul à seul avec lui (Henri VIII) à la chasse, là où il me conte privément ses affaires, prenant autant de peine à me vouloir donner plaisir à sa chasse, comme si je fusse un bien grand personnage. Quelquefois il nous met, Mme Anne et moi, avec chacun son arbalète, pour attendre les daims à passer, et les chasser. Quelquefois sommes, elle et moi, tous seuls en quelque autre lieu pour voir courir les daims; et quand nous arrivons en quelques maisons des siennes, il n'est pas sitôt descendu, qu'il ne m'explique ce qu'il a fait et ce qu'il veut faire. Cette dame Anne m'a fait présent de robe de chasse, chapeau, trompe et lévrier. Ce que je vous écris, Monseigneur, n'est pas pour vous persuader que je sois si honnête homme que je doive être tant aimé des dames, mais afin que vous connoissiez comment l'amitié de ce roi s'accroît et continue avec le roi.»

Du Bellay ne réussit pas, malgré les instances de Montmorency: car François Ier arriva à Boulogne sans cortége de femmes. Henri VIII, qui avait débarqué à Calais le 14 octobre (1532) avec la marquise de Pembroke et les plus célèbres beautés de la cour de Greenwich, joignit François à Boulogne. La reine de Navarre n'y était pas. Sa fierté n'avait pu s'accommoder d'une déférence à Mlle de Boleyn et sa bonté d'une insulte à Catherine d'Aragon. La marquise de Pembroke et Henri VIII furent piqués au vif. Ils dissimulèrent néanmoins leur dépit et entraînèrent François Ier à Calais. Là, les dames de la cour d'Angleterre se montrèrent déjà les sujettes de la marquise de Pembroke. Les plus superbes lui cédaient partout. Un soir, au bal, douze d'entre elles parurent masquées et choisirent autant de danseurs. Elles se jetèrent comme de jeunes déesses, dont elles avaient le costume olympien, dans l'éclat des lumières et dans les mélodies de la musique. Elles furent l'épisode le plus charmant de la fête. A un signe de Henri, les masques furent ôtés et l'on reconnut la marquise de Pembroke au bras de François Ier. Le galant monarque envoya le lendemain à son aimable danseuse un diamant de la valeur de quinze mille écus.

A Boulogne et à Calais, Henri VIII tenta de lancer aussi dans le schisme François Ier. Mais le prince n'avait pas l'intrépidité d'esprit de sa sœur la reine de Navarre. Il se contenta de blâmer sévèrement Clément VII, qui avait manqué à tous les rois en osant citer à son tribunal le roi d'Angleterre. François Ier conseilla cependant à son frère de Greenwich une réconciliation avec le pape. Tout pouvait encore se terminer sans bruit. Henri VIII consentit, mais sa propre ambition théocratique, l'orgueil d'Anne Boleyn et la logique de Cromwell le précipitaient.

Les deux cours se séparèrent le 29 octobre. Pendant que Henri faisait voile pour Douvres, François ne tarissait pas sur l'infortune de ce monarque. Il était en veine de bons contes. Il appelait la marquise de Pembroke: la haquenée de Henri. Il laissait entendre qu'il la lui avait bien dressée. Il était inépuisable en railleries. Il s'amusait à ces diableries soldatesques, à ces noirceurs intimes de roi à roi, de Valois à Tudor, de cavalier à théologien. Ce n'était au fond que vanteries de libertin et de bravache. François mentait comme un de ses gendarmes: car la marquise de Pembroke ne lui avait rien accordé, même lorsqu'elle était Anne Boleyn. Elle n'ignorait pas son charme et elle s'évaluait très-cher. Elle était décidée à ne se donner qu'au prix d'un trône.

Elle s'était relâchée de ses premières résolutions. Après avoir été, non pas austère, ni même sage, mais prudente avec Henri pour l'enflammer, elle succomba pour l'enflammer davantage. Ce double calcul lui réussit à merveille.

Trois mois s'étaient à peine écoulés depuis l'entrevue de Boulogne et de Calais, que la marquise ne pouvait plus celer sa grossesse.

Quoique son mariage avec Catherine d'Aragon ne fût pas annulé, Henri ne balança pas à épouser lady Anne. Le 25 janvier 1533, le docteur Roland Lee célébra ce deuxième mariage du roi. La cérémonie fut secrète. Elle s'improvisa fort matin dans une des salles occidentales de York-Palace, un château de cardinal qui, par son adjonction au domaine, fit deux châteaux de roi: Westminster-Hall et White-Hall. Fatalité tragique et dont l'ombre de Wolsey dut tressaillir douloureusement! ce fut dans le palais du prélat que son ennemie mortelle fut bénie comme reine d'Angleterre. Les témoins du roi furent deux de ses valets de chambre, Norris et Heneage. Les seules femmes de la marquise de Pembroke en cette grande conjoncture étaient Anne Savage et lady Berkeley. Le comte et la comtesse de Wiltshire, le vicomte de Rochefort et le duc de Norfolk composaient toute l'assemblée, qui se retira avant l'aurore.

Le vicomte de Rochefort porta cette nouvelle à François Ier. Henri promettait le silence jusqu'au mois de mai, époque où François tenterait un rapprochement entre le roi d'Angleterre et le pape. Mais l'état de la reine étant trop visible, le roi déclara son mariage.

Le divorce était dès lors nécessaire. Il aurait même été convenable qu'il fût prononcé plus tôt.

Henri ne perdit pas de temps. Cromwell était son légiste et son sicaire politique; il lui fallait un personnage plus imposant, un primat du royaume. Warham étant mort à propos, Henri, qui n'avait point oublié Cranmer, le nomma archevêque de Cantorbéry. Le docteur Cranmer était alors en Allemagne. Il s'y était remarié mystérieusement avec une sœur d'Osiander, le grand adversaire de la transsubstantiation. A l'exemple de son maître Luther, il niait la moitié du dogme et il retenait l'autre. «Oui, disait-il, le corps de Jésus-Christ est dans le pain et le vin, mais comme le feu est dans le fer chaud: ils subsistent ensemble. Aussi il n'y a pas transsubstantiation, c'est-à-dire évanouissement de la substance du pain et du vin en Dieu: il y a coexistence, impanation, invination, consubstantiation.» Cranmer ira plus loin encore. Ultérieurement il rejettera la présence réelle, et l'eucharistie ne sera pour lui qu'une simple commémoration, qu'un symbole touchant de la Cène, du dernier repas des disciples et du Sauveur.

Cranmer, en un mot, était en voie de devenir sacramentaire, il était de plus remarié: deux circonstances dont une seule aurait suffi pour que Henri VIII le livrât au bûcher sans miséricorde. Le hardi docteur haïssait d'ailleurs les pompes officielles et les dignités. On comprend par tous ces motifs comment il refusa six mois la crosse de primat d'Angleterre.

A la fin, les intérêts de la Réforme le décidèrent, et il accepta la mitre d'archevêque de Cantorbéry, au risque de la voir se transformer pour lui en couronne de martyr.

Soit habitude, soit sarcasme, soit reflet mourant de catholicisme, Henri demanda des bulles pour Cranmer.

Le Pape se hâta d'en expédier onze, qu'il passa au meilleur marché, à neuf cents ducats. Ces onze bulles étaient toutes relatives à la consécration du primat et leur multiplicité était un des innombrables abus qui avaient soulevé la révolution religieuse dans toute l'Europe.

L'archevêque d'York et l'archevêque de Londres furent chargés de fixer aux épaules de Cranmer le pallium. Il eut pour assistants, le 30 mars 1533, à Westminster, les évêques de Lincoln, d'Exeter et de Saint-Asaph.

Un quart d'heure avant l'onction, il manda quatre témoins et un notaire dans la chapelle de Saint-Étienne. Il les adjura d'être ses garants que le serment qu'il allait prêter au saint-père n'était que fictif. Ce serment ne préjudicierait en rien ni au serment préalable qu'il avait prêté au roi, ni à la loi divine, ni aux droits de l'État, ni aux innovations futures.

Cranmer étant rentré dans l'église, revêtit tous ses insignes de primat, et lut aux trois évêques, ses assistants, qui l'avaient attendu au maître-autel, la protestation qu'il venait de dicter solennellement. Après quoi, l'onction s'accomplit. Cruelle nécessité des temps qui inflige aux caractères la flétrissure de la feinte, qui force les initiateurs à battre le passé pour s'en dégager, et qui, par les fatigues de cette lutte préliminaire, diminue la vigueur de l'étreinte dont ils auraient embrassé l'avenir!

On s'en souvient, Cranmer doutait déjà de la présence réelle dans l'eucharistie. Il taisait une partie de sa doctrine et ménageait le roi, qui, en dehors du pape, était toujours délicat et frémissant sur l'orthodoxie. Cranmer se proposait de fonder par gradation sa foi entière. Il comptait sur les occurrences, sur les hasards, sur les mois et sur les années comme sur autant d'auxiliaires. Selon lui, c'était beaucoup, d'avoir déjà tranché le câble qui rattachait les colonnes de Westminster aux piliers du Vatican.

Cela fait, Cranmer évoqua la grande cause du divorce devant sa cour archiépiscopale. Il l'évoqua, lui, le maître de toute juridiction spirituelle dans le royaume; il l'évoqua avec l'agrément du roi, le pape de l'Angleterre, «qui n'est soumis à l'autorité de nul être créé et qui obéit à Dieu seul.» Voilà comment Henri VIII et Cranmer parlaient de la suprématie religieuse.

Le roi laissa toute initiative à Cranmer, qui se concerta vite avec Cromwell et qui ouvrit immédiatement ses assises à Dunstable, à moins de deux lieues d'Ampthill, résidence de Catherine d'Aragon.

Le 8 mai 1533, Gardiner, évêque de Winchester, Longland, évêque de Lincoln, et plusieurs docteurs éminents siégeant à Dunstable au-dessous du primat, Catherine fut sommée de comparaître. Catherine dédaigna de répondre. Durant quinze jours, elle fut sommée une seconde et une troisième fois; même silence de la reine, qui ne se regardait comme justiciable que du pape. La cour ne fit pas une quatrième notification. Elle jugea Catherine par contumace. Voici la sentence que prononça le primat d'Angleterre: «Au nom de Dieu, le mariage entre Catherine d'Aragon et Henri Tudor est dissous. Nous le déclarons nul comme ayant été contracté et consommé en violation de la loi divine.»

Un autre arrêt était indispensable. Il était urgent de désarmer la médisance, qui ruinait le mariage de lady Anne. Comment ce mariage, signé avant l'annulation du mariage de Catherine, était-il valable? on l'attaquait par des raisons qu'on assaisonnait de moqueries. Cranmer transféra son tribunal à Lambeth. Il informa sommairement et proclama qu'il reconnaissait la légitimité de l'union entre Anne Boleyn et Henri Tudor: au besoin, il la confirmait en sa qualité de primat.

Le couronnement eut lieu le dimanche 2 juin 1533.

Le jeudi précédent, lady Anne Boleyn avait remonté de Greenwich à la Tour par la Tamise. Elle était dans la barge royale avec toute une cour des plus grandes dames de l'Angleterre. Trois cents bateaux naviguaient après la barge de la nouvelle reine. La rivière était toute sillonnée de barques pavoisées aux mille couleurs, tandis que la musique exécutait ses fanfares et que l'artillerie, soit de la Tour, soit des forts, soit des palais, tonnait de toutes parts.

La reine, s'étant établie dans ses appartements du vieux donjon, se reposa le reste du jeudi et le vendredi. Le samedi elle se promena.

Le dimanche, elle marcha sur un drap qui formait un immense tapis de la Tour à Westminster. Le duc de Suffolk, grand maître et grand connétable; le duc de Norfolk, grand maréchal, et son frère milord William, les ambassadeurs de France et de Venise, l'archevêque de Cantorbéry, le chancelier, les évêques, les ducs, les marquis, les comtes, les barons, les duchesses, les marquises, les comtesses, les baronnes faisaient escorte à la reine. Dans les carrefours se jouaient des mystères sur des tréteaux, et, le long des rues, des fontaines jetaient du vin et de l'hypocras.

Arrivée à l'église de Westminster avec son cortége, la reine fut placée en face de l'autel sous un dais étincelant de pierreries. Un office et une messe furent célébrés. L'archevêque de Cantorbéry mit la couronne sur la tête de lady Boleyn et la sacra. Le roi était radieux. Le duc de Suffolk ne s'éloigna pas un instant du dais pendant la cérémonie. Il tenait dans sa main droite sa longue verge de grand maître. Le marquis de Dorset brillait au premier rang.

Il y eut, à l'occasion du couronnement, le plus splendide qu'on ait encore vu, des galas, des danses, des tournois. Ce qui rendit cette solennité grandiose et ce qui en fait une page d'histoire, c'est qu'elle fut une démonstration contre Rome, un défi de pape à pape.

Des commissaires, un mois après, le 3 juillet 1533, à travers le retentissement des fêtes renaissantes, apportaient dans la retraite de Catherine d'Aragon les sentences fatales: celle qui cassait son mariage et celle qui légitimait le mariage de Mlle de Boleyn. Les commissaires qui passèrent ainsi des plaisirs de Greenwich aux lamentations d'Ampthill furent sir Robert Dymmok, Griffith Richard, Thomas Vaulx, John Tyrrell et lord Mountjoy.

Catherine était couchée, malade, abîmée dans une douleur inconsolable. Ce fut Mountjoy qui lut à cette femme vertueusement inexorable l'acte du divorce, cet acte de sa déchéance. Au nom de princesse douairière de Galles qui lui était donné, elle se leva soudain sur son séant et protesta contre cet outrage. La lecture finie, elle prit des mains de lord Mountjoy, qui avait été son page, l'acte de divorce, demanda de l'encre, et, tout en relisant les lignes odieuses, elle biffa de coups de plume indignés cette insultante dénomination de princesse douairière partout où elle était. «Milord, dit-elle, en présentant à Mountjoy l'acte sacrilége, je ne cesserai pas d'en appeler à l'empereur mon neveu, au pape et à Dieu. Sachez de plus que jamais je ne renoncerai à mon titre de reine, inséparable de mon titre d'épouse. Je ne suis point guidée en cela par une vanité mondaine. Ce que je défends, en gardant ma dignité, répétez-le à Henri, ce n'est pas une gloire humaine, c'est la pureté de mon honneur et la légitimité de mon enfant.»

Pendant que cette reine du droit divin se noyait dans les larmes qu'elle essuyait et séchait au feu de la prière, la reine de l'amour, Anne Boleyn, accouchait à Greenwich d'une fille qui fut baptisée dans la chapelle du château. Cette fille prédestinée, conçue dans l'orage de toutes les passions, sera la reine Élisabeth d'Angleterre.

Quand le serment dérisoire de Cranmer, la sentence de Dunstable sur le mariage ancien et la sentence de Lambeth sur le mariage nouveau, quand les magnificences du couronnement d'Anne Boleyn, de ce couronnement inaccoutumé où l'injure à Rome éclatait dans les splendeurs de Londres, quand ces choses furent connues au Vatican, il y eut d'abord sous ces voûtes séculaires une indescriptible détresse. Le pape et les cardinaux, un instant muets de surprise, se réveillèrent en sursaut de leur abattement aux cris d'aigle de Charles-Quint.

Clément VII désavoua hautement Cranmer, et, le 11 juillet 1533, il fulmina l'excommunication contre Henri et Anne Boleyn, à moins qu'ils ne fussent séparés dans le mois de septembre. Il accorda ensuite le mois d'octobre. Ces foudres tombèrent sans force au pied des falaises de la Grande-Bretagne.

Le Parlement vota des lois audacieuses, travaillé qu'il était par l'esprit luthérien, par l'influence de Cromwell, un Annibal politique, et de Cranmer, un Annibal religieux. La Carthage moderne accabla sous des bills formidables la moderne Rome.

Le premier de ces bills affranchissait les hérétiques du droit canon et leur appliquait la législation anglaise.

Un second bill exigeait l'autorisation royale pour la convocation des synodes et enchaînait à un comité de seize membres laïques et de seize membres ecclésiastiques désignés par Henri VIII l'examen de toutes les constitutions du clergé.

Un autre bill maintenait l'abolition des annates, repoussait la sanction du pape pour la création des évêques, accordait l'omnipotence au roi, sur l'indication duquel un archevêque ou à son défaut quatre évêques donneraient l'investiture.

Un autre bill supprimait le denier de Saint-Pierre et toute intervention de Rome; il accordait au primat, sous le bon plaisir royal, la dispensation des grâces et la solution des affaires.

Enfin, le 20 mars 1534, les sentences de Cranmer furent enregistrées et légalisées par les deux Chambres. La succession fut réglée selon l'inconstance de Henri VIII. Les enfants nés ou à naître d'Anne Boleyn furent déclarés héritiers de la couronne, au préjudice de la princesse Marie, fille de Catherine d'Aragon.

Les lords et les membres des Communes avaient perdu tout respect. Ils ne se gênaient pas. «Le pape, disaient-ils entre eux, n'a pas plus de droits hors de son diocèse de Rome que Gardiner hors de son diocèse de Winchester, ou Longland hors de son diocèse de Lincoln.—Il vaut mille fois mieux, s'écriait Cranmer en plein chapitre de Cantorbéry, que nos évêques remontent au Parlement plutôt qu'aux apôtres. La tradition en ferait des instruments dociles d'un prince étranger; la loi en fera des citoyens.»

Le schisme fut ainsi irrévocablement consommé, aux acclamations du peuple qui alluma des feux partout, et aux applaudissements de l'épiscopat qui venait en foule échanger ses bulles romaines d'institution contre des bulles royales.

Skelton, le moine en orgie comme notre Rabelais, avait été le précurseur burlesque, cynique et bachique du schisme anglais. Il était savant, railleur, perpétuellement insurgé contre son couvent et contre le pape. Il avait été le maître de quelques-uns des réformateurs, et, on ne l'a point oublié, le précepteur, l'amuseur de Henri VIII. Il chantait au roi et à la nation le sensualisme, la bombance et le plaisir. Il sonnait la charge contre le clergé. Sa verve était intarissable, sa jactance indomptable; ses petits vers, saccadés, aigus, retentissants, partaient comme d'une fronde et pleuvaient comme des cailloux. Toutes ses diatribes sont en vers. Il est un pamphlétaire ailé. Il avait le sentiment de sa popularité. «Ma rime est en haillons, et avec cela elle est une reine,» vociférait-il à table, entre des brocs de bière écumeuse.

Ce moine poëte allait au cœur de Henri VIII par une familiarité ancienne. Gloutonnerie, volupté, fureurs moqueuses contre les cathédrales, les couvents, les cardinaux et le pape, le roi riait de tout cela, aux accents rhythmiques de Skelton. Skelton fut le diffamateur de Wolsey et de l'Église romaine que Henri VIII frappa et sapa tour à tour. Skelton était le bourreau de plume du roi, un bourreau de plume aussi terrible que son bourreau de hache.

J'appuie à dessein sur l'influence occulte de Skelton, qui paraissait méprisé et qui était écouté. Sans conspiration, par une entente instinctive, le moine, mort en 1529 et peu regretté, avait préparé de longue main le roi et le peuple au schisme. Jamais ni Anne Boleyn, ni Cromwell, ni Cranmer, ni le clergé national ne surent ce qu'ils devaient à la primitive action de Skelton sur Henri VIII.

Le schisme fut plus qu'un grand moment en Angleterre, ce fut une date, la date la plus mémorable de l'île.

L'Angleterre s'appartint à elle-même. Lady Anne Boleyn respira. Elle n'était plus une pauvre gentille-femme, mais une reine; ni une maîtresse, mais une épouse. Cromwell n'était plus un soldat, ni un jurisconsulte de fortune, mais un premier ministre.

Les deux principaux personnages de ce schisme furent beaucoup plus changés encore.

Henri VIII se recueillit profondément dans sa victoire. Il ne fut plus moqué du pape. Il étancha sa soif de volupté dans la coupe que lui présentait lady Anne, la reine de son choix. Et ce qui n'a pas été assez remarqué, assez scruté, soit par les historiens, soit par les poëtes, aux dernières profondeurs de l'âme du tyran insatiable, sa plus folle joie peut-être fut la joie d'être pape. Lui, le disciple d'Aristote et de saint Thomas, lui le métaphysicien, lui le théologien, il transforma délicieusement Windsor en Vatican. C'est avec un enivrement inexprimable qu'il saisit l'encensoir et qu'il se couronna de la tiare pour gouverner les esprits et les corps. Sa monarchie fut une théocratie, et sa vanité monstrueuse se dilata au sommet de cette double cité des lois divines et des lois humaines. Il fut l'oracle vivant, l'interprète absolu des Écritures, le rival de Clément VII, le Christ sous le Christ, le prince sacerdotal, le supérieur des rois, des prêtres, des couvents et des peuples. Il gravit la plus haute cime de tous les orgueils. Les passions, les convoitises, les despotismes, les spoliations, les meurtres profanes et sacrés se précipitèrent en torrents de ce faîte inaccessible. Le trône de cet hiérophante cruel et dissolu fut passagèrement le trône du vertige.

Heureusement pour la Grande-Bretagne, Cranmer demeura dans des sphères plus sereines. Sa philosophie était chrétienne et tolérante.

Il avait embrassé le schisme sans hésitation et sans scrupule. Sa conviction était loyale, irrésistible. Il repoussait l'autorité du pape, au nom de l'Angleterre et au nom de la Bible. Le pape n'était pas seulement un souverain étranger, mais un usurpateur de la parole. Il plaisait à Cranmer de briser la crosse de l'héritier des apôtres. Son patriotisme et sa logique étaient d'accord contre Clément VII. Albion ne serait plus sujette de Rome. Lui, Cranmer, serait l'inspirateur d'une foi plus rationnelle, le législateur religieux de sa patrie. Un rayon nouveau percerait l'île brumeuse. Le palais archiépiscopal de Cantorbéry serait l'asile des réformateurs, l'académie des savants, de la liberté d'examen, et des vastes conclusions.

Ce rêve était beau, et il eût été réalisable sans Henri VIII, sans ce dialecticien féroce dont le dernier argument contre ses femmes, contre son Parlement, contre ses amis et ses ennemis sera toujours un coup de hache.

Holbein s'est surpassé dans le portrait de Cranmer.

L'initiateur est très-noble sous le velours et sous l'hermine du primat, mais sa mitre étincelante courbe un peu sa tête. La terreur de Henri Tudor pèse sur lui. Cranmer est soucieux, son front se plisse, ses tempes battent de sinistres pressentiments, ses yeux d'où jaillit l'intelligence ont un regard inquiet, sa bouche mélancolique craint de se taire autant que de parler, sa barbe qui couvre sa poitrine frissonne comme à l'approche d'un péril, et cependant sous l'angoisse de cette physionomie il y a plus de dévouement que de peur, plus de hardiesse que de timidité, plus de détachement que d'égoïsme. Ce primat est le théologien d'une idée; il croit, il veut, il pense. Les incertitudes de la destinée qu'il interroge voilent sa face d'une sombre tristesse; il aimerait mieux être un studieux humaniste, un paisible philosophe; mais, s'il en est besoin, il sera un héros, un martyr. La lueur dont Holbein a éclairé les ténèbres de ce visage auguste n'est-elle pas fallacieuse? n'est-elle pas déjà la réverbération prophétique du bûcher?

L'Angleterre de Henri VIII et de Cranmer est un chaos fécond. Ce chaos bouillonne, fume et fermente: le bien et le mal, les vices, les crimes, les vertus, tous les éléments ensemble se heurtent; ce pêle-mêle est une révolution théocratique: l'esprit s'en dégagera peu à peu, l'esprit moderne, pieux sans superstition et sans fanatisme, généreux sans ostentation, éloquent sans emphase. Il s'insinuera des âmes dans les mœurs, des mœurs dans les lois, et il ira croissant du protestantisme à la philosophie, à la fraternité universelle.

Cranmer, le plus doux des humanistes anglais, estimait que le premier des devoirs est d'étendre sans cesse en soi l'idée de Dieu.

C'est le principe du progrès appliqué à la théologie.

Il en est de la lettre de la Bible comme des eaux de l'Océan. Le regard de l'homme n'embrasse qu'une immensité au delà de laquelle il y a d'autres immensités invisibles. Il faut que les yeux de la raison remplacent ceux du corps pour atteindre cet infini qui ferme de son poids les paupières de chair.

Cranmer eut un grand but, une grande idée. Cette idée ne fut jamais dans sa vie ni un moyen, ni un jouet, ni un prétexte, ni un masque, ni une hypocrisie, ni une proie.

La réforme d'Angleterre était un germe du temps. Il le couva en lui et hors de lui. Plus chaste que Henri VIII, plus modéré que Cromwell, son intervention fut désintéressée. Il ne songea pas à soi, il ne songea qu'à l'affranchissement de son pays. Il s'efforça de le soustraire au joug du moyen âge. Lui qui avait substitué, selon ses forces, le bon sens à la scolastique, il essaya de substituer la liberté et les Écritures à l'autorité du pape.

Tel fut le dessein de Cranmer. Il se trompa souvent, il fléchit souvent; il commit plus d'une faute, mais il aspira toujours à un magnifique idéal. Voilà pourquoi c'est lui, et non Henri VIII, qui fut le véritable réformateur de l'Angleterre. Henri VIII est un grand inquisiteur; Cranmer est un initiateur, dont le tort fut de ne pas deviner quel effroyable despotisme cachaient ces mots: Henri VIII, pontife et roi!

Au reste, s'abusa-t-il dans l'ensemble de son plan? Diminua-t-il l'Angleterre en l'arrachant à Rome? Le despotisme de Henri VIII passé, la réaction de sa sanguinaire fille Marie expirée, que les prospérités britanniques répondent! Qu'elles répondent en face de l'Italie opprimée, de l'Espagne dégénérée, de la France décimée par la révocation de l'édit de Nantes, et condamnée aux révolutions par l'ultramontanisme!

Le protestantisme a redoublé le sentiment religieux en Angleterre. Plus il y a de sectes, plus il y a d'élan; moins il y a de religion officielle, plus il y a de religion sincère et de foi.

Cette première émancipation de la pensée moderne, le protestantisme, agita puissamment la race anglo-saxonne et l'agite encore. Le protestantisme refit l'âme de l'Angleterre. Il la mit au large. Il lui inspira la poésie, la philosophie, l'éloquence, les voyages, les colonies lointaines, les propagandes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Shakspeare, et Milton, et Byron, et Raleigh, et Bacon, et Newton, et Chatam, et Walter Scott, brilleront successivement au-dessus de l'île rebelle comme autant d'astres. L'Inde sera envahie. Les parages de la Chine et du Japon seront semés de Bibles, de comptoirs, de soldats, de trafiquants et de missionnaires. Les États-Unis, cette Angleterre démocratique et turbulente, prolongeront la traînée de feu du protestantisme. Les Anglo-Saxons des deux hémisphères rempliront de leurs entreprises, de leur langue et de leur génie l'immense continent de forêts qui mugit de l'océan Atlantique à l'océan Pacifique. Leurs pavillons flotteront dans des citadelles redoutables sur le littoral de l'Australie. Un commerce prodigieux reliera les mondes, les archipels. Les câbles et les fils électriques s'ajouteront à la vapeur. La traite des noirs sera battue en brèche. Toutes les terres et toutes les mers seront sillonnées, illustrées par l'Angleterre et par les États-Unis.

Voilà, depuis plus de trois siècles, les développements des contrées protestantes. Cranmer ne prévit pas tous ces développements, mais il les prépara en déchaînant le principe de la liberté. Il creusa le lit profond de cette source intarissable qui devait être le grand fleuve de la sociabilité anglaise. C'est assez pour la mémoire du réformateur.

Si François Ier eût écouté Henri VIII et brisé ses liens avec Rome, un livre, fût-ce la Bible, ne nous aurait peut-être pas suffi comme aux Anglo-Saxons. Qui sait si ébranlés, nous aussi, nous n'aurions pas dépassé le protestantisme, si nous n'aurions pas accompli dans les idées le même 89 que dans les faits, et si un théisme, moralement chrétien, respectueux pour tous les cultes, mais ferme en lui-même, ne serait point la religion de notre patrie, de notre race?

Il n'en devait pas être ainsi. François Ier n'était pas assez théologien; Henri VIII l'était trop.

Tout lui avait réussi. Il était à l'apogée de ses désirs. Son mariage avec Catherine d'Aragon était brisé, son mariage avec lady Anne Boleyn était conclu. La succession au trône avait été transportée des enfants du premier lit à ceux du second, de la princesse Marie à la princesse Élisabeth. Bien plus, le souverain pontife avait été dégradé en Angleterre et Henri VIII était pape contre le pape. Il était le seul pape de la Grande-Bretagne. Tous ses vœux, si longtemps contenus ou traversés, le Parlement les avait sanctionnés, les avait rédigés en lois du royaume.

Henri aurait dû se contenter de l'obéissance à ces lois, mais il exigea sous peine de mort bien autre chose que l'obéissance: il exigea le consentement intérieur. Il viola le sanctuaire. Il fut un tyran abominable.

Et c'est là, quoi qu'en dise l'Angleterre, qu'éclate l'imperfection de sa réforme. Cette imperfection radicale, c'est l'union du sacerdoce et de l'empire. L'alliage du spirituel et du temporel est mauvais à Londres et à Saint-Petersbourg non moins qu'à Rome. La séparation des deux pouvoirs, impossible à de certaines époques, s'accomplira partout enfin, n'en doutons pas; elle sera l'effort et le chef-d'œuvre de la civilisation. Les princes ne seront plus papes, les papes ne seront plus rois, et les peuples ne seront plus froissés dans ce qu'ils ont de plus précieux: la conscience. Alors les âmes se réjouiront, car elles ne relèveront que de Dieu.

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