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Histoire de Jane Grey

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Les parents de Jane Grey plus tendres pour elle.—Visite des Dudley à Bradgate, en 1552.—Jane détestée de la princesse Marie et enviée de la princesse Élisabeth.—Édouard VI épris fraternellement.—Portrait de ce prince.—Portraits des Dudley.—Jane passe insensiblement de la science à l'amour.—Charme profond de Jane.—Son portrait.—Le duc de Northumberland (mai 1553) unit Jane à Guildford.—Maladie d'Édouard VI.—Le duc de Northumberland lui suggère un testament en faveur de Jane Grey.—Mort du roi.—Douleur de Jane, contrainte par ses proches à régner.—Elle s'installe à la Tour.—Elle y gouverne neuf jours.—Northumberland essaye de combattre.—Il reconnaît Marie.—Il est arrêté.—Jane se décharge du pouvoir comme d'un fardeau.—Ses partisans, son père, son mari emprisonnés comme elle.—La reine Marie et la princesse Élisabeth à cheval se rendent à la Tour.—Leurs portraits.—Northumberland décapité.—Son caractère, son administration, ses intrigues.—Jane Grey reléguée à la Tour, loin de l'appartement des reines, dans le réduit de maître Partridge.

A cette époque mémorable de la vie de Jane, ses parents revinrent à elle avec une tendresse inaccoutumée et des respects singuliers. C'était dans l'automne de 1552, pendant la visite des Dudley. Il y avait eu soit des ouvertures, soit des propositions, soit des conjectures. Le roi était malade. Le présent était mal assuré, l'avenir incertain. Le père et la mère de Jane semblèrent pressentir que la fortune allait emporter très-haut sur sa roue leur fille aînée.

Jane n'avait qu'une ennemie, la princesse Marie qui lui en voulait à cause de ses opinions religieuses. La princesse Élisabeth était plus propice à l'héritière de Bradgate; mais elle était jalouse et ce n'était pas sans raison: car Jane Grey, qui avait tous les jeunes lords de l'Angleterre pour admirateurs, tous les réformateurs, tous les humanistes pour enthousiastes, avait pour ami sincère le roi. Édouard VI n'était content que lorsque Jane était à la cour. Il la préférait à ses propres sœurs.

C'était un prince adolescent qui rappelle François II et dont la faible tête ne pouvait non plus soutenir la couronne.

Il n'était pas né viable. Sa mère, Jeanne Seymour, l'avait conçu dans la peur et lui avait communiqué cette pâleur qui couvrit son visage lorsqu'elle apprit le supplice d'Anne Boleyn, qu'elle devait remplacer.

Le jeune prince fut toujours maladif, dès le berceau. Sous ses défaillances il retenait la beauté délicate des Seymour dont sa mère avait eu l'éclat. Édouard ressemblait aussi à son père, dont il avait les cheveux blonds et les yeux bleus, mais les cheveux sans le hérissement et les yeux sans la férocité. Il était au contraire caressant. Son amitié pour sa cousine Jane Grey lui donnait un agrément de physionomie, d'accent, d'attitude, qui ajoutait beaucoup d'expression à son front pur, à ses joues ovales, à sa bouche souriante.

Ce prince, d'une complexion si débile, d'une âme si affectueuse sans passion, portait bien sa pelisse de velours bordée d'hermine, son ordre de la Jarretière, sa toque ornée de perles d'où retombait une plume blanche. C'était un gentilhomme qui eut été un bon et beau monarque, avec un peu plus de sang dans les veines. Des généreux instincts de la vertu, de la science, il avait la grâce; il n'en avait pas la force. Ni la santé ni le caractère n'avaient noué cette organisation étiolée, et ni la nature ni l'éducation n'avaient fixé ces facultés flottantes. Cette destinée de roi coulait lentement entre les fleurs comme un filet de ruisseau dont les flots très-limpides tarissent à quelques milles de sa source.

Pendant son séjour à Bradgate, le duc de Northumberland prévoyait la fin prochaine d'Édouard VI, et il songeait probablement déjà dans les mystères de son âme à faire de Jane Grey sa belle-fille et sa reine.

J'ai vu à Londres une estampe ancienne qui représente les trois Dudley. Cette estampe est saisissante.

Le vieux Dudley, le duc de Northumberland, le dictateur d'Édouard VI et de tous les siens, est représenté sous son harnais de guerre. Il est bardé d'acier. Sa tête, coiffée d'un casque et en partie cachée, ne laisse entrevoir qu'un bec sanglant et des yeux durs de faucon. Ses mains, dans des gantelets très-affilés, ont l'air de serres humaines qui s'avancent pour arracher le sceptre. C'est le sceptre qu'il veut, soit pour Dudley son fils puîné, soit pour Guildford son plus jeune fils.

De son cadre, il paraît dire à Robert Dudley, depuis comte de Leicester, et à Guildford ce qu'il leur dit réellement:

«Toi, Guildford, attache-toi à Jane Grey; je l'instituerai notre reine....

«Toi, Robert, si j'échoue, tu pourras gouverner plus tard l'Angleterre en t'attachant de ton côté à la princesse Élisabeth.»

Ses deux fils furent aimés comme le souhaitait le duc de Northumberland.

Robert Dudley est plus beau que son père, et pourtant il lui ressemble. Il garde dans les splendeurs de son visage je ne sais quoi d'égoïste, d'impitoyable, d'aquilin. C'est un favori féroce, né pour charmer une reine et pour dévorer un royaume.

Guildford rappelle son père et son frère, mais dans des suavités étrangères à cette race. Ce n'est plus un homme de sang, de rapine; c'est un homme de cour et de cœur. Il est brave et un peu faible, très-élégant, soumis à son père et sans nulle ambition. Son nez est d'une finesse exquise, ses yeux d'une lueur passionnée, ses lèvres, sous une moustache blonde, balbutient des mots de tendresse. Guildford est le type de l'amant et du gentilhomme. Ah! que la physionomie est infaillible! Quand le peintre a donné son coup de pinceau, l'historien peut presque toujours donner hardiment son coup de burin.

Si les circonstances eussent mis Robert et Guildford Dudley sur le chemin l'un de l'autre, d'après ces portraits, les deux frères eussent été l'un Caïn et l'autre Abel.

Jane choisit Abel, c'est-à-dire Guildford, le plus jeune et le plus doux des Dudley. Son amour se rencontra avec l'amour de Guildford et avec l'ambition du duc de Northumberland. Jane fut transformée. Ni la famille, ni le monde, ni Édouard VI, ni les jeunes lords, ni les réformateurs, ni les humanistes, ni même Bullinger, ce mage alpestre, lointain et d'autant plus puissant, ne l'absorbèrent désormais. Le jour, elle regardait couler les flots ou frémir les feuilles;—la nuit, elle ouvrait sa fenêtre et contemplait les étoiles. Elle négligeait pour un chant d'oiseau les versets des prophètes. A toutes les heures, elle rêvait au lieu de penser. Les hommes graves lui inspiraient toujours du respect; elle les interrogeait, mais elle n'écoutait plus leurs réponses comme autrefois. Son cou se penchait comme un lis, son haleine exhalait de tièdes et mélancoliques soupirs. Elle avait trop remarqué un jeune homme dont par pudeur elle écartait l'image, mais dont l'image obstinée la poursuivait. Guildford Dudley, un roseau flexible, un esprit novice, un adolescent comme elle, un adolescent qui rougissait au premier mot, qui ignorait la femme, et la nature, et lui-même: voilà son maître, son roi, son Dieu. O puissance de l'amour! fatalité adorable!...

Tous ces essaims de doctrines qui se succèdent soit par la philosophie, soit par la réforme, de Platon à Bullinger, Jane Grey les avait entremêlés à sa vie. C'étaient des troupes ailées d'idées chastes, de causes providentielles, de théories transcendantes qui descendaient immatériellement du ciel et qui chantaient dans le beau front de Jane comme dans un nid. Or, il arriva qu'un jour les colombes s'envolèrent, les aspirations s'assoupirent. La vie passa du cerveau dans le cœur de la jeune fille, s'y alluma et remplit de feu sa poitrine, de sorte que l'amour brûla cet ange autant que la science l'avait éclairé.

Ce qui était lueur en elle devint flamme: il n'y avait plus que Guildford. Jane cessa d'être une muse; elle fut une femme, la proie de l'amour.

C'était sa saison charmante. Durant cet automne de 1552, à Bradgate, la princesse était, comme disait Wyatt, «en son avril.»

Il y avait alors dans Jane tant d'attrait, sur son visage sans plis tant de pureté, dans son teint blanc et rose tant de fraîcheur, dans sa physionomie tant de distinction; il y avait tant de modestie dans sa démarche, tant de grâce dans sa taille souple comme une tige de saule de la Tamise, qu'on devinait du premier abord une âme supérieure et délicieuse.

En examinant Jane de plus près, le ravissement croissait.

Ses yeux profonds surmontés de sourcils légers avaient la limpidité de l'eau de roche. Ils semblaient dessinés et creusés pour exprimer l'amour et pour réfléchir Dieu. Sa narine, d'une rare délicatesse, respirait la bonne odeur morale de l'Évangile avec les parfums de la campagne anglaise. Ses lèvres souriaient à la vérité, à la nature, à l'amitié, à l'héroïsme, à l'amour et même à la mort dans laquelle Jane voyait l'infini.

Les esprits de la Renaissance excellaient à soulever en haut l'érudition. Ils en faisaient une poésie; Jane en faisait une poésie et un amour. Tout ce qu'elle avait appris, elle en ornait Guildford. Tout ce qu'elle avait connu seule, elle le sentait en lui et avec lui. Elle douait ce jeune homme à plaisir. La science, qui pour les autres est un poids, était pour Jane une dentelle de plus ouvrée artistement: elle en était parée et non surchargée. La beauté éternelle, qui était le fond de son être, resplendissait dans la princesse sous deux voiles: une pudeur adolescente et les tresses blondes de ses cheveux.

Avant de monter les degrés du trône qui sera son écueil et ceux de l'échafaud qui sera son calvaire, Jane Grey est mûre pour l'envieuse mort; car elle porte en elle la plénitude de la poésie, du sentiment et du bonheur.

De retour à Londres, les Dudley, à Durham-House dans le Strand, les Suffolk, à l'hôtel Dorset dans Grey's-Place, ne cachaient pas leur intimité de plus en plus vive. Jane et Guildford étaient embrasés d'un jeune amour approuvé de leurs parents et du roi lui-même. L'hiver de 1553 s'écoula pour eux dans un enchantement.

Édouard VI eut la rougeole, puis la petite vérole. Il en guérit, mais, à la suite d'un refroidissement, il contracta une pulmonie qui ôta tout sommeil à Northumberland.

Le duc était le plus puissant lord du royaume. Il avait des richesses fabuleuses. Il possédait plus de vingt manoirs dans les comtés du Nord, les châteaux de Tinmouth et d'Alnwick dans le Northumberland, le château de Bernard dans l'évêché de Durham, les terres les plus magnifiques des comtés de Somerset, de Warwick et de Worcester. Il tenait les rênes du gouvernement; ses partisans remplissaient les fonctions publiques. Son frère, ses fils, ses amis étaient investis des principales dignités de la couronne. Il était tout par le roi: que serait-il sans lui? Rien. Il serait dépouillé, annulé, peut-être enfermé à la Tour, près du billot.

C'était la princesse Marie, la fille de Catherine d'Aragon, qui était l'héritière légitime du trône de son frère. Or, Marie ne voulait pas de bien à Northumberland. Il avait trompé sa confiance et celle des catholiques. Elle le détestait personnellement. Le duc devait faire l'avenir, s'il le souhaitait favorable.

Il se hâta. Au commencement de mai 1553, le roi eut un peu de relâche à sa toux. Northumberland profita de cet intervalle d'un mieux passager dans la santé d'Édouard pour célébrer à Durham-House le mariage de son fils Guildford avec Jane Grey. Le roi ne put assister aux fêtes, mais il écrivit à Jane une lettre fort amicale, et il la combla de présents.

Ces noces consommées au palais de Durham et la maladie du roi empirant, le duc de Northumberland s'occupa d'intervertir l'ordre de succession à la couronne, en suggérant un testament à son pupille Édouard. Le terrible duc avait fait du trésor et du ministère un brigandage; il allait en faire un aussi de la royauté. C'était la seule chose, la plus précieuse de toutes, qui lui restait à voler.

Si Northumberland eût été désintéressé, s'il eût accompli son usurpation sans arrière-pensée personnelle; s'il n'eût été que le héros de la Réforme et de l'humanité en supprimant d'avance le règne de Marie Tudor, il eût peut-être réussi. Mais, sous une apparence de dévouement aux institutions libérales et religieuses de l'Angleterre, tout le monde, excepté le roi, devinait chez Northumberland un monstrueux égoïsme. Ses vices seront ses obstacles.

Édouard seul ne les soupçonnait pas. Aussi Northumberland n'eut pas de peine à persuader le roi, qu'il attaqua par le point juste, par la conscience.

«Sire, lui dit-il, vous ne mourrez pas. Vous êtes jeune et vous avez toujours été sage. Dieu d'aileurs travaille pour les siens et vous êtes son enfant de prédilection. Cependant votre devoir est d'admettre toutes les suppositions et de pourvoir au sort de vos sujets. Si le Sauveur vous rappelait à lui, que deviendrait sa loi? Vos sœurs, toutes deux déclarées illégitimes par acte du Parlement, vous remplaceraient. Leur avénement suffirait pour soulever la guerre civile. La première en date, celle qui serait reine, c'est lady Marie. Vous la connaissez. Où son fanatisme ne nous précipiterait-il pas? Elle nous ramènerait au papisme et au pape à travers les bûchers.» C'est ce que le roi redoutait le plus.

Il résolut d'écarter ses deux sœurs Marie et Élisabeth, l'une pour son catholicisme, l'autre pour sa bâtardise. La branche écossaise éloignée par Henri VIII, il la repoussa également. Il fut amené par la logique et par Northumberland à concentrer toutes ses complaisances sur la branche anglaise, inclinée de tout temps à la réforme.

Françoise, marquise de Dorset, duchesse de Suffolk, fille de Marie, veuve de Louis XII, était la véritable héritière d'Édouard VI, mais ni la duchesse ni le duc de Suffolk n'étaient d'une trempe assez énergique pour préserver un trône environné de tant d'éclairs et de foudres.

Le duc de Suffolk avait une taille élégante, une physionomie noble et fière. Sa figure était longue et pâle, sa bouche un peu ironique et dédaigneuse. Il pouvait être un chambellan, jamais un homme d'État.

Sa femme, la duchesse, une beauté aristocratique, excellait à porter une coiffure enrichie de pierreries. Elle avait les yeux bleus, les lèvres fines, les attitudes exquises. Son portrait par Holbein est parlant. Elle était pleine de séduction et de mirage. Mais elle n'était pas héroïque.

L'expression définitive du duc et de la duchesse, c'était la frivolité de cour. En une heure de conversation, Northumberland les eut décidés à céder tous leurs droits à Jane Grey leur fille aînée.

Dès qu'il apprit par Dudley cette substitution de Jane à la duchesse de Suffolk, Édouard VI fut très-ardent à l'œuvre. Jane était aussi pieuse que lui-même. Elle était ce qu'il estimait et ce qu'il aimait le plus. Il s'empressa de la nommer son héritière par un testament où il déposa toute son âme et qu'il signa en haut, en bas, à toutes les pages, à toutes les marges.

Du 12 au 15 juin, sir Édouard Mountague, sir Thomas Bromley, sir Richard Baker, Gosnold et Gryffyn, les magistrats les plus distingués du royaume, balancèrent, avant de légaliser ce testament par une rédaction judiciaire destinée à le constater. Ils cédèrent aux impatiences du roi et aux menaces de Northumberland. En plein palais, à White-Hall, le duc s'écria qu'il se battrait contre chacun d'eux sans cuirasse et même en chemise pour assurer le triomphe de la volonté suprême du roi.

Tout en revêtant le testament des formalités nécessaires, Northumberland dressa un autre acte auquel se rallièrent les vingt-quatre principaux conseillers privés. Ils jurèrent sur l'honneur, et ils signèrent leur serment, de maintenir de toutes leurs forces le testament du roi. Ce testament et l'acte qui en consacrait l'authenticité furent scellés du grand sceau et gardés aux archives de la chancellerie. Les lords du conseil qui compromirent leur responsabilité en cette périlleuse conjoncture doivent être cités. Ce furent Cranmer, archevêque de Cantorbéry; Goodrick, évêque d'Ély; Northumberland, grand maître; Winchester, lord trésorier; John, duc de Suffolk; Bedford; Northampton; Shrewsbury; le comte de Huntingdon; Clinton, lord amiral; le comte de Pembroke; Darcy; Cheyne; lord Cobham: lord Rich; Gates; Petre, Cecil et Cheek, secrétaires; Mountague, Baker, Gryffyn et Gosnold. Cecil, qui sera lord Burleigh, dit depuis que, s'il avait apposé sa signature, c'était seulement pour constater celle d'Édouard, mais il avait recours à un subterfuge. Cranmer fut le plus anxieux des lords. Il signa le dernier, vaincu par les larmes du roi et par les dangers de l'Église qu'il avait poussée plus que personne dans le schisme d'abord, puis dans l'hérésie.

Cette Église était alors une sorte de calvinisme dont les deux merveilles de science, de douceur et de vertu étaient Édouard VI et Jane Grey. Une telle affinité religieuse entre sa cousine et lui avait stimulé le roi plus encore que son affection dans tous les stratagèmes du duc de Northumberland.

Édouard VI ne survécut pas beaucoup à ces précautions politiques. Il expira dans son palais de Greenwich, le 6 juillet 1553, tranquille désormais sur la Réforme puisque c'était Jane Grey qui allait régner.

Northumberland redoutait les ambassadeurs Montmorency, Marnix et Renard envoyés de Bruxelles par Charles-Quint et dont la mission était de soutenir avec une prudente habileté les droits de Marie Tudor. Le duc au contraire était dans les meilleurs termes avec les ambassadeurs de Henri II: l'évêque d'Orléans, le chevalier de Gyé et M. de Noailles. Son premier soin fut de cacher la mort d'Édouard, afin de se donner la facilité d'attirer à Greenwich la princesse Marie et la princesse Élisabeth. Son intention était de les enfermer à la Tour jusqu'à l'entier accomplissement de sa révolution dynastique.

Les princesses avaient été mandées par le Conseil et lady Marie était en route. Elle avait atteint déjà Hoddesdon, lorsque, sur un billet du comte d'Arundel qui lui apprenait la mort du roi et la conjuration de Northumberland, elle rétrograda vite avec son escorte jusqu'à Kenninghall, dans le Norfolk. Un mot de Cecil retint aussi lady Élisabeth dans le comté de Hertford.

Cependant le duc de Northumberland, le grand conjuré de ce mouvement où il avait eu pour complice Édouard VI, consacra trois jours à ses préparatifs de politique et de guerre.

Il envoya ses fils pour rassembler des troupes. Il s'installa et il installa le Conseil à la Tour comme dans la forteresse du nouveau règne. Il y concentra tout: trésor, prisonniers d'État, gouvernement. Il investit du commandement du vieux donjon le grand amiral lord Clinton, l'un de ses amis particuliers. Il obtint pour Jane Grey le serment de fidélité du lord maire, des officiers de la garde royale et des principaux aldermen de la cité. La faute ou le malheur de Northumberland fut de ne s'être pas emparé des princesses Élisabeth et Marie.

Le 10 juillet, le duc fit proclamer dans les rues de Londres la mort du roi Édouard et l'avénement de lady Jane Grey. Elle ne savait rien encore.

Après son mariage, Jane, qui logeait chez son père, à l'hôtel Dorset, dans Grey's place, s'était établie à Durham-House, au milieu du Strand, sous le toit de son beau-père le duc de Northumberland.

Elle aurait désiré pour sa lune de miel le château de Bradgate et la forêt de Charnwood; mais cette résidence étant un peu lointaine, elle avait choisi avec la permission de son mari et de ses proches, sur les bords de la Tamise, Chelsea qu'elle avait habité déjà auprès de Catherine Parr.

Elle était là sous les ombres et dans les parfums. Guildford et elle y oubliaient le monde et la cour. Ils s'y plongeaient dans toutes les délices de l'amour et de la nature. Jane ne lisait plus, n'étudiait plus: elle aimait. Elle aimait sur la rive du fleuve, dans la fraîcheur des eaux et des jardins. Elle ne pensait qu'à Guildford. Son unique passion était de lui plaire. Ses amis les réformateurs, qui la visitaient quelquefois dans cette retraite, lui avaient reproché son goût nouveau pour le luxe. Jane, tout en leur donnant raison, continuait de se faire belle et brillante pour Guildford, se promettant bien de se corriger un peu plus tard.

Elle vivait dans cette ivresse de l'âme depuis deux mois, lorsque, le 9 juillet, lady Sidney, sœur de Guildford, prévint les amants qu'ils eussent à attendre les ordres du roi à Sion-House.

Sion-House était un ancien monastère, à peu de distance de Chelsea. Ce monastère transformé en château royal avait été une des munificences d'Édouard à Northumberland. Northumberland était le seigneur de Sion-House. Jane et Guildford y avaient leur appartement. Ils y couchèrent, le 9 juillet, selon l'avis qu'ils avaient reçu de lady Sidney.

Le 10, pendant que les carrefours de Londres retentissaient de l'avénement de Jane Grey, on lui annonça soudain, à Sion-House, la visite des ducs de Northumberland et de Suffolk, son beau-père et son père. Ils étaient accompagnés du marquis de Northampton, des comtes de Pembroke, de Huntingdon et d'Arundel. Jane échangea d'abord avec eux des paroles cérémonieuses et languissantes. Les lords, même son père et son beau-père, lui montraient un respect inaccoutumé. Elle se sentait enveloppée d'une énigme dont elle cherchait vainement le sens.

Guildford tout radieux entra bientôt. Il précédait de quelques secondes la duchesse de Northumberland, la duchesse de Suffolk et la marquise de Northampton. La mère et la belle-mère de Jane lui baisèrent la main au lieu de la baiser au front, suivant leur habitude. La surprise de lady Guildford était extrême. Elle était entourée d'un secret d'État dont ses yeux, sa physionomie, sa pâleur et sa rougeur alternatives sollicitaient la révélation.

Ce fut Northumberland qui rompit le silence. Il apprit à Jane la mort du roi et ses craintes pour l'avenir soit de la religion, soit de la paix publique, si la princesse Marie ou la princesse Élisabeth, l'une incestueuse, l'autre bâtarde, tenaient le sceptre. «Notre bien-aimé souverain Édouard, ajouta le duc de Northumberland, a conjuré tous les orages et pourvu à toutes les nécessités par un testament dans lequel, madame, il vous nomme son héritière. C'est donc vous qui êtes notre reine. Vous êtes reconnue par le Conseil, acclamée dans Londres; vous serez saluée avec enthousiasme par toute l'Église et par tous les comtés d'Angleterre.» Le duc alors fléchit le genou devant la nouvelle reine. Il fut imité de tous et de toutes, et des lords, et des ladies, et du père et de la mère et du mari de Jane. Le premier cri de la princesse fut un refus, un éloignement. «Le sceptre est aux sœurs du roi,» dit-elle. «Il est à vous, reprirent successivement et en particulier dans un cabinet voisin les ducs de Northumberland et de Suffolk. Seriez-vous ingrate envers Édouard, indifférente à son vœu le plus cher? Seriez-vous sourde à la voix de Dieu? Livreriez-vous l'Angleterre au papisme avec la princesse Marie, à la bâtardise avec la princesse Élisabeth?» On lui développa sous toutes les formes ces arguments qui avaient décidé Édouard VI; on l'enlaça aussi par la sensibilité, surtout par la conscience. Elle, désespérée du trépas du roi, étonnée de cette fortune qui l'arrachait à l'amour et qui la lançait dans la politique, éperdue d'émotion, de douleur et d'épouvante, trembla de tous ses membres, jeta des pleurs, des sanglots, et finit par tomber de cette crise nerveuse dans un profond évanouissement.

Quand elle revint à elle-même, elle ne fit pas ces longs discours inventés par les historiens; non, elle gémit, soupira et prononça quelques paroles dignes de sa grande âme et de sa situation pathétique. «Je croyais, dit-elle, que la couronne appartenait aux sœurs du roi. S'il m'est démontré que mon devoir est de l'accepter, je la ceindrai à mon front, malgré mes appréhensions poignantes, et je la porterai pour la gloire de Dieu et pour la prospérité de l'Angleterre.»

La reine Jane descendit de Sion-House à la Tour sur une barge magnifique, escortée de barges pavoisées, au son d'une musique triomphale. Les ducs et les duchesses de Northumberland et de Suffolk menaient le cortége nautique. Il y eut, le soir, souper et bal dans les appartements de gala. On dansait sur les parquets du donjon féodal, tandis que la jeune reine se lamentait au dedans et que par tous les quartiers de Londres des hérauts d'armes publiaient son joyeux avénement.

Le 11 juillet, Marie, d'un ton de souveraine, écrivit aux lords conseillers qu'elle était indignée de leur conduite et qu'ils eussent à se soumettre sans retard, afin de mériter sa clémence. Le 12, les lords, pressés par Northumberland, répondirent qu'elle eût elle-même à humilier son orgueil et à faire acte de sujette aux pieds de la véritable reine d'Angleterre, Jane de Suffolk.

Sous une attitude hardie, Northumberland était fort embarrassé. Il avait observé la froideur de la multitude. Les amis des Seymour se remuaient. Ils semaient partout des bruits sinistres. Ils répandaient tout bas avec horreur que Dudley avait immolé Thomas Seymour par le duc de Somerset, le duc de Somerset par Édouard VI et avait empoisonné le jeune roi. Ils prédisaient plus bas encore que Jane Grey serait une quatrième victime du cruel duc.

Northumberland n'ignorait pas ces rumeurs. Il savait que plusieurs de ses collègues chancelaient. Les uns étaient des traîtres, les autres des lâches, les autres des ambitieux. Ils ne guettaient que l'occasion de passer à Marie Tudor. Lui seul les maintenait par l'effroi. Il eut un instant l'intention de demeurer à la Tour, au timon du gouvernement et d'envoyer à l'armée le duc de Suffolk. Toutefois, quand il fut certain que Marie s'était déclarée reine, qu'elle s'était avancée de son château de Kenninghall dans le Norfolk à son château de Framlingham dans le Suffolk avec une armée tumultueuse de trente mille hommes commandée par sir Édouard Hastings, les comtes de Bath et de Sussex, il comprit que le père de Jane Grey serait insuffisant et qu'il était, lui, indispensable à la tête des troupes. Jamais position ne fut plus perplexe. L'anarchie serait dans la Tour, et il allait combattre une armée beaucoup plus nombreuse que la sienne en un pays où il avait étouffé une révolte dans le sang et qui lui était hostile.

Malgré tant de présages funestes qui l'assaillaient, Northumberland résolut d'entrer en campagne.

Avant de monter à cheval, il recommanda l'union aux lords du Conseil, la vigueur au duc de Suffolk, la vigilance à lord Clinton. Il dépêcha dans toutes les églises paroissiales de Londres des pasteurs chargés de prêcher pour la Réforme et pour Jane Grey. L'Évêque de Londres, Bidley, se distingua entre tous par son zèle contre Marie et par son éloquence en faveur de lady Jane et de l'Évangile.

Le plus mauvais de tous les symptômes pour Northumberland, celui qu'il ne cessa de remarquer et de déplorer, c'était le flegme glacial du peuple. Nul enthousiasme dans les carrefours, lorsque Dudley traversa la ville avec son état-major. Tout au plus une muette curiosité. En débouchant dans le dernier faubourg, Northumberland se penchant à l'oreille de sir John Gates, lui dit: «La foule a quitté son travail pour nous voir, mais pas un homme n'a crié: Dieu vous bénisse!»

Cette indifférence que Northumberland trouva partout jusqu'à Cambridge ne lui présageait rien de bon. Il ne se laissa point abattre toutefois. Le 17 juillet, il poussa de Cambridge dans la direction de Framlingham où était Marie avec son armée et sir Édouard Hastings. Northumberland avait autour de lui lord Grey, frère du duc de Suffolk, le comte de Huntingdon, et le marquis de Northampton. Ils s'aperçurent vite non plus de l'impassibilité, mais de la haine des populations. Marie avait promis de ne pas toucher à la religion réformée et cette assurance avait électrisé les âmes. On se rappelait les exécutions, les bourreaux, les gibets de Northumberland, lorsqu'il avait réprimé l'insurrection du Suffolk et du Norfolk. On le maudissait dans les cités et dans les villages; on courait aux armes. La princesse Marie, exploitant cette passion publique, mit à prix la tête du duc. Northumberland arrivé à Bury n'avait plus d'illusion. Il n'avait que dix mille hommes, en face de trente mille, les multitudes étaient exaspérées contre lui, sir Édouard Hastings pouvait par une manœuvre lui couper toute retraite sur Londres où une réaction contre Jane Grey était imminente, si ses communications avec la capitale du royaume étaient rompues.

Dans cette extrémité, il eut un moment la pensée de combattre. Son armée, si inférieure en nombre, était plus aguerrie et mieux disciplinée que celle de Marie. Northumberland était un capitaine plein de combinaisons et d'élan. Un coup d'audace le tenta. En définitive, il ne l'osa pas. Le découragement avait gagné son armée. Les chefs raisonnaient et les soldats désertaient. Northumberland commanda une évolution rétrograde sur Cambridge.

Tous les historiens ont blâmé le duc, parce qu'aucun n'a calculé les fatalités qui l'accablaient. Une seule aurait suffi pour l'annuler: je veux dire le sentiment national. Quand une armée a contre elle un peuple, l'opinion pèse sur cette armée le poids du destin. Les bataillons sont énervés; au lieu d'obéir, ils discutent, et le général le plus hardi est déconcerté par une puissance qui ne semble pas humaine.

C'est ce qui est arrivé, c'est ce qui arrivera souvent encore dans le monde; et c'est ce qui frappa d'asphyxie le duc de Northumberland.

Dans sa détresse, il demanda du renfort au Conseil privé. Ce fut un sauve qui peut. Chacun des lords du Conseil s'en alla de la Tour sous prétexte de convoquer ses amis. En réalité ils aspiraient à changer de cocarde. Ils s'échappèrent ainsi de la forteresse et les plus illustres se rassemblèrent, le 19 juillet, au château de Baynard, chez le comte de Pembroke.

Là, le comte d'Arundel avoua ses préférences pour Marie Tudor. Il fut soutenu. Le vent courait de ce côté et entraînait tout. Le maître du château, le comte de Pembroke, tira son épée, et, la brandissant dans la galerie où ils étaient en délibération, il s'écria que Marie Tudor régnerait ou qu'il y perdrait la vie. Ces conspirateurs tardifs et d'autant plus violents parcoururent Londres indécis, échauffèrent la foule, illuminèrent les places et les maisons, proclamant partout Marie d'Angleterre. Ils firent chanter le Te Deum dans toutes les églises et allumer des feux de joie dans tous les carrefours. S'étant reformés en Conseil privé, ils sommèrent le duc de Suffolk de leur remettre la Tour, le premier poste du royaume. Le duc obéit, après avoir consulté Jane Grey. Quand son père tout effaré lui annonça cette réaction et cette sommation, Jane se soumit aussitôt sans manifester le moindre trouble. Elle éprouva comme une délivrance. Elle qui avait reçu le sceptre dans les larmes, elle le déposa dans une espèce de soulagement. C'était le 19 juillet au soir. Jane se coucha et dormit. Le 20, dès le matin, elle se jeta dans une barque sans armoiries et remonta la Tamise jusqu'à Sion-House. Elle en était sortie reine d'Angleterre une semaine auparavant; elle y rentrait une simple femme. Elle était pâlie et maigrie. Tourmentée des affaires publiques, elle avait souffert encore plus de ses orages domestiques. Guildford, un instant fou de l'orgueil de sa race, avait voulu être roi. Jane avait d'abord déféré à ce désir. Elle avait consenti à se laisser découronner pour Guildford par la main du Parlement. Mais, le devoir, triomphant à la fin d'un amour insensé, Jane avait déclaré qu'elle ne résignerait pas le diadème, que Guildford ne serait pas roi, qu'il serait époux de la reine et duc. Le jeune Dudley s'était oublié. Il s'était livré à une colère furieuse. Il avait quitté la table et le lit de Jane. La duchesse de Suffolk, qui regrettait peut-être d'avoir cédé le rang suprême à sa fille, lui suscita de telles scènes intérieures que Jane, malade d'émotion, crut avoir été empoisonnée par ses proches. Son règne, ou plutôt son enfer, avait duré neuf jours.

Les lords du Conseil mandèrent à Northumberland de licencier ses troupes et de prêter serment de fidélité à Marie. Il avait devancé cet ordre. Il avait acclamé Marie Tudor en lançant son chapeau en l'air, sur la grande place de Cambridge, devant les soldats et devant le peuple.

Le lendemain, il fut arrêté par le comte d'Arundel et conduit à la Tour. A quelques toises de la citadelle, une femme se dressa du milieu de la foule, et, secouant un mouchoir trempé dans le sang de Somerset, elle l'agita sous les yeux de Northumberland, en signe de malédiction.

Il y eut beaucoup de captifs. Les principaux, saisis çà et là sur des mandats du Conseil, furent, indépendamment du duc de Northumberland: le duc de Suffolk, lady Jane Dudley; les lords Robert, Henri, Ambroise et Guildford Dudley; le marquis de Northampton; les comtes de Huntingdon et de Warwick; l'archevêque de Cantorbéry; les évêques d'Ely et de Londres; les lords Ferrers, Cobham et Clinton; les juges Mountague et Cholmeley; André Dudley, John Gates, Henri Gates, Thomas Palmer, Henri Palmer, John Cheek, John York et le docteur Cocks.

Le plus coupable de ces illustres prisonniers était le duc de Northumberland. D'une famille de jurisconsultes, il chicana trop sa vie. Il était pourtant brave, mais insidieux et retors. Tout lui avait réussi jusque-là. Il aurait aimé à recommencer la partie. Ce fut son erreur et sa honte.

Les hommes politiques éminents ne devraient pas rédiger protocole sur protocole avec la mort. Car ils ne l'évitent pas pour cela et ils perdent l'honneur par surcroît. Il vaut mieux tomber en héros qu'en diplomate. Northumberland n'eut pas cette gloire.

Il cherchait à nouer des négociations inutiles à la Tour, lorsque Marie Tudor s'y présenta, sous des arcs de verdure et de fleurs, en fille de Henri VIII, en reine légitime.

Lady Élisabeth, au lieu de rejoindre la princesse Marie à Framlingham, s'était mise au lit, attendant quelle serait la victorieuse, de sa sœur ou de sa cousine.

Dès qu'elle se fut assurée que c'était sa sœur, elle accourut près d'elle et l'accompagna soit dans les rues de Londres, soit à la Tour.

Le contraste était frappant entre la fille de Catherine d'Aragon et la fille d'Anne Boleyn.

Élisabeth avait vingt ans (1553). Elle était blonde. Elle avait les yeux bleus, la taille belle quoiqu'un peu roide, le maintien noble sans souplesse, les mains admirables.

Marie, elle, avait la stature ramassée, l'air aigre et chagrin d'une vieille fille de trente-sept ans. Ses regards étaient fixes, impitoyables. Ils faisaient trembler. Elle avait le front menaçant, les sourcils très-rudes, et le menton accentué sous une bouche aussi féroce que celle de Henri VIII.

La physionomie de Marie Tudor, cette physionomie farouche, aux plis tragiques, s'adoucit un instant sous les ombres de la Tour, lorsqu'elle rendit la liberté aux prisonniers du dernier règne, agenouillés devant son cheval. Ces prisonniers étaient le duc de Norfolk, la duchesse de Somerset, Courtenay le fils du marquis d'Exeter, et Gardiner l'ancien évêque de Winchester.

Marie s'éprit de Courtenay, mais il la dédaigna. Elle fit de Gardiner, dont elle connaissait les talents et les sévérités, son premier ministre. L'attendrissement de la princesse dans l'intérieur de la Tour ne fût pas long et ne s'étendit pas à ses ennemis. Elle demeura elle-même. Son caractère allait mieux éclater sous la couronne.

Elle apportait, dans les plis de son manteau royal, des vengeances innombrables,—des supplices pour la conspiration de Northumberland;—des supplices à l'occasion de son mariage avec le prince d'Espagne;—des supplices encore pour la restauration du catholicisme en Angleterre. Elle était guidée de loin par Charles-Quint, dont l'ambassadeur, Simon Renard, était l'oracle de la reine, pourvu qu'il inclinât aux atrocités.

Northumberland fut mis en cause avec ses complices les plus intimes: le comte de Warwick, son fils; le marquis de Northampton, sir John et sir Henri Gates; sir Thomas Palmer et sir André Dudley. Après quelques objections captieuses proposées aux juges et promptement écartées par eux, le duc s'avoua coupable. Il implora les bontés de la reine pour ses enfants et particulièrement pour Jane Grey. Il affirma qu'elle n'avait pas cessé de reconnaître le droit de Marie, et que, si elle avait touché au sceptre, c'était par contrainte.

Jane et Guildford furent ajournés, malgré l'avis de Simon Renard, l'interprète de Charles-Quint. L'empereur (papiers Granvelle) pensait que Jane était de trop comme sujette dans une contrée dont elle avait été la reine, et qu'il était indispensable d'immoler cette rivale à la sécurité de Marie.

Le duc de Northumberland fut condamné avec les six complices le plus âprement désignés par la réaction. C'étaient, je l'ai dit, le comte de Warwick, le marquis de Northampton, sir John et sir Henri Gates, sir André Dudley et sir Thomas Palmer. Le duc choisit, parmi les théologiens qui se disputaient son âme, un confesseur catholique, et il sollicita une conférence avec deux lords dévoués à la reine. Il désirait, insinuait-il, révéler certains secrets très-importants dont il avait été dépositaire pendant son administration. Gardiner et un autre conseiller l'entretinrent longtemps. Northumberland supplia l'évêque de Winchester de le sauver. Le prélat, sans rien promettre, feignit de se laisser convaincre, tandis que Renard poussait Marie à l'implacabilité en invoquant la raison d'État et l'opinion personnelle de Charles-Quint.

Le souple Northumberland eut beau se plier, s'humilier; il eut beau se déclarer catholique et prêcher au peuple le papisme du haut de sa dernière tribune, l'échafaud; tant d'abaissement et tant d'hypocrisie ne l'empêchèrent pas d'avoir la tête tranchée à Tower-Hill, le 22 août 1553. Ses deux complices les plus énergiques et les plus ardents, sir John Gates et sir Henri Palmer furent décapités après lui par le même bourreau.

Aucun personnage historique n'offre peut-être autant que Dudley le spectacle du néant de l'égoïsme machiavélique.

Il avait tout subordonné à l'ambition: devoir, amitié, reconnaissance, pitié. Il avait tué l'un par l'autre ses bienfaiteurs. Il avait ourdi des trames, amassé des trésors, violé des serments, veillé, combattu, afin d'obtenir le pouvoir. Et il se trouva qu'il n'avait tant fait que dans l'intérêt de la princesse Marie dont le droit parut plus évident par l'usurpation de Dudley.

Craint de ses enfants, il était avec eux impérieux et rusé. Quand il n'avait pas triomphé par la colère, il employait parfois la tendresse et alors il était irrésistible. Cet homme accoutumé à commander ne priait pas en vain. Il était très-difficile à l'émotion, impossible aux larmes. Dans l'algèbre de ses visées ténébreuses, il trafiqua de ce qu'il y a de plus divin: du premier amour de deux jeunes cœurs qui se confiaient à lui. Il n'était pas moins dépravé que dénaturé. Il y avait en lui la dureté du soldat des guerres civiles et l'astuce du juge des contre-révolutions. Il était d'origine normande; rompu à la jurisprudence et dressé aux armes, c'était un légiste subtil sous la cotte de mailles d'un capitaine expérimenté.

Il était fort madré, avide d'autorité et de gain. Il était redoutable sur terre et sur mer, général et amiral tout ensemble. Il ne tenait pas à faire de grandes choses, mais des choses utiles.

Le duc de Northumberland était hautain, quand il ne se contenait pas. Son orgueil était sans bornes. Il condescendait néanmoins à toutes les flexibilités pour réussir. Il était obséquieux à la cour, brave à la guerre, cupide partout. Nous avons dit qu'il était ambitieux. Il ne l'était pas seulement une heure, une semaine; il l'était sans interruption et capable des plus sinistres attentats pour avancer. Il proportionnait les efforts aux obstacles, tantôt patient, tantôt fougueux. S'il différait ses prétentions, il ne les sacrifiait jamais. Un serment n'était pour lui qu'un fil d'araignée et ne le refrénait point. Il n'avait pas d'entrailles. Il équilibra dans une sorte de balance Thomas Seymour et le duc de Somerset, puis il renversa un bassin après l'autre et jeta les deux frères au fond de l'abîme. Propre aux affaires et aux périls, il était toujours prêt. Il n'avait de bonne foi que pour stipuler ses rapines. Ses mensonges égalaient soit ses bassesses, soit ses insolences. Il ne s'interdisait rien même dans le crime. Ce fourbe cherchait à étonner, afin d'accomplir, dans l'atonie qui suit la surprise, tout ce que son imagination insatiable lui déroulait. Avec des parties supérieures pour un rôle de ministre, il avait un égoïsme intense qui lui offusquait trop le génie et la volonté. Par là, il se réduisit à n'être qu'un pirate de cour. Ne pouvant saisir le sceptre pour lui-même, il le passa, sous le prétexte spécieux de la religion, à la femme de son fils, mais il ne parvint pas à la préserver après l'avoir compromise.

Il calcula bien que le peuple anglais, accoutumé à toutes les vicissitudes, irait indifféremment d'un Seymour à un Seymour, et de deux Seymour à un Dudley; où il se trompa, ce fut de croire que ce peuple blasé sur le sort de ses chefs s'arrêterait à lui, Northumberland. Erreur vulgaire! Le duc, du reste, fut malheureux autant que coupable. Ses plans bien médités avaient besoin de l'opinion et l'opinion le trahit. Il avait marché vite sur le terrain ferme d'une conjuration obscure avec le jeune roi, mais lorsqu'il rencontra le sable mouvant de l'esprit public, il y enfonça et fut submergé. Il eut de grandes qualités d'homme d'État, mais la fortune lui manqua précisément parce qu'il n'avait travaillé que pour lui-même. Les autres qu'il n'avait jamais comptés, l'abandonnèrent.

Ce qu'il y eut de tragique, c'est qu'il entraîna dans la ruine cette incomparable Jane Grey dont un seul cheveu valait mieux que Dudley et toute sa famille.

Le duc de Northumberland, sir John Gates et sir Thomas Palmer exécutés, plusieurs des partisans de Jane, entre autres sir Henri Gates et le marquis de Northampton, furent graciés. La captivité des autres conjurés, soit des fils de Northumberland, soit de leurs amis, soit de Jane Grey elle-même fut adoucie.

La duchesse de Suffolk rentra à la cour. Fille de Marie veuve de Louis XII, elle y représentait la branche anglaise, comme la comtesse de Lennox, fille de Marguerite la sœur aînée de Henri VIII, y représentait la branche écossaise. Toutes deux, la duchesse de Suffolk et la comtesse de Lennox précédaient la princesse Élisabeth déclarée implicitement bâtarde par l'acte du parlement (1553) qui reconnaissait la légitimité de Marie Tudor et nul le divorce de sa mère Catherine d'Aragon.

Moins favorisé que la duchesse sa femme, le duc de Suffolk était cependant sorti de la Tour sur parole.

Jane Grey continuait d'être enfermée dans la sombre forteresse. Elle n'habitait plus l'appartement des reines. Elle avait été reléguée dans la maison de maître Partridge, un des gardes du triste donjon. Là, sous les noires silhouettes de la Tour, elle était servie par deux femmes et séparée de lord Guildford.

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