Histoire de Jane Grey
Testament de Henri VIII.—Les deux conseils.—Édouard VI est proclamé roi.—Le comte de Hertford fait protecteur, puis duc de Somerset.—Jalousie de son frère Thomas Seymour.—Dudley, vicomte de Lisle, comte de Warwick.—François Ier attristé de la mort de Henri VIII.—Prospérité de la Réforme en Angleterre.—Cranmer, défenseur du schisme est favorable à l'hérésie.—Ambition du comte de Warwick.—Caractères du duc de Somerset et de Thomas Seymour.—Leurs portraits.—Leurs dissensions.—Thomas Seymour aime la princesse Élisabeth.—Il épouse Catherine Parr, veuve de Henri VIII.—Jane Grey et Élisabeth sous le toit de la reine douairière.—Amours de Thomas Seymour et d'Élisabeth.—La reine se sépare de la princesse.—Mort de Catherine Parr.—Thomas Seymour veut la main d'Élisabeth.—Il désire marier Jane Grey avec Édouard VI.—Il complote contre Somerset.—Il est arrêté.—Sa prison.—Sa mort.—Chagrin d'Édouard VI et de Jane Grey.—Douleur d'Élisabeth.—Vers de Harrington.—Impopularité du duc de Somerset.—Sa déchéance.—Cranmer et les anabaptistes.—Le duc de Somerset se relève.—Le comte de Warwick le précipite de nouveau.—Artifices de Warwick.—Il est créé duc de Northumberland.—Procès de Somerset.—Son supplice.—Influence fatale de sa femme.—Le duc de Northumberland remplace les deux Seymour auprès d'Édouard VI.—Il est plus roi que le roi.
Henri VIII avait profité des lâches complaisances de la Chambre des communes et de la Chambre des lords pour prolonger sa volonté au delà du sépulcre.
Son testament régna. Ce testament, qui fut modifié peu à peu, prévalut dans ses principales dispositions. Il désignait pour les héritiers du trône: d'abord le prince Édouard; puis, en cas de mort, la princesse Marie, puis la princesse Élisabeth, puis la branche anglaise de Suffolk, à l'exclusion des branches écossaises de Stuart et de Lennox.
Le même testament constituait deux conseils: le premier, de seize tuteurs du roi, le second soumis à l'autre, et formé de douze membres, les subordonnés en quelque sorte des régents qui devaient exercer l'autorité pendant la minorité d'Édouard.
Voici les noms des seize régents:
Cranmer, archevêque de Cantorbéry;
Lord Wriothesley, grand chancelier;
Lord Saint John, grand maître;
Le comte de Hertford, grand chambellan, frère de Jeanne Seymour et par conséquent oncle du jeune roi;
Lord Russell, chancelier du sceau privé;
Le vicomte de Lisle, grand amiral;
Tunstal, évêque de Durham;
Sir Antony Brown, grand écuyer;
Sir Édouard Mountague, président des plaids communs;
M. Bromley, l'un des douze juges du royaume;
Sir William Paget, secrétaire d'État;
Sir Antony Denny et sir William Herbert, premiers gentilshommes de la Chambre;
Sir Édouard Wotton, trésorier de Calais;
Le docteur Wotton, doyen de Cantorbéry et d'York.
Le conseil inférieur dont l'unique prérogative était d'exprimer un avis, sur l'invitation des régents était ainsi composé:
Le comte d'Arundel;
Le comte d'Essex, frère de la reine Catherine Parr;
Sir Thomas Cheney, trésorier;
Sir John Gage, contrôleur du palais;
Sir Anthony Wingfield, vice-chambellan;
Sir William Petre, secrétaire d'État;
Sir Thomas Seymour, frère cadet de Jeanne Seymour et oncle du roi au même degré que le comte de Hertford;
Sir Richard Southwell;
Sir Richard Rich;
Sir Édmond Peckham;
Sir John Baker;
Sir Ralph Sadler.
La signification évidente de ces noms était le progrès du protestantisme. La Réforme allait marcher de victoire en victoire sous des chefs tels que Cranmer et le comte de Hertford. Gardiner avait été biffé par Henri VIII de la liste des régents, les Howard avaient été foudroyés. Le primat, Catherine Parr et les Seymour étaient maîtres du champ de bataille.
La souveraineté reprit vite son aplomb.
Le 28 janvier 1547, jour de la mort de Henri VIII, le prince Édouard était avec sa sœur Élisabeth à Hertford, chez son oncle, l'aîné des Seymour. Ce fut le 31 janvier que lord Wriothesley annonça au Parlement le trépas de Henri VIII et que le comte de Hertford alla chercher dans son propre château son neveu Édouard VI. Le comte mena son auguste pupille à Enfield, où il lui rendit tous les hommages d'un sujet et il le conduisit ensuite à la Tour de Londres. Édouard VI y fut aussitôt proclamé roi d'Angleterre, de France et d'Irlande, défenseur de la foi et chef suprême de l'Église.
Les partisans de la Réforme ne perdirent pas de temps. Le 1er février, au sein du conseil, les régents élurent presque à l'unanimité protecteur du royaume le comte de Hertford. Le chancelier Wriothesley attaché au culte ancien, l'adversaire astucieux des Seymour, protesta, mais dans le désert. Les régents confièrent à l'aîné des oncles du roi le soin de représenter le roi auprès des populations britanniques et des cabinets étrangers. Seulement le protecteur s'engageait à ne pas agir sans l'assentiment de la majorité du Conseil.
Quinze jours après, le comte de Hertford était duc de Somerset, lord grand trésorier et comte maréchal; sir Thomas Seymour fut fait baron de Sudley; Essex, frère de Catherine Parr, devint marquis de Northampton; Lisle, comte de Warwick; Wriothesley comte de Southampton; Rich, Willoughby et Sheffield furent créés barons. Des manoirs et des terres qui avaient appartenu aux couvents s'ajoutèrent aux titres et se distribuèrent à propos. Cranmer, Paget, Herbert et Denny furent pourvus. Il n'y eut que Sheffield et Willoughby qui refusèrent le bien des abbayes.
Sir Thomas Seymour, oncle du roi aussi, était ulcéré de la préférence accordée à son frère, soit par Henri VIII, soit par les régents. S'il n'était que le cadet de sa maison, n'était-il pas l'aîné en talents. Il ne pouvait contenir son mécontentement et l'exhalait partout avec amertume.
Dudley, autrefois vicomte de Lisle, maintenant comte de Warwick, eut alors une initiative trois fois habile. Sous le masque d'un désintéressement antique, il proposa de céder à sir Thomas Seymour la charge de grand amiral. Il fut pris au mot et reçut en échange de sa dignité la place de grand chambellan. Il fut fort loué de sa modestie. Sa conduite avait tiré tout le monde d'embarras. Son nouveau poste le rapprochait du roi; et il avait plu à sir Thomas Seymour par sa déférence, autant qu'au duc de Somerset par son abnégation.
Le comte de Warwick est tout entier dans ce petit fait. Il plante déjà ses jalons.
Soutenu par le primat et par le protestantisme, le duc de Somerset affermit et agrandit sa situation. Il élimina du conseil Wriothesley. Il se donna, avec l'approbation du jeune roi, des lettres patentes scellées du grand sceau qui confirmaient son protectorat et qui lui attribuaient toute l'autorité de la couronne. Il transforma les deux conseils du testament en un conseil privé qui ne le contraignit plus. Le protecteur demandera encore des avis, mais il décidera selon son bon plaisir. A dater de ces lettres patentes (13 mars 1547), le duc de Somerset entra dans toute la plénitude du gouvernement.
François Ier fut très-frappé de la mort de Henri VIII. C'était un présage. Il se fit raconter les cérémonies funèbres. Henri VIII avait été déposé dans la chapelle de Whitehall, toute tendue de noir. Douze lords en grand deuil veillaient près du roi, autour duquel brûlaient et brillaient quatre-vingts cierges de cire blanche. Le 14 février, Henri fut conduit à Sion-House, le 15 à Windsor, et le 16, il fut couché pour l'éternité au milieu du chœur de la chapelle, à côté de Jeanne Seymour, la seule de ses six femmes qu'il n'eût ni menacée, ni répudiée, ni décapitée. Le roi de France hochait tristement la tête à ces détails lugubres et disait du roi d'Angleterre: «Il dort à Windsor et moi je dormirai bientôt à Saint-Denis.» François Ier ne se trompait pas. Il ne survécut à Henri VIII que de deux mois.
C'est ici qu'il importerait d'esquisser les quatre personnages les plus historiques du nouveau règne. Ces personnages sont: Cranmer, le comte de Warwick, le duc de Somerset, et son frère le baron de Sudley, lord grand amiral.
Cranmer est assez connu. Il est le vrai réformateur de l'Angleterre, le diplomate obstiné du schisme, toujours en évolution lente vers l'hérésie.
Le comte de Warwick, naguère vicomte de Lisle, était fils de ce Dudley d'abord jurisconsulte éminent, puis ministre exacteur de Henri VII. Ce ministre avait accru sa fortune et celle du fisc en pillant la fortune publique.
Henri VII avait encouragé les dilapidations de Dudley: Henri VIII ne l'ignorait pas. Il livra donc moins à la justice qu'à la popularité le ministre de son père. Cette tête, jetée à la foule pour lui plaire, regardait sans doute au dedans Henri VIII et lui communiquait par l'éclair des yeux un remords: car le roi arracha le jeune Dudley à l'obscurité, et c'est par des grâces redoublées qu'il parvint à désarmer le spectre opiniâtre.
John Dudley fit ses débuts à la cour en 1523. Il s'attacha successivement à Wolsey et à Cromwell; il les abandonna au moment précis où ils furent malheureux. Vicomte de Lisle en 1541, gouverneur de Boulogne en 1543, grand amiral en 1545, tout lui fut aplani par Henri VIII, qui le fit, en 1547, l'un de ses exécuteurs testamentaires, l'un des régents du royaume.
Le vicomte de Lisle, nommé par le grand conseil de ses collègues comte de Warwick, n'était, sous le manteau d'un lord, qu'un bandit féroce. C'était un débauché, un conspirateur et un fripon noyé de vices, impatient de réaliser son ambition effrénée, même par le crime. Il n'y avait pour lui ni amitié, ni famille, ni religion. C'étaient des sentiments dont il jouait afin d'ensorceler ses dupes et ses victimes. Il se servait de Dieu, du diable et des hommes pour tout usurper autour de lui. «Sire, disait-il à Édouard VI, votre père a tué le mien. Il a cru bien faire. Moi je ne voudrais pas mourir par vous, mais pour vous. Éprouvez mon zèle. Quand tous les vôtres se réuniraient contre vous, seul je vous demeurerai. Comptez sur Warwick.» Ces paroles, souvent répétées à l'oreille du petit roi, l'avaient persuadé et charmé. Jane Grey, l'amie et la confidente d'Édouard, ne doutait pas non plus de la fidélité chevaleresque du grand chambellan.
Le comte de Warwick ne songeait qu'à précipiter les Seymour. Il épiait les occasions d'aider le destin.
Édouard Seymour, vicomte de Beauchamp, comte de Hertford, duc de Somerset, lord protecteur, et Thomas Seymour, baron de Sudley, grand amiral d'Angleterre, n'étaient pas d'une très-haute naissance, ils n'étaient que de bons gentilshommes; mais ce qui les entourait d'une auréole, c'est qu'ils étaient les frères survivants de la reine Jeanne Seymour et les oncles du jeune roi.
Le duc de Somerset, l'aîné des deux, avait été investi d'un pouvoir presque absolu. Il exerçait une sorte de dictature. Il était naturellement doux; ses portraits le dévoilent. Rien de plus noble que son aspect. Les ordres dont il est décoré, sa barbe majestueuse, sa pelisse bordée de fourrure, sa toque de velours ornée de plumes indiquent un personnage officiel. Il a une intelligence droite et un caractère faible. Son front placide, ses joues immobiles, son teint pâle, ses yeux ternes, sa bouche muette n'annoncent aucune énergie. Ce qui se dégage de cette physionomie, c'est une mélancolie incurable, la mélancolie de l'impuissance. Le duc de Somerset n'avait que de la vanité, une vanité de parvenu. Sa femme, elle, avait de l'orgueil et le plus intense de tous les orgueils, un orgueil anglo-saxon, l'orgueil d'une Woodstock. Le duc sera l'instrument aveugle de cet orgueil. Lui, le lord débonnaire qui répugne à voir périr un insecte, il sera entraîné par sa femme, d'excitation en excitation, sur une pente tragique.
Son frère, Thomas Seymour, est un turbulent esprit. Il en veut à la fortune. Sa première rage contre le sort, c'est d'être un cadet. Toutes les conséquences de ce hasard, il les déduit, les aigrit et les envenime. Il rugit de ne pouvoir être l'aîné de sa maison, et un feu de jalousie contre le duc de Somerset le consume. Thomas Seymour est beau, brave, téméraire. Ses cheveux sont une crinière parfumée; sa figure est armée de séductions infinies; sa bouche sourit à l'amour et au danger; ses regards fascinent; son front commande; son charme captive les hommes et subjugue les femmes. S'il ne succombe pas en chemin, dans le labyrinthe de ses intrigues et de ses séditions, il ira loin.
A l'avénement d'Édouard VI, Thomas Seymour eut l'idée d'épouser la princesse Élisabeth. Il s'en fit aimer. Il ne rencontra qu'un obstacle, mais invincible. Il ne put conquérir l'approbation du conseil de régence, sans laquelle, d'après le testament de Henri VIII, le mariage dépouillait ses filles de tout droit au sceptre.
Thomas Seymour, qui souhaitait contre son frère un grand établissement, renonça soudain à la princesse et emporta d'assaut le cœur de la reine douairière. Il l'amena par la passion à des noces si promptes, que, si elles eussent produit immédiatement leur fruit, on n'eût pas su discerner quel eût été le père, du roi mort ou du grand amiral vivant. Quoi qu'il en soit, ces noces improvisées restèrent cachées d'abord. Les assiduités de Thomas Seymour s'expliquaient par la bienveillance qu'il avait toujours inspirée à la reine.
Devenue veuve de Henri Tudor en 1547, Catherine Parr était une douairière fort désirable. Elle était charmante de corps et d'esprit. Elle s'était retirée avec la princesse Élisabeth et Jane Grey, soit à Chelsea, soit à Hauworth. Ces deux résidences, près de Londres, étaient les résidences préférées de la reine, et elles faisaient partie de son douaire.
Elle était très-bonne pour Élisabeth, qui avait alors plus de quatorze ans et très-tendre pour Jane Grey, qui entrait dans sa onzième année.
La marquise de Dorset avait confié Jane à la reine comme à une seconde affection maternelle. Chose singulière! entre Catherine Parr, cette femme supérieure rompue à la cour, et Jane Grey, cette noble enfant qui ignorait tout de la vie, sinon l'étude, il y avait un lien presque impossible et cependant réel. Ce lien était la théologie.
Le naïf enthousiasme de Jane, qui sortait de son parc de Bradgate et de sa forêt de Charnwood avec des yeux aussi sauvages et aussi purs que ceux des biches, sa beauté, son ardeur de comprendre et d'aimer intéressaient la reine douairière. Elle éveillait en souriant dans l'intelligence ingénue et sublime de sa petite-nièce la curiosité de l'infini. Elle répondait aux questions inépuisables de Jane avec autant de certitude et plus d'agrément que M. Aylmer.
Jane avait perdu la forêt de Charnwood, mais elle avait trouvé les bords de la Tamise.
Quelquefois la reine allait à cheval avec Jane seule et deux ou trois serviteurs, de chaumière en chaumière, sous un ciel gris, au milieu de cette vapeur légère qui voile le paysage en Angleterre. Jane sentait et pensait tout haut. Elle passait de la nature à la science enfantine qu'elle avait déjà, et demandait à Catherine Parr tantôt le nom des plantes, tantôt le sens des livres, tantôt le mot des mystères, s'accoutumant dans l'intimité de la reine à tous les mouvements de l'âme, à toutes les évolutions de la dialectique. La veuve de Henri Tudor, étonnée des énergies et des grâces de cette jeune imagination, lui facilitait toutes les hardiesses. Elle ne la retenait que rarement. Car Jane, qui recherchait les nouveautés, ne s'appliquait pas moins aux traditions et la règle lui plaisait autant que la liberté.
Les princesses s'arrêtaient aux cottages. Elles distribuaient aux pauvres l'aumône, aux riches les courtoisies, à tous des Bibles dont les serviteurs de la reine avaient une provision (Voy. une estampe de M. Fourniols). Elles revenaient ensuite soit à Chelsea, soit à Hauworth, Catherine plus contente qu'à Windsor, Jane qu'à Bradgate.
En dehors de ces jours réservés, la reine faisait ses promenades avec Jane et lady Élisabeth. Elles côtoyaient les rives de la Tamise. Montées toutes trois sur des haquenées d'un grand prix, elles étaient entourées d'un cortége d'amis dont le plus illustre était lord Thomas Seymour de Sudley, qui, indépendamment de son château baronnial, possédait des manoirs et des terres dans dix-huit comtés différents. Oncle du roi, frère du duc de Somerset, il était en outre le mari clandestin de la reine douairière. Il semblait fort épris de Catherine Parr et il ne l'était que de la princesse Élisabeth.
La reine excellait à détourner les conversations d'amour par des conversations théologiques dont Jane se mêlait, au vif plaisir de Catherine. Ces conversations à l'air libre, le long de la rivière, sur des sentiers sablés, à travers les prairies ombragées d'ormes et de cèdres, enivraient Jane de bonheur. Sa santé se fortifiait, sa beauté s'épanouissait. Au lieu de sa forêt agreste, rude et négligée, elle avait des horizons de parcs successifs qui paraissaient un seul parc. Les troupeaux erraient çà et là dans l'herbe. Les arbres dessinaient leurs ombres sur la pelouse immense et jetaient irrégulièrement leur verdure variée entre le ciel et la terre. Tout cela souriait à Jane par le contraste des bords de la Tamise avec les perspectives forestières de Bradgate et de Charnwood. L'étiquette, son ennemie, était moindre aussi chez sa tante Catherine que chez son père le marquis de Dorset, et elle révérait chez la reine douairière l'érudition profonde, l'infatigable indulgence d'Aylmer, son professeur et son directeur.
Jane Grey chérissait Catherine Parr et ne lui donna que des joies. Il n'en fut pas de même de la princesse Élisabeth.
Elle était très-attachée à Thomas Seymour. Quand le mariage du grand amiral et de la reine douairière eut été déclaré, la position devint délicate pour Élisabeth. Elle demeurait sous le toit de Catherine Parr et de Seymour. Lui ne se contenait pas. La princesse se défendait, mais elle souffrait de résister.
Les témoignages de mistress Ashley, sa gouvernante, et de Parry, son trésorier, ne sauraient être récusés.
Selon mistress Ashley, lord Seymour, le matin, «en robe de chambre et les jambes nues,» pénétrait dans l'appartement d'Élisabeth. Lorsqu'elle était au lit, «il ouvrait les rideaux. La princesse s'enfonçait du côté du mur pour n'être pas atteinte.» Lorsqu'elle était levée, «l'amiral s'informant de sa santé la frappait doucement et familièrement sur les épaules....»
Parry répéta les aveux de mistress Ashley. «Elle m'a appris, dit-il, que l'amiral aimait beaucoup trop lady Élisabeth, que la reine était jalouse d'elle et de lui, et que, soupçonnant les fréquentes visites de l'amiral, elle était entrée subitement quand ils étaient seuls au moment où la princesse était dans les bras de lord Seymour.»
Il y eut alors une scène très-orageuse entre la reine et lady Élisabeth. Des paroles irréparables furent échangées entre elles: après quoi, une séparation définitive fut résolue et accomplie. Le bruit courut qu'Élisabeth était enceinte de l'amiral et même qu'elle en avait eu un enfant.
Ce qui ajoute une authenticité aux récits de mistress Ashley et de Parry devant le conseil privé, c'est l'affection inaltérable qu'Élisabeth, princesse et reine, conserva, malgré leurs dépositions, à ces deux serviteurs. Par delà ces récits, il y avait probablement un arrière-secret qu'ils ne violèrent pas.
Quel était ce secret? Peut-être quelque chose de plus que ce qui fut révélé; peut-être le dessein formé contre toute espérance d'un mariage entre l'amiral et Élisabeth. Il existait bien deux empêchements insurmontables: l'opposition certaine du protecteur et la vie de la reine douairière, femme de Thomas Seymour. Mais les amants s'acharnent à l'impossible.
Le plus radical de ces empêchements cessa, du reste, inopinément par une catastrophe. La reine mourut en couches, le 30 septembre 1548. Ce trépas fut si opportun aux projets de l'amiral, qu'on répandit partout qu'il avait empoisonné Catherine. C'était une atroce calomnie. L'amiral était un séducteur et un aventurier de cour. Il n'avait rien d'un meurtrier.
La reine morte, Jane Grey retourna chez ses parents au château de Bradgate. Elle était désolée. Élisabeth n'éprouvait pas le même sentiment dans sa résidence de Hatfield où elle reçut la funèbre nouvelle, et Thomas Seymour aspira plus que jamais à la main de la princesse dont il eut le premier et le plus ardent amour.
Il organisa un plan pour se soustraire à la nécessité d'une approbation soit du conseil, soit du protecteur. Il n'y avait plus que cet empêchement qui subsistât.
Thomas Seymour avait commencé la guerre au duc de Somerset par son mariage avec la reine douairière. Ce mariage rendu public, sous la sauvegarde d'une lettre d'Édouard VI, avait excité une fureur chez la duchesse de Somerset et chez le duc une colère de reflet. La duchesse, la femme du lord protecteur, fut obligée de céder le pas à la femme du grand amiral, ce cadet présomptueux qui avait eu la jactance de s'unir à une reine. De là des passions d'Atrides!
La duchesse de Somerset saignait d'être moins que sa belle-sœur et Thomas Seymour frémissait, écumait de ce que son frère le lord protecteur était plus que lui.
Pendant la campagne d'Écosse, où Somerset avait pour lieutenant le comte de Warwick, et où il voulait enlever la petite Marie Stuart pour Édouard VI, Thomas Seymour ne fut pas oisif. Tandis que le duc, aidé de Warwick, gagnait la bataille de Pinkey, l'amiral captivait le jeune roi son neveu. Il lui persuadait que c'était assez pour Somerset d'être le protecteur du royaume, et que c'était à lui, Thomas Seymour, d'être le gouverneur du roi. L'amiral était le plus aimable des oncles, et sa proposition ravit Édouard. Il lui écrivit une lettre favorable, et Thomas Seymour était près de s'en appuyer au Parlement, lorsque Somerset le manda devant le conseil privé. L'amiral fut très-hautain de langage et d'accent, mais il recula. Menacé de la Tour et du billot, il se réconcilia cette fois avec son frère et reçut un accroissement de dix mille livres sterling de rente à ses revenus.
Il reprit ses complots après la mort de sa femme. Son intention était de supplanter le lord protecteur et d'épouser la princesse Élisabeth.
En même temps qu'il entretenait une liaison avec la fille d'Anne Boleyn, il redemandait Jane Grey qui pleurait à Bradgate la reine douairière. Catherine Parr ne fut profondément regrettée que de cette vierge de son adoption et de toutes ses complaisances. Elle seule porta son deuil dans le cœur. L'amiral, qui demeurait avec sa mère, insista pour avoir Jane qui serait sous cette surveillance auguste. Le marquis et la marquise de Dorset hésitant, Seymour avança beaucoup d'argent au marquis, lequel renvoya la muse adolescente de Charnwood dans la maison de l'amiral.
Thomas Seymour avait deux buts en réintégrant chez lui Jane Grey. Il l'arrachait au lord protecteur qui la désirait pour son fils aîné le comte de Hertford. Bien plus, l'amiral souhaitait de la marier au jeune roi qu'il tiendrait alors doublement à discrétion. C'était le destin de Jane, cette âme sublime et ce beau génie, d'être le jouet de la faiblesse de ses proches et de l'ambition de leurs amis.
Ainsi l'amiral, soit par son mariage, soit par sa tendresse pour Élisabeth, soit par son influence sur lord et sur lady Dorset, allait dans toutes les directions à la puissance.
Il redoubla ses trappes. Il prodiguait l'argent au roi, il flattait ses désirs, il comblait ses fantaisies, il soudoyait des bandits, il engageait des pirates, il enrôlait la noblesse, il enrégimentait les députés des communes et les lords dans une croisade contre le protecteur.
C'est au milieu de ces intrigues sans doute exagérées par la police du duc de Somerset, que Thomas Seymour fut arrêté. Il fut enfermé à la Tour sous la prévention d'une conjuration contre le roi et contre la forme du gouvernement.
L'amiral ne se déconcerta point. Il nia les accusations et défia les accusateurs. Il embarrassa les juges d'instruction, les commissaires, le conseil privé lui-même qui se transporta un matin à la Tour afin d'interroger le prisonnier. Thomas Seymour fut véhément, logique, impérieux et dédaigneux, ne réclamant pour toute grâce que d'être confronté avec ses dénonciateurs et de se défendre en personne devant le Parlement. Il fit peur au duc de Somerset et au conseil privé. Il était dans toute la vigueur de son courage et de son esprit. Sa trahison, s'il y avait trahison, n'était pas manifeste. Il avait eu le jeune roi pour complice. Élisabeth serait impliquée dans la procédure. Le prestige de l'amiral, sa beauté, ses ressources, son éloquence et son audace pouvaient arracher un acquittement qui serait la déchéance du lord protecteur. Toutes ces craintes poussèrent le duc de Somerset et ses partisans à provoquer un bill d'attainder, d'après lequel Thomas Seymour fut jugé sans être entendu.
Le 17 mars 1549, l'ordre de la décapitation fut signé par les lords du conseil et par le lord protecteur. Le 20 mars, l'illustre captif marcha bravement à l'échafaud où il protesta de son innocence avant de poser sa tête sur le billot. Le bourreau trancha d'un seul coup cette tête de dandy et de héros, cette tête belle comme la tête d'Antinoüs, martiale comme celle du jeune Hotspur.
Jane Grey avait quitté une seconde fois le seuil ravagé de Seymour. Elle séjournait successivement soit à Bradgate, soit au palais Dorset, à Londres, chez son père, soit à Hampton-Court, à Greenwich ou à Windsor, près de son cousin Édouard VI qui pleurait avec elle le grand amiral dont il n'avait pas osé abolir la sentence à jamais tragique.
Des larmes bien autrement amères que celles de Jane et d'Édouard furent celles d'Élisabeth. L'amiral avait été le premier amour de la princesse. Elle étouffa ses gémissements dans sa solitude de Hatfield. Elle s'enveloppa de silence et de prudence. Elle s'entoura pieusement des souvenirs de Seymour. Elle s'attacha de plus en plus à mistress Ashley et à Parry qui étaient des agents entre elle et l'amiral. Elle nomma dans la suite à l'un des postes de sa maison Harrington qui avait été fort dévoué à Thomas Seymour et qui composa sur lui pour la princesse ces vers jaillis du cœur:
«Homme rare, doué d'une force supérieure et d'une mâle beauté; fait pour briller et sur terre et sur mer; d'une amitié constante dans le bonheur ainsi que dans l'adversité; sage dans la paix, habile et intrépide dans la guerre. A pied ou à cheval, au milieu des périls comme au milieu des jeux, il était toujours sans rival; plusieurs essayèrent de l'égaler, mais vainement. Sujet fidèle de son roi, serviteur généreux, ami de Dieu et de la vérité, ennemi des fanatiques de Rome, magnifique chez l'étranger pour l'honneur de son pays, modéré chez lui, quoique l'abondance y régnât, il nourrissait dans sa noble maison plus d'infortunés que beaucoup de ceux qui étaient élevés au-dessus de lui. Tel était l'homme qui, sans s'être rendu coupable, sans aucune cause légitime, fut condamné à périr et dont le sang fut versé contre toutes les lois de la nature, de la raison et de la justice.»
L'exécution de Thomas Seymour retentit comme un fratricide et le sentiment universel fut hostile au lord protecteur. Il y eut un cri sourd dans toutes les poitrines. On disait que Thomas Seymour aimait son neveu et que, s'il était coupable, ce n'était pas envers le roi, mais seulement envers le duc de Somerset.
C'est le comte de Warwick, le plus perversement réfléchi des ambitieux, qui attisa l'amiral et qui endurcit le protecteur, afin d'immoler l'un, de déshonorer l'autre et de s'élever sur la ruine de tous les deux.
Maintenant il n'avait plus que Somerset à renverser. Il y travailla sans relâche et le protecteur lui aplanit les voies.
La misère était inouïe. Il y eut des révoltes dans beaucoup de comtés. Les plus graves furent celles du comté de Devon qu'apaisa lord Russel, et surtout l'échauffourée du comté de Norfolk où Warwick déploya une foudroyante habileté. Il dissipa les insurgés, en tua deux mille, s'empara de Ket, un tanneur, le général des paysans et le châtia du gibet.
Ce succès rehaussa les autres succès militaires du comte de Warwick. Sa gloire s'en accrut: celle de Somerset diminua. Le protecteur foula toutes les prétentions de la noblesse. Il amnistia les séditieux. Cette indulgence parut aux uns de la complicité, aux autres de la pusillanimité: ce pouvait être de la commisération et de la politique. Quoi qu'il en soit, le comte de Warwick s'était simplifié l'avenir par la mort de Thomas Seymour. Il n'avait plus qu'un adversaire, le duc de Somerset, et cet adversaire était odieux.
Warwick accumula bientôt sur lui des rumeurs sinistres. Ses espions les semaient et les propageaient dans tous les quartiers de Londres et dans tous les comtés. Le protecteur, disaient-ils, avait traité avec les ambassadeurs, distribué des gouvernements et des évêchés sans l'avis du conseil. Il avait falsifié les monnaies et dilapidé le trésor. Il avait persécuté l'aristocratie et favorisé les rébellions. Il avait négligé l'armée, calomnié les lords ses anciens collègues, isolé le roi, soit du Parlement, soit de la nation, et circonvenu son neveu trop docile par les serviteurs de la domesticité!
Il bâtissait dans le Strand un palais trop splendide pour un sujet, un palais dont les escaliers descendaient jusqu'à la Tamise, dont les terrasses dominaient le fleuve, dont les galeries ne comptaient que des chefs-d'œuvre. Il en avait posé les assises sur l'emplacement de trois palais épiscopaux et d'une église paroissiale et il l'avait construit avec les matériaux de deux chapelles et d'un cloître. Rien ne lui coûtait. Il dépensait pour son architecture personnelle mille guinées par jour. C'était un scandale qu'un tel luxe au sein de la détresse de tout un peuple.
Quand l'opinion fut incendiée, le comte de Warwick, qui avait gagné la majorité des lords du conseil, arma un grand nombre de ses partisans. Il se rendit avec eux dans l'immense hôtel de l'évêque d'Ély, au centre du quartier d'Holborn. C'était le 6 octobre 1549. Le duc de Somerset emmena le roi à Hampton-Court, puis à Windsor. Warwick s'assura du concours des officiers municipaux, du lord-maire et du gouverneur de la Tour. Le 9 octobre, tous les conseillers privés, moins deux étaient autour de Warwick. Le roi était seul à Windsor avec le protecteur, Cranmer et Paget.
Alors le primat s'adressant à Édouard et à Somerset, les invita l'un et l'autre à ne plus résister. Le roi ne demandait pas mieux. Le protecteur était découragé. Le 10, il se résigna. Le 13, Warwick et ses collègues étaient à Windsor. Ils firent conduire à la Tour Somerset, contre lequel ils entassèrent vingt-neuf chefs de criminalité.
Le protecteur ne montra pas dans ses revers l'audace de son frère le grand amiral. Il confessa tout ce que lui dictèrent Warwick et ses ennemis. Il eut recours à la clémence du roi. A ce prix il eut la vie sauve. Il fut condamné à une amende de deux mille livres sterling de revenu, à la confiscation de tous ses biens mobiliers et à la déchéance de toutes ses dignités.
Le duc de Somerset sortit dégradé de la Tour, le 6 février 1550.
Le comte de Warwick, maître absolu de l'autorité, toucha profondément le roi en ne le forçant pas à répandre le sang de son oncle. Édouard crut que ce calcul de Warwick était de la générosité et il lui en sut un gré infini.
Les réformés tremblèrent pour leurs dogmes. Le duc de Somerset avait été leur providence. Que ferait le comte de Warwick? Ce rusé politique devinait toutes les pensées. Il avait conquis le roi en n'exigeant pas le supplice de Somerset; il cimenta sa prépondérance en ménageant les protestants qui étaient les préférés du jeune monarque théologien. Le comte de Warwick jouait un jeu double; car d'un autre côté il n'offensait pas les espérances des catholiques.
Cranmer continuait son œuvre, une œuvre de douceur et de charité autant que de foi.
Dès le nouveau règne, le primat s'était empressé d'assurer par des pensions le sort des moines sans asile et sans pain. Il avait modifié les ordonnances cruelles de Henri VIII. Il avait obtenu l'amnistie de toutes les condamnations religieuses antérieurement prononcées. Il fit rapporter la loi inquisitoriale des six articles. Il remplaça la liturgie romaine par la liturgie anglaise. Il publia un catéchisme dans lequel, tout en constatant les devoirs des citoyens, il n'omettait pas de rappeler parallèlement les devoirs des gouvernements. Voici son commentaire sur le deuxième commandement: «Tu ne déroberas pas: quand les magistrats chargent leurs sujets outre mesure et requièrent d'eux plus qu'il n'est besoin pour le payement des obligations publiques, cette exaction est un vol et un crime devant Dieu!»
Cranmer correspondait avec Calvin et avec les réformateurs les plus éminents de l'Europe. Il avait fait le pas des sacramentaires et rejeté la présence réelle de l'Eucharistie. Il restitua aux fidèles le calice, et la communion fut célébrée sous les deux espèces. Il supprima le culte des images, retrancha les fêtes superflues, composa un recueil de prières et couronna tant de travaux en donnant aux pasteurs une famille. Le mariage des prêtres fut permis.
Les pères du concile de Trente suscitèrent à l'unité de la Réforme anglicane de redoutables embarras. Ils eurent l'art de dépêcher des anabaptistes dans la Grande-Bretagne. Une lettre à Gardiner prouve ce fait machiavélique.
Les anabaptistes arrivèrent. Ce n'étaient pas les sectaires féroces et dissolus de Jean de Leyde, non, c'étaient des sectaires pacifiques. Sous beaucoup de subtilités, leur religion était un théisme. Pour eux le Christ n'était pas Dieu, c'était seulement un homme inspiré. Ils n'admettaient pas le baptême des enfants: ils en conféraient un autre aux adultes qu'ils régénéraient dans une nouvelle ablution. D'ailleurs ces anabaptistes d'Angleterre étaient inoffensifs, bons, miséricordieux, les ancêtres, selon l'esprit, des quakers de la Grande-Bretagne et de l'Amérique.
Cranmer devait à ces sectaires la même tolérance qu'il accordait aux savants, aux artistes, aux réfugiés allemands, florentins, génois, vaudois, vénitiens, milanais et calabrais. Il était naturellement disposé à l'indulgence, mais poussé par les violents de son Église, il eut le malheur de laisser allumer les bûchers de Jeanne de Kent, et de Von Parris, un Hollandais qui exerçait la chirurgie à Londres (1551).
Siècle formidable que celui où Thomas Morus, le meilleur des catholiques, faisait brûler trois hérétiques, et, où Cranmer, le meilleur des protestants, faisait brûler à son tour deux anabaptistes! Le crime est plus grand chez Cranmer, parce qu'il est plus illogique. Le catholicisme en effet n'est que par l'autorité; au contraire, si le protestantisme est sous le soleil, c'est par la liberté de discuter et de conclure. Comment donc qualifier le protestantisme inquisiteur? En persécutant, le catholicisme n'est qu'inhumain; en persécutant, le protestantisme est inhumain et absurde, plus qu'absurde: idiot.
Le duc de Somerset cependant, dépouillé de tout, avait tout retrouvé en quelques mois. Il n'y avait que le titre et la puissance de protecteur qu'il n'eut pas. Il rentra dans ses biens. Il fut lord du conseil et lord de la chambre du roi. Le comte de Warwick, le ministre dictateur, consentit même, pour satisfaire Édouard, à donner son fils lord Lisle à l'une des filles de Somerset.
L'harmonie toutefois était loin de ces émules. La haine sous des dehors de courtoisie couvait entre eux.
Ils n'étaient pas égaux. Le duc de Somerset n'était que mollesse et violence; le comte de Warwick avait la souplesse de la force, la dissimulation, la patience, la décision. Il frappait sans menacer à la différence du mobile duc qui menaçait sans frapper.
Le comte de Warwick connaissait toutes les rodomontades de Somerset. Il faisait parvenir au roi par des espions de tous les âges, de tous les rangs, et de tous les sexes, les moindres imprudences du duc.
Somerset entretenait une bande nombreuse. Il avait autour de lui des spadassins déterminés. Il parlait de soulever la cité, de reconquérir le jeune roi, d'exterminer sir Williams Herbert, le comte de Wiltshire, et surtout le comte de Warwick. Le roi était instruit à mesure et indirectement par des créatures de Dudley qui en même temps captivait Édouard et les lords du conseil. Le comte de Warwick édifiait le roi en accélérant les progrès de la Réforme, en répondant avec modération aux outrages de Somerset et en comblant ses collègues des faveurs de la cour. Il ne s'oubliait pas lui-même. Ainsi, Thomas Percy, le frère du lord Percy qui avait aimé Anne Boleyn, ayant été décapité et ses enfants mis hors de la noblesse, lord Percy ne put léguer à ses neveux le titre de comte de Northumberland. Ce grand titre vacant, Dudley le travestit et l'arracha au roi, mais il est le seul de sa famille qui en fut décoré. Ce nom de Northumberland, un instant usurpé, refleurit plus tard dans l'antique maison des Percy. Édouard VI, après avoir créé duc de Northumberland le comte de Warwick, créa, par l'insinuation du nouveau duc, d'autres dignités. Il institua duc de Suffolk le père de Jane Grey, le marquis de Dorset dont les deux beaux-frères, fils du dernier lit du vieux Suffolk, avaient succombé à l'épidémie de la suette. Le comte de Wiltshire fut déclaré marquis de Winchester; sir Williams Herbert, comte de Pembroke; Cecil, Cheek, Sidney et Nevil furent faits chevaliers. Northumberland distribua partout des grâces, se fortifiant auprès du roi par sa bienveillance hypocrite envers Somerset, auprès des lords par ses largesses d'argent et de charges.
Pendant ce temps, Somerset se permettait les jactances, les insultes, les mépris. Tout chez lui se bornait aux paroles. Il se berçait de vaines illusions de vengeance et de domination, lorsque, le 17 octobre 1551, comme il se rendait en grande pompe à Westminster, il fut arrêté et conduit à la Tour.
La même prison d'État se referma bientôt sur les partisans du duc. Crane et sa femme, sir Thomas Holcroft, sir Michel Stanhope, sir Thomas Arundel, sir Miles Partridge, lord Paget, le comte d'Arundel, lord Dacres y furent successivement écroués. La duchesse de Somerset ne fut pas épargnée non plus. Elle avait toujours été le mauvais ange de son mari, l'ange de l'orgueil.
Le marquis de Winchester fut nommé lord sénéchal dans le procès. Le duc de Northumberland et le comte de Pembroke, les ennemis de Somerset, ceux qu'il avait voulu assassiner furent parmi ses vingt-neuf juges.
L'acte d'accusation contenait deux chefs principaux:
Le duc avait médité la déposition du roi, son neveu.
Il avait comploté de s'emparer du duc de Northumberland mort ou vif.
Les pairs l'acquittèrent sur le premier chef; ils le condamnèrent sur le second.
Après sa sentence, Somerset demanda pardon au duc de Northumberland, au marquis de Winchester et au comte de Pembroke des desseins qu'il avait formés contre eux. Cette humiliation que l'ancien protecteur s'infligea spontanément à lui-même me semble prouver assez l'intention d'un triple meurtre dévoilé du reste par plusieurs témoins.
L'ordre de l'exécution ne fut pas immédiat: il ne fut signé que le 22 janvier 1552. Le duc de Northumberland inventa tous les délais imaginables. Il avança de degré en degré. Il n'approcha que peu à peu de la main du roi la plume fatale. Il avait circonvenu le jeune prince par des prêtres, par des familiers qui soulevaient la conscience de l'adolescent contre sa sensibilité. Northumberland avait l'air de pencher plutôt vers l'indulgence et de subir les mêmes combats qu'Édouard.
Le roi se détermina enfin.
Le duc de Somerset dut se souvenir de son frère, le grand amiral, dont il avait répandu le sang sur le même échafaud où le sien allait être versé. Il déplora sans doute au dedans son implacabilité; car ses lèvres murmuraient tout bas des prières en marchant à Tower-Hill. Là, il retrouva en face du bourreau son courage de soldat. Il fit un discours touchant à la multitude qui avait envahi l'intérieur de la Tour. Il avait favorisé la Réforme et le pauvre peuple. Il en fut récompensé à cette heure suprême. Il fut entouré d'un respectueux attendrissement. Toutes ces rudes poitrines vibraient pour lui. Sir Anthony Broon s'étant présenté à cheval, et quelques voix ayant crié: «La grâce, la grâce,» il y eut une explosion de joie. Somerset lui-même eut un court mirage. Détrompé vite, il reprit son discours avec calme, recommandant aux spectateurs en larmes la fidélité au roi et à l'Église nouvelle. Il se tut un moment, regarda une dernière fois le ciel, salua l'immense auditoire, et, ployant ses deux genoux, il emboîta son cou palpitant dans l'échancrure du billot; sa tête roula et rougit le drap noir de l'échafaud au milieu d'un vaste gémissement.
La mort du duc de Somerset fut plus noble que sa captivité. Il eut d'abord trop de bonheur et son étoile avait été trop éclatante. Il en fut ébloui. Ni son intelligence, ni son caractère n'étaient faits pour porter sa fortune. Elle était trop supérieure à son génie. Pour l'achever, il eut une femme hautaine, une de ces femmes pour qui l'étiquette est plus que l'affection, plus que le devoir et qui poussent les leurs jusqu'au trône ou jusqu'à l'échafaud dans l'unique but de tout écraser autour d'elles sous une insolente personnalité.
Lord Thomas Seymour et le duc de Somerset ensevelis, Northumberland gouverna seul. Il n'avait pas le nom de protecteur, mais il en avait l'omnipotence. Il l'avait conquise par sa flexibilité, par ses tempéraments non moins que par l'opportunité rapide de son initiative et de son action.
Il était le vrai roi d'Angleterre.