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Histoire de Jane Grey

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Wolsey se sépare à Londres de Campeggio, son collègue.—Le légat romain fouillé à Douvres et insulté par la police.—Wolsey accusé devant le Parlement et absous.—Malgré son acquittement, le cardinal découragé, déchu.—Le roi le dépouille peu à peu, lui donne et lui retire l'espérance.—William Cavendish.—Patch.—Norris.—Russel.—Butts.—Wolsey à Esher, à Richmond, à Peterborough, à Newark, à Cawood.—Le Minster d'York.—Wolsey arrêté à Cawood par le comte de Northumberland et sir Walter Walsh.—Il est conduit à Sheffield.—Kingston, le constable de la Tour, joint le cardinal à Sheffield et l'escorte avec vingt-quatre gardes jusqu'à l'abbaye de Leicester.—Cette abbaye, voisine de Bradgate, le château des Grey.—Maladie de Wolsey.—Sa mort.—Sa légende.—Bonté du marquis de Dorset.—Douleur énigmatique du roi.—Thomas Morus.—Suffolk, Norfolk.—Lady Anne Boleyn, Clément VII, Henri VIII, Catherine d'Aragon, Charles-Quint.—Cranmer et son livre.—Ambassade du père de lady Anne auprès du pape et de l'empereur.—Thomas Cromwell et la question du divorce.—Le clergé et le Parlement cèdent.—Henri VIII relègue Catherine d'Aragon à Ampthill.—Anne Boleyn installée à sa place.

Le cardinal Wolsey n'avait pas revu Henri VIII depuis Grafton. «Mlle de Boleyn, écrit du Bellay à Montmorency, a fait promettre à son amy que il n'escoutera jamais monseigneur d'York.»

Wolsey s'était séparé à Londres de son collègue. Campeggio allait s'embarquer à Douvres, lorsque son appartement fut envahi par la police. Ses malles furent fouillées. On l'accusait d'emporter les trésors de Wolsey afin de les soustraire aux confiscations. La vérité, c'est qu'on cherchait dans les bagages du légat la bulle décrétale qu'il avait brûlée, et les lettres de Henri VIII à Anne Boleyn que Rodolphe, l'un des fils de Campeggio, avait déjà déposées à Rome, où elles sont encore. Campeggio se plaignit; mais le roi, content de l'avoir effrayé et outragé, défendit qu'on lui fît aucune réparation.

Wolsey ne fut pas quitte pour si peu. Il fut accusé devant le Parlement, et difficilement libéré sur les habiles discours de Thomas Cromwell.

Le cardinal n'était plus que l'ombre de lui-même. Les lords, qui lui devaient tout, l'abandonnaient. Le roi le dépouillait successivement de ses palais, de ses mobiliers, de son or. Wolsey buvait l'ingratitude et l'insulte jusqu'à la lie. Tout son orgueil s'était évanoui. Il était si accablé de son malheur, qu'il ne gardait plus ni le moindre courage ni la moindre dignité. Sa racine était coupée. Le roi manquant, Dieu lui-même ne le soutenait pas. Tous ses rêves de domination universelle s'étaient envolés. «J'ay esté voir le cardinal en ses ennuis, écrit du Bellay. J'y ay trouvé le plus grand exemple de fortune. Il m'a remonstré son cas en la plus mauvaise rhétorique: cueur et parolles lui failloient entièrement. Il a bien pleuré.... De légation, de sceau, d'auctorité, de crédit, il n'en demande point; il est prest à lâcher tout, jusqu'à la chemise, et qu'on le laisse vivre en un hermitage, ne le tenant le roi en sa malle grâce. Je l'ay réconforté au mieulx que j'ay pu, mais je n'y ay su faire grant chose.»

Après la scène de Grafton, voilà Wolsey à York-Palace, son riche hôtel de Londres!

Le 17 octobre (1529), les ducs de Suffolk et de Norfolk se présentèrent chez le cardinal et lui demandèrent le grand sceau de chancelier. Wolsey leur répondit qu'il ne le rendrait que sur une cédule du roi. Ils revinrent le jour suivant avec la cédule, et le cardinal remit le sceau. Les ducs le transmirent à Thomas Morus.

Henri VIII voulait York-Palace pour en faire une demeure royale sous le nom de Westminster-Hall; il voulait York-Palace comme il avait voulu Hampton-Court.

Le cardinal ne chicana point avec le destin. Il ordonna d'étaler dans ses galeries ses statues, ses tableaux, ses coupes ciselées, ses bagues, ses bijoux, les présents de François Ier, de Charles-Quint, de Jules II, les chefs-d'œuvre des plus sublimes artistes de la Renaissance. Sir William Gascoigne, l'intendant du cardinal, vida tous les coffres en soupirant. Quand il livra tant de magnificences aux officiers du grand maître, le duc de Suffolk, sir William ne put cacher son émotion. Des gouttes de sueur coulèrent de son front et de grosses larmes de ses yeux.

Cependant le cardinal commanda sa barge, traversa la Tamise, monta sur sa mule, et suivit avec Cavendish, le serviteur des derniers jours, de la dernière heure, et Patch, son fou, le chemin de sa maison d'Esher, dont le roi ne s'était pas encore emparé. C'était une demeure féodale bâtie par Wolsey, à quelques milles de Londres. Des tours gothiques on apercevait la Tamise, les prairies et les cottages qui la bordent. Le cardinal espérait vaguement trouver dans son parc, d'une noble simplicité, et dans le recueillement de ce refuge champêtre le calme qui n'était plus en lui.

Du reste, quand le roi avait exercé contre Wolsey une violence, ou une rapine, ou une menace, quand il avait cédé soit à ses propres rancunes, soit aux perfidies des seigneurs, soit aux récriminations de lady Anne, il avait des réveils d'affection pour son aumônier d'autrefois, pour son ministre tombé. Henri lui adressait alors quelque consolation. Il obéit à l'un de ces bons mouvements le jour où Wolsey quitta York-Palace pour Esher. Le cardinal allait mélancoliquement au pas de sa mule, lorsqu'il entendit derrière lui une petite troupe de cavaliers. S'étant retourné, il reconnut Norris et plusieurs valets du palais, vêtus aux livrées des Tudors. Norris aborda respectueusement le cardinal.

—Milord, dit-il, je vous apporte de la part de Sa Majesté une bague et une lettre. Prenez, milord; mon message est un augure.

—Ah! Norris, Norris, attendez un peu.»

Et descendant de sa mule, tandis que son écuyer tenait la bride, le cardinal s'agenouilla dans la boue du chemin pour recevoir la bague et la lettre. Puis s'étant relevé, il détacha une chaîne d'or terminée par une relique de la vraie croix.—Acceptez ce souvenir, mon cher Norris, dit le cardinal tout en pleurs, et prononcez quelquefois mon nom à l'oreille de mon maître bien-aimé. Emmenez mon fou, qui lui rappellera aussi Wolsey. Oui, je lui donne Patch. Adieu, mon gai compagnon; ne m'oublie pas auprès de Henri dans ses instants de bonne humeur.» Mais Patch, criant et gesticulant, refusant avec colère et sanglots de quitter Son Éminence, Norris fut obligé de le faire lier d'une longue courroie et de le conduire ainsi en croupe derrière un écuyer jusqu'à Hampton-Court.

Wolsey se confina dans sa maison d'Esher. Il y répondit au roi. Le cardinal se dévorait en silence. Il avait une maladie d'entrailles. Le chagrin le dévastait. Il reçut un nouveau message du roi. C'était encore une bague, que lui remit en signe de bienveillance sir John Russel. Le cardinal, sous le magnétisme royal, se ranima.

Henri VIII avait réellement des retours d'amitié vers Wolsey. Cromwell ayant sauvé la tête du cardinal à la Chambre des communes, où un bill d'accusation formidable avait été présenté le 1er décembre 1529, le roi, loin de sévir contre l'orateur intrépide du malheur, loua son éloquence et son courage. Il récompensa un autre dévouement à Wolsey. Fitz-William, un protégé du cardinal, redoubla de respect pour lui au moment le plus vif de la colère de Henri. Il orna de fleurs l'escalier de son hôtel, afin d'y accueillir selon son cœur le grand chancelier banni. Il le célébra en tout lieu, exaltant le génie du ministre, la bonté de l'homme. Le roi, instruit des témérités de Fitz-William, le fit venir à Hampton-Court.

«Comment, lui dit-il sévèrement, avez-vous osé donner asile à un coupable? Ne saviez-vous pas que je l'avais exclu du pouvoir et qu'il avait encouru ma disgrâce?

—Je le savais, sire, répondit Fitz-William. Aussi ce n'est pas votre criminel d'État que j'ai attiré, salué sous mon toit; c'est mon bienfaiteur, celui à qui je dois tout, mon pain et ma fortune. Sire, soyez clément pour lui,» ajouta Fitz-William dans l'effusion et avec la hardiesse de la reconnaissance.

Le roi non-seulement ne punit pas Fitz-William, mais, au grand étonnement des courtisans, il le créa chevalier et lui ouvrit son conseil.

Ce n'est pas tout. Au milieu des fluctuations de son désespoir à Esher, Wolsey fut saisi d'une fièvre ardente. Il eut le délire; il touchait à l'agonie. A Hampton-Court, on le regardait comme mort. Le roi eut un élan de sensibilité. Il envoya un troisième messager au moribond. Ce ne fut plus un gentilhomme, mais son médecin le plus éminent.

—Butts, mon ami, hâte-toi. Guéris le cardinal comme tu me guérirais moi-même. Dis-lui que je suis toujours son bon maître. Je ne l'aime pas moins qu'autrefois. Offre-lui ce rubis où mon portrait est gravé, ajouta-t-il en ôtant de son doigt un troisième anneau.—Et vous, madame, dit-il à sa maîtresse, ne lui enverrez-vous pas aussi quelque chose pour l'amour de moi?»

Mlle de Boleyn détacha de son sein un médaillon qu'elle tendit à Butts. Le médecin partit avec tous ces témoignages de l'intérêt du roi. Wolsey en fut ressuscité. Les paroles surtout de Henri furent un dictame pour le malade. «Vraiment, disait le prélat, mon maître veut que je vive! Eh bien, je vivrai, Dieu aidant et vous, mon très-cher Butts.»

Wolsey confiant ou rétabli, le roi écoutait Anne et les lords. Il perdait ses bonnes intentions. A chaque anneau qu'il donnait au cardinal, il lui prenait un palais, un musée, une terre. Enfin, il confisqua les revenus de l'évêché de Winchester. Comment Wolsey allait-il vivre? il l'ignorait. Le roi lui enlevait capital, revenus, dîmes et fermages. Aucune de ses pensions ne lui était plus payée. Il enfonçait par degrés dans un abîme de dérision et de pauvreté.

Et puis Esher, où il avait passé la mauvaise saison, lui était odieux. Il avait besoin de changer de place. Il soupirait après sa résidence de Richmond. Il obtint l'agrément du roi pour s'y établir.

Là, il était moins loin de Henri. La Tamise, le même fleuve, les mêmes eaux baignaient les jardins du monarque et du cardinal. Une espérance envahit Wolsey. Pendant les trois mois qu'il vécut à Richmond, pas un jour ne s'écoula sans qu'il épiât sur les flots, à l'horizon, la barge royale surmontée de la bannière des Tudors. Hélas! son maître ne venait pas; il ne vint jamais.

Ici le cardinal est pathétique.

Wolsey était un mauvais prêtre, un évêque impudique, un ministre vénal, un chancelier prévaricateur. Je le haïssais au pouvoir, pourquoi donc m'émeut-il? Je ne l'estime pas. Il n'a pas de vertu, de constance. Il n'a plus même d'orgueil. Et cependant il me remue. Ne serait-ce pas qu'il me représente dans son ignominie complète la misère humaine? Ce cardinal légat, qui a été tout, n'est plus rien. Il n'était qu'un rôle. Son rôle fini, il n'y a plus d'homme. Il a un découragement complet. Il est plongé dans un entier abandonnement. Il a toujours sa grande intelligence, et c'est une torture de plus. Il ne songe pas sérieusement au ciel, il ne songe qu'à la toute-puissance. Il l'avait, il ne l'a plus. Un vide immense l'enveloppe. Dieu lui-même ne saurait pour lui remplacer le roi. Il voudrait prier, il ne le peut. Il ne sent l'existence que par le regret de n'être plus chancelier. Désormais c'est un néant, un néant douloureux vêtu de pourpre.

Il renonce même à l'espérance de voir arriver le roi à Richmond. Car cette espérance de Wolsey est une crainte pour Anne Boleyn. Elle fait intimer au cardinal l'ordre de résider dans le diocèse d'York, le diocèse du prélat.

Il n'y avait rien à dire, et Wolsey silencieusement s'éloigna de Richmond.

Suivons parmi les riants paysages de l'Angleterre la mule du cardinal. Suivons-la, le journal de Cavendish sous les yeux, l'esprit appliqué aux traditions populaires, aux lieux, aux temps, aux circonstances, à la philosophie qui pèse, au poids de la sagesse, le bonheur et l'adversité. Ce pèlerinage de Richmond à York, à Cawood, au monastère de Leicester, je l'ai déjà fait comme voyageur d'étape en étape, faisons-le comme historien, d'autant mieux que la générosité de Wolsey attirerait seule. Mihi et Vobis (à moi et à vous), cette belle devise du cardinal était empreinte sur le frontispice de toutes ses résidences. Chaque passant y avait droit à la bienvenue, selon son rang. Celui qui ne pouvait aspirer à la société du prélat ou de ses officiers, trouvait une tranche de bœuf et un pot de bière à toute heure. Le cardinal était l'hôte permanent de l'Angleterre. Errant et dépossédé qu'il sera désormais, toute maison, même étrangère, où il se logera, se montrera bienfaisante, et les gens du prélat n'oublieront nulle part la devise: Mihi et Vobis; devise, du reste, plus chrétienne qu'individuelle, car je l'ai retrouvée dans plus d'un château et dans plus d'un presbytère du Nord. La charité qu'elle indique, tout humaine chez Wolsey et gâtée de forfanterie, n'en est pas moins un des meilleurs prestiges du cardinal.

Au déclin de ses grandeurs, Wolsey rencontra un ami qui fut son consolateur et son biographe: ce fut William Cavendish. Que ne puis-je honorer dans ce modeste annaliste toute une classe d'hommes excellents dérobés à la gloire par leur vertu même. Je veux parler de ces serviteurs qui s'effacent dans la bonne fortune, et, qui, dans la mauvaise, deviennent les providences domestiques de leurs maîtres, qu'ils réchauffent de leur dévouement comme d'une flamme de l'ancien foyer, qu'ils enveloppent de sollicitudes aussi tendres que les caresses maternelles. Charles I eut sir Thomas Herbert, Louis XVI eut Cléry. Avant eux, le cardinal Wolsey presque un roi et presque un pape, eut Cavendish, l'ancêtre humble et sublime des comtes puis des ducs de Devonshire et des ducs de Newcastle.

William Cavendish, le chef d'une si puissante famille, n'était pourtant qu'un simple garde de la porte dans la maison de Wolsey. Il a servi le cardinal et il l'a raconté avec une fidélité touchante. Quiconque désire connaître Wolsey doit lire Cavendish. Ç'a été pour moi une douce tâche.

Wolsey, l'âme blessée à mort de la disgrâce, allait à petites journées au pas de sa mule. Il se complut à Peterborough. Il logeait dans l'abbaye, près de la grande cathédrale. Il assista le dimanche des Rameaux (1530) à la procession. Le jeudi saint, il lava les pieds à douze enfants pauvres. Il se confessa et il prêcha. Il entretint les moines de questions théologiques très-profondes et il retrouva des éclairs d'éloquence sacrée si longtemps voilés en lui par les nuages accumulés de la politique des cours. Il se pliait aux habitudes des frères, mangeant au réfectoire, chantant au lutrin, se couchant à l'angélus. Seulement lorsqu'il y avait de la lune, il se relevait pour faire une longue promenade soit dans les jardins de l'abbaye, soit dans le parterre qui entoure encore la cathédrale. On m'a désigné un petit tertre de verdure où il s'oublia une nuit entière à sonder les vicissitudes humaines, tout en contemplant les lueurs argentées le long des arceaux gothiques du couvent, jusque sur les monuments funèbres du cimetière.

De Peterborough, le cardinal pénétra de ville en ville, de hameau en hameau, par les comtés de Northampton et de Nottingham à sa résidence de Newark. Là, près de la Trent et de la forêt de Robin-Hood, il était dans son beau diocèse d'York. Il se résolut à y trôner en prélat et en grand seigneur. Il reçut avec grâce, bon avec les paysans et les bourgeois, poli avec les nobles, savant avec les humanistes et les artistes qui passaient par hasard. Il fit des tournées archiépiscopales, termina des procès héréditaires, réconcilia des ennemis mortels et séduisit toute la province par le charme inexprimable de sa courtoisie, par les fascinations inépuisables de son esprit aussi souple que brillant. Mais hélas! il se lassa vite à ce métier. Il était pour lui un objet de compassion. Il rougissait de sa déchéance. Le théâtre de ses succès, ce n'était plus l'Europe, c'était un comté d'Angleterre. Ses interlocuteurs, ses correspondants n'étaient plus des rois et des empereurs, c'étaient des abbés ignorants ou des gentilshommes buveurs, ou des lords traqueurs de renards. Tout ce qui avait une vraie distinction habitait la cour. Et lui qui avait dit et écrit: «Moi et le roi,» lui qui avait été chancelier et qui avait du être pape, il n'était plus qu'un archevêque sans autorité politique.

Il se proposa du moins d'avoir les apparences de cette autorité par une entrée solennelle à York.

Il s'était rapproché de sa capitale. Le Minster, c'est ainsi qu'on appelle la cathédrale, lui donna une courte illusion de grandeur. Cette cathédrale de cinq cent vingt-quatre pieds de longueur, de cent sept pieds de largeur, est la plus belle église de l'Angleterre et l'une des plus exquises de l'Europe. Elle a trois tours et des façades admirables. L'intérieur est un poëme en dentelle de pierre, en rosaces et en ogives de vitraux coloriés, en pavés de mosaïque. C'est plus qu'un chef-d'œuvre, c'est un miracle d'architecture. De son château de Cawood, à deux heures d'York, Wolsey combinait tous les préparatifs des fêtes soit du Minster, soit de la ville, pour sa réception, lorsque le comte de Northumberland et sir Walter Walsh se hâtèrent à petit bruit. Ils étaient chargés de se saisir du cardinal. Suffolk, Norfolk et lady Anne avaient accusé Wolsey auprès de Henri de continuer ses intrigues avec Rome et d'affermir le pape dans sa résistance au divorce. Le roi n'avait pas balancé à lui dépêcher lord Northumberland et sir Walter Walsh pour le conduire à Londres. «Quand il sera à la Tour, dit le roi, je le ferai juger. Il sera certainement acquitté, s'il est innocent.»

A l'arrivée des commissaires à Cawood, le cardinal, qui était à table, se leva pour les recevoir. Il se flatta qu'ils lui apportaient un agréable message comme Norris, John Russel et Butts. Il se trompait cruellement. Northumberland hésitait, car il avait été le disciple du cardinal. Il ne rompit le silence que dans la chambre à coucher de Wolsey. «Milord, lui dit-il, avec ménagement, vous êtes soupçonné de haute trahison, vous vous justifierez. Je suis obligé de vous arrêter au nom du roi.» Wolsey eut un tremblement de surprise et d'épouvante. Il comprit ce que signifiait ce mot de haute trahison. La Tour de Londres avec toutes ses terreurs se dressa devant l'imagination du cardinal. La fièvre et la dyssenterie le reprirent et ne le quittèrent plus.

Après une nuit peuplée de mille fantômes, le captif avait vieilli d'un demi-siècle. On le transporta de son appartement dans un fauteuil. On le hissa sur sa mule; il ne s'y soutint qu'en chancelant. L'air le ranima un peu. Northumberland était plein d'égards et se conformait à la faiblesse du prélat. On abrégeait les traites et on couchait le cardinal qui ne pouvait se tenir debout. Lord Shrewsbury l'accueillit à Sheffield dans le même château où plus tard devait être enfermée la reine d'Écosse Marie Stuart. Au premier souper, Wolsey se trouva mal. Il ne demeura pas moins de quinze jours à Sheffield. La fièvre avait redoublé. Quelquefois sa langue s'embarrassait, son cou se gonflait et se glaçait. Il ne mangeait plus, il maigrissait à vue d'œil. Il était méconnaissable. Il répétait avec plus de ferveur son chapelet. Lorsque le bon Cavendish, son seul ami, lui annonça dans la galerie de Sheffield que sir William Kingston l'accompagnerait avec un détachement de vingt-quatre gardes, le cardinal fut consterné. «Où est maître Kingston? dit-il.—Au château, milord,» répondit Cavendish, et il l'introduisit aussitôt. Kingston mit un genou en terre, mais le cardinal lui cria de se relever. «C'est donc le roi, maître Kingston, qui vous envoie à ma rencontre?—Oui, Milord, reprit le brave officier. Mes instructions d'accord avec mon cœur me recommandent les plus affectueuses déférences pour Votre Grâce. Vous serez absous par le tribunal. Comment vous condamnerait-on? Vous êtes si éloquent et vous n'êtes assurément pas coupable.» Wolsey se tut. Kingston était honnête, respectueux, mais il était constable de la Tour. Tragique présage!

Le cardinal ne put aller plus loin que l'abbaye de Leicester. En franchissant la porte du couvent, sa mule broncha et il dit: «C'est un avertissement. Je ne repasserai pas ce seuil.»

On le plaça dans une chambre bien chaude. On bassina son lit et on le coucha.

Au moment suprême de toutes les détresses de Wolsey, sur le bord de sa tombe, lorsqu'il était prisonnier d'État, et que Henri VIII lui avait extorqué Hampton-Court, York-Palace, ses richesses artistiques, sa vaisselle, son argent, ses pensions, les revenus de l'évêché de Winchester, le cardinal était encore le plus grand personnage de l'Angleterre. Dans son château de Cawood qu'il habita les deux derniers mois de sa vie, il lui restait cent quatre-vingts officiers ou domestiques à ses gages.

Le monde était toujours en admiration, mais lui, le prélat, était désabusé. Il savait que son feuillage se flétrissait de minute en minute; il n'avait plus de séve.

Wolsey était au monastère de Leicester, le 26 novembre 1530. Le lendemain, dans l'intervalle de ses crises, il contempla les arbres du parc vers la direction de la forêt de Charnwood, voisine du couvent. Il y avait erré autrefois avec ses élèves, les jeunes marquis de Dorset, lorsqu'il était leur précepteur au château de Bradgate, le futur berceau de Jane Grey. «Ah! dit le cardinal, j'étais joyeux à Bradgate, quoique je fusse un bien petit compagnon. Je poursuivais dans la forêt plus de songes que de gibier. J'avais tous les honneurs devant moi et je les ai derrière moi maintenant. Je ne retournerai plus dans l'Éden d'Adam où j'avais enfoncé mes tentes, et ce n'est pas un archange qui m'en barre le sentier, c'est le bourreau de la Tour avec sa hache.»

Le cardinal, au lieu de monter son rêve, le redescendait lugubrement. Lui, qui avait aspiré au Vatican pour demeure et à l'univers pour royaume, il gisait dans une étroite cellule et il allait glisser dans une fosse plus étroite encore. Les chênes qu'il avait vus dans sa jeunesse et dans leur printemps, il les revoyait dans son agonie et dans leur hiver, pareils à des squelettes.

Le 28 novembre, au crépuscule du soir, Wolsey demanda l'heure à Cavendish, à ses domestiques et aux frères. «Huit heures, lui fut-il répondu—Non, pas encore, reprit-il: à huit heures vous n'aurez plus ni maître, ni hôte.» Le 29, au matin, il respirait toujours. Ayant entrevu Kingston, il lui dit: «Soyez auprès de Sa Majesté l'interprète de mes sentiments. Qu'elle daigne se ramentevoir ce que je lui ai conseillé au sujet de la bonne reine Catherine, et elle me rendra justice. Le roi est un prince opiniâtre. Puisse-t-il ne pas mépriser tout frein. Plus d'une fois je me suis humilié jusque dans la poussière, afin de modérer ses passions, et c'était vainement. Ah! si j'avais servi mon Dieu comme j'ai servi mon roi, je serais plus tranquille.»

Ici des spasmes violents interrompirent le cardinal qui s'écriait par instants: Jésus, Jésus! Enfin, il regarda d'un fixe regard Kingston, les frères du couvent, les serviteurs de son infortune, et ce regard se reposa sur Cavendish. Ce fut la récompense de cet infatigable ami qui avait quitté sans murmure, pour son vieux maître suspect, femme, mère, enfants et foyer. Il s'était penché tendrement sur la main de Wolsey et il la baisa pendant que le cardinal expirait. Il aida ainsi cette main crispée du prélat à tourner le feuillet redoutable au delà duquel est le mot éternel. Le vent gémissait et les corbeaux croassaient dans les ifs et dans les sapins. La neige tombait à flocons sur la forêt de Charnwood, sur le château de Bradgate et sur le cloître de Leicester.

On habilla en toute hâte ce pauvre cadavre qui avait été Wolsey. Toutes les fenêtres furent ouvertes à la bise froide de la saison. La putréfaction du cardinal était horrible. On le laissa peu sous son catafalque, sous sa mitre d'or, sous sa robe écarlate, avec sa crosse de légat et son anneau pastoral. Le frère médecin du cloître déclara qu'une épidémie était imminente, si l'on ne s'empressait d'inhumer le prélat. Le 30 novembre, le cardinal dormait son dernier sommeil dans un triple cercueil au fond d'un des caveaux de l'abbaye.

Ce parvenu audacieux avait été cupide, débauché, pervers dans sa colossale personnalité. Il eut cependant une sorte de patriotisme. Semblable en cela à tous les ministres de fortune, Wolsey voulait la suprématie de son maître et de son pays, mais il voulait cette suprématie royale et nationale en la subordonnant à la sienne propre. Sa politique était de soumettre l'Europe à l'Angleterre, l'Angleterre à Henri VIII et Henri VIII à Wolsey, qui gouvernerait son siècle anarchique et féodal avec le génie de l'unité.

Le visage du cardinal était fort compliqué. Ses yeux plongent au loin, son front est dominateur, sa bouche fine, fière, oratoire à la fois et diplomatique.

De tous les portraits que j'ai vus de Wolsey, le plus remarquable est un profil en marbre. Ce profil, qui n'a pas reproduit les mille nuances de cette physionomie mobile, en a conservé les linéaments simples et majestueux. Cette ressemblance sculpturale laisse dans l'imagination le type d'un Richelieu britannique, moins héroïquement positif, prudent et ferme que le Richelieu français, mais plus imposant par l'essor d'une ambition inassouvie dans son île, d'une ambition aussi haute que le dôme de Michel-Ange, aussi vaste que Rome et le monde.

Les frères du couvent répandirent que saint Pierre avait consolé le cardinal à son chevet et lui avait dit: «Voici les clefs. Tu ne les as pas reçues au Vatican, mais je te précéderai avec elles et je t'ouvrirai les parvis du ciel.» Les protestants, déjà nombreux, affirmaient que c'était Satan, et non saint Pierre, qui avait visité le cardinal. C'est le diable lui-même, racontaient-ils, qui a assisté le prélat, qui lui a arraché l'âme du corps, et qui l'a emportée dans un tourbillon de fumée.

Depuis cette mort, dans les villages des environs du couvent de Leicester et du château de Bradgate, on crut généralement à l'une ou à l'autre de ces interprétations populaires, selon qu'on était catholique ou protestant. L'ancien précepteur des marquis de Dorset devenu légat, chancelier et cardinal, n'était plus qu'une légende pour tous. Les paysans de Bradgate tinrent longtemps encore pour certain qu'il revenait sous la forme d'un spectre rouge, et que, de minuit au petit jour, il se promenait à l'amble de sa mule, par la forêt de Charnwood.

Jane Grey, vingt ans après les obsèques du cardinal, disait à Aylmer: «C'est offenser Dieu que d'admettre de telles superstitions.—Sans doute, répondait le bon docteur. Votre père a fait mieux que cela en recueillant plusieurs des domestiques du prélat.» A la mort du cardinal, beaucoup de ses serviteurs, en effet, furent dénués et languirent. Quand les montagnes croulent, elles engloutissent ou elles blessent tout ce qui s'abritait sous leur cime. Le marquis de Dorset pourvut généreusement au sort de quelques domestiques du prélat, qui avait été son précepteur et celui de ses frères. Voilà comment, dans son jeune âge, Jane Grey entendit beaucoup parler à Bradgate de Wolsey, par des serviteurs du cardinal devenus les serviteurs de la princesse.

Henri VIII ne fut pas aussi compatissant que le marquis de Dorset. Quand il apprit de Kingston les derniers moments de son grand ministre, il eut néanmoins une explosion de sensibilité. Il ne put retenir ses larmes, soit que chez ce tyran, l'un des plus noirs qui furent jamais, l'amitié eût des réveils subits et fugitifs, soit qu'il fût jaloux d'une mort naturelle qui attentait à ses droits et qui l'empêchait de faire couper la tête au cardinal.

Le roi avait beau se distraire de la politique par la théologie et par la musique, son divorce l'inquiétait, le troublait. Il y eut des jours où il brûla jusqu'à dix volumes, où il brisa jusqu'à trois flûtes, où il lassa jusqu'à six chevaux.

Au milieu des plaisirs, il était obsédé par les affaires, par sa grande affaire surtout. Comment se passer de Wolsey? Comment suppléer au puissant ministre? Comment combler le gouffre immense que le trépas du cardinal laissait après lui?

Thomas Morus avait succédé au chancelier. C'était un homme savant et habile. Il aurait pu être très-utile, s'il n'eût pas été si attaché aux traditions catholiques.

Suffolk et Norfolk n'étaient que des courtisans. Lady Anne Boleyn, le vrai premier ministre, n'était pas assez grave. Ce n'était pas par elle, c'était pour elle qu'il fallait manœuvrer avec Rome.

Les difficultés ne s'aplanissaient pas.

Le fond de Clément VII, comme de Henri VIII et de lady Boleyn, était l'égoïsme le plus âpre. Clément ne voulait pas être déposé pour bâtardise et il voulait garder le gouvernement de Florence. Il songeait moins aux intérêts du saint-siège qu'à ses propres intérêts. Il était plus Médicis que pape. Il craignait moins de perdre l'Angleterre par le schisme que d'offenser l'empereur dont les armées couvraient l'Italie. Henri VIII voulait le triomphe de sa passion pour lady Anne. Mlle de Boleyn voulait la couronne d'Angleterre. Catherine d'Aragon et l'empereur étaient plus nobles. L'une s'obstinait afin de sauver son honneur et l'honneur de sa fille en maintenant ses droits d'épouse; l'autre, en conjurant la répudiation de sa tante, sauvegardait la dignité du sang royal d'Espagne.

Henri VIII était à bout d'intrigues, d'efforts, de menaces. Les tergiversations de Clément VII, sa fausseté dont il avait eu tant de preuves, lui fermaient toute issue vers une solution.

Que faire?

Deux hommes se présentaient, le premier un homme religieux, l'autre un homme politique. Ils avaient tous deux le secret du destin. Ils s'appelaient Cranmer et Cromwell.

Cranmer avait composé son livre. Le mariage entre le beau-frère et la belle-sœur est interdit, démontrait-il, le Lévitique à la main. Il y joignit l'opinion des théologiens de toute l'Europe, des universités de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Italie. Il parcourut ces contrées, répandant son livre, le développant dans des discours, le fortifiant par des duels de paroles où il se montrait tout ensemble exégète, casuiste, logicien et orateur. C'était le chevalier de la Bible. Il fit une campagne retentissante où il proclama fièrement à la face du monde le grand principe de la Réforme, le principe qui la contient tout entière: la supériorité de l'Écriture sur les bulles.

Il contesta, limita et sapa dans cette question brûlante du mariage de Henri VIII, la suprématie du pape.

Il avait été de l'ambassade du comte de Wiltshire à Bologne, où le pape et Charles-Quint résidaient dans le même palais.

Le père de lady Anne, nommé récemment comte de Wiltshire, était un négociateur adroit. Il avait toutes les élégances. Il était homme du monde et homme de cour. Il avait vécu à l'étranger, beaucoup observé et beaucoup appris. D'un extérieur séduisant et d'une bouche d'or, il plaisait à tous soit qu'il se tût, soit qu'il parlât. Il avait un mélange de douceur et de fermeté. Il flattait ou menaçait à propos. Il avait toutes les éloquences de la diplomatie: la justesse, la grâce, le tact. Il avait le don de s'insinuer et le talent de réussir à moins que le succès fût impossible.

Clément VII reçut très-bien cet ambassadeur. Lui, le pape, ignorant de son propre aveu et simoniaque de l'aveu de tous, lui qui, laissé à son inspiration personnelle, répétait à l'évêque de Tarbes: «Je serais content que le mariage du roi et de lady Anne fust jà faict, mais que ce ne fust par mon autorité ny aussi par diminution de ma puissance;» lui, qui n'aurait demandé qu'à se réconcilier avec Henri VIII, fit fête à l'ambassade d'Angleterre et particulièrement au comte de Wiltshire. Il n'en fut pas de même à l'audience de Charles-Quint. Ce prince, si compassé et si patient d'ordinaire, eut un mouvement d'irritation à la vue du comte de Wiltshire qui se disposait à le haranguer: «Monsieur, s'écria l'empereur avec amertume, cédez la parole à vos collègues; vous êtes partie dans la cause.» Le comte ne se résigna point à une insulte lancée de si haut. Il revendiqua son droit, disant qu'il n'était pas à Bologne comme père, mais comme ambassadeur. Il déclara, au nom de son souverain, que l'approbation de l'empereur serait précieuse à Henri VIII, mais que nulle force humaine ne ferait renoncer le roi à sa résolution d'obtenir justice du pape.

Les diplomates anglais exprimèrent à Charles combien son consentement serait désirable dans cette conjoncture. Ils offrirent quatre cent mille couronnes, la restitution de la dot de Catherine et une pension viagère convenable au rang d'une telle princesse. L'empereur répondit: «Je ne suis point marchand, pour vendre l'honneur de ma tante. Le procès est devant son tribunal naturel: c'est au pape de prononcer.»

Clément VII aurait bien souhaité de s'abstenir, mais il était entre l'enclume et le marteau. Le marteau, c'était l'empereur, et, sous la terreur d'un coup mortel, le pape défendit à Henri de se remarier jusqu'à ce que la sentence pontificale fût rendue.

L'ambassade du comte de Wiltshire échoua donc. Le comte revint à Londres. Lady Anne éclatait malgré elle. L'ironie acérée envenimait sa colère contre Rome. Henri était furieux et embarrassé.

C'est alors que Thomas Cromwell sollicita une audience du roi.

Ce Cromwell était né pour fouler la délicate tunique de la papauté, comme son père le foulon foulait le drap grossier du matelot anglais.

Thomas Cromwell était avant tout un aventurier: un aventurier de guerre, il avait été l'un de ces soldats du connétable de Bourbon qui mirent Rome à sac et qui battirent en brèche le château Saint-Ange; un aventurier de loi, il remplacera dans les îles Britanniques, par le roi Henri VIII, le successeur de saint Pierre. Il ajusta deux fois de son arquebuse et de sa politique la papauté, et il renversa dans les décombres des monastères la dictature romaine.

Il avait le crâne dur, le front hardi, le nez acéré, les yeux fixes, la bouche déterminée, la physionomie opiniâtre, l'attitude populaire, la tête penchée du taureau lorsqu'il va donner un coup de corne.

Il entama sans préambule avec le roi la question du divorce. Il avait l'élan d'un reître et les ressources d'un légiste. Ce n'était certes pas trop pour défaire un pape sacré et pour faire un pape profane. «Sire, dit Cromwell à Henri, vous devriez remercier Dieu de la situation qu'il vous a préparée. Tout vous favorisera, si vous le voulez.—Je le veux, répliqua Henri.—Eh bien, reprit Cromwell, vous avez contre vous l'évêque de Rome, vous avez pour vous l'Ecriture, les universités, saint Thomas, le droit et la force. Pourquoi hésitez-vous? Ne vous serait-il pas facile d'être déclaré par votre Parlement chef de l'Église dans votre royaume?—Comment! s'écria Henri; mais le clergé?—Le clergé, répondit Cromwell, est à votre discrétion. Les évêques, tous les jours, prévariquent. Leur serment au pape, à un souverain étranger, est une forfaiture envers leur souverain national.»

Alors Cromwell démontra au roi que le clergé n'était pas à craindre. Il y avait de vieux statuts des règnes d'Édouard III et de Richard II renouvelés sous Henri IV en 1401. Ces statuts de præmunire ou, ce qui serait mieux, de præmonere, défendaient de poursuivre des provisions en cour de Rome ou de déférer aux tribunaux ecclésiastiques des causes séculières sans une autorisation spéciale de la couronne. Les infracteurs du præmunire étaient passibles de la confiscation des biens et de l'emprisonnement.

Or, le clergé tout entier était coupable de la violation de ces bills. «Sans doute, dit Cromwell en se résumant, ils sont tombés en désuétude, mais il faut les faire revivre. »

Henri VIII fut ravi et nomma Cromwell de son conseil privé.

Le nouveau ministre, dans une convocation spéciale (janvier 1531), prouva judaïquement devant le clergé que le clergé vivait en pleine forfaiture. Il cita les lois violées. Le clergé, pour se racheter, vota cent mille livres.

Le Parlement ne fut pas plus récalcitrant. A l'exemple du clergé, il conféra, le même mois et la même année, au roi Henri VIII, le titre de «seul chef de l'Église anglicane.»

Le roi fut oppresseur, le clergé et le Parlement furent timides. Cependant la violence et la peur n'expliquent pas tout. En réalité le gouvernement, les évêques et les Chambres ne s'entendirent si vite que parce que leur foi à tous s'était modifiée.

Le roi et les lords avaient prêté l'oreille aux récits fantastiques des richesses monacales. Le prince qui avait maintenu les traditions contre Luther retirait peu à peu la tête de son nimbe orthodoxe et se courrouçait contre Rome. Il avait reçu bien des confidences d'humanistes et souri à bien des épigrammes d'Anne Boleyn. Il se disait en lui-même et il avouait aux admirateurs de sa science que son infaillibilité valait certes celle du Vatican.

Il ne disconvenait pas qu'il ne fût un autre théologien que tous ces pontifes caducs des bords du Tibre. Ils lui semblaient en comparaison de lui de bien petits cuistres sous la tiare. Les uns avaient été bergers, les autres professeurs, les autres moinillons. Clément VII était un bâtard. Avaient-ils eu le temps ou le goût de s'instruire? Qui, parmi eux, aurait vaincu le docteur de Wittemberg? Parmi eux, qui avait eu l'intelligence d'Aristote, l'intuition de saint Thomas?

Et tandis que le roi, malgré sa modestie, ne pouvait s'empêcher de se rendre cette justice, les nobles, les bourgeois, les prêtres s'enhardissaient contre le joug romain. Tous avaient causé soit avec un protestant, soit avec un philosophe. La raillerie d'Érasme, la véhémence de Luther, l'héroïsme de Zwingle avaient pénétré avec l'air par-dessus l'Océan. Les ouvrages des réformateurs étaient partout, dans les palais, dans les universités, dans les monastères. Cranmer, presque inconnu, amoureux de l'étude et de l'obscurité, s'imbibait comme d'une huile de lutteur des doctrines nouvelles et s'assouplissait au rôle d'initiateur.

Henri VIII, au milieu de tant de fluctuations, n'avait qu'un but: le divorce. Il aurait payé bien cher l'assentiment de Catherine, qui eût tout arrangé. Dès que le clergé et le Parlement lui eurent donné leur adhésion solennelle, il avertit Catherine par des commissaires chargés de la plier aux vœux du roi, des évêques et des lords; mais Catherine fut inflexible. «Que Dieu, dit-elle, donne à Henri le repos de l'âme! Quels que soient les desseins de mes ennemis, quels que soient leurs subterfuges, ils ne pourront faire que je ne sois pas la femme légitime du roi. C'est un pape qui nous a unis; jusqu'à ce qu'un pape nous désunisse, je ne résignerai pas, je soutiendrai au contraire, avec l'aide de mon Sauveur, ma triple dignité de reine, d'épouse et de mère.» Les commissaires n'eurent pas d'autre réponse.

Henri avait estimé Catherine à toutes les époques; mais elle avait peu d'esprit et il s'était ennuyé auprès d'elle. En vieillissant, d'ailleurs, elle lui avait déplu et, en résistant à ses ordres, elle l'avait irrité. Cette dernière obstination de l'appel au pape l'avait endurci contre elle.

Le 13 juillet 1531, il l'exclut de tous ses palais et lui assigna pour résidence le château d'Ampthill. C'est à Windsor qu'il lui notifia cette cruelle déportation. Le duc de Suffolk, grand maître, insinua à Catherine d'Aragon, à ses officiers, à ses filles d'honneur miss Parr et miss Askew, entre autres, qu'il serait séant à Ampthill de substituer les titres d'altesse et de princesse au titre de reine. Catherine releva hautainement ces prescriptions du grand maître. Elle déclara qu'elle ne s'y soumettrait point et qu'elle ne souffrirait pas que personne s'y soumît dans sa maison. Elle partit de Windsor sans sa fille, qui fut confiée à lady Salisbury. Elle s'éloigna des demeures souveraines, ulcérée et indomptable, s'enveloppant dans la pourpre de son droit plus majestueusement que dans le manteau royal dont une maîtresse effrontée se drapait.

Anne Boleyn remplaça ce jour-là Catherine sous tous les toits de Henri VIII. Elle avait enfin triomphé.

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