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Histoire de Jane Grey

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La reine Marie se propose d'épouser le prince d'Espagne qui plaît à son imagination.—Malgré l'opposition de l'Angleterre, elle le choisit.—Conspirations.—Pierre Carew.—De Wyatt.—Le duc de Suffolk.—Noces de la reine et de Philippe.—Gardiner.—Victimes de Marie.—La plus illustre, Jane Grey.—Visite de Feckenham à la Tour.—Il ne peut convertir Jane au catholicisme.—Loin de l'insulter, il la respecte et la loue.—Jane dans la loge de maître Partridge.—Ses sentiments, ses lectures.—Sa foi en Dieu et en l'immortalité de l'âme.—Lettres de Jane Grey à son père, à Harding, à sa sœur Catherine.—Nuit du 11 au 12 février 1554.—Mistress Tylney.—Holbein.—Légende sur la Tour.—12 février.—Jane s'habille avec soin.—Elle refuse de voir Guildford.—Elle craint de l'amollir et de s'amollir elle-même.—Guildford l'approuve et meurt bien.—Jane est conduite au supplice.—Elle rencontre la charrette qui ramène les restes sanglants de Guildford.—Son trouble.—Son courage.—Son refuge en Dieu.—Sir John Bridges.—Discours de Jane.—Son horreur soudaine du billot.—Sa mort.—Indignation de l'Europe.—Pleurs de la duchesse de Vendôme.—Lettre de Diane de Poitiers.—La reine Marie odieuse sur son trône.—Jane Grey admirable sur son échafaud.

Marie Tudor cependant songeait à épouser quelqu'un, elle ignorait qui. Elle souhaitait des héritiers. Jamais elle ne s'était satisfaite. Elle avait eu des goûts qu'elle avait domptés. Son tempérament, maté par l'ascétisme, se réveillait par la toute puissance. Sa longue virginité lui pesait. Sa passion sans cesse comprimée éclatait en elle. Tout lui étant facile maintenant, elle brûlait d'autant plus, cette passion, qu'elle était la première et la dernière.

La reine déployait un luxe de parure inconnu sous Édouard VI. La profusion romaine s'étalait partout à la cour et narguait la modestie protestante.

On proposait à Marie le cardinal Polus: elle le trouvait trop vieux; Courtenay, comte de Devonshire, celui qu'elle avait arraché des cachots: il était trop libertin. Elle l'aima d'abord, ne fut pas payée de retour et y renonça.

«Cette reine, dit l'ambassadeur de France, M. de Noailles, est en mauvaise oppinion de luy pour avoir entendu qu'il faict beaucoup de jeunesses et même d'aller souvent avecques les filles publiques.»

Un troisième prétendant plus sérieux était le prince d'Espagne.

«Nous ne voudrions (papiers Granvelle) choisir autre parti en ce monde, écrit Charles-Quint à Simon Renard, que de nous allier nous-même avec elle, mais, au lieu de nous, nous ne lui saurions mettre en avant personnage qui nous fut plus cher que notre propre fils.»

Rien de plus impopulaire que ce projet de noces. L'orgueil anglais se roidit contre l'orgueil espagnol. Gardiner lui-même, le chancelier, ne voulait point de Philippe. La reine, elle, en voulait. Il avait douze ans de moins qu'elle. Il était castillan et papiste, du pays et de la religion de Catherine d'Aragon. Il devait avoir toutes les flammes qui dévoraient Marie Tudor sous les voiles de son orthodoxie.

Dans sa colère contre l'opposition de l'Angleterre, elle manda Simon Renard, l'ambassadeur de Charles-Quint. Elle le reçut au fond de son oratoire. Elle s'agenouilla sur l'une des marches de l'autel, et, après avoir récité devant le saint des saints l'hymne: Veni, Creator, elle engagea sa foi comme épouse, à Philippe, prince d'Espagne. L'ambassadeur fut son témoin.

Le seul pressentiment de cette union incendia l'Angleterre.

Sir Pierre Carew s'efforça de soulever le Devonshire au nom de Courtenay qui n'eut pas l'audace de son désir et qui recula devant le champ de bataille.

Le duc de Suffolk, s'il n'eut pas le génie d'une seconde révolte, en eut du moins le courage. Il partit avec ses deux frères, les lords John et Thomas Grey, pour ses terres du comté de Warwick. Là, il poussa son cri de guerre. Vaincu dans une escarmouche près de Coventry, il congédia ses amis et fut livré par Underwood, un tenancier qui désigna la retraite du duc dans un labyrinthe du parc d'Astley. Suffolk fut ramené à la Tour par le lord Huntingdon comme sir Pierre Carew fut mis en fuite par Bedford.

Carew aspirait à faire de Courtenay l'époux de la reine, et le duc de Suffolk à préserver la réforme de l'oppression catholique. Wyatt, lui, qui avait été ambassadeur en Espagne, se proposait de défendre l'Angleterre contre la domination mesquinement et superstitieusement terrible de cette Afrique européenne. Ainsi que dans Pierre Carew il y eut une prédilection franche pour Courtenay, il y avait probablement dans le duc de Suffolk une arrière-pensée pour Jane Grey, et soit dans Wyatt, soit dans beaucoup de ses adhérents, un penchant secret vers Élisabeth.

Thomas Wyatt était le fils du poëte. Il était plein d'honneur et de patriotisme. Il était catholique sans curiosité et sans colère pour ou contre aucune secte. Il n'avait d'enthousiasme que pour la vieille Angleterre. Son rêve était non de la chanter comme son père, mais de la protéger, de l'illustrer par des strophes qui seraient des actions. M. de Noailles qui parle avec mépris de Courtenay, dit de Wyatt:

«Un gentilhomme le plus vaillant et assuré que j'aie oncques vu.»

Wyatt en effet insurgea le comté de Kent, en haine du prince d'Espagne. Il envahit Londres le 7 février 1554. La reine, il faut lui rendre cette justice, refusa courageusement de s'enfermer dans la Tour. Elle demeura au palais de Saint-James, malgré les supplications de ses ministres. Elle diminua par sa résolution les alarmes. Wyatt pénétra jusqu'à Hyde-Park. Il avança toujours. Lord Pembroke et l'amiral Clinton le coupèrent par une manœuvre habile et l'isolèrent du gros de sa troupe. Lui, l'épée à la main, et avec une poignée de braves traversa Piccadilly et arriva jusqu'à Ludgate où lord William Howard lui barra le chemin. Wyatt criait aux bourgeois:

«Mes camarades, à moi, à moi tous ceux qui ont une âme anglaise et qui ne veulent pas pour maître un prince espagnol.»

Il rétrograda sur Temple-Bar combattant les soldats de la reine et adjurant la foule. A bout d'efforts, n'ayant plus que quarante compagnons et ne pouvant électriser Londres qui cependant était pour lui, environné d'ailleurs d'une armée, il se rendit à sir Maurice Berkeley, afin d'éviter un carnage inutile. En cette extrémité, il souhaita d'épargner le sang des autres, non pas le sien qui appartenait à Marie Tudor.

Il fut maltraité par ses vainqueurs. A la grille de la Tour, sir Philippe Denny l'aborda du dedans.

«Viens, traître, lui dit-il, jamais il n'y en eut un semblable à toi.

—Tu mens, répondit Wyatt, il n'y a qu'un traître devant cette grille et ce traître, c'est toi-même. Va, un homme de cœur ne m'eût pas insulté ici.»

Plus loin, au moment où il allait franchir le seuil de son cachot, sir Thomas Bridges, lieutenant de la Tour, l'apostropha brutalement:

«Comment, infâme, lui cria-t-il, ton bras ne s'est-il pas séché avant de déployer un étendard rebelle contre ta souveraine?

—Tu n'es qu'un malfaiteur, répliqua Wyatt, et les lois vengeront tôt ou tard tes insolences envers un gentilhomme désarmé.»

Nous avons de Wyatt un portrait héroïque. Ses cheveux roux flottent épars, ses tempes battent, ses yeux sont déterminés. Il a le nez fin et aquilin, la bouche frémissante, l'attitude de la malédiction et le geste du dédain sur ce peuple sourd à la cause du peuple.

Wyatt abhorrait le fils de Charles-Quint, autant que le duc de Suffolk, le pape. Leur animosité était égale, quoiqu'elle ne fût pas la même. Si la conjuration eût été victorieuse, c'est Élisabeth, ce n'est pas Jane Grey qui en eût recueilli les fruits. De tous les conspirateurs, il n'y avait peut-être que le duc de Suffolk qui eût des desseins sur Jane; et encore il était sous l'influence presque absolue de lord Thomas Grey, son frère, qui pensait comme Wyatt et presque comme tous les autres à Élisabeth.

L'immobilité de Londres, le 7 février, perdit les conjurés; elle aplanit les voies à Philippe, prince d'Espagne, et au catholicisme.

Marie Tudor se dévoila et son caractère éclata. Régner pour elle, ce fut persécuter. Elle avait les rancunes d'un tyran, et la haine d'un fanatique. Cette femme était une calamité permanente. Tuer les hérétiques était une double volupté de goût et de conscience dans laquelle elle se plongeait sans remords. Sa médiocrité d'esprit légitimait et rajeunissait son implacabilité de cœur.

A trente-huit ans, elle épousa Philippe d'Espagne qui en avait vingt-six. Ce fut Gardiner qui les bénit à Winchester, le 27 juillet 1554. Ils eurent bientôt renoué l'Angleterre à Rome (29 novembre).

Le nord et le midi s'unirent dans ce couple barbare pour des cruautés inouïes. Le bourreau fut en honneur, la hache fut sainte. Le sang était une libation royale. Indépendamment des exécutions en masse qui suivirent la conjuration de Wyatt et qui empestèrent les rues de Londres, une commission ecclésiastique créée par Marie et qui eût été digne du nom de l'inquisition, fit brûler ou décapiter successivement trois cents dissidents environ, parmi lesquels il y eut des enfants, des femmes et des vieillards.

La plus illustre victime de ce règne exécrable fut Jane Grey.

Condamnée après la conspiration de Northumberland, elle était restée comme un otage entre les mains de Marie Tudor. Étrangère à la conspiration où son père le duc de Suffolk fut malheureusement mêlé avec Carew et Wyatt, Jane était sous le bouclier de l'équité. Puisqu'elle n'avait pas eu le moindre soupçon du complot nouveau, l'équité voulait qu'elle vécût. Et non-seulement l'équité, mais la parenté, mais la pitié, mais la vertu, mais le charme de cette jeune et grande âme; tout parlait pour elle, tout, excepté la raison d'État invoquée par Charles-Quint et par Simon Renard. Ce n'est pas la nature, ce n'est pas la justice, ce n'est pas la bonté, c'est la raison d'État qui sera écoutée par Marie. Que lui importera un coup de hache de plus, pourvu que sa sécurité soit complète et que son plaisir sanguinaire, ce plaisir qu'elle rapportera monstrueusement à Dieu, soit savouré!

Marie Tudor ne fit pas languir Jane Grey cette seconde fois. C'est le 7 février que Wyatt s'était battu dans Londres. Ce fut le 8, que Feckenham, confesseur de la reine, fut mandé au palais de Saint-James et qu'après une conférence avec sa pénitente il se dirigea vers la Tour.

Jane Grey était là, non plus comme une princesse parmi les somptueux lambris des couronnements, mais comme une simple femme sur les dalles humides et entre les murs nus de maître Partridge. Elle ignorait tout du dehors. Après ses neuf jours de règne, elle avait vécu sept mois dans ce bouge en captive et en solitaire. Descendue de la galerie des reines au fond de la masure lézardée d'un pauvre gardien, elle avait eu le temps de repasser son court pèlerinage.

Assise sur une chaise de paille, près de sa table de prisonnière où s'étageaient quelques livres et où s'épanouissaient dans une cruche d'eau quelques bruyères des jardins de la Tour cueillies par le petit garçon de maître Partridge, Jane lisait, écrivait ou méditait le plus souvent. Elle rêvait aussi. Elle se rappelait sans doute les délices du château de Bradgate, ses habitudes studieuses avec Aylmer, ses jeux avec ses sœurs Catherine et Marie; elle se rappelait les hautes futaies, les parterres embaumés, les pâles étangs du parc, l'allée peut-être où elle se rencontra avec Guildford et où ils balbutièrent leur premier aveu. Jane se ressouvenait des lierres qui verdissaient les façades, des mousses qui couvraient les roches, des lichens qui argentaient les arbres, et des chants d'oiseaux qui montaient sans cesse dans l'air pur, de tous les nids et de toutes les branches des bois.

On peut induire des habitudes rustiques de Jane et de certaines paroles qui lui échappèrent, qu'elle songeait à tout cela.

Elle avait goûté la science, puis l'amour. De l'amour elle avait été emportée dans les orages du pouvoir, des déchirements domestiques et des luttes civiles. Elle avait bu la coupe jusqu'à la dernière amertume. Il lui en était resté une soif du ciel.

Son mal le plus aigu lui était venu de Guildford. Elle lui pardonna, mais elle souffrit d'avoir senti le nectar changé en lie par lui. Elle se tourna d'un élan plus austère vers les choses éternelles. Le toit de maître Partridge lui fut meilleur qu'un palais. Elle se retrempa sous ces voûtes lugubres dans la contemplation de Dieu. Elle y relut soit à la lumière terne des lucarnes, soit à la clarté plus vive d'une lampe, les homélies de Cranmer, les lettres maternelles de Catherine Parr, un catéchisme d'Aylmer, l'évangile de saint Jean, et plusieurs traités de Bullinger, spécialement: l'Examen pour les accusés devant les inquisiteurs; l'Instruction sur les sacrements; l'Abrégé de la doctrine chrétienne; et le volume intitulé: De summo gaudio et de summo luctu extremæ diei. Jane relut encore Platon. Elle ajoutait de la grâce aux réformateurs. Elle communiquait de l'ardeur au philosophe grec et achevait, pour ainsi parler, le Phédon en le passionnant.

Si le nom de Jane Grey signifie un sentiment, c'est l'amour: s'il signifie une idée, c'est l'immortalité, c'est-à-dire l'amour prolongé dans l'infini. Jane appartenait à ce groupe de l'humanité dont la grande originalité est l'âme. Or l'âme, étant esprit et cœur, est douée de cette faculté double de comprendre et d'aimer simultanément un Dieu vivant qui la saisisse, par l'intuition d'une perfection substantielle, de la vérité et de l'amour, ce qui est tout l'homme, ce qui est tout Dieu.

Ayons seulement, comme Jane Grey, une âme pour comprendre non moins que pour aimer, et tout ira de soi. Nos rapports étant établis avec la substance, l'essaim des idées jaillira de ce contact. La grande cause, Dieu, sera en nous notre centre et notre fond. Par elle, nous aurons trouvé l'immortalité. Car la vérité et l'amour étant nos deux lois et ce monde ne les contenant pas entièrement, comment y adhérerions-nous, si ce n'est dans un monde meilleur où la supériorité, qui est aux bourreaux ici-bas, sera aux victimes?

Cette souveraine essence dont parle Socrate et dont nous nous approchions par la vie, nous nous en approcherons d'autant plus par la mort et nous en jouirons d'autant plus par l'immortalité. Il y a de la substance dans toute pensée, dans toute parole, dans toute minute, dans toute seconde de nous sur cette terre, il y en aura davantage après le trépas. Pourquoi donc serions-nous tristes avant le billot? Nous remontons à notre cause, à notre Dieu; nous allons du gui au chêne, de nous à celui qui est et en qui nous sommes.

Voilà ce que Socrate en philosophe, et Bullinger et les réformateurs en théologiens, insinuaient à l'oreille de Jane Grey. Elle écoutait sans se lasser jamais. Platonicienne et chrétienne, l'immortalité était son idéal. Qu'on la juge à cette mesure; qu'on l'admire pour sa beauté, pour son génie, pour son courage, qu'on l'admire pour sa foi en l'immortalité.

Cette foi est la marque des plus grandes âmes. Dieu a mêlé quelques ténèbres à l'immortalité, afin que l'homme ne cédât pas au suicide et ne fût pas tenté, trop tôt, de s'élancer dans le monde futur. Mais combien le rayon intérieur dissipe ces ténèbres quand on regarde à sa splendeur!

L'immortalité est l'instinct de tous les peuples, de tous les siècles, de tous les hommes. Elle est la récompense de la vie, du devoir, du sacrifice, du martyre. Elle est le sens de l'amour, son désir inextinguible. Elle nous élève vers tous ceux que nous avons perdus et qu'elle nous rendra. Elle nous améliore, nous moralise. Elle est le but immatériel vers lequel il est doux et noble de graviter avec confiance. En croyant à l'immortalité, je ne m'égare pas, je suis ma route; je marche, je vole à ma patrie divine où m'attendent mes ancêtres, mes amis et le Dieu de tous les espaces comme de tous les temps. L'immortalité est l'étoile de notre nuit, le phare de notre tempête, le port de notre traversée.

Jane Grey était toute à cette contemplation, lorsque Feckenham, dépêché de Saint-James, aborda la prisonnière dans la loge de maître Partridge.

Il paraissait affligé et Jane eut un pressentiment de mort. Feckenham apprit à la princesse la conspiration de Wyatt, la défaite des conjurés, la complicité du duc de Suffolk qui allait être réintégré à la Tour, le surlendemain 10 février. Le confesseur de Marie Tudor ajouta qu'il n'y avait pas une minute à négliger. Il annonça enfin que l'exécution de la sentence prononcée, le 3 novembre 1553, contre lady Jane et lord Guildford était résolue et que tout serait accompli dans vingt-quatre heures.

«Ah! répondit Jane, je ne connaissais pas cette seconde conspiration; je ne connaissais pas non plus la première, mais, en m'y associant par dévouement, j'ai été coupable. Je mérite d'être frappée.»

Touché d'une si grande infortune si généreusement supportée, Feckenham exhorta la princesse à se faire catholique.

«C'est le salut, dit-il, et c'est la vie que je vous offre: car si vous vous convertissez, la reine vous restituera liberté, rang et biens.»

Jane était calviniste à la manière d'Édouard VI. Elle répliqua sans emphase et sans hésitation, en personne prête à tout, qu'elle craignait moins la hache que l'apostasie. Feckenham approfondit la question capitale entre eux: la présence réelle dans l'Eucharistie. Comme il lui répétait le texte évangélique, elle ne l'éluda point, donna son explication et ne fut pas entamée. Alors Feckenham la quitta, retourna à Saint-James, obtint un sursis de trois jours et regagna la forteresse. Il avertit Jane de ce qu'il avait fait.

«Je suis reconnaissante de votre intention, lui dit-elle, mais je n'en suis pas heureuse. J'en suis plutôt contrariée. Le poids du sort m'accable et j'ai hâte d'aller à mon Dieu.»

D'autres docteurs catholiques furent adjoints par Marie Tudor à Feckenham. Ils échouèrent tous.

L'un d'eux essayant d'effrayer Jane par la proximité du sépulcre:

«J'ai toujours vu, reprit-elle, le billot derrière la couronne.»

A ceux qui se contentèrent de raisonner, elle répondit avec bienveillance. Son intelligence était vaste, son instruction solide, son éloquence entraînante. Elle trouva même une logique plus pressante, une langue plus persuasive qu'à l'ordinaire. Elle souhaita pourtant de ne plus discuter.

«J'ai consacré ma jeunesse à former ma conviction, dit-elle d'un grand cœur; ce n'est pas le moment d'argumenter, c'est le moment de prier.»

Feckenham se retira respectueusement avec ses collègues. Le confesseur de Marie, je le constate ici à sa gloire, ne craignit pas de louer Jane; il parla d'elle en chevalier sous sa robe de prêtre, plutôt que de taire en courtisan la politesse, la fermeté et les talents de l'illustre captive.

Seule dans sa lugubre cellule, Jane se retrancha en Dieu.

Elle n'adressa aucun message à sa mère qui ne s'en serait pas souciée. La duchesse de Suffolk était vaine comme la vanité. D'une beauté rare, elle n'était occupée qu'à se parer et qu'à se regarder dans un de ces petits miroirs de Venise alors à la mode parmi les princesses, à cause de leur agrément et de leur attrayante nouveauté. Quand la duchesse n'est pas peinte avec son miroir, elle est peinte, une cravache à la main, fière et hautaine dans tous ses cadres. C'est la grande dame orgueilleuse du seizième siècle.

Jane, au lieu de lui écrire, écrivit à son père. Elle savait la faiblesse du duc, elle redoutait de sa part une abjuration, et, tout en le consolant, elle s'efforçait de le prémunir.

Après la conspiration de Northumberland, elle lui avait écrit:

«Mon père, quoiqu'il ait plu à Dieu de se servir de vous pour abréger ma vie, lorsqu'il vous appartenait de la prolonger, je vous assure que je me soumets avec résignation.... Ainsi, mon bon père, je suis disposée à mourir. Cette mort peut vous paraître terrible, mais pour moi je considère comme très-avantageux de sortir de cette vallée de misère pour aspirer au trône céleste avec Jésus-Christ, mon Sauveur. Que le Seigneur continue à vous maintenir dans la foi inébranlable qu'il vous a accordée jusqu'à présent (s'il est permis à une fille d'écrire ainsi à son père), de manière qu'à la fin nous puissions nous rencontrer dans le ciel.

«Je suis, jusqu'à la mort, votre fille obéissante,
«Jane Dudley

Après la conjuration de Wyatt, elle écrivit encore à son père, dont la seconde rébellion la poussait, elle et Guildford, à l'échafaud:

«Mon Père,

«Que le Seigneur fortifie votre grâce, puisque toutes ses créatures ne peuvent être fortifiées que par sa parole; et, quoiqu'il plaise à Dieu de vous enlever deux de vos enfants (elle et Guildford), je vous supplie très-humblement de croire qu'en échappant à cette vie périssable, ils ont conquis une vie immortelle. Pour moi, mon bon père, je prierai pour vous dans l'autre monde comme je vous ai honoré dans celui-ci.

«De votre grâce, l'humble fille,
«Jane Dudley

Elle écrivit aussi au chapelain de son père, Harding, qui avait fait profession de catholicisme. Elle lui reprochait le mauvais exemple qu'il avait donné, et, par un blâme énergique, elle essayait de provoquer en lui le remords.

La veille de son exécution, le 11 février, Jane fut fort agitée. Son père avait été ramené à la Tour le 10. Il était près d'elle et elle le sentait malheureux sans qu'il lui fût possible de l'encourager et de baiser ses cheveux blancs.

Elle avait mal dormi dans la nuit du 10 au 11. Des rafales sinistres avaient sifflé de la Tamise et gémi par tous les corridors de la Tour. Une des femmes de Jane, mistress Tylney, lui ayant dit:

«Avez-vous entendu cette nuit le vent dans le donjon, madame?

—Oui, avait-elle répondu mélancoliquement. Il me plaisait mieux autrefois dans la cime des pins de Charnwood.»

Elle se rasséréna pourtant peu à peu dans les effusions religieuses où elle était intarissable.

Sur le soir, elle parcourut un Nouveau Testament grec au bout duquel il y avait quelques pages blanches. Ces pages l'invitaient. Elle y traça des lignes attendries. De ses deux sœurs lady Catherine et lady Marie, c'était lady Catherine qu'elle avait toujours eue en une amitié plus intime, et c'est à elle qu'elle transmit ce souvenir si plein de ses sollicitudes.

«Le livre que je vous envoie, ma chère Catherine, sans être relié avec des ornements d'or ou avec des broderies d'un travail exquis, n'en est pas moins, par ce qu'il contient, plus précieux que les mines les plus riches de la terre; c'est, ma meilleure amie, le livre de la loi du Seigneur, son testament et la dernière volonté qu'il a léguée aux misérables pécheurs pour les conduire dans la voie du salut. Si vous le lisez avec attention et si vous suivez les excellents conseils qu'il donne, il vous mènera indubitablement au bonheur éternel; il vous apprendra comment il faut vivre et mourir; il vous apportera dès à présent une félicité plus grande que celle que vous eussiez obtenue par les biens de notre malheureux père....

«Désirez avec David, ma bonne sœur, de comprendre la loi du Seigneur notre Dieu. Ne comptez pas sur votre jeunesse pour vivre de longues années: car lorsque Dieu nous appelle, les heures, les temps et les saisons sont semblables. Bienheureux alors ceux dont les lampes sont allumées; le Seigneur est aussi bien glorifié par la jeunesse que par la vieillesse!

«Permettez-moi de vous parler encore, ma chère sœur, pour vous apprendre à mourir; renoncez au monde, bravez le démon, méprisez la chair, réjouissez-vous seulement avec le Seigneur, repentez-vous de vos péchés sans jamais désespérer; ayez confiance en votre foi sans être énorgueillie, et souhaitez, à l'exemple de saint Paul, d'être avec Jésus-Christ, près duquel on jouit d'une vie nouvelle.

«Ressemblez au serviteur fidèle qui veille au milieu de la nuit; veillez, de peur que la mort ne vous surprenne endormie.... Réjouissez-vous en Jésus-Christ, et puisque vous avez le nom d'une chrétienne, attachez-vous à ses pas; imitez votre maître, portez votre croix pour y déposer vos péchés et pressez-la toujours contre vous.

«Maintenant, pour ce qui regarde ma mort, ne vous en affligez pas plus que moi, ma très-chère sœur: car je serai délivrée de ce corps corruptible pour revêtir l'incorruptibilité; je suis assurée qu'en échange d'une vie mortelle, j'en obtiendrai une qui sera immortelle et pleine de joie, faveur que je prie Dieu de vous accorder, selon sa bonté infinie, ainsi que celle de vivre dans la crainte du Seigneur et de mourir dans la véritable foi chrétienne. Au nom de notre Dieu, je vous exhorte à ne jamais vous en séparer ni par l'espérance de la vie, ni par la terreur de la mort; car si vous reniez sa parole.... Dieu aussi vous reniera, et par punition, abrégera la vie que vous auriez voulu prolonger au prix de votre âme; mais si, au contraire, vous vous dévouez à lui, il vous accordera de longs jours et vous associera à sa propre gloire. Que Dieu présentement me conduise à cette gloire, et vous ensuite, quand il lui plaira! Adieu pour la dernière fois, ma sœur bien-aimée, placez toute votre confiance en Dieu seul, puisque lui seul peut vous secourir.

«Votre tendre sœur,
«Jane Dudley

Tout émue par cette lettre, Jane continua de monter sur les ailes de l'âme jusqu'aux sommets de Dieu. Elle se réfugia dans les mystères de ce grand Dieu, s'y plongea et s'y replongea, emportant avec elle dans l'infini tout fardeau mortel. Elle composa une prière admirable, où elle répandit les trésors de son cœur. Sa dernière nuit, la nuit du 11 au 12 février, était écoulée à demi lorsqu'elle posa la plume. Avertie par mistress Tylney, elle se déshabilla et se coucha pour réparer ses forces et pour soutenir les fatigues du lendemain.

Je connais d'Holbein, le peintre incomparable de Jane Grey et de presque tous mes personnages, l'esquisse d'une jeune femme étendue dans l'ombre d'une alcôve. Les traits ne sont qu'indiqués. Le corps souple repose dans une courbure indescriptible. Il est enveloppé d'un chaste manteau et d'une large robe dont les plis sont pudiquement ramenés sur les pieds immobiles.

Pourquoi ce dessin, à peine formé, me rappelle-t-il Jane Grey et sa nuit suprême? Je ne sais, mais il me les rappelle.

Cette rapide esquisse est pour moi une évocation d'un saisissement inexprimable. Jane, au milieu de son rêve de captive, s'y enchante des délices d'un monde meilleur, et son imagination religieuse lui découvre du fond de son cachot le ciel ouvert.

Dans cette nuit où nous sommes, dans cette nuit du 11 au 12 février 1554, qui fut la dernière de Jane Grey, la Tour de Londres, si l'on en croit la légende, chancela sur ses bases; les pavés et les pelouses du monument lugubre furent souillés d'une rosée rouge; une hache d'acier poli se dessina funèbrement dans les airs, au-dessus de la loge de maître Partridge, où Jane Grey était détenue. C'est ainsi que la sensibilité populaire traduisait en images l'arrêt imposé par Marie Tudor.

Cependant Jane se réveilla toute magnanime: rien n'inspire comme la conscience. L'héroïque princesse eut raison de ne pas céder par peur aux théologiens de Marie; si elle eût fléchi, la reine, après l'avoir flétrie, ne l'aurait pas moins tuée. Il faut lire dans les papiers Granvelle (tome IV) la lettre de Simon Renard à Charles-Quint. L'ambassadeur approuve l'intention inébranlable de Marie et l'y confirmerait si la reine était indécise, mais elle ne l'est pas.

Voici ce petit fragment de correspondance, qu'on n'accusera pas d'ambiguïté. Le diplomate est d'une netteté terrible.

Londres, 8 février 1554.

«Sur le commandement de la reine Marie, l'on tranche mardi la teste à Jane de Suffolk.

«Plusieurs prisonniers ont écrit à la reine pour miséricorde: mais elle est déterminée de pousser ses affaires par justice et de incontinent leur faire couper le cou.»

Voilà Marie Tudor, illuminée d'un de ces éclairs de l'histoire qui dissipe les erreurs autour d'un personnage, à la manière du jour lorsqu'il dissipe les ténèbres! Oui, voilà Marie Tudor, l'élève de Rome et de l'Espagne, la femme que l'on cherche encore à réhabiliter par un de ces paradoxes déplorables qui ne blessent pas moins l'équité que la vérité. Je n'appuierai pas. Je ferai remarquer seulement que si Feckenham, en offrant à Jane Grey la vie pour la conversion, pouvait être de bonne foi, Marie certes tendait un piége.

Jane n'y tomba pas: l'apostasie l'épouvantait plus que la mort. Par le courage de sa conviction, elle ne sauva pas moins son honneur devant les hommes que sa droiture devant Dieu.

C'était le 12 février 1554. Jane, de son lit, parla d'une voix amicale à ses deux compagnes, s'informa de leur santé, et leur désigna la robe, le bonnet, le collier, le fichu, le mouchoir, les gants et le livre convenables à la funèbre solennité. Ces détails de toilette furent préparés sous sa direction. Elle s'habilla ensuite. Sa physionomie, toute recueillie dans un mystère, n'avait que plus de charme; des lueurs d'âme en sortaient par intervalles comme d'une belle nuée. Quoique attentive à tout et affectueuse pour ses femmes, pour mistress Tylney particulièrement, on devinait qu'elle flottait dans un dialogue intérieur, et que sa conversation était déjà dans le ciel.

Son père, le duc de Suffolk, avait été ramené à la Tour. Son mari allait être décapité avec elle. La reine avait d'abord décidé que lady Jane et lord Guildford seraient exécutés ensemble devant la foule. Mais les ministres ayant insisté dans le conseil sur le péril d'une exécution simultanée qui serait peut-être assez pathétique pour communiquer à la multitude une pitié séditieuse, il fut résolu que Guildford seul serait frappé en public.

Quelques heures avant le supplice, il eut l'autorisation de demander à Jane une dernière entrevue. La pauvre princesse fut profondément bouleversée. Elle hésita, mais elle répondit bientôt que Guildford et elle s'aimaient trop pour s'exposer à un tel danger d'attendrissement. «Lui surtout, dit-elle au messager, aura besoin de tout son courage devant les spectateurs plus nombreux que les miens, et je ne veux pas l'amollir. La plus grande preuve de mon amour, je la lui donne aujourd'hui, qu'il le sache bien.»

Lord Guildford comprit le stoïcisme de sa femme. Il s'y associa. «Sans cette prudence, dit-il, j'aurais pu être faible; maintenant je suis assuré de mourir comme il sied à un Dudley.» Il tint parole. Lorsque Guildford, conduit par Thomas Offleie, l'un des shérifs de la Cité, passa sous le pavillon de maître Partridge, la malheureuse Jane tressaillit au bruit des soldats, mais se ranimant dans une élévation religieuse, elle courut à sa fenêtre et, de là, contemplant le lamentable cortége de deuil, elle échangea un regard avec l'amant de son cœur. Lord Guildford fut fortifié par ce regard. Il ne chancela point dans sa marche avec Offleie jusqu'à l'Esplanade. Avant de la gravir, il avait reconnu quelques-uns de ses amis, entre autres sir Anthony Browne et sir John Throckmorton. Il leur serra la main à tous et parvint bravement à l'échafaud. La dignité de son attitude et sa présence d'esprit témoignèrent de son abnégation. Il salua le peuple, et, réclamant les prières de chacun, il subit sa peine en gentilhomme, sans forfanterie comme sans défaillance.

Guildford Dudley décapité, les shérifs se rendirent auprès de sir John Gage, chevalier de la Jarretière et constable de la Tour. Il y avait une alliance entre lord Guildford et lui, ce qui empêcha peut-être Gage de mener Jane Grey à la place de l'exécution. C'était assez pour lui d'annoncer à la princesse que c'était le moment fatal et que les shérifs attendaient. Jane observa l'affliction empreinte sur les traits de sir John, qui n'avait cessé de lui prodiguer les plus affectueux égards. Elle lui fit un signe de tête bienveillant, comme à un loyal officier qu'elle dégageait de la responsabilité d'une telle mission et qui au contraire en était navré. Gage s'inclina et, dans sa gratitude, il sollicita de Jane un souvenir. La princesse prit ses tablettes, en déchira une page et y grava ces mots:

«La justice des hommes va s'exercer sur mon corps; mais la miséricorde de Dieu se déploiera sur mon âme.»

Elle remit le feuillet à sir John Gage et lui dit qu'elle était prête.

Ce fut sir John Bridges, le lieutenant de la Tour, qui devait être le guide de la princesse dans le fatal trajet. Ce farouche geôlier avait accablé Wyatt d'objurgations; il fut tout autre pour la princesse. L'intrépide douceur de la prisonnière dompta en lui la rudesse du soldat. «Elle est plus brave qu'un capitaine,» s'écriait-il. Il conserva toujours pieusement un recueil de prières où la princesse avait tracé pour lui ces lignes:

«Puisque vous avez désiré qu'une malheureuse femme écrivît dans un recueil si remarquable, bon lieutenant, je vous demande, comme amie et comme chrétienne, de ne pas vous fier à votre propre jugement, mais d'avoir recours à Dieu.... Vivez pour mourir, afin que, par la mort, vous puissiez acquérir la vie éternelle; souvenez-vous de Mathusalem, qui, selon l'Écriture, était l'homme le plus âgé qui eût existé, et qui finit cependant par mourir; car, d'après l'Ecclésiaste, il y a un temps pour naître et un temps pour mourir, et le jour de notre mort est meilleur que le jour de notre naissance.

«Dieu m'est témoin que je suis votre
«Jane Dudley

Sir John Bridges n'avait jamais fait son devoir de lieutenant de la Tour avec autant d'aversion que dans cette mémorable circonstance. Après s'être concerté avec sir John Gage, il s'approcha de lady Jane, moins en chef militaire qu'en serviteur.

L'auguste captive agréa les excuses que balbutiait Bridges et se montra disposée à tout. Il franchit alors la porte et s'avança le premier avec deux autres officiers. La prisonnière venait immédiatement, appuyée sur une de ses femmes, qui sanglotaient toutes deux. Ses gardes fermaient l'escorte. Jane arriva par de sombres corridors et de tortueux escaliers à la grande cour. Ni les cloches qui sonnaient, ni l'appareil sinistre de la forteresse, ni les postes armés, ni les licteurs féodaux qui la précédaient, ni la hache ni le bourreau qu'elle apercevait au loin ne la troublèrent un instant. Mais sa sérénité l'abandonna entièrement à quelque distance du gazon de la Tour où son échafaud était dressé. Un incident plus lugubre mille fois que cet échafaud la secoua soudainement comme la bise secoue une feuille. Elle rencontra le char ruisselant et recouvert d'un drap rouge qui ramenait à la chapelle de Saint-Pierre les restes mutilés de lord Guildford! Il y eut une courte halte que la princesse interrompit en accélérant le pas d'un mouvement convulsif. La voiture roula lentement vers la chapelle, tandis que Jane se hâtait vers la pelouse où sont maintenant les cailloux noirs vis-à-vis de la tour blanche. «Cher Guildford, s'écria Jane, je vais te rejoindre. Ce vil char ne contient que la plus infime partie de toi-même. La meilleure est en Dieu. Il me convie, ce grand Dieu, à des noces éternelles, et nul ne séparera ce qu'il aura réuni dans son sein.»

Jane, par un puissant effort et par la certitude prompte du sépulcre, retrouva son calme héroïsme. Elle qui avait gravi tremblante les degrés du trône, elle monta en souriant les degrés de l'échafaud.

Elle rassembla et concentra ses pensées. Elle accoutuma peu à peu ses yeux à tout ce qui l'entourait, aux tentures, à la paille du parquet, aux gardes, à la hache, au billot, à l'exécuteur, aux formes sinistres du monument féodal, enfin aux privilégiés, soit de l'aristocratie, soit du peuple, dont on n'avait pas déçu la curiosité. Son auditoire était moins vaste dans l'intérieur de la Tour que ne l'avait été celui de Guildford à l'Esplanade.

Avant de s'adresser à cet auditoire très-redoutable, quoiqu'il ne fût pas tumultueux, Jane se tourna vers Bridges et lui dit: «M'est-il permis de parler?—Oui, madame, et à votre gré,» répondit le vétéran.

Lady Jane alors affronta l'auditoire attentif.

«Mylords, et vous bon peuple, ma sentence est équitable, non pas que j'aie usurpé l'autorité royale volontairement; mais j'ai consenti par entraînement à un acte coupable. En cela j'ai violé la loi et je mérite d'être punie par la loi. Mes juges ont présumé que j'avais adhéré librement. J'ai péché, il est vrai, en vivant selon les vanités du monde et Dieu m'inflige la mort avec justice. Je ne me plains pas; je remercie au contraire mon Rédempteur de m'avoir ménagé le temps d'expier mes fautes.»

La princesse fit une pause, pressa fortement son livre de piété en joignant les mains et reprit à plus haute voix:

«Mylords, et vous bon peuple, je vous conjure d'être mes témoins que je meurs en chrétienne, déclarant que j'ai la confiance d'être sauvée par la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, et non par mes propres œuvres. Et à cette heure que je suis en vie et en repentir, je vous supplie de prier avec moi et pour moi.»

Quand elle eut ainsi déchargé sa conscience trop scrupuleuse, lady Jane sembla transfigurée. Elle renoua en elle-même sa prière habituelle; et cette prière était un chant. Elle chantait, la noble princesse, à la manière des cygnes qui, étant devins, selon l'antiquité, chantent dans l'agonie parce qu'ils savent où ils iront.

Le courage de Jane Grey croissait à mesure que l'aiguille courait sur le cadran. Elle n'avait pas encore dix-sept ans révolus. Elle était belle d'un éclat de beauté matinale. Ses traits étaient d'une distinction exquise. Son teint avait la fleur de l'adolescence. Elle brûlait d'un amour légitime, elle ne doutait pas de l'immortalité. Elle croyait fermement que le trépas allait lui rendre pour l'éternité tout ce qu'elle avait aimé et perdu ici-bas. L'ardeur de ces grands sentiments et de ces grandes idées donnait à son visage une expression si radieuse, que d'après la tradition, la Tour, cette forteresse ténébreuse, en resplendit toute de la base au sommet.

Jane ayant épuisé les préliminaires du supplice, s'agenouilla et récita dévotement le psaume: Miserere nobis, Domine. Dès qu'elle se fut relevée, elle refusa le secours du bourreau pour se déshabiller à demi et elle accorda à ce meurtrier légal le pardon qu'il sollicitait d'elle. La princesse, s'étant retirée un peu à l'écart, accepta l'aide de ses deux compagnes et dénoua sa robe, raconte un contemporain, comme pour aller dormir. Elle ôta ensuite ses gants, qu'elle donna avec son mouchoir, son collier et son fichu à mistress Tylney. Se rapprochant alors du bourreau, elle tendit son livre à Thomas Bridges, frère du lieutenant, et s'agenouilla de nouveau sur la paille fraîche dont l'échafaud était semé. Elle eut une minute de vertige. Ce billot, qui offusquait probablement sa dernière prière lui fut en horreur. Elle s'informa auprès de l'exécuteur s'il ne pourrait pas l'écarter un instant. «Non, madame, répondit l'homme, cela ne se fait pas.—Que la volonté de Dieu s'accomplisse donc sur moi!» dit-elle, et se bandant les yeux elle-même, elle dit encore en cherchant au hasard le billot: «Où est-il?» Quelqu'un le poussa à sa portée. Elle le toucha, dit au bourreau: «Dépêchez-moi vite!» et à Dieu: «Me voici, Seigneur; je remets mon esprit entre vos mains.» Puis elle posa humblement dans l'échancrure du billot son cou flexible. Le bourreau l'abattit sous l'acier. Les assistants, et parmi eux Antoine de Noailles, ambassadeur de France, furent étonnés de l'abondance de sang qui courut sur l'échafaud (12 février 1554).

L'émotion fut profonde, mais silencieuse. Un mot, un geste, un soupir, eussent été notés comme des attentats. L'effroi étouffa dans les poitrines la douleur universelle.

Sur le soir, le corps de la princesse, transporté aussi dans un char à la chapelle de Saint-Pierre, fut descendu près de celui de lord Guildford, au fond d'un tragique caveau nuptial, tandis que les deux âmes nageaient ensemble parmi les étoiles du ciel de Dieu.

Onze jours après, le duc de Suffolk, père de Jane Grey, puis successivement lord Thomas Grey, son oncle, sir Thomas Wyatt et un grand nombre de leurs partisans furent exécutés. Mais tous ces supplices ne consternèrent pas autant l'Europe que le supplice de Jane.

Ce ne fut qu'un cri dans toutes les cours.

La duchesse de Vendôme pleura entre le fauteuil de son père Henri d'Albret et le berceau de son fils Henri IV. La duchesse de Valentinois, Diane de Poitiers, ne fut pas moins attendrie. Elle écrivit à Mme de Montaigu une lettre que le premier j'ai publiée dans l'Histoire de Marie Stuart et qui manifeste dans Diane le don du style autant que le don des larmes. «Madame, dit-elle, l'on me vient d'apporter la relation de la pauvre jeune reine Jane, et ne me suis pu empescher de pleurer à ce doux et résigné langage qu'elle leur a tenu à ce supplice. Jamais fut-il si accomplie princesse? Hélas! voyez ce que c'est souvent de monter au dernier degré, qui ferait croire que l'abîme est en haut.»

La France, l'Allemagne, la Suisse s'indignèrent; l'Angleterre, livrée à la réaction espagnole et catholique, gémit. Les juges de Jane Grey subirent toutes les tortures mystérieuses de la conscience. Morgan, qui les avait présidés, revoyait nuit et jour le fantôme sanglant de la princesse. Il expira sous cette vision obstinée, dans un désespoir entrecoupé de folie.

Jane n'eut pas le temps, mais elle aurait eu l'intelligence et la volonté de fonder l'Angleterre en lui donnant pour loi le protestantisme, pour politique le gouvernement parlementaire, pour carrière immense l'industrie, pour messagère et pour sauvegarde la marine, une marine ailée et armée sur toutes les mers, une marine supérieure elle seule aux marines du monde entier! Ce sera l'œuvre d'Élisabeth. Moins femme que Jane Grey, d'une nature moins féconde et moins noble, Élisabeth eut pour compensation la fortune, qui suffira à faire d'elle la plus grande reine et même le plus grand roi de l'Angleterre.

Jane, elle, n'appartient pas uniquement à son île: par la variété de ses prestiges, par la jeunesse, par la grâce, par la science, par la beauté, par les revers, par la tendresse, par les hautes faveurs et par les tragiques retours du sort, elle appartient à l'humanité tout entière. Elle reporte l'imagination à ces jeunes têtes sur qui s'amoncelèrent les espérances et qui tombèrent prématurément. Drusus, Marcellus, Germanicus et ce fils de Vespasien, les délices trop rapides des peuples: voilà ce que Jane Grey rappelle invinciblement. Aussi, comment ne pas s'écrier avec Aylmer, lorsqu'il apprit l'affreux supplice: «Joanna, breves «et infaustos «generis humani» amores!» Jane, les courtes et malheureuses amours du genre humain!

Tel est, ciselé d'avance par Tacite lui-même, le cadre antique où brillera désormais et à toujours la figure immortelle de Jane Grey.

Le sang de cette princesse a rejailli sur Marie Tudor, qui en est demeurée plus hideuse dans tous les siècles. Ce n'est que justice. Marie Tudor, qui tua sa cousine comme hérétique et comme séditieuse, avait défendu de prier pour Henri VIII son père, sous prétexte qu'il était schismatique. Voilà ses sentiments de famille. Elle qui fit trancher tant de têtes échappa au talion: elle ne fut pas décapitée. Mais le châtiment la visita par des voies indirectes. Elle ne fut pas mère. Épouse et reine, elle fut méprisée et abhorrée. Délaissée, presque répudiée, les exécutions des bourreaux furent ses seuls et amers plaisirs. Son unique théâtre était la Tour de Londres, Cirque odieux des Tudors, Colisée gothique dont la hache fut la bête féroce infatigable et insatiable. Dédaignée de Philippe II, Marie régna vieille fille plutôt que femme, dans la fête des supplices et dans les tourments de sa couche vide. Elle ne fut aimée de personne.

Lady Jane Grey, au contraire, fut adorée. Elle reçoit une sorte de culte à plus d'un foyer de son île et du monde. Ses portraits sous les cottages, ses statues au milieu des parcs, multiplient son souvenir et le conservent, comme je voudrais l'avoir sculpté ici, dans sa blancheur inviolée. Nulle mort ne surpassa en grandeur la mort de cette princesse; nulle vie n'égala sa vie en pureté, en poésie, en droiture, en élévation intellectuelle et morale.

Jane Grey représenta, dans la Renaissance, par un doux génie et une intime vertu le protestantisme et la philosophie. Elle fut une muse aristocratique, chrétienne et platonicienne, avant d'être une sainte du martyre. Elle montra, aussi bien qu'un sage, quelle chose fortifiante est la foi en Dieu, à l'heure suprême, et comment le spiritualisme peut faire d'un billot un bon chevet pour mourir.

FIN.


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