Histoire de Jane Grey
Paul III dédaigné par Henri Tudor.—La princesse Marie domptée.—Jeanne Seymour et les deux filles du roi.—Acte du parlement sur la succession à la couronne.—La jeune reine console Henri VIII de la mort du duc de Richmond et de la révolte du Nord.—Naissance d'Édouard.—Mort de Jeanne Seymour.—La duchesse de Longueville, mère de Marie Stuart.—Les couvents.—Leurs superstitions, leurs fraudes.—Henri VIII les dépouille et les disperse.—Il vole jusqu'aux morts.—Thomas Becket.—Le roi maintient son schisme entre le pape et Luther.—Ce schisme, une arme terrible avec laquelle Henri tue à droite et à gauche.—Cranmer et la Bible.—Lambert, son opposition, son supplice.—Lettre de Paul III.—Le cardinal Reginald Polus.—Ses frères, sa mère.—Les six articles.—Courage de Cranmer.—Norfolk.—Gardiner.—Son portrait.—Catherine Howard.—Cromwell et Cranmer.—La princesse de Clèves.—Son portrait.—Hans Holbein.—Quatrième mariage du roi.—Les courtisans et les évêques.—Répudiation de la princesse de Clèves.—Disgrâce et exécution de Cromwell.—Amour du roi pour Catherine Howard.—Elle promet à son oncle, le duc de Norfolk, son intervention pour le pape auprès de Henri VIII.
A la mort d'Anne Boleyn, Paul III avait recommencé à espérer. Au lieu de lancer contre Henri la bulle d'excommunication qui dormait au Vatican, il lui envoya des messages d'adulation que le roi dédaigna.
Il fut inflexible aussi pour sa fille Marie, à moins qu'elle ne se soumît entièrement. Elle lui écrivit plusieurs fois par l'intermédiaire de Cromwell et finit par désarmer son père aux trois conditions qu'il exigea impérieusement. Elle le reconnut, lui Henri Tudor, pour le seul chef de l'Église. Elle relégua le pape au rang de simple évêque de Rome, et, chose plus impie! elle consentit à déclarer que sa mère Catherine d'Aragon n'avait été qu'une concubine, puisque le premier mariage du roi était incestueux. A ce prix, la princesse Marie rentra en grâce et Jeanne Seymour l'accueillit en sœur. La reine fut plus tendre encore pour la petite Élisabeth si tragiquement orpheline, et auprès de laquelle il lui semblait qu'elle devait remplacer Anne Boleyn.
Le roi lui-même traitait bien ses filles, tout en les flétrissant de bâtardise, et en assurant par un acte du Parlement la couronne aux enfants de Jeanne Seymour ou de toute autre femme qu'il pourrait épouser. Dans sa servilité plus que dans sa politique, le Parlement prévoyant le cas où le roi n'aurait pas de postérité, l'investit du droit de se choisir un héritier ou une héritière par testament.
La jeune reine se laissait conduire de résidence en résidence. Elle tenait successivement sa cour dans tous ces palais où elle obéissait autrefois, où elle commandait maintenant. Le roi la promenait à cheval dans ses forêts féodales, ou en bateau sur la Tamise, le fleuve de presque toutes ses demeures. Jeanne Seymour était une perpétuelle et charmante distraction pour Henri, très-éprouvé alors par la mort de son fils naturel le duc de Richmond qu'il adorait, et par les troubles qui agitèrent le nord du royaume. Dans ses douleurs et dans ses ennuis, Henri redoublait de passion pour Jeanne. Il était de complexion amoureuse, et malgré l'embonpoint, malgré un ulcère dont il était affligé, malgré les soins du règne et de l'Église, il se livrait en jeune homme au plaisir en y mêlant étrangement les élans d'une sensibilité hypocrite et les arguties d'une casuistique barbare. Il oublia peu à peu le duc Richmond, et il pacifia l'insurrection des paysans et des seigneurs soulevés par les moines contre sa suprématie.
Tandis que les révoltés, qui s'étaient confiés aux diplomates du roi, étaient pendus ou décapités par ses bourreaux, la reine Jeanne Seymour, après seize mois de mariage, accoucha d'un fils auquel Henri donna le nom d'Édouard (12 octobre 1537). Le roi était transporté d'aise. Il ne se possédait pas. Il répandait à poignées les grâces autour de lui. Il créa comte d'Hertford sir Édouard Seymour, le frère aîné de la reine, qu'il avait déjà fait lord Beauchamp. Sir John Russel devint lord Russel, sir William Fitz Williams, comte de Southampton, et sir William Paulet, lord St John.
Le roi proclama son fils Édouard prince de Galles. Ce fils n'était pas d'une maîtresse comme le duc de Richmond qu'il avait pleuré; non, il était de la reine. Il avait perdu un bâtard et il retrouvait un successeur légitime, à l'abri de toute attaque. Il avait donc enfin un autre lui-même à qui il pourrait léguer le trône. Cette main d'Édouard saisirait son sceptre, cette tête ceindrait sa tiare. Sa dynastie se perpétuerait de mâle en mâle dans les siècles. Quelle perspective éclatante!
Elle fut obscurcie tout à coup par un malheur. La reine Jeanne mourut quelques jours après ses couches (24 octobre). Le roi fut navré. François Ier l'ayant complimenté de la naissance d'Édouard, Henri le remercia comme père en gémissant comme époux.
«La Providence, écrivit-il à son frère de Fontainebleau, a meslé cette grande joye avec l'amaritude du trépas de celle à qui je devais ce bonheur.»
Henri, du reste, ne tarda point à se résigner. Un fils lui eut semblé plus irréparable qu'une femme.
Dès le mois de novembre, après quelques semaines de deuil, il demanda la duchesse douairière de Longueville, Marie de Lorraine, qui fut la mère de Marie Stuart. La duchesse, au grand étonnement de Henri VIII, le refusa. Elle préféra sans hésiter à ce Tudor vieux et implacable le jeune et chevaleresque Jacques V. Henri fut si surpris et tellement offensé du choix de Marie de Lorraine, qu'il lui interdit de débarquer à Douvres et de traverser l'Angleterre pour se rendre en Écosse.
Il passa sur les couvents sa mauvaise humeur.
Il avait obtenu du Parlement de 1536 la propriété de tous les biens meubles et immeubles des abbayes. Il acheva son œuvre. Il avait dissous les petits monastères, il dispersa les grands.
C'était un admirable plan, s'il l'eût exécuté avec tous les dédommagements aux moines et tous les tempéraments que Cranmer lui conseillait. Mais la spoliation des établissements de main morte qu'il aurait justifiée par l'équité, il l'envenima par la dérision et par la violence.
Les prétextes ne lui manquaient pas. Il les exploita très-habilement et très-âprement. Les mœurs des couvents étaient dissolues, leurs entreprises sur l'héritage des familles incessantes.
Les fraudes pieuses s'étaient multipliées à l'infini et les escroqueries burlesques avaient usurpé partout une sorte d'autorité traditionnelle. Le sanctuaire était une caverne de négoce et d'astuce. Chaque monastère avait sa légende et chaque légende était un impôt avilissant sur la crédulité publique. Les registres notés par lord Herbert sont curieux à consulter.
Onze couvents montraient la ceinture de Notre-Dame, et huit son lait incorruptible. Ici, c'était le canif de saint Thomas, là ses bottes, ailleurs son feutre. Ailleurs encore le fer de lance qui perça le sein du Christ, ailleurs son sang divin dans une fiole transparente; ailleurs aussi l'oreille de Malchus et mille autres amulettes sacrées. Ces choses ne guérissaient pas les malades et remplissaient les coffres des abbayes.
Le roi se fit un grief de tous ces manèges. Il confisqua les abbayes, garda les meilleures et distribua les moindres. Il en donna au poëte Wyatt, au chancelier Audley, à Culpepper, à sir Thomas Cheney, à Cromwell et à cent autres. Il revendiquait pour lui les angelots, les statuettes, les mitres et les crosses d'or, les émeraudes, les rubis, les saphirs, les vases de vermeil, les burettes, les calices, les chandeliers, les soleils d'argent, les missels et les crucifix précieux. Il était très-amateur de perles fines. C'était un acte de bon courtisan que de lui en indiquer. Parmi celles qu'il reçut des commissaires, il y en avait une qui fut estimée plus de sept mille livres sterling.
Il y eut des fondations que Henri VIII ruina complétement; des abbés et des moines qu'il poursuivit avec d'atroces rigueurs; des évêques, des archevêques, morts depuis des siècles, sur lesquels il s'acharna particulièrement. Thomas Becket lui avait toujours déplu comme séditieux. Il le fit juger et condamner dans son sépulcre. Il le dégrada de sainteté. Il l'expulsa souverainement de l'almanach. Il le chassa du ciel. Il défendit qu'on le priât ou qu'on l'appelât bienheureux, sous peine de la potence ou du billot. Cette censure posthume infligée à Thomas Becket, Henri dépouilla la châsse de l'archevêque enseveli et porta au doigt sur une bague le plus illustre diamant de cette châsse, un diamant qui avait été offert au prélat par le roi de France Louis VII.
Sous le gouvernement de cet audacieux Tudor, six cent cinquante monastères, deux mille chapelles et plus de quatre-vingts collèges suspects furent abolis. Il accrut par là ses revenus de plus d'un million et demi de livres sterling, et il enrichit ses palais des chefs-d'œuvre d'art les plus achevés de l'Angleterre.
Entre Gardiner qui essayait de remonter du schisme à l'orthodoxie romaine et Cranmer qui s'efforçait de descendre du schisme à l'hérésie allemande, Henri VIII oscillait. Il était le schisme même, le schisme vivant, incarné. Il haïssait également le pape et Luther. Il avait l'air de croire tantôt Gardiner, tantôt Cranmer, ces deux rivaux d'influence, et il ne croyait ni l'un ni l'autre. Il demeurait à la même place. Seulement il lui était agréable de pendre ou de décapiter, selon les rangs, soit les papistes, soit les hérétiques. Il était un bourreau féodal, un bourreau de cour, fort scrupuleux sur l'étiquette et sans souci de l'humanité.
Henri VIII était l'homme de l'immobilité. Il retint dans les constitutions de l'Église anglicane, la présence réelle, l'invocation des saints, le purgatoire et le célibat des prêtres. Il ne refusait presque à Gardiner, le chef du parti rétrograde, que Paul III pour pontife. Et cependant il inclinait aux persuasions de Cranmer, le chef des novateurs. Il n'était pas insensible au charme, à l'onction, à la candeur du primat qui eut assez d'autorité pour faire décréter, sans la désapprobation du roi, dans l'assemblée du clergé, ce principe de vie de la Réforme: «L'Écriture sainte doit être la seule règle de la foi.»
Cranmer poussa plus avant. Il s'efforça de convaincre le roi qu'il fallait favoriser en Angleterre la traduction, l'impression et la circulation de la Bible. Henri VIII avait soumis le livre saint, comme l'Église, aux caprices d'un despotisme qui permettait et qui défendait tour à tour. Il se vendait à peine entre deux persécutions quelques centaines d'exemplaires de cette Bible que le même peuple répand aujourd'hui à plus d'un million d'exemplaires dans tous les idiomes et dans toutes les contrées.
L'archevêque de Cantorbéry obtint pour chaque paroisse, puis pour chaque famille une Bible en anglais. Cette Bible était celle de Tyndale, autrefois proscrite, et que l'on réhabilita par le nom apocryphe de Thomas Matthew. Cranmer protégea ainsi et accéléra plus qu'aucun autre réformateur la multiplication de la Bible. Il avait deviné la portée immense d'une telle propagation. Ce n'est pas un de ses moindres mérites d'avoir tant contribué à la diffusion des Écritures dans tout l'univers. C'était dès lors encourager, étendre, consacrer le premier des droits: le droit d'examen, et la première des libertés: la liberté de conscience.
Hélas! Henri VIII n'écoutait pas souvent Cranmer. Si Gardiner n'était pas tranquille, le primat ne l'était guère davantage. Le roi avait contre les deux opinions des fantaisies exterminatrices. Il promenait de l'une à l'autre la corde, la hache ou le feu.
L'une des exécutions qui soulevèrent le plus la pitié publique fut celle de Nicholson qu'on nommait aussi Lambert.
Il avait étudié pour être prêtre. Il était resté en route, tandis que beaucoup de ses condisciples étaient arrivés au sacerdoce des âmes. Son génie lui sembla supérieur à sa fortune. Il n'était qu'un maître d'école fort pauvre, mais il se croyait un grand théologien. Il parlait au peuple avec une chaleur singulière. La fièvre était son inspiration. Il était célèbre dans son quartier et même dans Londres. Sa voix, ses gestes, ses hardiesses de doctrine plaisaient à la foule et alarmaient le clergé. Lambert avait déjà plus d'une fois payé de la prison ses imprudences.
Rien ne le corrigeait de la dialectique religieuse. Sa question de prédilection était la présence réelle. Ce dogme lui paraissait une erreur monstrueuse contre laquelle il ne cessait de s'élever. Protester était son devoir, et il l'accomplissait à ses risques et périls.
Malgré son indulgence, l'archevêque de Cantorbéry, à qui on avait dénoncé Lambert, ne put se dispenser de le citer à son tribunal. Il aurait craint de se trop compromettre. Lambert comparut et l'archevêque se contenta de lui adresser une réprimande.
Lambert ne l'accepta point. Moitié fanatisme, moitié orgueil, il voulait être jugé. Il en appela au roi. Contristé de cette témérité dont il prévoyait les suites, Cranmer eut une conversation intime avec le maître d'école. Il lui représenta tout le danger de sa détermination. Il lui conseilla doucement, avec effusion, de s'en tenir à la juridiction archiépiscopale. Il lui prédit que le roi ne se bornerait pas à un blâme et pourrait bien lui infliger la mort. Lambert fut aveugle et sourd. Il persista dans son appel.
Henri VIII saisit avec plaisir cette occasion de trôner comme pape. Il rassembla autour de lui dans la grande salle de Westminster tous les dignitaires de la couronne, les magistrats, les pairs laïques et ecclésiastiques. Avant de s'asseoir, il dit en montrant ses évêques anglicans:
«Voilà mon sacré collège.»
Chacun était vêtu avec pompe comme pour une solennité. Le roi était coiffé d'un diadème surmonté des deux roses. Il était habillé de satin blanc, et les gardes aussi étaient en blanc, selon le costume de parade.
Lambert fut amené. Le roi lui demanda s'il convenait que le corps du Christ fût dans l'eucharistie.
«Non, répondit Lambert, le Christ n'est pas physiquement dans l'hostie, car il ne saurait être en même temps au ciel et sur la terre.»
Le roi reprit:
«Il est écrit: «Ceci est mon corps.» Ces paroles t'accablent.» Henri fit signe alors à Cranmer de continuer le débat. Lambert disputa contre dix évêques. Les prélats louaient le roi et foudroyaient Lambert. Gardiner, Sampson et Stokesley luttèrent de sophismes, de barbarie et d'absurdités.
Henri VIII qui avait commencé la discussion la termina.
«Es-tu convaincu? s'écria le logicien de Windsor.
—Je recommande mon âme à Dieu et ma vie au roi, dit Lambert.
—Recommande-toi à Dieu seul, dit le farouche Tudor. Choisis: Il te faut penser comme moi ou mourir.
—Je mourrai donc,» reprit Lambert.
Le malheureux sectaire fut condamné au bûcher. Gardiner excitait le roi à la rigueur. Cranmer l'inclinait à la clémence. L'archevêque de Cantorbéry avait tout le mérite de sa bonté, car à cette époque il admettait, à l'exemple de Luther, la présence réelle; il ne la rejeta qu'en 1543. Le roi prononça le supplice. Cromwell formula et lut l'arrêt fatal.
Le pauvre Lambert fut brûlé vif (1538). Quand les flammes lui eurent consumé les jambes et les cuisses, deux des gardes du roi le soulevèrent du poteau à la pointe des lances et le laissèrent retomber sur les charbons ardents où il fut réduit en cendres.
Un ministre presbytérien qui retournait en Écosse tandis que je revenais en Angleterre, me raconta à Berwick, touchant le martyre de Lambert, une particularité qui ne sera pas déplacée ici.
Le généreux sacramentaire avait une sœur qu'il chérissait et dont il était aimé tendrement. Elle lui avait donné une branche de myrthe arrachée à un arbuste de leur mère. Lambert, en souvenir de la famille, ne quitta ce talisman domestique ni en prison, ni à Westminster, ni même au supplice.
Pendant qu'il brûlait, sa branche qu'il tenait brûla aussi. Seulement la branche et les feuilles crièrent en se tordant parmi les étincelles du brasier; lui, pria sans pousser un gémissement. Pensant à sa mère, à sa sœur et au Christ, il confessa obstinément sa vérité et il la scella de son trépas volontaire. Magnifique destinée que celle des martyrs! Qu'ils se nomment Fisher, Morus ou Lambert, dans une foi diverse ils ont la même bonne foi et ils sont les meilleurs d'entre les hommes. Il est doux de les admirer ces héros de l'immortalité et de Dieu; il serait beau de leur ressembler, fût-ce aux plus humbles!
Nous avons constaté que Paul III, depuis le billot d'Anne Boleyn, comptait sur une réconciliation avec Henri VIII. Il ne négligea aucun manège pour surprendre et séduire le roi. Il ne recula devant aucune honte. Dans une lettre à Casale, l'ambassadeur britannique, il exalta le bourreau des moines et des saints.
«Il est impossible, écrit le pape, qu'un prince qui réunit en sa personne tant de vertus, qui a rendu tant de services à la république chrétienne soit abandonné du ciel....
«Qu'il ne doute pas de mon cœur! Jamais je n'eus l'intention de désobliger en rien Sa Majesté, bien que depuis quelque temps je n'aie pas à me louer des actes du roi envers le siège apostolique. Si j'ai conféré le chapeau de cardinal à Fisher, c'était par témoignage d'affection envers le roi et non pour le menacer. J'avais besoin dans mon collège de cardinaux d'hommes distingués par leurs lumières: c'est l'usage que chaque nation y soit représentée par un cardinal, et je jetai les yeux sur un évêque anglais dont le livre contre Luther jouissait d'une grande autorité. Je m'étais trompé, je l'avoue....»
Henri VIII méprisa ces avances trop obséquieuses de la papauté, et il n'y répondit qu'en cherchant de nouveau à entraîner François Ier dans le schisme.
Paul III eut alors recours à d'autres moyens.
Il entoura de toute sa bienveillance Reginald Polus. C'était un cousin de Henri VIII. Son père avait épousé Marguerite, comtesse de Salisbury, une nièce d'Édouard IV. Reginald avait donc dans les veines le sang des Plantagenets. Il était resté fidèle à Rome contre les révoltes de Henri VIII. Il avait même composé un livre où il foulait aux pieds la suprématie du roi. Il y disait qu'il était plus méritoire de faire la guerre à ce Tudor qu'aux hérétiques et même au Turc.
Sous ce zèle catholique très-sincère il y avait une ambition. Élevé au cardinalat, Polus aspirait plus haut. Il était de la maison d'York par sa mère. Pourquoi ne porterait-il pas à son tour la couronne? Pourquoi ne choisirait-il pas pour femme lady Marie, avec des dispenses du pape? C'était une princesse orthodoxe. Une fois sur le trône de l'Angleterre, elle et lui pourraient enfin restituer la tiare à Paul III et lui rendre tous ses droits sur l'île schismatique.
Ces plans du cardinal Polus étaient approuvés à Rome. Il entretenait des correspondances innombrables. Il conspirait par de hardis agents en Angleterre. L'un des frères du cardinal, sir Geoffrey Polus, dénonça secrètement à Henri VIII tout le complot. Le roi ne se croisa pas les bras. Il se hâta de tout abattre par un bill d'attainder de son Parlement et par les haches de son prévôt. Les députés, les pairs et les bourreaux étaient également dociles. Sur un geste de Henri, ils condamnèrent et décapitèrent après lord Courtney, lord Mountague, un autre frère du cardinal Polus, et leur mère, la comtesse de Salisbury elle-même, une Plantagenet, la dernière de cette illustre race. Chose tragique entre toutes! elle périt à soixante-dix ans, sur l'ordre de Henri Tudor, son cousin, par la main du bourreau, et selon les révélations de sir Geoffrey Polus, l'un de ses fils.
Henri VIII était le schisme fait homme. Il se précipitait tantôt à droite, tantôt à gauche, frappant à coups redoublés hérétiques et papistes. C'était le théologien de la mort.
Quand, après le supplice de Lambert, il eut décimé la maison et la faction du cardinal Polus, il tenta de prouver au monde qu'il était le plus impartial des princes et le plus ferme des catholiques. Or le catholicisme pour lui consistait à renier le pape autant que Luther, mais à ne pas toucher aux dogmes. Ces dogmes que repoussait l'Allemagne, Henri VIII les dressa en six articles et les imposa barbarement à tout son peuple sous peine du gibet, du billot ou du bûcher.
Jésus-Christ est corporellement dans l'eucharistie.
La communion sous les deux espèces n'est pas indispensable, puisque le Sauveur est tout entier dans chacune des espèces.
Le prêtre ne doit pas avoir de femme.
Les vœux de chasteté sont inviolables.
Les messes privées sont bonnes et d'accord avec l'Écriture.
La confession auriculaire est utile et même nécessaire.
Voilà le statut de sang que le Parlement rendit en 1539, à l'unanimité moins une voix. Cette voix fut celle de Cranmer. Il combattit trois jours le bill à la chambre haute, et, malgré un avertissement de Henri VIII qui lui fit dire de s'absenter, l'archevêque demeura, s'excusant de désobéir sur ce motif que son devoir n'était pas moins de voter que de parler. Ce moment de la vie de Cranmer fut héroïque. Il fallait que Henri VIII eût une grande estime pour le prélat; car il lui laissa la tête sur les épaules après cette résistance magnanime.
C'était l'évêque de Winchester, Gardiner, qui avait insinué et même rédigé le bill. Il avait voulu ruiner la Réforme dans ses principes et perdre Cranmer qui était marié. Le primat, qui avait combattu la loi, lorsqu'elle était en discussion, y déféra, dès qu'elle fut promulguée, et renvoya sa femme en Allemagne. Le roi écarta les accusations de Gardiner contre l'archevêque de Cantorbéry. «Je le connais, dit Henri VIII, Cranmer vaut mieux que vous tous. Il a la candeur d'un enfant et le zèle d'un apôtre. Il a rejeté mon bill, j'en conviens: C'est que sa conscience l'y forçait, car il est naturellement pour moi.»
Gardiner fertile en piéges et adroit aux noirceurs, échoua plus d'une fois devant l'affection du roi pour le primat.
L'évêque de Winchester très-lié avec le duc de Norfolk voulut pousser loin la fortune des six articles. Il désirait ruiner Cranmer et le duc désirait de son côté ruiner Cromwell. Comment parvenir à leurs buts? Ils ne le pouvaient sans l'amour. Ils songèrent naturellement à une charmante nièce du duc de Norfolk, à Catherine Howard pour auxiliaire.
Norfolk, le plus illustre des lords anglais par sa naissance, son crédit et ses territoires, avait besoin de Gardiner comme d'un second. Gardiner était orateur, écrivain, casuiste et légiste. Sous ses respects officiels pour le duc, il cachait une domination réelle. Après avoir contribué par ses insolences contre Rome à faire l'Angleterre schismatique, il aspirait par ses brigues à la refaire papiste.
Il était persévérant. Au premier abord, il attirait l'attention et même la crainte. Son aspect répandait autour de lui une sombre inquiétude.
La taille de Gardiner était ployée sous les années comme sous des fardeaux. Cependant il savait la redresser, dès qu'une passion le piquait au cœur. Son attitude voûtée était enveloppée, presque dissimulée par une longue robe très-ample dont chaque pli recelait des stratagèmes.
La tête osseuse du prélat, non moins courbée que sa taille, paraissait s'incliner sous un poids prodigieux d'ambition. Ses cheveux ras étaient recouverts d'une calotte noire surmontée d'un chapeau souple rabattu sur le front. Ce front est aussi hardi pour braver que l'oreille est grande pour écouter, que les yeux sont clairs pour observer. Sont-ce des pensées de dogme ou des pensées de vengeance qui étincellent dans ces regards redoutables? Leur expression à la fois égoïste et sacerdotale provoque autant d'aversion que de terreur. Les pommettes saillantes et sauvages, les joues creusées par l'envie, le nez bas comme un museau, le mouvement de tout le visage vers la terre donne à la physionomie déprimée quelque chose de moins qu'humain. Sous la moustache grise, la bouche perfide et violente ne s'entretient pas avec Dieu; elle semble parler à des démons, à des espions ou bien encore au bourreau. Cet évêque n'inspire aucune confiance, malgré la majesté de cette longue barbe blanche qui lui descend sur la poitrine et qui rendrait tout autre que lui si vénérable.
Quoi qu'il en soit, ce grave personnage combinait avec le duc de Norfolk l'avenir. Ils avaient décidé qu'ils gouverneraient le roi par Catherine Howard et que par cette enfant pétrie de grâce et d'audace ils restitueraient l'Angleterre au pape.
Cromwell les prévint.
Il cherchait, lui aussi, à sauvegarder la Réforme par une femme. Approuvé de Cranmer, il s'adressa à la sœur du duc de Clèves, l'un des princes luthériens d'Allemagne.
Le vicaire général avait envoyé au duc un négociateur habile et à Madame Anne un grand peintre, Hans Holbein.
Pendant que le diplomate sondait le terrain, l'artiste traçait le portrait. Ce portrait sur ivoire qu'Holbein reproduisit ensuite sur une toile immortelle (musée du Louvre), Cromwell en fut ravi.
Qui ne connaît ce chef-d'œuvre?
La princesse est très-jeune, beaucoup plus jeune que les vingt-quatre ans qu'elle avait. Elle est debout; ses mains jointes prient Dieu qu'il la protége. Son visage est pur et ingénu. La mélancolie allemande y respire. Les yeux rêveurs d'Anne songent à la nuageuse Tamise qui ne vaudra peut-être pas les flots bleus du Rhin. Un doute erre sur la bouche mystérieuse et colore les joues naturellement pâles de cette fille du Nord. Elle est revêtue de velours et coiffée par anticipation d'un bonnet à la mode d'Angleterre. Le bonnet, qui n'est pas un colifichet mais presque un diadème, ajoute à la beauté de la princesse une majesté qui la rehausse.
Ce portrait d'Anne de Clèves a le calme et la profondeur de certaines eaux dormantes. Comme tous les portraits d'Holbein, il est une résurrection, qui pour être tranquille, n'en est pas moins saisissante et souveraine.
Cromwell montra cette peinture à l'archevêque de Cantorbéry, puis au roi. Henri VIII se passionna. Le vicaire général multiplia les protocoles et les noces furent arrêtées.
La princesse débarqua à Douvres le 31 décembre 1539. Henri ne put contenir son impatience. Il partit sous un déguisement pour Rochester. Il y vit la princesse avec consternation. Il la trouva gauche, vieille, étrange. Dans son dépit, il oublia de lui offrir la fraise de dentelle, le manchon et la fourrure de martre zibeline qu'il avait choisis pour elle. Il la salua, la regarda et se retira vite. «Holbein est un traître, disait-il au duc de Suffolk et à lord Russell. Et Cromwell! comment a-t-il pu m'abuser de la sorte?»
Il retourna seul à Greenwich. Le lendemain, la princesse l'y suivit. Il ne voulait point l'épouser. Il ne s'y décida que par des considérations politiques. Il ne fallait point outrager les princes d'Allemagne. «C'est une cavale de Flandres, s'écriait Henri. Un gibet pour Holbein! Moi, le roi, je suis trompé; vierge ou non, elle me déplaît.»
Le mariage s'accomplit lugubrement, le 6 janvier 1540. Le roi coucha avec la reine, mais le lendemain, il dit à Cromwell: «Elle est aujourd'hui ce qu'elle était hier. Talem eam reliqui qualem inveni.»
Malgré son dégoût, Henri ne chassa pas la reine de sa chambre. Ils n'y eurent même qu'un lit. Ils étaient époux selon l'étiquette et nullement selon la nature.
Quelle vie que celle d'Anne de Clèves! Dédaignée la nuit, elle était insultée le jour. Le roi ne l'emmenait avec lui ni à la promenade ni à la chasse. Elle ne savait ni chanter, ni danser comme Anne Boleyn ou Jeanne Seymour; elle ne savait que coudre et broder comme Catherine d'Aragon. Elle faisait du matin au soir de la tapisserie ou d'autres ouvrages à l'aiguille. Elle ne parlait à personne et personne ne lui parlait. Elle ignorait l'anglais et tout le monde autour d'elle ignorait l'allemand. Les courtisans et ses propres dames d'honneur s'en moquaient. Elle avait toujours envie de pleurer.
Cette situation ne pouvait durer au delà de quelques mois.
La princesse, en travaillant, en faisant sa tâche, était offusquée d'images mornes ou funèbres. Tantôt l'isolement terne de la répudiation, tantôt les éclairs de la hache obsédaient sa pensée. Le roi n'était pas moins soucieux. Il tourmentait les solutions de ce mariage et il aspirait à une issue.
Au milieu de cette impasse, il devint amoureux. Il avait aperçu souvent Catherine Howard. Il la remarqua et s'en éprit à un dîner chez Gardiner. Ce prélat s'était entendu avec Norfolk pour remettre en présence le roi et la jeune fille. Elle avait été bien instruite et elle n'était pas novice. Elle eut des coquetteries irrésistibles. Elle joua son rôle à merveille.
Henri sentit alors le poids de Cromwell et le poids d'Anne de Clèves. Comment s'en alléger?
Jusque-là il n'avait pas cédé à son ressentiment contre Cromwell. Il l'avait même créé comte d'Essex. Ce fils du peuple avait la préséance sur tous les lords. Il n'était primé que par les princes du sang. Le duc de Norfolk le méprisait et le haïssait de toute la morgue aristocratique de la maison des Howard. Animé par Gardiner, il dénonça le vicaire général au roi, comme coupable de haute trahison. Henri aurait éconduit l'évêque de Winchester et le duc de Norfolk, il aurait peut-être résisté à sa propre vengeance; mais comment affliger Catherine Howard? Elle lui demandait si agréablement la tête de Cromwell! Le roi la lui livra.
Le 12 juin 1540, Norfolk en pleine chambre des pairs s'approcha de Cromwell tout investi d'une faveur croissante. Le duc saisit le bras du vicaire général et lui dit: «Au nom du roi, milord, je vous arrête.» Cromwell regarda le duc en face et le suivit sans aucun trouble à la porte de la chambre. Là, Norfolk confia le vicaire général au shérif qui conduisit l'accusé à la Tour.
Le 19 juin, le prisonnier était condamné à mort. Le Parlement refusa de l'entendre. Corruption, usurpation d'autorité, concussion, hérésie, on lui supposa tous les crimes. Le seul Cranmer intercéda pour lui auprès du roi, et ce fut en vain.
Henri n'avait pas le temps de compatir à d'autres peines que les siennes. Il aimait Catherine Howard. Comment l'épouser? Car il fallait bien qu'il l'épousât, puisqu'il l'aimait. Il n'y avait qu'un obstacle, Anne de Clèves. Les courtisans plaignaient le roi. N'était-il pas inouï qu'une princesse de Clèves s'opposât au bonheur d'un si grand monarque? Tous étaient navrés. Ils se désespéraient des chagrins de leur maître. C'étaient des lâches et des flatteurs plus abjects que des laquais abjects. Ni un vice, ni un crime ne leur coûtait, si par là ils espéraient plaire. Ils avaient toutes les complaisances. Ils dévoraient tous les dédains. Il y avait en eux de l'imprévu à force de vileté. La scélératesse les sauvait de la fadeur. Ils ne rougissaient que d'une fausse mesure. Le succès même infâme était leur morale. Peu leur importait d'être moqués, bafoués du roi, pourvu qu'ils en fussent distingués. Ils eussent préféré un soufflet à un oubli. Ils admiraient Henri VIII dans le bien et dans le mal; ils l'admiraient d'avance dans le possible et dans l'impossible. Ils avaient le culte du roi et ils l'adoraient avec ignominie. Ils avaient même la fatuité de leur bassesse et de leur zèle.
Ils s'inquiétaient tout haut de l'embarras du roi entre Anne de Clèves et Catherine Howard. Leur devoir était de l'en tirer. Ce fut l'un d'eux qui prononça le premier le mot de divorce. Henri VIII fut enchanté. Il avait bon cœur, et le divorce le dispensait du billot.
Le divorce fut adopté par le roi et gagna comme un incendie. Henri avouait familièrement, avec bonhomie, à l'oreille des évêques, des pairs et des dames qu'il avait été surpris, et qu'il n'avait pas donné à son mariage un consentement intérieur. Le divorce était trop juste. C'était à qui l'indiquerait ou le voterait. Il y eut une émulation universelle.
Les courtisans avaient été les prophètes serviles de la turpitude anglaise à cette époque. Il se passa alors entre le roi et le clergé une comédie prodigieuse que le parlement se hâta de sanctionner et dont le dénoûment fut le divorce.
Le 9 juillet 1540, cent cinquante évêques et docteurs, après mûre délibération adressaient leur conclusion à Henri VIII.
«Sire,
«Nous pensons que le mariage entre Votre Majesté et la noble dame Anne de Clèves est vicié, annulé, invalidé par un contrat antérieur entre la princesse et le marquis de Lorraine (hypothèse commode mais chimérique).
«D'après des preuves qu'on nous a fournies, lors de ce mariage avec Anne, il n'y a pas eu de la part de Votre Majesté consentement parfait, entier; vous avez été trompé, lorsqu'on en dressa les conditions, par des récits exagérés d'une beauté imaginaire, par des tableaux hyperboliques d'attraits fabuleux; l'acte de la célébration vous a été comme arraché par des considérations politiques, quand au dedans vous luttiez contre cette union.
«Considérant d'ailleurs que le mariage entre les deux époux n'a pas été consommé d'abord et n'a pu l'être plus tard, par un véritable empêchement, ce que nous savons pertinemment;
«A ces causes: Nous archevêques, évêques, doyens, archidiacres et autres membres du clergé, par la teneur des présentes, déclarons que Votre Majesté n'est aucunement liée par un mariage nul et invalide, et que, sans prendre d'autres conseils, et s'en rapportant à l'autorité de l'Église, elle peut contracter une autre union avec quelque femme que ce soit. C'est notre sentence à nous qui représentons le clergé et la docte communion de l'Église anglicane, sentence que nous tenons pour vraie, juste, honnête et sainte.»
Le roi délié par son clergé, le fut aussi par son Parlement et rentra dans la plénitude de sa liberté.
Henri était à Greenwich et la reine à Richmond. Le 11 juillet, les ducs de Norfolk et de Suffolk, Audley le chancelier, et Gardiner se présentaient à la résidence d'Anne de Clèves. Ils étaient venus sur la barge du duc de Suffolk. Ils annoncèrent à la princesse avec précaution la dissolution du contrat qui l'avait unie à Henri VIII. Elle perdit connaissance. Cet évanouissement dura peu. La princesse retrouva bientôt son flegme et écouta tranquillement la communication des lords. Le duc de Norfolk lui apprit que le roi lui faisait don du château et du parc de Richmond et lui constituait une rente perpétuelle de quatre mille livres sterling. Le duc de Suffolk ajouta que Sa Majesté au lieu du titre de sa femme lui décernait le titre de «sa sœur adoptive.»
La princesse, réfléchissant qu'il valait mieux être répudiée que décapitée, accepta toutes ces faveurs du roi. Elle lui écrivit pour le remercier, lui rendit son anneau et manda sans amertume à son frère que tout s'était fait de bonne intelligence entre elle et Henri. Le roi lui laissant la faculté de retourner à Clèves, elle préféra Richmond, soit qu'elle ne voulût pas affliger sa première patrie du spectacle de son humiliation d'épouse, soit qu'elle crût sa pension viagère plus assurée en Angleterre qu'en Allemagne.
Anne avait d'abord été si malheureuse comme femme, qu'elle ne tarda pas à se féliciter de n'être que sœur. Elle s'établit avec bienséance dans ce nouvel état. Elle l'ennoblit par son affabilité et par ses vertus. Elle était aussi instruite que naïve. Son caractère droit et vrai ne touchait à la diplomatie que par les lenteurs. Comme elle n'avait de vivacité sur rien, sa vanité souffrit moins de sa déchéance. Elle aimait à faire des politesses et à en recevoir. Tout le monde les lui avaient refusées à Greenwich et les lui accorda à Richmond par imitation du roi. Cette princesse du reste était bien Allemande. Elle lisait au coin de son feu, l'hiver; dans la belle saison, elle songeait sous ses arbres séculaires à l'ombre desquels elle s'asseyait et d'où elle regardait couler la Tamise, un autre Rhin. Elle eut la philosophie de la répudiation, comme Catherine d'Aragon en avait conservé jusque dans l'agonie l'indignation opiniâtre et pour ainsi dire la fureur sacrée.
Thomas Cromwell ne fut pas moins courageux à sa manière.
Ce fut le 28 juillet (1540) qu'il monta sur l'échafaud de Tower Hill. Sa dernière et pathétique lettre à Henri VIII était demeurée sans réponse. Il avait inutilement imploré la pitié du prince qui néanmoins fut remué. Près du billot et de la hache, Cromwell dit au peuple: «J'ai offensé Dieu et le roi. Priez pour Henri VIII et pour le prince Édouard; priez pour moi, pauvre pécheur. Je ne suis pas un luthérien; je meurs orthodoxe.»
Ces derniers mots étaient à l'adresse du roi et signifiaient, dans le langage du temps: catholique anglican ou schismatique. Après ces paroles, le vicaire général subit son supplice avec intrépidité. Il avait proféré tout ce qui devait rejaillir en grâce sur son fils et émouvoir le roi. Il avait visé juste aux prétentions théologiques et aux sentiments de Henri. Aussi quelques mois étaient à peine écoulés, que Gregory Cromwell, l'aîné des enfants du vicaire général, fut fait baron et pair du royaume.
L'ancien soldat du connétable de Bourbon avait commencé en aventurier. Ministre de Henri VIII, il vécut en politique plein d'initiative, de décision, et de vigueur; il mourut en père. Il sauva l'avenir de son cher Gregory par l'humilité et les adresses de ses suprêmes discours.
Sous la pesanteur d'un flibustier, Cromwell avait les sagacités d'un légiste et les prestesses d'un courtisan. Il avait eu le goût plutôt que la foi de la Réforme. Il ne la propagea pas par conscience, mais par entraînement de hardiesse. Il le prouva avant le supplice, sur l'échafaud où, lui luthérien, préféra son fils à Dieu et se rétracta pour attirer sur sa race les faveurs du roi.
Le duc de Norfolk s'empara de toute l'influence de Cromwell sur Henri. Gardiner l'excitait. Tous deux regrettaient le schisme et se proposaient de l'user dans une évolution vers le Vatican. Cranmer et la Réforme se turent. Une ennemie plus dangereuse que Gardiner et Norfolk les menaçait. Cette ennemie était une jeune fille d'un aspect plus adolescent encore que son âge. Elle avait dix-huit ans et n'en paraissait pas plus de quatorze. Son père était Edmond Howard. Orpheline de bonne heure, elle avait été élevée par sa grand'mère, la douairière de Norfolk. Elle s'occupait fort peu de théologie et ne se souciait guère plus du catholicisme que du protestantisme, mais elle avait promis au duc de Norfolk de faire une rude campagne pour le pape. Il était digne d'une patricienne de combattre au profit de la tradition. C'était le sentiment du vieux duc et Catherine le partageait. Il lui semblait charmant surtout d'être reine, et, tout en s'amusant, de mener le roi et le royaume.