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Histoire de Jane Grey

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La cour d'Édouard VI.—Influence de Cranmer.—Les réformateurs d'Allemagne favorisés.—Les jeunes seigneurs et les jeunes filles de la plus haute aristocratie très-adonnés aux lettres.—Les ladies Somerset.—Mildred Cecil.—Mistress Clark.—Lady Vaughan.—La comtesse de Pembroke.—La princesse Élisabeth.—Lady Jane Grey.—Amitié du roi pour Jane qui protège Élisabeth.—La princesse Marie.—Cassette de Jane Grey.—La Bible et Platon.—Les dialogues.—La Renaissance.—Souvenirs personnels—Les philosophes.—Les réformateurs.—Jane païenne et chrétienne.—Ses habitudes.—Ses parents et Aylmer.—Deux récits.—Le Phédon.—Attractions multiples de Jane Grey.

En dehors de la politique, la cour d'Édouard VI était charmante. C'était un couvent libre d'adolescents et de vierges dont Cranmer, l'archevêque de Cantorbéry, était comme l'abbé. Il y avait innocence, courage, beauté, lutte de science et de vertu parmi cette élite de l'aristocratie anglaise.

Les intrigues des oncles du roi, le duc de Somerset et le grand amiral, les cabales coupables de Dudley, duc de Northumberland, le tentateur des deux Seymour et de sa propre famille, n'avaient cessé de planer au-dessus et autour de la jeune cour, moitié érudite, moitié élégante. Mais cette cour plongée dans toutes les études de la Renaissance, passionnée de théologie et d'art, doit être indiquée avec son originalité dans cet intervalle efflorescent de 1550 à 1553.

Il faut saisir dans les documents secrets de cette époque et singulièrement dans les lettres latines soit d'Ascham, soit d'Aylmer, non moins que dans les Mémoires de Strype, la physionomie de cette cour où le primat d'Angleterre et ses amis les humanistes étaient plus respectés, plus admirés, plus applaudis que les lords.

Le roi donnait l'exemple.

Il rougissait d'aise lorsque Cranmer lui parlait de créer des chaires de théologie et d'éloquence à Cambridge et à Oxford pour Bucer et pour Pierre Martyr Vermigli.

«Mon père, disait le jeune roi, j'autorise tous vos desseins. C'est m'honorer que de protéger les lettres et ceux qui les cultivent avec éclat. Ne vous y épargnez pas. Si l'argent manque à mon trésor, réduisez plutôt mes écuries et les dépenses de ma bouche.»

Il travaillait en même temps, le noble jeune prince, autant que le permettait sa santé.

«Jamais la noblesse d'Angleterre, écrit en 1550 Ascham à Sturmius, recteur de l'université de Strasbourg, n'a été plus savante qu'à présent. Notre illustre roi Édouard surpasse en talent, en habileté, en persévérance et en instruction le nombre de ses années et ce que l'imagination peut supposer. Il faut accorder aussi de justes éloges à cette foule de jeunes seigneurs élevés avec notre prince dans les littératures grecque et latine.»

Ascham rend hommage aux deux précepteurs du roi, Antony Coke et John Cheek.

On sent qu'il s'estime profondément lui-même qui, après la mort de son ami Grindal, s'est chargé de l'éducation de la princesse Élisabeth. Il est plein d'enthousiasme pour elle, ce qui ne l'empêche pas de rendre justice aux dames soit de la cour, soit de la ville que recommande l'ardeur des lettres.

Il cite au premier rang les filles du duc de Somerset et Mildred Cecil, la fille d'Antony Coke, la femme de William Cecil, déjà secrétaire d'État, déjà le plus grand politique de l'Angleterre, déjà digne qu'on lui appliquât les paroles dont Thucydide sacre Périclès: «Il avait le sentiment de toute convenance, le tact pratique et utile de toute théorie.»

La petite-fille de Thomas Morus, mistress Clark, rappelait intellectuellement sa mère mistress Roper et le chancelier son aïeul. Lady Vaughan et la comtesse de Pembroke, sœur de la reine Catherine Parr, étaient des personnes tout à fait littéraires à la cour; Ascham les célèbre. Seulement ses prédilections étaient pour la princesse Élisabeth et pour Jane Grey.

Jane Grey surpassait toutes ses compagnes soit par son intelligence, soit par sa modestie.

Elle ne tenait qu'à la science et à la vertu.

«Un jour, dit Aylmer, lady Jane ayant reçu de lady Marie une parure brillante, des vêtements d'or et de velours et toutes les somptuosités de la toilette, elle s'écria en les voyant:

«Que ferai-je de ceci?

—Ces vêtements, lui répondit-on, iront bien à une personne de votre rang.

—Vraiment, repartit Jane, ce serait une honte à moi d'obéir à lady Marie contre la volonté de Dieu et d'abandonner lady Élisabeth qui s'y conforme religieusement.»

Une telle petite scène peint bien la cour d'Édouard VI, vers 1550. Cette cour était rigide. Le jeune roi était plus sévère même que l'archevêque, et rien ne lui plaisait comme la simplicité des costumes, image de la décence des mœurs. Il y avait deux tendances: la tendance au luxe imposée par lady Marie aux dames en qui survivaient les souvenirs catholiques; la tendance à un puritanisme poli recommandé par la princesse Élisabeth et par Jane Grey, toutes deux protestantes.

Le roi aimait beaucoup Jane qui était la femme selon son idéal, une jeune fille accomplie en grâce, en chasteté, une vierge qui éclairait et qui charmait à la fois. Édouard ne pouvait souffrir Marie sa sœur aînée; il avait plus de penchant pour Élisabeth; mais sa tendresse la meilleure était pour Jane Grey qui apaisait son humeur contre la fille de Catherine d'Aragon et qui tournait son cœur de plus en plus vers la fille d'Anne Boleyn.

On sent l'influence de lady Jane dans les condescendances croissantes d'Édouard pour Élisabeth, et dans les honneurs dont il permettait qu'elle fût entourée, lorsqu'elle lui faisait visite.

On lit dans les Mémoires de Strype, à la date du 17 mars 1558:

«Lady Élisabeth s'est rendue à cheval au palais de Saint-James. Elle était accompagnée d'une suite de lords, de gentilshommes, de dames du premier rang au nombre de deux cents.»

A la date du 19, on lit encore:

«Tout le chemin que la princesse traversa avec son cortége, depuis la porte du parc jusqu'au château, était couvert de sable fin.»

La princesse Marie avait alors trente-quatre ans, la princesse Élisabeth en avait dix-huit et Jane Grey quatorze, l'âge du roi.

Jane, soit à la cour, soit dans le Leicestershire, à Bradgate, avait avec elle une cassette dont le fond était toujours Platon et la Bible.

C'étaient ses deux livres. Elle méditait la Bible en hébreu ou en anglais, Platon en grec.

Ce qui la pénétrait avec la poésie des prophètes et la morale du Christ, c'était la philosophie de Platon. Son âme était imbibée de ces odeurs et on les respirait auprès d'elle. Les humanistes comme Ascham et Aylmer, les réformateurs comme Bucer et Vermigli, les évêques comme Thirleby et Cranmer, les jeunes seigneurs comme les Dudley, les Norfolk, les Seymour, Édouard VI lui-même, étaient captivés, ensorcelés. Car cette princesse se montrait la plus séduisante jeune fille de la cour, de la ville et des champs. Partout lady Jane était la première.

Par delà tous ses goûts, son goût le plus vif était pour Platon.

Elle suivait en imagination les traces du grand philosophe dans les détours innombrables de ses dialogues, comme dans autant de forêts sacrées plus enchantées que sa forêt de Charnwood. Là, ce n'étaient pas de cruels chasseurs, poursuivant et tuant de faibles animaux. C'étaient des troupes de jeunes hommes, tantôt dans une palestre, au milieu des divertissements; tantôt à l'ombre des orangers; tantôt sur l'herbe fraîche, au bord de l'Ilissus, au murmure du flot, au chant des cigales. Socrate passait et repassait dans ces groupes, s'adressant soit à l'un, soit à l'autre, interrogeant et répondant, démasquant les sophistes, dévoilant les égoïsmes, suscitant les vertus, enlevant à travers les évolutions d'un génie inépuisable toutes ces intelligences exquises de l'Attique.

Tout est pur aux purs. Jane s'égarait et se retrouvait au milieu des dialogues. Elle ne comprenait pas les fanges de la Grèce, ni ses mœurs infâmes, et la pensée de la vierge n'en était pas plus ternie que le rayon n'est souillé par la boue des carrefours sur laquelle il luit. Jane répétait après Diotime, la Mantinéenne:

«O, mon cher Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie, c'est le spectacle de la beauté éternelle.»

Socrate était le guide de Jane et la préservait de toute profanation.

Jane Grey se risquait avec confiance sur les ailes du philosophe.

«La vertu des ailes, dit Socrate, est de porter ce qui est pesant vers les régions habitées par les Dieux, et elles participent plus que toutes les choses corporelles à ce qui est divin. Or, ce qui est divin, c'est le beau, le vrai, le bien, et tout ce qui leur ressemble. Voilà ce qui fortifie principalement les ailes de l'âme.»

Et ailleurs:

«Le lieu qui est au-dessus du ciel, aucun de nos poëtes ne l'a encore célébré; aucun ne le célébrera jamais dignement. Voici pourtant ce qui en est, car il ne faut pas craindre de publier la vérité, quand on parle sur la vérité. L'Essence sans couleur, sans forme, impalpable, ne peut y être scrutée que par l'intelligence, ce flambeau de l'âme. Autour de l'Essence est la place de la science. Or, la pensée des Dieux, qui se nourrit d'intelligence et de science sans mélange, comme celle de toute âme qui doit remplir sa destinée, aime à voir l'Essence dont elle est depuis longtemps séparée, et se livre avec délices à la méditation de cette Essence, jusqu'au moment où le mouvement circulaire reporte les Dieux au point de leur départ. Dans ce trajet leur pensée a contemplé la justice; elle a contemplé la science, non point celle où entre le changement, ni celle qui paraît différente dans les différents objets qu'il nous plaît d'appeler des Êtres, mais la science telle qu'elle existe dans ce qui est l'Être par excellence. Après quoi, les Dieux replongent dans l'intérieur du ciel et reviennent à leur palais; aussitôt qu'ils arrivent, le cocher conduisant les coursiers à la crèche, répand devant leurs naseaux l'ambroisie et leur verse le nectar. Telle est la vie des Dieux. Parmi les autres âmes, celles qui s'éloignent le moins des âmes divines n'éprouvent jamais aucun mal.»

Ce sont là quelques-uns des fragments, que Jane Grey copiait de sa main. Quand elle les avait retenus et récités, elle s'écriait en grec, à l'exemple de Socrate et à la joie d'Aylmer: O Pan, donne moi la vertu intérieure de l'âme! voilà tout mon vœu.»

Chose singulière! une jeune fille anglaise pouvait prier dans Platon comme Aylmer et Ascham sans cesser d'être biblique. En cela, les humanistes ne s'écartaient pas des Pères de l'Église si fervents pour le disciple de Socrate. Dans ces jeux surprenants du seizième siècle, l'antiquité et la Réforme se confondaient; seulement sous des mots anciens les sentiments étaient nouveaux. L'écorce de ce grand arbre de la Renaissance était païenne, mais la séve était chrétienne, et, par elle, reverdissait le vieux tronc presque desséché.

Je l'entrevois cette Renaissance, telle qu'elle brillait alors. Car d'un même coup d'œil que ses initiés, j'ai regardé ses horizons. Au commencement de ce siècle, à une heure de renaissance aussi, n'avons-nous pas feuilleté, nous spiritualistes, avec un saisissement religieux les dialogues de Socrate? Nous étions quelques amis, entre autres George Farcy, un héros de la liberté mort dans les journées de juillet et Eugène Burnouf, un héros de la science mort dans des labeurs sacrés sur les livres primitifs de l'Inde. Eux et moi, à vingt ans que nous avions, nous emportions sous les tilleuls du Luxembourg les volumes de Platon, et, le long d'une allée où se promenait souvent Royer-Collard solitaire, nous lisions et nous causions dans les lueurs philosophiques d'une aube ineffable. La réverbération de l'antiquité était sur nous, en nous, et je puis interpréter par nos extases l'extase du seizième siècle. Je ne crains pas de le dire, c'est de la sorte qu'il faut avoir senti l'antiquité, au matin, dans une fraîcheur de rosée, pour la juger, le soir, sans sécheresse à travers la douce réminiscence des jeunes impressions; c'est de la sorte que l'on doit découvrir l'Angleterre d'Édouard VI aux splendeurs de la Renaissance et de l'analogie.

Les réformateurs avaient tellement christianisé Platon et tellement platonisé la Bible, ils avaient tellement échauffé la Grèce par la Judée, tellement illuminé la Judée par la Grèce, qu'ils avaient réconcilié en eux les génies du mont Horeb et du cap Sunium. Par la perception de l'Essence que Socrate révèle, ils avaient même touché à la partie ontologique de la métaphysique, partie transcendentale, réalité objective, dont Kant, Fichte, Schelling et Hegel ont indiqué naguère les secrets, tandis que Locke, Condillac et tout le dix-huitième siècle réduisirent la métaphysique à la simple analyse de l'entendement, à la psychologie. Platon, lui, n'avait rien omis de la totalité de l'Être. C'est pourquoi, s'il a été développé et traduit, il n'a encore été ni dépassé, ni surpassé.

La philosophie, dans son expression la plus sainte, est une aspiration au delà des systèmes, l'aspiration directe d'une âme individuelle vers un Dieu infini.

Des génies incomparables nous éclairent la route: Platon d'abord. Aucun n'est au-dessus de Platon. Jane Grey le soupçonnait et nous le savons, nous qui avons aiguisé nos esprits contre l'algèbre sceptique et stérile de Fichte, de Schelling et de Hegel, nous qui avons successivement vécu de la moelle de Bacon, de Descartes, de Leibniz et de Kant, ces quatre-là les plus grands des modernes, nous, qui du sein de tant de systèmes, retenons le privilége d'aspirer toujours plus haut. Cette aspiration, la faculté ailée de l'homme, où est-elle mieux que chez Platon? ni chez les philosophes que nous avons nommés, ni chez Aristote, ni chez Pythagore, ni chez personne. Toutefois la métaphysique est comme la terre; elle gagne à être labourée et il est bon, malgré tout, que les Allemands de ce siècle aient construit leurs monuments d'abstractions. Non pas que je sois avec eux. Kant, le plus original, est sceptique. Tous les autres sont panthéistes. Leur doctrine consiste dans la soudure de Dieu et de l'univers. Par cette coexistence, ils ressuscitent le chaos. Je ne les accepte pas, je les constate. Je constate Fichte, ce Germain ivre du moi jusqu'à ensevelir Dieu dans cet atome. Je constate Schelling, ce panthéiste armé du thyrse qui, absorbant l'univers en Dieu, sombre dans le mysticisme; je constate Hegel ce panthéiste épique dont l'effort est de confisquer Dieu dans l'univers, dans l'homme, et qui par là sombre en plein athéisme.

Je ne ferai pas difficulté d'écouter de Hegel son évolution de l'idée, sa théorie de l'histoire, du devenir, du progrès, mais à une condition, c'est qu'au-dessus de la poussière qu'il soulève, j'aurai pour appuis ces granits inébranlables: le cogito, ergo sum de Descartes, ce qui implique l'âme; l'unité substantielle de Platon et de Leibniz, ce qui implique Dieu; puis après tout comme avant tout, le moi personnel avec son invincible gravitation vers l'infini personnel, ce qui implique l'immortalité. Voilà de quelles précautions je m'entoure contre Hegel, le plus surfait des hommes, ingénieux sans doute et intrépide dans l'absurde, mais inférieur à Kant qui lui-même était inférieur à Leibniz, le premier des modernes comme Platon est le premier des anciens. Platon a mérité le nom de Divin et Leibniz vécut tellement dans l'intimité de Dieu, qu'il en reçut pour ainsi dire la confidence et qu'il put expliquer les plans de la Providence calomniée.

«Les perfections de Dieu, dit ce grand homme, sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes: il est un océan et nous ne sommes que des gouttes. Il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté, mais elles sont tout entières en Dieu... Toute la beauté est un épanchement de ses rayons.

«... En réalité point de mort, mais un progrès incessant et spontané du monde vers ce comble d'idéal et de sublimité dont les œuvres de Dieu sont capables.

«Ainsi tous les êtres sont immortels et en voie de progrès perpétuel et indéfini: mais entre tous les êtres, il y en a un susceptible de connaître tous les autres, d'embrasser le dessein de l'univers et de le rattacher à son principe divin. Bien plus, cet être privilégié a un avantage plus précieux encore: il concourt à l'accomplissement des desseins de Dieu. Cet être n'est pas une chose, il est une personne. Il est dans son petit monde une Providence, image de la Providence universelle. Un tel être non-seulement ne peut perdre sa substance, mais il ne peut pas perdre ce qu'il y a en elle de singulièrement propre et divin, la personnalité. Et ce n'est point là une simple espérance dont le sage s'enchante innocemment, c'est une vérité certaine où concourent toutes les sciences de la nature et du monde moral. C'est le dernier mot de la philosophie.

«.... Il ne faut donc point douter que Dieu n'ait ordonné tout en sorte que les esprits (qui sont quasi de sa race) non-seulement puissent vivre toujours, ce qui est immanquable, mais encore qu'ils conservent toujours leur qualité morale, afin que sa cité ne perde aucune personne comme le monde ne perd aucune substance.»

Ce n'est pas lui, Leibniz, la tête la plus incommensurable de toutes les grandes têtes humaines, ce n'est pas lui qui eût repoussé comme Hegel le Dieu personnel et l'immortalité de l'homme. Qu'on lise et qu'on relise la Théodicée de Leibniz, ses Essais, sa correspondance, toutes ses pages, et l'on verra au contraire de quel accent il affirme les dogmes suprêmes. Il s'échappe de ce génie librement sacerdotal un souffle d'infini à travers les siècles et à travers les âmes, un souffle doux et fort qui épanouit la vérité en même temps qu'il sèche et flétrit l'erreur de quelque nom qu'elle s'appelle, superstition, panthéisme, scepticisme, positivisme, athéisme.

Leibniz excepté, je préfère Kant à tous les philosophes allemands, à Fichte, à Schelling, à Hegel, à Schopenhauer qui dans son opposition à eux procède d'eux et qui se jette dans le nihilisme.

Kant du moins, qui a déchaîné l'idéalisme, s'est attaché au devoir. Il a dit: «Il y a deux choses dont l'admiration augmente sans cesse en mon âme: la vue du ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale au dedans de moi.»

Le philosophe de Kœnigsberg est touchant lorsqu'il prononce ces paroles, parce qu'elles ont une portée poignante sur ses lèvres. Elles sont un démenti dont il se frappe; elles signifient: mon instinct vaut mieux que ma métaphysique, ma métaphysique me donne un Dieu subjectif, une nature subjective; mon instinct me donne une nature objective, un Dieu objectif. Ma métaphysique ne me donne que le moi, mon instinct me donne encore le non-moi.

Cette pensée ainsi commentée est bien pathétique chez Kant. Voilà un métaphysicien qui confesse la nature, la morale et par conséquent Dieu, malgré la métaphysique. Son âme ne peut se détacher de la cause première et paternelle, son âme ne peut pas plus se passer de Dieu que ses poumons d'air. Pour qu'il vive, il lui faut Dieu. Son cerveau faiblissant dans l'affirmation de ce Dieu qui lui est nécessaire, sa poitrine parle. Cette intelligence est très-grande et pourtant elle fléchit devant le problème de Dieu; c'est le cœur qui conclut. Le vieux Teuton trahi par la formule, lui le père des formules, est sauvé par le sentiment. C'est sa honte comme philosophe, et, comme homme, c'est sa gloire. La foi de Kant est tragique; celle de Leibniz est sereine, car il atteste métaphysiquement et moralement Dieu, la nature et plus que la liberté: l'immortalité.

La philosophie allemande, fille de Kant, s'est retournée contre la logique de Kant. Elle a cru rectifier cette logique et aller plus loin que Platon et Leibniz en allant au panthéisme. Hegel, le Spinosa du dix-neuvième siècle, a tué sous lui par cet excès la métaphysique, si bien que l'Allemagne elle-même, après tant d'orgies d'idéalisme, incline au théisme, la philosophie et la religion du genre humain. On dirait que le spiritualisme va renaître par l'instinct. Qui vaincra les sophistes? qui sera Socrate aujourd'hui? qui désignera les principes indéfectibles de la philosophie, ceux qui doivent surnager toujours? Ce sera l'instinct, l'instinct qui a dompté Kant et qui gouverne l'humanité.

La plus grande grandeur des métaphysiciens, c'est de ne pas contredire l'instinct, tout en l'élevant à la dignité de la science. L'essence de Platon, qui produit les notions du beau, du vrai et du bien, est Dieu; l'absolu de Leibniz est Dieu aussi. «Il n'y a, dit-il, qu'un seul absolu, à savoir, Dieu.» Et le Dieu de Leibniz est personnel, et l'immortalité qu'il en dégage garde la conscience du moi.

La science trop souvent s'efforce de dominer l'âme; elle l'enveloppe, elle est près de l'obscurcir à force d'assembler autour d'elle des nuages. Mais la science a moins de nuages que l'âme n'a de rayons. L'âme, au moment où elle paraît enténébrée et comme étouffée, rejaillit en torrents lumineux, et, lors même qu'elle ne dissipe pas entièrement les brouillards accumulés, elle se manifeste par des percées sublimes vers le ciel. Si la science est bonne pour aller à Dieu, l'âme est meilleure. La science est sujette à s'embarrasser dans d'inextricables paradoxes, l'âme qui ne calcule pas si froidement le chemin, le devine, franchit les obstacles et touche au but.

L'Allemagne de notre siècle a mis le rêve dans la science, elle y a mis la caricature et le mélodrame. Le monde qui avait résisté à Malebranche et à Spinosa, l'un le plus aimable, l'autre le plus profond des panthéistes, tous deux issus de Descartes, le monde a eu peur de Schelling et de Hegel, ces récents panthéistes issus de Kant. Il a pris au sérieux les étudiants aux longs cheveux blonds, enthousiastes du tabac, de la bière et de l'absolu, qui pendant cinquante années ont poussé des hourras de mépris sur Bacon, Descartes, Leibniz, et se sont désabusés successivement de Kant, de Fichte, de Schelling même, pour ne plus jurer que par Hegel, naufragé à son tour. Le monde, qui ne comprenait pas bien, eut un moment d'effroi et de lâcheté. L'Allemagne, cette nation sentimentale et d'une bonhomie grandiose, le surprit par des bouffissures, des exagérations, des bizarreries et des charlatanismes quelquefois sincères. Intimidé un instant devant ces tréteaux tudesques, le monde faillit céder Dieu, la liberté et l'immortalité. Si peu qu'ait duré l'illusion, c'est trop. Elle aura été salutaire au moins en ramenant virilement à l'austère et sobre vérité.

L'autorité métaphysique de l'Angleterre et de la France, je la trouve dans Bacon, dans Newton et dans Descartes; l'autorité métaphysique de l'Allemagne, je la trouve dans Leibniz, et à beaucoup d'égards dans Kant. Les autres sont de faux grands hommes de classes et de paradoxes. Les vrais grands hommes sont ceux dont la science souveraine suit la ligne ascensionnelle de l'âme. Impuissante contre l'âme, la science est toute-puissante avec elle.

Les réformateurs du seizième siècle, tous plus ou moins admirateurs de Platon, étaient dans cette belle direction de spiritualisme, et ils y avaient mis la cour d'Édouard VI.

Parmi les jeunes filles et les jeunes seigneurs de cette cour, Jane Grey se distinguait par son naturel. Elle était exempte d'affectation. Tandis que Platon surchargeait tant d'autres de syllogismes, elle, il la parfumait d'un peu de son huile athénienne. Cette tête charmante était le sanctuaire le plus accompli de la Raison. Une inspiration spiritualiste battait ses pulsations dans ces tempes harmonieuses, et rendait ses oracles dans ce front virginal. Cette princesse avait la mesure des choses. Elle conservait le respect, et elle déployait l'audace. Elle était la Béatrix, non d'un poëte, mais de tous les théologiens et de tous les princes. Sage et réfléchie elle s'appliquait à personnifier le bien, à user le mal. Elle cultivait la philosophie à la veille de la passion, et la métaphysique à la veille de l'amour.

Elle avait une organisation magnanime. Elle eut une éducation très-bonne au fond par la double épreuve des plaisirs et des peines.

Les sévérités, les préjugés, les inintelligences, les rigueurs même de la famille n'auront pas cette puissance sur Jane de l'aigrir ou de la révolter, mais seulement de redoubler son zèle pour l'étude. L'étude ne fut pas une distraction pour la princesse, elle fut une vocation de son âme, une consolation des tristesses de son foyer splendide et orgueilleux.

Aylmer, le compagnon de ses travaux intellectuels, lui fut mieux que la famille, il lui fut une providence. Il la dirigeait dans les plus humbles et dans les plus hautes recherches. Jane chérit comme un père ce vénérable maître. Lui, il adora Jane, tout en l'initiant aux lettres et aux arts.

Elle apprit toutes les langues classiques et presque toutes les langues vivantes. Après la Bible et la philosophie, ce qu'elle préférait c'était la poésie et l'histoire. Platon était son grand homme. Elle l'abordait familièrement et face à face sans traducteurs pédantesques. Elle le lisait en grec comme David en hébreu. Homère, Virgile et Plutarque la délassaient des génies austères.

Le plus souvent, soit à Londres au palais des Dorset dans Grey's-Place, soit à Bradgate, les proches de Jane la trouvaient dans son cabinet toute préoccupée de Platon. Elle ne pouvait s'arracher à ces grandes pages. Plutôt que d'y renoncer, elle négligeait ses promenades les plus riantes à cheval ou en barge ou à pied.

Ordinairement, lorsqu'on chassait dans le parc de Bradgate, Jane se cachait en quelque recoin du château; et lorsqu'on chassait dans la forêt de Charnwood, Jane se cachait sous les ramures du parc. Ces inconvenances chez une personne d'un rang si élevé impatientaient le marquis et la marquise de Dorset, qui ont droit d'être appelés maintenant, par décision d'Édouard VI, le duc et la duchesse de Suffolk. Ils s'offensaient des fantaisies de leur fille aînée. Il y avait à Bradgate des orages domestiques dont Jane souffrait, mais qui ne la corrigeaient pas.

Les faits sont nombreux et caractéristiques. Je n'en citerai que deux.

Dans l'été de 1550, il y avait grande compagnie à Bradgate. Une chasse dans la vaste forêt de Charnwood avait été arrêtée. Tout le monde était disposé dès le matin. Le château était d'un joyeux tumulte. Les chevaux, tout sellés et harnachés, piaffaient et hennissaient dans les cours. Au moment de partir, les dames et les seigneurs s'aperçurent de l'absence de Jane Grey. Où était-elle? Voilà ce qu'on se demandait, après l'avoir vainement cherchée. Ses deux petites sœurs ayant dit qu'elle était dans le parc, toute la compagnie s'élança sur les traces de la belle Jane. On joua, on folâtra par les sentiers sablés, et l'on trouva sous un saule, au bord de l'eau, la charmante princesse. Entourée de biches et de chevreuils, elle se penchait sur un Platon dans lequel elle était absorbée et qu'elle noyait des boucles de ses cheveux. Au bruit, Jane se levant du gazon, remercia ses proches et leurs hôtes de leur courtoisie. Elle referma en rougissant les dialogues divins, les confia à l'une de ses femmes, et, rejoignant les chevaux, elle galopa avec ses amis, à l'ombre de la forêt, aux aboiements des chiens et au son des cors. (Estampes, cartons de M. Fourniols.) Elle fut grondée au retour par sa mère, l'impérieuse duchesse de Suffolk.

Un autre jour, en 1551 (Jane avait quatorze ans), la chasse ne retentissait pas dans la forêt de Charnwood, mais dans le parc de Bradgate, fort pittoresque encore et d'une étendue de plus de trois lieues. Le duc et la duchesse de Suffolk se livraient avec impétuosité à ce grand plaisir que Jane réprouvait et auquel d'ailleurs elle préférait ses livres.

Ce jour-là, Roger Ascham, le même qui fut précepteur d'Élisabeth, venait, avant son pèlerinage d'Allemagne, prendre congé des seigneurs de Bradgate. Arrivé au château, il se disposait à attendre dans la salle de parade la fin de la chasse dont il entendait au loin les fanfares, lorsqu'une suivante de lady Jane l'avertit que la princesse était dans son appartement. Ascham, qui respectait le duc et la duchesse de Suffolk, mais qui admirait et aimait Jane uniquement, s'empressa de monter chez elle. Introduit dans le cabinet de la princesse, il l'aperçut établie à une petite table sur laquelle il y avait un livre ouvert. Après la première joie et les premiers compliments, Ascham s'informa de lady Jane quel était ce livre, et, s'en approchant, il lut ce nom: le Phédon, pendant que Jane Grey le prononçait en lui répondant.

Entre cette jeune fille et cet humaniste, le Phédon est émouvant. C'est la question de l'immortalité; il n'y en a pas de plus grande.

L'homme est âme et corps.

L'âme, supérieure au corps jusqu'à le sacrifier complétement, peut exister et d'autant mieux exister sans lui. Elle se sépare de ses organes et les contrarie, elle réprime ses passions, elle les soumet pour entrer, d'abstraction en abstraction, dans l'austère profondeur des idées. Ces idées, comment sont-elles en nous? N'étions-nous pas avant d'être, puisqu'en sortant de Dieu, où notre âme était enveloppée, cette âme trouve en ce monde, où elle n'est plus essence, où elle est personne, les notions nécessaires, universelles, au milieu desquelles elle a vécu dans la substance. L'âme, en apprenant, se souviendrait-elle? Dans cette hypothèse, l'âme qui aurait précédé le corps pourrait lui survivre; l'âme, qui aurait primordialement une racine dans la substance, participerait de cette substance: elle serait immortelle.

Comment d'ailleurs l'âme se dissoudrait-elle, puisqu'elle n'est pas composée, mais simple, identique et fixe en soi? Les âmes, ces unités vivantes dont Dieu est le centre, le père et l'idéal, tendent à la perfection dont elles ont été pénétrées dans le sein sacré de la substance, leur obscur et primitif berceau. Platon, qui est à Socrate ce que le génie métaphysique est au bon sens et à l'héroïsme, s'efface ici, et, adoptant la manière de son maître, il n'insiste pas sur la probabilité indubitable que nous renaîtrons avec la conscience, non-seulement de notre vie présente, mais encore de notre existence ou de nos existences sourdes, lointaines, à l'aide desquelles nous avons surgi des gouffres de l'être, par tous les degrés de l'être, jusqu'à la personnalité de plus en plus libre et vaste. S'il ne se fût subordonné à Socrate, Platon aurait bien pu prédire aux âmes qu'elles joindraient à leur plénitude future la mémoire active de leur ténébreuse croissance, la réminiscence claire de leur séjour reculé au plus épais de l'essence, et la perception radieuse de leurs apparitions anciennes, maintenant oubliées. Par déférence pour Socrate, il a un peu réduit la trame intellectuelle du Phédon. Moins orientale, elle n'en est que plus saisissante dans son insinuation hellénique.

Quoi qu'il en soit, le Phédon sur la table de Jane Grey fut une surprise et une allégresse pour Ascham. Car ce livre était, comme l'âme de Socrate, tout rempli des rhythmes de la Pythie et du dieu de Delphes. On y respire la métaphysique grecque et déjà la morale évangélique dans un mélange d'instinct et de science; on y respire l'éternité de Dieu et l'indestructibilité de l'homme. Le Phédon, c'est le chant du cygne, la prière du soir; c'est le dernier mot de la dialectique et de l'enthousiasme: l'immortalité. C'est l'hymne irréfutable et consacré du spiritualisme.

Les matérialistes, ces prophètes de la nuit éternelle, ces dévots du néant, réclament toutefois et disent que les arguments antiques, si forts dans leur naïveté, n'ont rien de décisif. Ils répètent leur argument à eux, leur argument le plus spécieux que sa brutale logique n'empêche pas d'être faux.

Le voici cet argument:

«Pourquoi nous vanter et nous accroître, puisque nous sommes destinés à diminuer et à périr? Nous n'étions pas avant la vie, donc nous ne serons plus après la mort.»

Je n'affaiblis pas l'objection. Je réponds que l'homme n'est qu'un atome par son corps, mais que par son âme il déborde le monde. Il contient le passé, le présent, l'avenir. Il est plus immense que toutes les planètes ensemble, plus durable que les astres. L'apparence de petitesse est vaincue par une réalité de grandeur dans la succession et dans l'étendue, dans le temps et dans l'espace. Il suffit du moindre acte de mémoire pour me livrer le passé qui n'est plus, du moindre acte d'intelligence pour me livrer le présent qui est; il suffit du moindre acte de pressentiment pour me livrer l'avenir qui n'est pas encore. Nous touchons dès ici-bas plus que l'immortalité. Notre réveil des profondeurs de la substance s'appelle naissance, notre réveil de la mort s'appelle résurrection. La résurrection qui accomplira notre pressentiment pourrait bien nous restituer le passé primitif en dissipant les ombres de notre mémoire. Même si je renonce à cette belle théorie des existences antérieures, rien ne m'embarrasse avec les matérialistes. Je suppose que nous ne fussions originairement ni dans la vie, ni dans le principe de la vie, cela ferait-il que notre âme ne fût pas immortelle quand elle est pleine d'immortelles pensées? Allez, tristes rêveurs, prêtres d'une pincée de cendres, débiles apôtres du vide, il ne sera pas plus difficile à Dieu de conserver cette âme que de la créer. Continuez de balbutier votre paradis souterrain et de mener votre songe d'argile au bruit de la pioche du fossoyeur, non, vous ne persuaderez pas le genre humain. Il sait que Dieu ne lui a pas mesuré, comme vous, six pieds de sépulcre pour infini; il sait que si Dieu a formé l'âme, ce n'est pas pour l'Érèbe, c'est pour la lumière; ce n'est pas pour la mort, c'est pour la vie. Il sait qu'elle sera certainement, l'immortalité, par cette autre raison péremptoire qu'elle est plus digne de Dieu et de l'homme. Or c'est toujours ce qui est le plus beau qui est le plus vrai.

Je poursuis et je dis: Dieu étant, et c'est pour moi une évidence, il est le principe du devoir de l'accomplissement duquel se déduit comme loi le bonheur. Or c'est le contraire de cette loi qui arrive souvent. Le héros et le saint ne trouvent ordinairement ici-bas que l'infortune. Donc l'ordre moral, troublé par cette iniquité apparente dans ce monde, sera rétabli ailleurs par le Dieu de tous les mondes, et l'immortalité est infaillible. La justice n'est pas refusée, elle n'est qu'ajournée. Et puis, n'est-il pas aussi bon qu'il est équitable, le Dieu des âmes, et l'immortalité ne jaillit-elle pas de cette bonté? Car où serait la bonté divine, si le moi n'était pas perpétuel? Où serait la bonté divine, si l'être immuable en qui elle réside gardait à la confiance de l'homme une déception et tarissait cette source inépuisable à laquelle aspire notre soif? Ah! le Phédon mérite d'être achevé. Platon en a fait avec son génie le poëme de l'espérance; faisons-en avec notre cœur, avec notre méditation et avec notre Dieu, le poëme de la certitude.

Ascham, content comme philosophe, le fut aussi comme humaniste. Le Phédon de Bradgate, en effet, n'était pas un Phédon quelconque, un Phédon traduit; c'était le Phédon original, le Phédon grec.

«Ainsi voilà, s'écria Ascham avec transport, les plaisirs que vous préférez à cette chasse barbare?

—J'estime, dit Jane en souriant, que tout leur divertissement dans le parc n'est rien auprès des délices que j'éprouve à la lecture de Platon. Hélas! qu'ils sont loin de connaître les véritables biens!»

Ascham lui ayant demandé comment ces goûts si nobles lui étaient venus.

«Je vais vous le dire, reprit-elle, et probablement vous étonner. Une des plus grandes miséricordes de Dieu sur moi, c'est de m'avoir donné, en même temps que des parents si impérieux, un professeur si bienveillant; car lorsque je suis en présence soit de mon père, soit de ma mère, quand je veux parler ou me taire, m'asseoir, rester debout ou marcher, ou manger, ou coudre, ou danser, ou faire tout autre chose, il faut que je tâche d'observer une à une les tyrannies de l'étiquette. Autrement je suis grondée, quelquefois même maltraitée; alors me voilà triste et malheureuse jusqu'au moment où paraît M. Aylmer. Cet indulgent ami me prodigue, lui, ses leçons avec tant de condescendance affectueuse, qu'elles passent comme des éclairs et que l'étude est pour moi un ravissement. Vous pouvez juger, d'après cela, si mes livres ont été mes consolateurs. Chaque jour, ils m'apportent des félicités que je ne saurais trouver autre part.»

Ces révélations d'Ascham sont, dans leur sincérité, d'une haute importance historique. On comprend Jane, ses habitudes, sa vie à la campagne, ses luttes contre ses parents, qui consentaient bien à ce qu'Aylmer amusât leur fille avec de vieux livres, mais à la condition qu'elle resterait princesse et qu'elle n'oublierait pas son rôle à la cour. Jane avait beaucoup d'égards pour les siens et s'efforçait de ne les désobliger en aucune circonstance. Seulement elle défendait sa liberté, son âme, ses admirations; et la jeune princesse féodale, adorant à la fois le Christ et les Muses à la manière de Mélanchthon, est par ce croisement même, dans lequel excella plus tard notre Fénelon, l'une des figures les plus originales de la Renaissance. Elle s'était vouée merveilleusement à la philosophie, dont elle habitait tous les sommets, soit avec les Pères de l'Église, soit avec les métaphysiciens antiques, soit avec les grands réformateurs, hommes augustes qu'elle confondait presque, malgré leur diversité, dans un même culte.

Le protestantisme laissa Jane Grey sur ces hauteurs. Ame vastement religieuse, de cette élévation, par son ample doctrine, elle dominait les sectes et présageait à son insu la raison moderne.

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