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Histoire de Jane Grey

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Cinquième mariage du roi.—Catherine Howard.—Son portrait.—Illusion de Henri VIII.—Dénonciation de Lassels.—Lettre de Cranmer au roi.—Procès de la reine.—Son courage, sa mort.—Supplice de lady Rochefort.—Le catholicisme perd en Catherine Howard sa meilleure espérance.—Cranmer.—Affection de Henri VIII pour son primat.—Le roi épouse Catherine Parr, sa sixième femme.—Elle est calviniste.—Le danger de sa théologie avec Henri.—Comment elle se sauve.—Jane Grey à Bradgate.—La forêt de Charnwood.—Légende sur lord Thomas Grey.—Tendresse de la reine pour Jane.—Arrivée de la princesse à la cour.—Derniers mois de Henri VIII.—Le comte de Surrey.—Son portrait.—Prison de Norfolk.—Mort du roi et délivrance du duc.—Henri VIII.

Catherine Howard avait ensorcelé Henri VIII. Selon son habitude, il l'avait épousée un peu trop tôt. Il allait vite en passion. Dès le 8 août 1540, quelques semaines après son divorce avec Anne de Clèves et le trépas de Cromwell, le roi déclara son nouveau mariage. Alourdi d'embonpoint, rongé d'un ulcère à la jambe gauche, il se réveilla tout à coup de ses défaillances. Catherine l'avait ressuscité. Il ne la quittait presque pas. Il prodiguait pour elle les fêtes, les galas, les bals, les voyages. Lui qu'une lèpre dévorait, il s'habillait de damas, il se coiffait de plumes, il se parait de diamants. Il se faisait beau à merveille. Car il se croyait aimé non comme roi, mais comme homme, aimé pour lui-même. Catherine le lui persuadait, elle le flattait, le caressait, l'enchantait, l'exaltait, le rendait insensé. Elle avait une expérience précoce et des ardeurs impétueuses. Elle déployait des ressources et des témérités de courtisane.

Son caractère avait un tour unique de nonchalance et de pétulance. Elle semblait endormie et elle éclatait soudain de coquetterie et de résolution. Aimable, gaie, entreprenante, elle avait parfois des langueurs redoutables. Elle était un composé de pavots et de salpêtre dont les infiltrations se succédaient en elle pour assoupir ou pour illuminer ses heures. Elle avait un instinct de débauche, un esprit frivole, lorsqu'il n'était pas diabolique, un tempérament d'imagination autant que de sens et de volupté. Elle était partout un souffle de vie. Elle électrisait les promenades, la table, la musique, les danses, les comédies, jusqu'à l'étiquette. Elle était héroïque aux rendez-vous de galanterie. Elle avait alors une bravoure de champ clos. Elle était folle de son âme et de son corps.

Holbein ici, selon sa coutume, achève l'histoire d'un coup de pinceau. Il a laissé un délicieux portrait de Catherine Howard.

Elle n'était pas d'une beauté fière comme Catherine d'Aragon, ni d'une beauté piquante comme Anne Boleyn, ni d'une beauté suave comme Jeanne Seymour, ni d'une beauté naïve comme Anne de Clèves, mais d'une beauté mobile, insidieuse, imprudente. Son front est aristocratique, son nez à la Roxelane est étourdi. Son teint s'allume à la fièvre du plaisir, ses yeux couleur des lacs lancent des flammes humides. Ses cheveux d'un blond roux étincellent. Sa bouche est amoureuse et diplomatique: elle brûle et elle trompe. Elle jure et elle se parjure. Elle promet et elle ment. Elle appelle les baisers. Elle se moque d'un tyran trop mûr et elle sourit aux pages, aux lords, aux artistes, les instruments de son caprice insatiable, les jouets de ses rapides désirs.

Le roi ne s'apercevait de rien et ne doutait pas de Catherine. Il la désignait aux comtés qu'il parcourait avec elle. Il la présentait partout avec effusion. N'était-ce pas la perle de la noblesse et de la royauté? Henri VIII était convaincu de la tendresse de Catherine. Il se flattait que pas une des pensées de la reine ne s'égarait hors du cercle de sa personne et qu'elle était absorbée en lui comme en un Dieu. Ce despote blanchissant serait ridicule, s'il n'était pas si tragique.

Son séjour à York et dans tout le diocèse d'York fut une ovation perpétuelle. Henri se rendait le témoignage d'avoir atteint l'apogée de la gloire et du bonheur. Il convenait qu'il était le plus éminent pontife, le plus sage roi, le mari le plus heureux du monde entier. C'est du tourbillon de ces chimères qu'il rentra dans son palais d'Hampton-Court.

L'effroi s'était emparé des réformateurs et des réformés d'Angleterre. Aussi implacable que le duc de Norfolk et que l'évêque de Winchester, Catherine Howard était plus dangereuse. Elle était toute-puissante. Que ne tenterait-elle pas? Elle avait obtenu la tête de Cromwell. Qui l'empêcherait de solliciter la ruine du protestantisme? Voilà ce que se disaient entre eux les novateurs.

Au plus fort de leur épouvante, un homme obscur demanda une audience à l'archevêque de Cantorbéry. Cet homme s'appelait Lassels. Il avait une sœur qui, assurait-il, était restée longtemps au service de la duchesse douairière de Norfolk et qui savait sur Catherine Howard des choses à perdre la reine et à sauver le saint Évangile. «Quelles sont ces choses, dit le primat?—Eh! bien, répondit Lassels, miss Catherine, n'ayant plus ni père ni mère, recueillie par son aïeule, a fait du château de ses ancêtres un lupanar. Dès l'âge de quinze ans, elle y a eu plusieurs amants à la fois et parmi eux Culpepper son cousin, Mannoc un musicien et Deheram un page. Ce dernier «a couché plus de cent nuits avec elle.» Qu'on arrête les coupables et qu'on les interroge, ajouta Lassels. Moi, je me constitue prisonnier pour soutenir ma dénonciation et pour les confondre.»

Cranmer était bon et noble. Son premier mouvement fut de se taire. Mais il était responsable de l'avenir de la Réforme. Il alla trouver ses amis Audley, le chancelier, et Édouard Seymour, comte d'Hertford, le beau-frère du roi. Tous deux furent d'avis de tout révéler à Henri VIII. Cranmer s'étant rallié à leur sentiment, stipula du moins qu'en préservant la Réforme par cette accusation, ils chercheraient tous à préserver la reine. Il n'y avait qu'à supposer un contrat antérieur avec l'un de ses amants pour faire prononcer le divorce, au lieu de la mort.

Cette délibération finie et Lassels captif, le primat chargé d'annoncer au roi la terrible vérité, la raconta dans une lettre. A l'issue de la messe, il remit lui-même au monarque le pli scellé de son sceau. Le roi fit voler le cachet, lut, pâlit, hésita quelques secondes et ordonna l'enquête. Il ne s'emporta pas contre le primat qu'il respectait et qui avait fait son devoir. Il lui dit seulement qu'il méprisait la calomnie, et que, s'il ouvrait une procédure, c'était afin de connaître tous les calomniateurs de sa chère Catherine et de les exterminer. Deheram, Mannoc, Culpepper furent aussitôt saisis et conduits à la Tour. Deheram se confessa coupable. Mannoc dévoila plus d'horreurs que le primat n'en soupçonnait. Culpepper se réfugia dans le silence. Le roi foudroyé sous l'évidence cria, pleura et sanglota. Il souffrit plus encore dans son amour-propre que dans son amour. Il relégua la reine à Sion-House, une ancienne abbaye que Henri avait donnée et reprise à l'évêque de Londres. La prisonnière nia tout d'abord, mais il fut prouvé qu'elle s'était livrée comme fille et comme reine à plusieurs. Elle avait gagné trois de ses femmes et lady Rochefort qui, près de l'alcôve où elle recevait ses favoris, veillaient sur ses plaisirs. Lady Rochefort, pendant que le roi était à Lincoln avait introduit dans la chambre de la reine, à onze heures du soir, le brillant Culpepper et il ne s'était retiré qu'après quatre heures du matin. Catherine lui avait fait présent cette nuit-là d'un bonnet de velours brodé de sa main.

Il n'en fallait pas tant à Henri VIII et à son Parlement pour multiplier les supplices. Deheram et Mannoc furent pendus; Culpepper fut décapité. Les têtes de ces malheureux séchèrent à la pointe des hallebardes sur le pont de Londres.

La douairière de Norfolk, sa fille la comtesse de Bridgewater, le lord William Howard et sa femme furent, soit ruinés par la confiscation de leurs biens, soit jetés dans les cachots.

La reine et la vicomtesse de Rochefort furent condamnées au billot.

Le 10 février (1542), le duc de Suffolk descendait la Tamise de Sion-House à la Tour. Il avait dans sa barge une femme enveloppée de longs voiles. C'était la reine d'Angleterre. Elle fut écrouée dans la sombre prison.

Elle n'atténua pas ses fautes de jeune fille, mais elle affirma solennellement qu'elle n'avait point trahi Henri VIII. Ce fut Longland, évêque de Lincoln qui assista la jeune reine à ses derniers moments (12 février). Elle se repentit en Jésus-Christ et mourut avec l'héroïsme des hommes de sa maison. C'était une moins vive intelligence que sa cousine Anne Boleyn, mais ce fut un étonnant courage. Elle fut très-brave devant le bourreau et regarda sans frisson la hache d'acier qui allait teindre de son sang le gazon de la Tour.

Lady Rochefort, maudite et méprisée de tous, fléchissant sous le remords de ses jours et de ses nuits, s'écria: «Je vais enfin expier le crime d'avoir poussé injustement à cette place où je suis mon mari et Anne Boleyn, le frère et la sœur innocents.»

Catherine Howard ne se reprochait qu'un vice, et lady Rochefort se reprochait un forfait atroce: voilà pourquoi son repentir fut mille fois plus poignant que celui de la reine.

Le trépas de la cinquième femme de Henri VIII raffermit l'hérésie. Gardiner fit le mort. Le duc de Norfolk, en courtisan, se détourna de Catherine Howard, la fille de son frère, comme il s'était détourné d'Anne Boleyn, la fille de sa sœur. De parent il ne connaissait plus que le roi. Ce dévouement aussi faux qu'abject fut son bouclier.

Cranmer respira. Il regrettait seulement de n'avoir pas réussi à substituer le divorce au billot. Il voulut obstinément sans la pouvoir, la réduction de la peine. Le Tudor fut implacable.

L'archevêque de Cantorbéry était le prélat que Henri chérissait et honorait le plus. Le roi le défendait au besoin.

Un jour, il força un membre des communes qui avait insulté le primat en pleine assemblée, à se rétracter et à faire des excuses à l'archevêque.

Un autre jour, il feignit d'accueillir une pétition contre Cranmer. A l'instigation de Gardiner et du duc de Norfolk, des chanoines de Cantorbéry et des juges de paix du comté de Kent offrirent au roi de démontrer la complicité du primat dans l'hérésie. Henri ne refusa pas leur mémoire, ce qui combla de joie Norfolk et Gardiner, mais au lieu de méditer ce mémoire dans son cabinet, il demanda sa barge. Il le parcourut en attendant et dépêcha un message au primat afin de l'avertir de sa visite. Cranmer était à son palais de Lambeth sur la rive opposée à Whitehall. Il se hâta vers le bord de la Tamise pour recevoir le roi qui le prit dans sa barge, en l'invitant à une promenade sur l'eau. Le prélat ne fut pas plutôt assis, que Henri lui dévoila tout le complot et les auteurs du complot au nombre desquels il rangeait Gardiner et Norfolk. «Voilà, dit le roi, vos accusateurs, faites-en des accusés. Je ratifierai leurs juges lorsque vous les aurez choisis. Leur châtiment sera certain et je ne m'y opposerai pas.» Cranmer s'efforça de calmer le roi et de lui persuader que son secret désir était de ne pas se venger.

Un autre jour encore, Gardiner et Norfolk étant revenus à la charge, entraînèrent Wriothesley, lord chancelier par la mort d'Audley, le comte de Surrey, et Bonner, évêque de Londres. Tous insinuèrent au roi d'envoyer Cranmer à la Tour. Ils affirmèrent que non-seulement il était hérétique, mais qu'il n'y avait pas dans toute l'île un plus ardent fauteur d'hérésie. Henri VIII consentit à ce que les lords de son conseil fissent une citation à l'archevêque, se réservant, lui, de le remettre à la garde de Kingston, s'il y avait réellement culpabilité. Pendant que Gardiner dressait ses batteries contre son rival, le roi manda Cranmer de Lambeth à Whitehall. Il lui révéla tout et lui dit: «Comment repousserez-vous leur réquisitoire.—Sire, par la vérité.—Elle ne suffit pas. Ils auront de faux témoins. Vous avez la candeur d'un enfant et je sens bien que mon intervention sera nécessaire. Présentez-vous, demandez à être confronté avec vos dénonciateurs. On ne vous exaucera pas: Déclarez alors que vous en appelez à moi. Si cet appel est rejeté, montrez mon anneau que voici.» Henri daignant passer cet anneau redoutable au doigt du primat, Cranmer se rendit à la sommation des lords. Ils le laissèrent à dessein dans l'antichambre comme un criminel parmi les valets. Admis enfin devant ses collègues, ils essayèrent de l'intimider et de l'écraser sous une horreur factice. Ils repoussèrent toutes ses supplications, la confrontation avec les dénonciateurs et l'appel au roi. Ils se disposaient à le diriger sur la Tour d'où un seul prisonnier sortit de tous ceux qui entrèrent dans cette forteresse durant le règne de Henri VIII. Soudain Cranmer étendit le bras et l'anneau royal étincela aux yeux des lords. Ils levèrent aussitôt la séance et se rendirent avec le primat dans le cabinet du monarque. Henri ne leur ménagea pas les objurgations. «Ce n'est pas facilement que vous m'ôterez mon plus honnête serviteur, s'écria-t-il en désignant l'archevêque. Nul d'entre vous ne saurait lui être comparé. S'il condescend à vos avances, à vos excuses, ne tardez pas.» Tous s'empressèrent autour du primat qui leur tendit successivement la main. Le duc de Norfolk ayant dit au roi que les lords du conseil et lui-même ne voulaient que donner à l'archevêque l'occasion d'une justification éclatante: «C'est bien, reprit le roi; si vous traitez ainsi vos amis, je ne souhaite pas d'en être.»

Cranmer ne négligea pas de fixer les bonnes dispositions de Henri en se fortifiant auprès de lui par une sixième femme qu'il lui fit épouser au mois de juillet 1543.

Cette femme était Catherine Parr, fille du chevalier Thomas Parr, veuve de lord Latimer. Elle avait beaucoup de réserve et ne manquait cependant pas d'élan. Elle était sacramentaire dans le cœur. Elle avait des affinités d'opinions avec Anne Ascew qui avait quitté Kyme son mari pour prêcher dans les carrefours et dans les salons. Anne fut un des plus séduisants apôtres de l'hérésie. Elle avait emporté dans son courant la belle duchesse de Suffolk, mère de Jane Grey et la reine Catherine Parr. Cette généreuse Anne Ascew, ne compromit pas ces grandes dames et ne livra pas leurs noms aux captieux interrogatoires de Wriothesley. Elle souffrit la torture et le supplice du feu plutôt que de se démentir. Ce qui est admirable, c'est qu'elle n'entraîna personne dans le martyre. Elle se contenta de le subir avec une constance surhumaine.

Catherine Parr sauvée par le silence d'Anne Ascew, était une providence pour Henri VIII. Elle le soignait. Elle pansait elle-même l'ulcère qu'il avait à la jambe gauche. Elle le servait à table où il mangeait plus qu'aucun de ses courtisans, et, comme son régime de glouton l'avait fort appesanti, la reine suivait le fauteuil roulant qui transportait le roi des appartements aux jardins du palais. Partout Catherine l'entretenait de sa douce voix et l'amusait par des discussions théologiques où elle excellait.

Le rôle était périlleux. Catherine se laissait aller de temps en temps aux nouveautés et ne le cachait pas assez.

Une après-dînée, lord Gardiner engagea l'escarmouche avec la reine. Henri s'en mêla. Catherine répondit d'abord à l'évêque de Westminster, puis elle résista même au roi et se retira. Le Tudor resta quelques minutes taciturne. S'adressant ensuite à Gardiner:

«Je suis, dit-il, inquiet de la conscience de ma femme.

—Et moi autant que vous, sire, reprit l'évêque de Winchester. La reine est sur la limite de l'hérésie.»

A ce moment, Wriothesley s'étant glissé dans le cabinet du roi, fut mis au courant de tout et interrogé par le prince. Le chancelier appuya l'évêque, ajoutant que la reine était un centre d'opposition religieuse et peut-être politique.

«Que faire donc? dit le roi.

—L'enfermer quelques semaines sous la garde de Kingston, répliqua Wriothesley. Elle aura peur et sera plus sage.»

Henri VIII, qui avait de l'humeur, commanda au chancelier d'écrire le warrant d'emprisonnement et le signa.

Wriothesley, en retournant chez lui, lâcha par inattention ce warrant qui tomba dans un corridor du palais. Le papier fut ramassé et porté à la reine. Elle le lut et fut prise d'une subite attaque de nerfs. Elle se calma peu à peu et résolut de conjurer par son adresse le danger où elle était.

Le soir, elle vint comme à son ordinaire chez le roi. Tandis qu'elle versait de l'huile sur la jambe gauche et qu'elle l'entourait de linges, Henri, soulagé par ce pansement, essaya de recommencer la discussion. Catherine s'en défendit, se déclarant assez éclairée par l'argumentation du prince.

«L'homme, dit-elle, est fait à l'image de Dieu et la femme à l'image de l'homme. C'est à elle à s'incliner devant son mari. Moi surtout, continua-t-elle avec une insinuation affectueuse, je dois une soumission particulière aux inspirations de Votre Majesté. N'êtes-vous pas le plus grand roi et le plus grand théologien du monde? Vous avez vaincu François Ier sans doute, mais n'avez-vous pas aussi vaincu Luther et le pape? Qui oserait soutenir avec vous une lutte sérieuse?

—Vous, docteur Cath, répondit le roi fort apaisé.

—Non, non, dit Catherine, ni moi, ni personne. Si je discute avec Votre Majesté, c'est pour animer la conversation qui languirait sans cet artifice, c'est pour vous distraire de vos douleurs, c'est pour provoquer votre logique digne de saint Thomas et pour entendre des principes qui m'enseignent et qui m'édifient. Ah! sire, je sens tout mon bonheur et je remercie Dieu que mon devoir soit précisément de croire celui que j'aime et que j'admire le plus.

—Est-ce cela, mon cher cœur, s'écria le roi attendri, nous voilà bien reconciliés.» Et attirant la reine il l'embrassa.

Le lendemain, le roi était dans ses jardins avec Catherine, lorsque Wriothesley arriva pour arrêter la reine et la mener à la Tour. Il avait laissé à la porte une petite troupe armée. Henri se souvint du warrant, et lançant son fauteuil à roulettes au-devant du chancelier: «Que veux-tu? imbécile, triple niais, indigne coquin. Va-t'en, va-t'en, ou c'est toi que je logerai à la Tour.» Wriothesley disparut aussitôt, et la reine invitant le roi au pardon: «Pauvre Cath, dit Henri, ne me parle pas de cette figure patibulaire. Ce n'est pas à toi, mon amour, d'implorer pour ce drôle ma clémence.»

Catherine Parr fut dès lors beaucoup plus circonspecte. Si j'approfondis le délicieux portrait que nous avons d'elle, elle n'eut pas beaucoup de violence à se faire.

Catherine Parr est vêtue avec modestie. Sa robe est montante. Un double rang de turquoises descend chastement sur sa poitrine voilée. Elle arrange sa fraise de dentelle et sa couronne de diamants avec simplicité.

Son front est vaste comme la science de la théologie, lumineux comme la science de la cour et du monde. Ses oreilles écoutent; ses yeux n'observent pas seulement, ils épient, ils guettent. Sa bouche sourit aux problèmes, aux difficultés de l'étude et de la vie. Sa physionomie exprime une finesse enjouée. Elle en avait besoin avec Henri VIII. Elle n'esquivait la hache du roi qu'en se faisant son disciple. Elle portait dans les questions religieuses les subtilités d'un docteur, les précautions d'un diplomate, les grâces et la docilité d'une femme. Elle charmait le féroce pédantisme du roi, le désarmait et le dominait. L'esprit de Catherine était toujours présent sur ce formidable champ de bataille de la Bible où, menacée de mort le matin, le soir elle se sauvait en badinant.

Catherine Parr a pour moi un grand attrait. C'est près d'elle que je retrouve Jane Grey.

Je m'étais interrompu à dessein et j'ai laissé Jane sur la lisière de sa forêt de Charnwood. Il me fallait reprendre d'un peu plus haut le cours des temps, afin de mieux éclairer cette jeune héroïne de l'érudition et du martyre, dans la tradition de ses ancêtres, dans l'atmosphère et en quelque sorte dans l'orage d'idées où elle apparut.

Je vais la ressaisir au point où je l'ai quittée pour ne plus l'abandonner désormais.

Depuis le mariage de Catherine Parr avec le roi, Jane Grey, adorée de la nouvelle reine, résidait plus souvent soit à Whitehall, soit à Hampton-Court, soit à Greenwich.

Elle avait perdu son grand-père de Suffolk en 1545. Sa grand'mère, veuve de Louis XII, était morte quelques années auparavant. Son père et sa mère, à l'exemple de son aïeul, furent les amis de Cranmer et penchèrent tous deux vers le protestantisme autant que leurs devoirs de courtisans le permettaient.

Jane, elle, qui ne subordonnait pas Dieu au roi, fut plus ferme que ses proches dans la foi réformée. Elle s'y était initiée de bonne heure à Bradgate, le lieu de sa naissance, sous les auspices du bon Aylmer, son précepteur.

Bradgate était un vaste château carré, construit moitié en pierres de taille, moitié en briques. Ce château où l'on entrait par un pont-levis, puis par une porte monumentale, avait quatre ailes dont les angles étaient flanqués de quatre tours et de seize tourelles. L'intérieur des appartements n'offrait aucune trace du luxe moderne. Les châssis des fenêtres ornés de vitres, les tapisseries, les meubles sculptés, les armes damasquinées d'or et d'argent annonçaient cependant, non moins que l'étendue des murs, que Bradgate était la demeure d'un puissant lord (V. une estampe de 1560; Londres, cartons Fourniols).

Le parc, de neuf ou dix milles de circonférence, était planté d'arbres magnifiques. Plusieurs bassins y dormaient entre les joncs. Ces bassins servaient d'abreuvoirs au gibier, et ils étaient des viviers entretenus avec soin, de telle sorte que les propriétaires et les hôtes du château pouvaient se livrer en même temps et dans le même parc, les uns à la pêche, les autres à la chasse, selon leur goût.

Ce qui faisait la valeur incomparable de ce parc, c'était sa situation.

Il touchait à la forêt de Charnwood qui en était comme le prolongement. Les lords de tous les comtés connaissaient la forêt de Charnwood et l'hospitalité de Bradgate. Les marquis de Dorset étaient renommés pour leur courtoisie et pour leur générosité autant que pour leur bravoure.

Jane Grey qui, on le sait, naquit à Bradgate, y fut élevée aussi. Sa famille avait des établissements dans le Nord, mais cette famille s'était entièrement fixée dans le Leicestershire, depuis que le grand-père de Jane, Thomas Grey, y avait gravé sur le granit gothique son écusson.

C'est à Bradgate que Jane passa la meilleure partie de sa vie si courte et si pleine. Et maintenant que le château est en ruines, que les tours sont abattues, que les fossés sont taris, que les chenils et les écuries n'ont plus d'aboiements ni de hennissements, que le palais n'a plus de voix, dans ces débris silencieux ensevelis parmi les orties et les lierres, c'est encore Jane que l'on évoque, belle comme aux jours où du milieu des limbes de l'idiome saxon que Shakspeare ne tarda pas à illustrer, elle écrivait en latin de Cicéron aux humanistes, lisait en hébreu le roi-prophète et en grec le grand disciple de Socrate, ce Platon qui composait de parfums sa philosophie comme les abeilles de l'Hymète leur miel.

Là, dès l'enfance, elle entendait du fond de son cœur l'éternelle harmonie aux notes de laquelle elle accordait ses pensées qui étaient du génie et ses actions qui étaient de la vertu. La morale n'était ainsi pour elle qu'une musique divine.

Des chroniques catholiques se mêlent aux origines de Bradgate et teignent d'une lueur légendaire cet Éden féodal de Jane Grey.

L'année même où le château fut terminé, l'aïeul de Jane revenait d'une grande chasse. Il s'était écarté de ses compagnons et de ses serviteurs à la poursuite d'un cerf. Le cerf s'était dérobé dans les fourrés, et lord Thomas Grey se reposait un instant, les jambes pendantes hors des étriers: immobile, il respirait la fraîcheur humide du soir qui commençait, bien qu'il ne fut pas encore nuit. Le marquis s'était arrêté dans un carrefour de la forêt de Charnwood. Huit routes vertes partaient de ce carrefour et y aboutissaient. Par une de ces routes, la plus montueuse, il vit accourir un chevalier qu'il ne reconnut pas. Il l'attendit de pied ferme. A une longueur de lance, le chevalier dit au marquis:

«Milord, vous avez sur vos terres la plus belle fille de la Grande-Bretagne. C'est une de vos vassales. Elle a résisté à bien des séductions. Les uns disent que c'est par chasteté, les autres que c'est par amour pour Votre Grâce. Je suis de cette dernière opinion. Quoi qu'il en soit, je l'ai aperçue cette semaine à la foire de Leicester, et, que vous l'aimiez ou non, je vous préviens que j'en veux faire ma maîtresse.

—Avant cela, s'écria le marquis de Dorset, je t'aurai creusé une fosse dans ce carrefour. Tu mens par la gorge en attaquant la jeune fille. Sur mon honneur, elle est aussi sage que belle, et ce n'est pas moi, c'est un de mes archers qu'elle aime.»

En achevant ces mots, le marquis s'apprêtait à fondre l'épée au poing sur le chevalier.

«Saint-George!» s'écria-t-il en enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval.

Mais le bon cheval ne bougea pas et l'épée du marquis ne sortit pas du fourreau. C'est que par une autre route du carrefour un autre chevalier s'élançait sur l'étranger et le renversait d'un coup flamboyant.

Le vaincu ne se releva point. Seulement il se dissipa en cendres, en soufre et en fumée.

«Par le ciel! qui êtes-vous donc? demanda le marquis de Dorset.

—Je suis saint George, le patron de l'Angleterre et le protecteur de ta maison, reprit le chevalier inconnu. Mon fils, je suis venu à ton invocation. Cet homme que j'ai terrassé n'était pas un homme, c'était Satan lui-même. Il te tentait. Il cherchait à exciter ta passion pour une de tes vassales que tu cherchais à corrompre. Elle est si honnête qu'elle mérite au contraire tous tes bienfaits.» Et le saint disparut.

Le marquis de Dorset fit un signe de croix et rentra tout rêveur au château. Il ne ferma pas l'œil, et sa nuit ne fut qu'une insomnie.

Il sauta de son lit dès l'aube et il s'en alla chez son vassal. Il appela doucement la fille du fermier et ne lui parla pas d'amour comme il avait fait plusieurs fois à mauvaise intention. Il s'informa auprès d'elle et sérieusement de celui qu'elle préférait pour mari, ce qu'elle avoua en rougissant. Le marquis de Dorset aplanit toutes les difficultés en dotant la vierge de Bradgate, et la noce se fit gaiement dans le mois.

Jane Grey n'implorait plus saint George ni les autres saints: elle n'implorait que Dieu. Elle n'en aimait pas moins la forêt de Charnwood.

Qu'elle était grandiose cette forêt des rois d'Angleterre avant et après la conquête; cette forêt où Richard Cœur de Lion avait abattu le sanglier, où Henri VIII avait tué le daim! La petite Jane y pénétrait par les allées de son parc. Elle prêtait l'oreille aux cors lointains. Elle s'asseyait sur les mousses avec Aylmer et ils causaient soit d'un théologien, soit d'un philosophe, soit d'un fabuliste, sous l'obscurité mystérieuse des chênes. A l'âge de neuf ans, Jane étonnait Aylmer et tous ses maîtres. Elle ne croyait pas, à l'exemple des vassaux de son père, que le cardinal Wolsey sortît chaque nuit de son sépulcre de l'abbaye de Leicester pour se promener sur sa mule parmi les bois de Charnwood, mais dans son goût de paganisme classique, elle s'inspirait des contes mythologiques de la Renaissance et sa forêt lui paraissait pleine d'oracles. Le plus grand souffle qui l'animât cependant était le souffle chrétien et ce souffle portait la jeune fille vers tous les horizons de l'infini. Elle avait des élans de tendresse religieuse, et elle embrassait Dieu par mille entrelacements inextricables comme la vigne embrasse un arbre séculaire. Ainsi la forêt de Charnwood, cette forêt des Plantagenets et des Tudors, aussi primitive et aussi imposante qu'une forêt des Mérovingiens, ainsi la forêt de Charnwood qui était un monde de vénerie pour les marquis de Dorset, fut pour Jane Grey un monde de poésie et de prière. Peut-être la princesse, attentive selon les années et les événements, aux langues, à l'histoire, à la réforme, aux récits tragiques, entrevit-elle par surcroît dans ses retraites du comté de Leicester l'amour chaste, si doux aux vierges. S'il est permis d'interpréter un personnage réel d'après un lieu comme on le reconstruit d'après un texte, je conjecture que telles durent être les impressions de Jane Grey à Charnwood.

Je quitte à regret ce refuge végétal de Bradgate aux délices duquel s'arrachait Jane Grey, lorsqu'elle se rendait à la cour auprès de Catherine Parr qui l'amusait à des questions théologiques où s'exerçait déjà le précoce esprit de la petite fille.

Accompagnons Jane à Whitehall dans les derniers mois de la vie de Henri VIII (1546). Elle fut reçue maternellement par la reine dont les entretiens littéraires et bibliques avec elle égayaient fort le roi.

Henri VIII (V. ses portraits de cette époque) était alors vêtu, selon la saison, d'une robe de chambre en soie ouatée ou d'une peau d'ours blanc. C'est dans ces costumes qu'il traversait les allées de ses jardins de Whitehall, assis sur son fauteuil à roulettes, Cranmer, Gardiner, Longland, ou un autre évêque à sa gauche, Catherine Parr à sa droite, en avant ou en arrière ses deux grands lévriers, la princesse Marie, âgée de trente ans, la princesse Élisabeth, de quatorze ans, le prince Édouard, âgé de dix ans comme Jane Grey, et lui donnant presque toujours le bras (V. deux estampes de 1548; cartons Fourniols).

Ces derniers mois de sa vie (1546-1547), Henri fut anxieusement agité entre les deux factions de son règne: les papistes et les hérétiques, les uns dirigés par Gardiner, les autres par Cranmer.

Gardiner avait au-dessus et autour de lui le duc de Norfolk, le comte de Surrey, et tous les clients des Howard.

Cranmer était fortifié des Seymour et de John Dudley, vicomte de Lisle. La reine Catherine Parr et les Dorset se ralliaient à ce grand parti.

Le roi qui n'était plus préoccupé que de la passion de transmettre la couronne à Édouard, inclinait vers les Seymour, les oncles du jeune prince, et se méfiait des Howard parents des Tudors et assez puissants, assez riches, assez déterminés pour usurper le trône d'Angleterre.

Sous le prétexte que le comte de Surrey, fils du duc de Norfolk, désirait épouser la princesse Marie et qu'il avait écartelé son écusson des armes d'Édouard le Confesseur, il fut condamné à mort comme coupable d'avoir aspiré au sceptre (19 janvier 1547). Six jours après il fut décapité. C'était un brave lord et un poëte éminent. Ses ballades où il célébrait la fée Géraldine couchée parmi les fleurs, ses sonnets où il chantait l'amour et l'héroïsme étaient fort à la mode dans toute l'aristocratie.

Le vieux Norfolk, qui avait été incarcéré comme complice de son fils, apprit dans la Tour que ce fils venait d'être immolé à quelques pas de lui, à Tower-Hill.

Surrey avait été calomnié par sa sœur, la duchesse de Richmond, veuve du fils naturel de Henri VIII. Cette cruelle sœur fut une fille impitoyable. Elle qui avait accusé son frère, elle accusa son père. Ce père infortuné qui pleurait son fils, Surrey, fut accablé sous les imputations accumulées par sa fille dénaturée, par sa femme la duchesse de Norfolk et par sa maîtresse Élisabeth Holland.

Le vainqueur de Flodden, au déclin, fut presque éclaboussé par le sang de Surrey, et il éprouva trois trahisons inouïes dans l'espace intime mesuré par l'étreinte de ses bras autour de sa poitrine indignée.

Il ne reposait plus son âme et ses yeux, après de telles catastrophes, que sur un portrait de son fils, de son cher Surrey, le seul de tous les siens qui lui eût été fidèle.

Ce portrait, dont la gravure a répandu les estampes, est aussi noble que simple. Vêtements sans rubans, toque sans plumes, manteau sans diamants et collet sans pierreries, tout annonce une recherche exquise de modestie et le mépris du luxe. Ce front est très-vaste, ces tempes battent des notes inspirées, elles scandent une prosodie intérieure de poésie et de gloire. Ces regards étincellent. Cette bouche a l'éloquence de la tendresse, de la politique et de la guerre; elle a prouvé l'innocence de Surrey et de Norfolk; maintenant le dédain la ferme. Le nez aquilin, les joues délicates, les cheveux fins décèlent une distinction personnelle et traditionnelle qui n'a pas besoin d'art pour se faire accepter. Aussi la physionomie est-elle tranquille dans la grandeur.

Des angoisses de sa prison, où il se repaissait du portrait et du souvenir de son fils, le duc de Norfolk attendait l'échafaud. Sa tête devait tomber le vendredi 28 janvier 1547 sous la même hache et par le même bourreau qui avaient tranché la tête de Surrey. Tout était prêt à neuf heures du matin. Le duc s'était recommandé au Christ dans un épanchement suprême, tout résigné à quitter le monde impie de sa fille, de sa femme et de sa maîtresse, pour le monde pur de son fils martyr. Une rumeur sourde, puis un ordre secret suspendirent le supplice auquel Henri agonisant avait apposé sa griffe.

Le roi n'était plus. Il avait expiré à deux heures du matin, le jour fixé pour l'exécution du duc que cet événement sauvait.

Ce fut sir Antony Denny qui eut le courage d'avertir le roi que les médecins n'avaient plus d'espérance. Henri ne fut pas pusillanime. Il domina son âme et la posséda, balbutiant comme un remords le nom d'Anne Boleyn et implorant la miséricorde infinie. Denny lui ayant demandé lequel de ses évêques il souhaitait: «Cranmer, répondit le roi; mais pas encore; quand j'aurai un peu dormi.» Il s'assoupit en effet. A son réveil, il s'informa de Cranmer qui accourait de sa maison de campagne de Croydon. Le primat ne fut pas plutôt à ce chevet de mourant, que le roi perdit la parole. Il entendait cependant. Cranmer l'exhorta au repentir et sollicita de lui un témoignage de persévérance dans la foi protestante. Le roi fit un effort, étendit le bras et saisit d'une main crispée la main amie du primat. C'est dans ce mouvement et dans cette attitude qu'il rendit l'esprit en son palais de Whitehall, entouré de Catherine Parr, des deux Seymour, du vicomte de Lisle, de quelques autres seigneurs, d'Anne de Clèves et de ses médecins Butts et Wendy.

C'est ainsi que passa ce tyran, ce meurtrier et cet avilisseur des hommes, cet assassin de ses femmes, ce tourmenteur de ses enfants qu'il déclarait tantôt incestueux, tantôt bâtards, tantôt légitimes, selon le caprice du moment! Henri VIII fut un Héliogabale théologique; et néanmoins, pour avoir secoué le joug de Rome et conservé les parlements, il obtient encore des Anglais une certaine indulgence. Cranmer, en effet, n'eut qu'à continuer d'entretenir la séve religieuse, et le peuple qu'à vivifier sa représentation nationale, cette vieille institution dont les formes étaient intactes. A tout prendre pourtant et malgré son initiative, ses retranchements d'abus, ses facultés souvent supérieures, Henri Tudor fut un monstrueux despote, redoutable par sa haine, plus redoutable par son amour. Immédiatement après son dernier soupir, il fut bien jugé: car alors il y eut dans ses châteaux et dans toute l'Angleterre un immense soulagement, une vaste respiration comme après un fléau de Dieu: une famine ou une peste.

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