Histoire du Bas-Empire. Tome 03
[490] On lit dans le texte d'Ammien Marcellin, l. 26, c. 9, dans la Lycie, iter tendebat ad Lyciam. Il est évident que c'est une erreur. La route prise par Valens démontre qu'il s'agit du mont Olympe de Mysie et non de celui qui portait le même nom dans la Lycie, et le lieu où Valens combattit Procope le fait encore mieux voir.—S.-M.
XLVI.
Défaite et mort de Procope.
Idat. chron.
Amm. l. 26, c. 9.
Zos. l. 4, c. 8.
Them. or. 7, p. 91.
Philost. l. 9, c. 5.
Greg. Nyss. contra fatum t. 2, p. 80.
A la nouvelle de ce succès inespéré, l'empereur partit de Sardes, pour marcher au-devant de Procope en Phrygie. Il se livra le 27 de mai près de Nacolia une seconde bataille[491]. C'était le sort du rebelle d'être trahi par ses généraux. Agilon, aussi perfide que Gumoaire, voyant le combat engagé, court à toute bride se jeter dans l'armée de Valens; son exemple entraîna des bataillons entiers, qui baissant leurs enseignes, passent leurs boucliers sous leurs bras, ce qui était un signe de désertion, et se rendent à l'empereur. Procope abandonné prend la fuite; il gagne les bois et les montagnes voisines, suivi de deux de ses officiers, Florentius et Barchalba[492], que la nécessité plutôt que l'inclination avait engagés dans son parti[493]. Ils errèrent toute la nuit, toujours dans la crainte d'être poursuivis et reconnus à la clarté de la lune. Enfin, Procope abattu de fatigue et de douleur, descend de cheval et se jette au pied d'un rocher. Là plongé dans une tristesse mortelle, il déplorait son infortune et la perfidie de ses officiers, lorsque ses deux compagnons, craignant de partager avec lui ses derniers malheurs, le saisissent, l'attachent avec les courroies de son cheval, et au point du jour l'amènent au camp, et le présentent à l'empereur. Ce malheureux, sans proférer une parole ni lever les yeux, attendit le coup mortel, qui lui trancha la tête, et abattit en même temps la rébellion[494]. Valens, dans le premier accès de sa colère, fit massacrer Florentius et Barchalba[495], dont la trahison, quoique odieuse, ne méritait pas la mort, si Procope n'était qu'un traître et un rebelle. Ainsi périt Procope, âgé de près de quarante et un ans[496]. Sur la foi des astrologues il s'était flatté de parvenir au comble de la grandeur: après sa mort ces imposteurs, pour sauver l'honneur de leur science chimérique, publièrent qu'ils avaient entendu le comble des maux et non pas de la fortune.
[491] Selon la chronique Paschale, p. 301, Procope fut défait et pris le 20 juin.—S.-M.
[492] Ce dernier s'était distingué selon Ammien Marcellin, l. 26, c. 9, dans les cruelles guerres survenues sous le règne de Constance. Quem per sævissima bella jam inde a Constantii temporibus notum.—S.-M.
[493] Necessitas in crimen traxerat, non voluntas. Amm. Marc. l. 26, c. 9.—S.-M.
[494] Selon Socrate, l. 4, c. 5, Valens aurait fait écarteler Procope en ordonnant de lui attacher les jambes à des branches d'arbres rapprochées avec violence. Le récit d'Ammien Marcellin, ainsi que ceux de Zosime et de Philostorge, font voir que c'est une fable indigne de confiance. Il serait possible cependant que Valens eût fait traiter ainsi le cadavre de Procope, ce qui aurait donné naissance à ce récit, qui a été répété par Theophanes, p. 47, et par Zonare, l. 13, t. 2, p. 32.—S.-M.
[495] Socrate, l. 4, c. 5, substitue Gumoaire et Agilon à ces deux tribuns. Il leur fait subir un supplice semblable à celui qu'il avait déjà attribué à Procope. Cette erreur a été copiée par Sozomène, l. 6, c. 8, et par Nicéphore Calliste, l. 11, c. 4.—S.-M.
[496] Il avait quarante ans et dix mois, selon Ammien Marcellin, l. 26, c. 9. Excessit vitâ Procopius anno quadragesimo, amplius mensibus decem. Il était donc né en l'an 325.—S.-M.
XLVII.
Mort de Marcellus.
Amm. l. 26, c. 10.
Zos. l. 4, c. 8.
Marcellus, parent de Procope, commandait la garnison de Nicée. Zosime rapporte que le tyran lui avait mis entre les mains un manteau de pourpre, aux mêmes conditions qu'il en avait lui-même reçu un de Julien. Dès que ce général eut appris la mort de Procope, il fit tuer Sérénianus qu'il tenait prisonnier. Ce meurtre sauva la vie à beaucoup d'innocents, que Valens, par les conseils de ce méchant homme qu'il écoutait volontiers, n'aurait pas manqué d'immoler à une aveugle vengeance. Après cette exécution, Marcellus courut à Chalcédoine, où il se fit proclamer empereur par une troupe de désespérés. Il comptait sur trois mille Goths qui venaient de passer en Asie pour secourir Procope[497]. D'ailleurs il n'appréhendait rien du côté de l'Illyrie, où la mort du tyran était encore ignorée. Mais un pouvoir si faiblement appuyé fut détruit sans peine. Il n'en coûta à Valens que d'envoyer une troupe de soldats braves et hardis, qui enlevèrent Marcellus comme un criminel, et le jetèrent dans un cachot. On l'en tira peu de jours après pour lui faire endurer de cruels tourments, et le mettre à mort avec ses complices.
[497] C'était une partie des troupes auxiliaires, que Procope avait obtenues des rois Goths, au moyen d'un subside et en faisant valoir sa parenté avec Constantin. Gothorum tria millia regibus jam lenitis ad auxilium erant missa Procopio, Constantianam prætendenti necessitudinem, quæ ad societatem suam parva mercede traduci posse existimabat. Amm. Marc. l. 26, c. 10.—S.-M.
XLVIII.
Punition des complices de Procope.
Amm. l. 26, c. 10.
Zos. l. 4, c. 8.
Them. or. 7, p. 84 et 93.
Liban. vit. t. 2, p. 56, or. 12, p. 392 et or. 13, p. 413.
La conduite de Valens, à l'égard des partisans de Procope, est un problème historique qu'il n'est pas aisé de résoudre. Ammien Marcellin et Zosime font une affreuse peinture des rigueurs qui furent exercées à cette occasion. Selon ces auteurs, non-seulement on fit la recherche de tous ceux qui avaient prêté du secours au rebelle, qui avaient participé à ses conseils, qui avaient eu connaissance du complot sans en donner avis; mais on n'épargna même ni leurs parents, ni leurs amis, quelque innocents qu'ils fussent. On ne distingua ni l'âge ni la dignité. L'empereur prêtait l'oreille avec empressement à cette foule de scélérats, toujours prêts à dénoncer ceux dont ils espèrent les dépouilles. On épuisa la cruauté des bourreaux. Ceux que le prince traita avec plus d'indulgence, furent proscrits, exilés: on vit des personnes illustres par leur naissance et par leurs emplois passés, réduites à vivre d'aumônes. Le sang ne cessa de couler, que quand l'empereur et ses courtisans furent rassasiés de confiscations et de carnage; et la victoire de Valens devint une calamité publique. D'un autre côté, Thémistius, dans un discours qu'il prononça peu de temps après, fait le plus grand éloge de la clémence de Valens à l'égard des vaincus. Il est vrai qu'un panégyriste ne mérite guère d'en être cru sur sa parole, surtout lorsqu'il parle devant le prince, dont la présence anime la flatterie et déconcerte la vérité: mais avec Thémistius s'accorde Libanius dont l'autorité est ici d'un tout autre poids, que dans les louanges qu'il prodigue à Julien. Ce sophiste ne devait pas aimer Valens, déclaré contre sa cabale, et qu'il accuse même d'avoir cherché l'occasion de le faire périr. Cependant, et dans l'histoire qu'il a laissé de sa propre vie, et dans deux discours composés après la mort de Valens, il lui rend ce témoignage, qu'il épargna les amis du tyran, et qu'il ne marqua aucun ressentiment contre la ville de Constantinople, quoique cette ville, ayant outragé le prince par des écrits et par des décrets injurieux, ne dût s'attendre qu'à des châtiments. Il attribue même la mort de son disciple Andronicus à tout autre qu'à l'empereur.
XLIX.
Histoire d'Andronicus.
Liban. vit. t. 2, p. 56 et or. 26, p. 604.
Andronicus, gouverneur de Phénicie, s'était rendu recommandable par son désintéressement, par sa douceur, par sa justice. Lié d'amitié avec Procope, le tyran l'avait appelé auprès de lui, et lui avait confié le gouvernement de la Bithynie et ensuite de la Thrace. Quoiqu'il ne se vît qu'à regret dans un parti dont il prévoyait la ruine prochaine, il servit fidèlement Procope, et dans son désastre il crut indigne de lui de trahir un ami malheureux. Il ne voulut pas même se soustraire par la fuite à la vengeance du vainqueur qui aurait été, dit Libanius, assez généreux pour lui pardonner, si le courtisan Hiérius, animé contre Andronicus par une ancienne inimitié, n'eût sollicité son supplice.
L.
Conduite de Valens à l'égard de quelques partisans de Procope.
Amm. l. 26, c. 10.
Ce qui peut encore beaucoup adoucir les couleurs dont Ammien Marcellin s'est étudié à peindre en général les cruautés de Valens, c'est que cet historien, amateur des détails, ne désigne en particulier aucun de ceux qui furent les victimes de cette prétendue inhumanité. Il ne cite que trois rebelles qui étaient en effet les plus coupables; mais ces trois exemples prouvent plutôt la clémence que la cruauté de Valens. Araxius, préfet du prétoire, obtint grace de la vie à la prière de son gendre Agilon; il fut seulement relégué dans une île, d'où il revint même bientôt après[498]. Valens envoya à Valentinien Euphrasius, maître des offices, et Phronémius préfet de Constantinople, pour décider de leur sort. Euphrasius obtint le pardon; Phronémius fut exilé dans la Chersonèse[499]; et la différence de traitement dans deux causes pareilles doit être attribuée, selon Ammien Marcellin, à l'amitié dont Julien avait honoré Phronémius. Cet historien toujours zélé pour la gloire de Julien, dont il avait fait son héros, et mécontent de Valentinien et de Valens qui le laissèrent sans emploi, suppose que ces deux empereurs haïssaient ce prince, parce qu'ils ne pouvaient l'égaler[500], et qu'ils poursuivirent sa mémoire dans la personne de ses amis, aussi-bien que dans ses établissements qu'ils prenaient à tâche d'abolir.
[498] D'où il s'échappa bientôt après, breve post tempus evasit. Ammian. Marc. l. 26, c. 10.—S.-M.
[499] Chersonesum deportatur. Dans la Chersonèse Taurique sans doute. Un exil dans ce pays était regardé comme un châtiment très-rigoureux.—S.-M.
[500] Inclementius in eodem punitus negotio, ea re quod divo Juliano fuit acceptus: cujus memorandis virtutibus ambo fratres principes obtrectabant, nec similes ejus nec suppares. Amm. Marc. l. 26, c. 10.—S.-M.
LI.
Ruine des murs de Chalcédoine.
Them. or. 11, p. 151 et 152.
Socr. l. 4, c. 8.
Soz. l. 6, c. 9.
Zon. l. 13, t. 2, p. 32.
Cedren. t. 1, p. 310.
Valens avait juré qu'il détruirait les murs de Chalcédoine. Ils étaient de la plus belle structure, bâtis de larges pierres carrées. Il donna ordre de les démolir. Cependant il se laissa fléchir aux prières des députés de Constantinople, de Nicomédie et de Nicée. Mais pour ne pas manquer à son serment, il y fit faire plusieurs brèches, qu'on referma de blocage. Les pierres de ces démolitions, transportées à Constantinople, servirent à la construction des thermes de Carosa. Valens leur donna ce nom qui était celui d'une de ses filles. Il fit aussi bâtir un aquéduc qui, réunissant plusieurs sources de la Thrace, conduisait à Constantinople une grande quantité d'eau. Le bruit se répandit, sans doute après la mort de Valens, que sur une des pierres tirées des murs de Chalcédoine, s'était trouvée une inscription[501], qui annonçait d'avance en termes clairs l'invasion des Goths et la fin tragique de Valens.
[501] Cette inscription supposée, est composée de neuf vers; elle se trouve dans Socrate, dans Zonare et dans Cédrénus.—S.-M.
LII.
Siége de Philippopolis.
Amm. l. 26, c. 10.
Plin. l. 4, c. 18.
Suid. in Δούλων πόλις.
Avant la défaite de Procope, Equitius, voyant que tout l'effort de la guerre se portait du côté de l'Orient, entra dans la Thrace par le défilé de Sucques, et alla mettre le siége devant Philippopolis. Cette ville nommée d'abord Eumolpias, réparée ensuite et agrandie par Philippe, père d'Alexandre, avait reçu de ce prince le nom de Ponéropolis, c'est-à-dire, la ville des méchants, parce qu'il avait ramassé pour la peupler tous les vagabonds et les scélérats de ses états. Elle quitta bientôt ce nom peu honorable, pour prendre celui de son restaurateur. On la nommait aussi Trimontium, à cause des trois montagnes sur lesquelles elle était bâtie. Elle subsiste encore aujourd'hui sous le nom de Philippopoli. C'était une place importante qui pouvait fermer le passage à Equitius, dont le dessein était de traverser la Thrace pour marcher au secours de Valens. Elle soutint le siége, et ne se rendit qu'à la vue de la tête de Procope, que Valens envoyait à son frère dans la Gaule. Equitius, naturellement dur et impitoyable, traita les habitants avec beaucoup de rigueur.
LIII.
Guerre contre les Allemans.
Amm. l. 27, c. 1 et 2.
Zos. l. 4, c. 9.
Alsat. illust. p. 415, 416.
Valentinien reçut la tête de Procope, lorsqu'il venait de remporter, par la valeur de Jovinus son général, trois victoires sur les Allemans. Cette nation que Julien avait tant de fois vaincue, ayant rétabli ses forces pendant une paix de quatre années, envoya dès le mois de janvier plusieurs corps de troupes qui passèrent le Rhin sur les glaces, et se répandirent dans le pays où ils firent beaucoup de ravages. Charietton, dont nous avons raconté les aventures[502], commandait alors dans les deux Germanies avec le titre de comte[503]. Il rassembla ses meilleures troupes, et se joignit au comte Sévérianus, qui était en quartier à Châlons-sur-Marne [Cabilo], avec deux cohortes[504]. S'étant réunis ils marchèrent en diligence, et après avoir passé un ruisseau sur un pont, ils aperçurent l'ennemi qui, sans leur laisser le temps de se mettre en bataille, fondit sur eux avec tant de violence, que les Romains culbutés dans le ruisseau se débandèrent et prirent la fuite. Sévérianus, vieillard sans force, fut abattu de cheval et tué par un cavalier ennemi[505]. Charietton perdit aussi la vie, pendant qu'il s'efforçait et par ses reproches et par ses exemples d'arrêter d'une part les fuyards, de l'autre la fougue des vainqueurs. Les Allemans enlevèrent l'enseigne des Bataves[506], et l'emportèrent dans leur camp en exprimant leur joie par des danses et des chants de victoire. C'était pour eux un glorieux exploit, et dans les batailles suivantes, ils portèrent cette enseigne comme un trophée, jusqu'à ce qu'on l'eût arrachée de leurs mains.
[502] Voyez ci-devant, l. X, § 38 et 39, t. 2, p. 260 et 263.—S.-M.
[503] Tunc per utramque Germaniam comes. Amm. Marc. l. 27, c. 1.—S.-M.
[504] C'étaient les Divitenses et les Tungricani.—S.-M.
[505] Ammien Marcellin dit seulement l. 27, c. 1, qu'il fut renversé de son cheval et blessé d'un trait, equo deturbatum, missilique telo peroffensum. Il est évident qu'il ne périt pas en cette occasion, puisque le 17 mai suivant Valentinien lui adressa une loi que nous possédons encore.—S.-M.
[506] Ammien Marcellin dit, l. 27, c. 1, que c'était l'enseigne des Hérules et des Bataves, Ærulorum Batavorumque vexillum.—S.-M.
LIV.
Valentinien veut punir les fuyards.
L'empereur, qui s'était avancé jusqu'à Rheims, n'eut pas plus tôt appris cette fâcheuse nouvelle, qu'il se rendit au lieu du combat. Ayant rallié ses soldats dispersés, il s'informa avec soin du détail de l'action. Il reconnut que la cohorte des Bataves avait été la première à fuir. Il ordonna aussitôt à toute l'armée de prendre les armes; et l'ayant assemblée dans une plaine voisine, après avoir déchargé sa colère sur les Bataves par des reproches sanglants, il leur commanda de mettre bas les armes; il les déclara esclaves, et permit à quiconque voudrait de les acheter et de les transporter où il jugerait à propos. Les Bataves consternés et couverts d'opprobres restaient immobiles. Alors toute l'armée se prosterne aux pieds de l'empereur; elle le supplie de ne pas éterniser par cet affront la mémoire de leur défaite. Tous les soldats protestent pour eux et pour les Bataves, qu'ils sont prêts à laver leur honte dans le sang des ennemis. Valentinien se laissa fléchir, et les sommant de leur parole, il mit à leur tête Jovinus, général de la cavalerie, avec ordre d'aller chercher les Allemans qui s'étaient divisés en trois corps séparés l'un de l'autre[507].
[507] Ammien Marcellin rapporte, l. 27, c. 2, qu'à la nouvelle de cette défaite, Dagalaïphe partit de Paris d'après l'ordre de Valentinien, pour marcher contre les Barbares; mais qu'il revint bientôt sans les avoir rencontrés, ou même sans les avoir attaqués. Il y a confusion dans cet auteur, il ne peut y être question d'un fait arrivé après que les Allemans eurent passé le Rhin au mois de janvier, puisqu'il dit que bientôt après Dagalaïphe fut nommé consul. Il est évident qu'il s'agit, dans cette occasion, de la première invasion des Allemans à la fin de l'an 365. Voyez sur ce point Tillemont (Valentinien, note 23).—S.-M.
LV.
Victoires de Jovinus.
Jovinus n'avait pas moins de circonspection et de prudence que de bravoure et d'activité. Marchant en ordre de bataille, toujours attentif à couvrir ses flancs dans la crainte de quelque embuscade, il arriva près de Scarponna. Ce n'est maintenant qu'un hameau nommé Charpeigne à une lieue au-dessus de Pont-à-Mousson[508]. Il y surprit les ennemis qui n'eurent pas le temps de se mettre en défense, et par une attaque prompte et vigoureuse il détruisit entièrement ce corps de troupes. Profitant du premier succès, il s'avança vers un autre corps, qui, après avoir pillé les villages voisins, campait près de la Moselle[509]. S'en étant approché au travers d'un vallon couvert de bois, il trouva les Allemans dispersés sur les bords du fleuve; les uns se baignaient, les autres peignaient leur longue chevelure, et travaillaient à lui donner, selon leur coutume, une couleur rousse et ardente[510]; la plupart s'amusaient à boire ensemble. Il fait à l'instant sonner la charge, et tandis que les ennemis poussant des cris menaçants courent à leurs armes et s'empressent de former leurs bataillons, il fond sur eux et les taille en pièces. Il ne s'en sauva qu'un petit nombre à la faveur des défilés et des forêts. Ces deux corps étant entièrement défaits, il en restait un troisième beaucoup plus nombreux, qui ayant pénétré plus avant dans le pays, était campé près de Châlons-sur-Marne[511]. Jovinus, pour achever sa victoire, marche promptement de ce coté-là, et trouve les ennemis bien préparés à le recevoir. S'étant campé avantageusement, il fait reposer ses soldats. Dès que le jour paraît, il range son armée en bataille. Elle était inférieure en nombre; mais le général sut par la disposition de ses troupes masquer ce désavantage. Au signal donné les deux armées s'ébranlent. Les Allemans parurent d'abord effrayés à la vue des enseignes de leur nation[512], qu'ils apercevaient dans l'armée romaine; ils s'arrêtèrent, mais bientôt le désir de la vengeance les enflammant d'un nouveau courage, ils en vinrent aux mains. On se battit tout le jour. La victoire n'aurait pas été si long-temps disputée, sans la lâcheté du commandant des troupes légères, nommé Balchobaudes[513], officier aussi fanfaron hors de l'action que poltron dans l'action même. Dans le fort du combat, il se retira avec sa troupe. Un si mauvais exemple pouvait rendre cette journée funeste à l'empire; mais les autres corps continuèrent à combattre avec tant de valeur, qu'ils tuèrent aux ennemis six mille hommes, et en blessèrent quatre mille; ils en eurent de leur coté douze cents de tués et deux cents de blessés.
[508] On trouve cependant un endroit nommé Scarponne dans le département de la Meurthe, sur la rive gauche de la Moselle et sur la route de Nancy à Pont-à-Mousson, à peu prés à égale distance de ces deux villes. L'Itinéraire d'Antonin, p. 365, place Scarponna à 10 milles de Toul (Tullum) et à 12 milles de Divodurum ou Metz. Voyez la Notice de la Gaule, par d'Anville, p. 587.—S.-M.
[509] Ammien Marcellin ne nomme pas cette rivière, il se contente de dire propè flumen.—S.-M.
[510] Quosdam comas rutilantes ex more. Amm. Marc. l. 27, c. 2.—S.-M.
[511] Dans les champs Catalauniques, propè Catelaunos, dit Ammien Marcellin, l. 27, c. 2. Ces plaines furent illustrées depuis par la défaite d'Attila.—S.-M.
[512] Sueta vexillorum splendentium facie territi stetere Germani. Amm. Marc. l. 27, c. 2.—S.-M.
[513] Balchobaudes Armaturarum tribunus. Amm. Marc. l. 27, c. 2.—S.-M.
LVI.
Suite de ses victoires.
La nuit fit cesser le carnage. Les vainqueurs ayant pris du repos, Jovinus les fit sortir du camp aux approches du jour. Voyant que les Barbares s'étaient retirés à la faveur des ténèbres, il se mit à leur poursuite. Ils avaient pris trop d'avance et quelque diligence qu'il fit, il ne put les atteindre. Comme il revenait sur ses pas, il apprit qu'une cohorte[514] qu'il avait détachée pour aller piller le camp des Allemans, y avait surpris le roi de cette nation peu accompagné, et que, s'en étant saisie, elle l'avait pendu à un gibet. Indigné contre le tribun, il allait le condamner à mort, si cet officier n'eût été disculpé par les soldats mêmes, qui protestèrent que c'était sans ordre et par un emportement militaire, qu'ils avaient usé de cette vengeance, Jovinus, après tant de glorieux succès, revint à Paris, où l'empereur était déja retourné[515]. Valentinien alla au-devant de lui, et le nomma consul pour l'année suivante[516]. Il y eut encore pendant celle-ci contre divers partis d'Allemans plusieurs actions moins considérables, et que l'histoire n'a jugé dignes d'aucun détail. Cette campagne fit respecter à ces Barbares les limites de l'empire, et mit la Gaule à couvert de leurs incursions. L'empereur passa l'hiver à Rheims[517], pour être plus à portée de veiller à la sûreté de la frontière.
[514] Cette cohorte portait le nom d'Ascarii. Il en est question dans la Notice de l'empire d'Occident, rédigée sous le règne de Théodose le jeune; elle y est placée avec les cohortes Hérules et Bataves, parmi les troupes désignées sous le nom d'Auxilia palatina.—S.-M.
[515] On a des lois de Valentinien, rendues dans cette ville, et datées des 7 avril, 17 mai et 14 juin.—S.-M.
[516] Ammien Marcellin remarque qu'à la même époque Valentinien reçut la tête de Procope, qui lui était envoyée par Valens. On a déjà remarqué que Procope périt le 27 de mai de l'an 366.—S.-M.
[517] Il était dans cette ville le 8 octobre.—S.-M.
LVII.
Caractère des divers magistrats de ce temps-là.
Amm. l. 27, c. 3 et 7.
La conduite des magistrats du premier ordre contribuant beaucoup soit à la force et à la gloire, soit au déshonneur et à l'affaiblissement des empereurs et des empires, l'histoire ne doit point oublier ceux qui se sont rendus célèbres par leurs vertus ou par leurs vices. Les monuments de ces temps-là nous en font connaître un assez grand nombre, qui méritent de la postérité des éloges ou des censures. Mamertinus, qui avait joué un si grand rôle sous le règne de Julien, se maintint encore dans la préfecture de l'Italie et de l'Illyrie pendant la première année du règne de Valentinien[518]. Mais il fut déposé dès l'année suivante, et peu de temps après accusé de péculat. Ammien Marcellin ne dit pas quel fut le succès de cette accusation, et son silence même forme un fâcheux préjugé contre ce préfet, que l'historien sans doute a voulu ménager, par honneur pour la mémoire de Julien. C'est encore une chose digne de remarque, que cet auteur nommant tant de fois Mamertinus, ne lui donne jamais de louange; ce qui suffit dans les circonstances pour faire soupçonner que ce favori de Julien n'en méritait aucune. Vulcatius Rufinus, son successeur dans la préfecture d'Italie, s'était acquis l'estime publique pendant le cours d'une longue vie; on le regardait comme un homme parfait. Mais il déshonora sa vieillesse par une extrême avidité qui le rendait peu délicat sur les moyens d'acquérir, pourvu qu'il espérât pouvoir cacher ses rapines. Il obtint de Valentinien le rappel d'Orfitus, préfet de Rome. Celui-ci avait été condamné comme coupable de péculat sur l'accusation de Térentius. Ce Térentius est un exemple des jeux bizarres de la fortune. C'était un boulanger de Rome, qui devint gouverneur de la Toscane[519]. On raconte à son sujet un événement plus assorti au caractère et à la condition du personnage, qu'à la dignité de l'histoire. Quelques jours avant qu'il arrivât en Toscane, un âne était monté en présence de tout le peuple sur le tribunal dans la ville de Pistoie [Pistoria], et s'y était mis à braire de toutes ses forces: ce qu'on ne manqua pas de se rappeler comme l'annonce du magistrat futur, lorsqu'on vit Térentius assis sur le même tribunal[520]. Cet homme hardi et sans honneur fut, quelques années après, convaincu d'avoir fabriqué des actes, et condamné à mort comme faussaire[521].
[518] Il nous reste un panégyrique de Julien composé par Mamertinus; il en a déjà été question, t. 2, p. 405; liv. XII, § 11.—S.-M.
[519] De la Toscane Annonaire, Tuscia Annonaria. La Toscane était alors divisée en deux provinces distinguées par les surnoms d'Annonaire et d'Urbicaire. L'une, Annonaria, fournissait des vivres à Rome; l'autre, Urbicaria, devait son nom à sa position voisine de Rome. On voit, par une loi de Valentinien, que Térentius était en charge le 28 mai 365.—S.-M.
[520] La ville de Pistoie se nommait Pistoria, et Térentius avait été boulanger (pistor).—S.-M.
[521] Vers l'an 374. Claudius Julius Ædésius Dynamius était préfet de Rome, comme l'indique Ammien Marcellin, l. 27, c. 3, regente Claudio Romam.—S.-M.
LVIII.
Symmaque préfet de Rome.
Amm. l. 27, c. 3.
Symm. l. 1, ep. 38 et in auct. ep. 1 et 6.
Grut. inscr. p. 370, nº 3.
Till. Valent. art. 11.
Le plus renommé des magistrats de ce temps est L. Aurélius Avianius Symmachus, père de celui dont il nous reste dix livres de lettres. Il fut vicaire de Rome, préfet de la même ville, consul subrogé, et revêtu des premières dignités sacerdotales. Il était savant et modeste. Les païens révéraient sa vertu; les chrétiens honoraient sa probité et ses talents. Le sénat l'avait plusieurs fois député aux empereurs; et nous avons vu qu'étant allé trouver Constance à Antioche, il s'était attiré l'estime de toute la ville. Il était toujours le premier consulté dans les délibérations du sénat: son autorité, ses lumières, son éloquence lui donnaient le premier rang dans cette célèbre compagnie. Ce fut à la requête du sénat que dans la suite Gratien et Valentinien II lui firent élever une statue dorée, dont l'inscription qui s'est conservée jusqu'à nos jours, forme un éloge complet. Valens lui en fit ériger une semblable à Constantinople. Sa préfecture fut un temps de tranquillité et d'abondance[522]. Il fit construire à Rome un pont magnifique, qui communiquait de la ville à l'île du Tibre; c'est, selon l'opinion commune, le pont de Saint-Barthélemi, nommé dans l'ancienne inscription le pont de Gratien, qui fut achevé trois ou quatre ans après la préfecture de Symmaque[523]. Tant de services furent trop tôt oubliés. Quelques années après, un misérable de la lie du peuple s'avisa de débiter dans Rome, qu'il avait ouï dire à Symmaque qu'il aimait mieux perdre son vin, que de le vendre au prix auquel le peuple désirait que le vin fût vendu cette année. Sur ce rapport, sans autre preuve, le peuple alla mettre le feu à la maison de cet illustre sénateur, située au-delà du Tibre. Ce bel édifice fut réduit en cendres, et Symmaque oblige de s'enfuir. Il revint bientôt après avec un nouvel éclat, à la prière du sénat, qui lui avait fait une députation. Il vivait encore en 381; et il eut un avantage que la nature a refusé à la plupart des grands hommes; ce fut de laisser un fils héritier de ses rares qualités.
[522] Il fut préfet en l'an 364 et 365.—S.-M.
[523] L'inscription de ce pont se rapporte à l'an 369.—S.-M.
LIX.
Lampadius.
Amm. l. 27, c. 3.
Lampadius lui succéda dans la préfecture de Rome. C'était ce préfet du prétoire déposé sous Constance pour les fourberies dont il fut convaincu dans l'affaire de Silvanus. Il avait gagné les bonnes graces de Valentinien par une affectation de sévérité et une apparence de vertu. Vain et avide de louanges jusqu'au ridicule, il cherchait occasion de rétablir les anciens monuments pour y faire graver en son honneur des inscriptions pompeuses, comme s'il en eût été le fondateur. Tous les frontispices, toutes les murailles des édifices publics portaient en gros caractère le nom de Lampadius; et la plaisanterie de Constantin, qui pour une semblable raison appelait Trajan l'herbe pariétaire[524], lui aurait été beaucoup mieux appliquée. Sa vanité lui fit faire un jour une action qui n'avait besoin que d'un autre motif, pour être très-digne d'éloge. Étant préteur, il donnait un magnifique spectacle: après qu'il eut répandu beaucoup de largesses, comme le peuple ne cessait de demander des libéralités pour les comédiens, pour les cochers du cirque, pour les gladiateurs, voulant montrer en même temps sa générosité et le mépris qu'il faisait des recommandations populaires, il assembla tous les mendiants qui avaient coutume de se tenir aux portes de l'église de Saint-Pierre au Vatican, et leur distribua des sommes considérables. Sa préfecture fut troublée par plusieurs séditions: il y en eut une dans laquelle il pensa périr; et il l'aurait bien mérité, s'il était jamais permis à ceux qui doivent obéir, de se venger par eux-mêmes des injustices de leurs supérieurs. Comme il faisait bâtir ou réparer quantité d'édifices, au lieu d'y employer les fonds destinés à cet usage, il envoyait par la ville ses officiers, qui prenaient chez les marchands les matériaux nécessaires qu'on refusait ensuite de payer. Le peuple irrité de ce brigandage, s'étant attroupé autour de sa maison, allait y mettre le feu, s'il n'eût été dissipé à coups de pierres et de tuiles, dont on l'accablait du haut des toits. Comme il revenait en plus grand nombre, le préfet prit le parti de s'évader; il demeura caché hors de Rome, jusqu'à ce que la fureur du peuple fût apaisée.
[524] Voyez t. 1, p. 306, liv. IV, § 82.—S.-M.
LX.
Schisme d'Ursinus.
Amm. l. 27, c. 3 et 9.
Hier. cont. Joann. Hieros. § 8, t. 2, p. 415, et chron.
Socr. l. 4, c. 29.
Soz. l. 6, c. 23.
Baron. ann. 368, 369.
Pagi, in Baron.
Fleury, hist. eccles. l. 16, c. 8, 20, 39, et l. 18, c. 16.
Un magistrat de ce caractère n'était capable que de soulever les esprits. Aussi ne resta-t-il que sept ou huit mois en charge. Juventius fut mis à sa place vers le milieu de cette année 366. Celui-ci, né à Siscia, en Pannonie, était questeur lorsqu'il fut nommé préfet de Rome. Son intégrité et sa prudence le rendaient propre à rétablir le calme. Son gouvernement aurait été heureux et paisible, si l'ambition n'eût allumé dans le sanctuaire une querelle sanglante, qui remplit l'Église de scandale, et la ville de trouble et de tumulte. Le pape Libérius mourut le 24 de septembre, après avoir tenu le saint-siége plus de quatorze ans. Le premier octobre suivant, Damase fut canoniquement élu. Quoiqu'il n'y eût encore qu'un demi-siècle que le christianisme jouissait de la liberté, la prééminence de l'église romaine avait attaché tant d'honneur à son siége, qu'il était dès lors un objet de jalousie pour ces ames mondaines qui ne cherchent dans les dignités ecclésiastiques que ce qui leur est étranger. C'était dans ce temps-là que Prétextatus, au rapport de saint Jérôme, disait au pape Damase: Faites-moi évêque de Rome, et je me ferai chrétien[525]. Ammien Marcellin, prévenu ainsi que Prétextatus des idées grossières du paganisme, comptant les abus entre les priviléges de l'épiscopat, après avoir parlé des troubles qui survinrent à l'occasion de l'élection de Damase, s'exprime en ces termes: Quand je considère l'éclat qui environne les dignités de la ville de Rome, je ne trouve pas étrange que les ambitieux fassent les plus grands efforts pour y obtenir le siége épiscopal. Ils voient qu'à la faveur de ces places éminentes ils pourront s'enrichir des pieuses offrandes des dames, se faire porter dans des chars, paraître superbement vêtus, avoir une table mieux servie que celle des rois. Cependant, ajoute-t-il par une réflexion plus sensée, ils entendraient bien mieux leur propre bonheur, si moins occupés de répondre à la grandeur de Rome par celle de leur dépense, ils se rapprochaient davantage de certains évêques des provinces, que leur frugalité, leur simplicité, leur modestie, rendent précieux à la Divinité, et respectables à ses vrais adorateurs. Ce fut sans doute cet éclat extérieur de l'épiscopat qui anima Ursinus, diacre de l'église romaine, à disputer cette dignité à Damase. Ayant formé un parti, il se fit ordonner contre toutes les règles. La sédition éclata. Juventius, secondé de Julien, préfet des vivres, condamna à l'exil Ursinus et ses plus zélés partisans. Le peuple schismatique les arracha des mains des officiers, et les conduisit à la basilique Sicinienne, nommée maintenant Sainte-Marie-Majeure. Là, comme dans une citadelle, Ursinus soutint un siége contre le parti de Damase. On mit le feu aux portes, on découvrit le toit. Le combat fut sanglant, et cent trente-sept personnes de l'un et de l'autre sexe, souillèrent de leur sang la basilique. Juventius ne pouvait calmer cet horrible désordre, et craignant pour sa propre vie, se retira dans une maison de campagne. Dès que l'empereur en fut instruit, il condamna l'anti-pape au bannissement. Mais lui ayant permis l'année suivante de revenir, il fut obligé deux mois après de le bannir une seconde fois: il l'exila en Gaule. Les schismatiques en son absence soutinrent la révolte; et quoique Prétextatus, par ordre de Valentinien, les eût chassés à main armée de la seule église qu'ils possédaient dans l'enceinte de Rome, ils continuèrent de s'assembler en particulier hors de la ville. En l'année 371, Valentinien permit à Ursinus de sortir de son exil, et de se retirer où il voudrait, pourvu qu'il se tînt éloigné de Rome à la distance de cent milles. Cet esprit brouillon profita encore de cette indulgence pour se joindre aux Ariens, et exciter de nouveaux troubles qui ne furent tout-à-fait étouffés qu'en 381, après le concile d'Aquilée. Gratien, sur la remontrance du concile, bannit Ursinus à perpétuité. Le pape Damase n'avait point pris de part aux violences que le zèle outré de ses défenseurs leur avait fait commettre. Ce fut un prélat aussi illustre par ses vertus que par sa doctrine; et sa mémoire est en vénération dans l'église qui l'a mis au nombre des saints.
[525] Facito me Romanæ urbis episcopum, et ero protinùs christianus. Hieron. adv. Joann. Hierosol., § 8, t. 2, p. 415.—S.-M.