Histoire du Bas-Empire. Tome 03

[636] On voit par ce que dit Ammien Marcellin, qu'outre la mission de chasser les Barbares venus du nord qui ravageaient l'intérieur de l'Angleterre, ce général était encore chargé de repousser ceux qui infestaient les rivages de ce pays. C'étaient les Saxons et les Francs, qui ravageaient aussi les côtes de la Gaule. Gallicanos vero tractus Franci et Saxones iisdem confines, quo quisque erumpere potuit terrâ vel mari, prædis acerbis incendiisque, et captivorum funeribus hominum violabant. Amm. Marc., l. 27, c. 8. La répression de ces peuples est racontée ci-après dans le paragraphe 20. On apprend d'un passage d'Eutrope relatif à Carausius qui se rendit indépendant dans l'Angleterre du temps de Dioclétien, que déja à cette époque les Saxons et les Francs ravageaient les côtes de la Belgique et de l'Armorique. Tractum, dit-il, l. 9, Belgicæ et Armoricæ.... quod Franci et Saxones infestabant.—S.-M.

[637] Dulcitium ducem scientiâ rei militaris insignem. Amm. Marc. l. 27, c. 8.—S.-M.

[638] Civilem nomine recturum Britannias pro præfectis ad se poposcerat mitti, virum acrioris ingenii, sed justi tenacem et recti. Amm. Marc. l. 27, c. 8.—S.-M.

[639] Ou plutôt jusque dans leurs marais, comme le dit Pacatus, le panégyriste de son fils, c. 5: redactum ad paludes suas Scotum loquar. Euménius, dans son panégyrique de Constantin, c. 7, parle aussi des marais et des forêts des Calédoniens et des autres Pictes, Dicalidonum aliorumque Pictorum silvas et paludes.—S.-M.

[640] Cet quatre provinces s'appelaient Maxima Cæsariensis, Flavia Cæsariensis, Britannia prima et secunda.—S.-M.

[641] C'est ce que nous apprend la Notice de l'empire, rédigée sous le règne de Théodose le jeune. Ces cinq provinces obéissaient à un officier supérieur, vicaire du préfet du prétoire, qui résidait dans les Gaules.—S.-M.

XIX.

Conspiration de Valentinus étouffée.

Amm. l. 28, c. 3.

[Hieron. chron.]

Zos. l. 4, c. 12.

Le cours de cette expédition fut traversé par une conspiration, qui aurait déconcerté tous les projets d'un capitaine moins actif et moins prudent. Un Pannonien[642] nommé Valentinus, beau-frère de Maximin que nous verrons bientôt vicaire de Rome et préfet du prétoire, avait été condamné pour crime, et relégué dans la Grande-Bretagne. Cet homme, superbe et turbulent, résolut de s'emparer de la province et d'y prendre le titre d'empereur[643]. Il était surtout animé contre Théodose, qu'il croyait le seul capable de faire échouer ses pernicieux desseins. Il avait déja gagné les autres exilés et un assez grand nombre de soldats, lorsque Théodose en fut averti. Ce général prompt et intrépide, s'étant aussitôt saisi de Valentinus et de ses plus zélés partisans, les livra entre les mains de Dulcitius pour les faire mourir; mais par un trait de prudence il défendit de les appliquer à la question, de crainte de donner l'alarme aux autres conjurés, et de faire éclater le complot, que le supplice des chefs ne manquerait pas d'étouffer. On avait établi depuis longtemps, dans la Grande-Bretagne, ainsi que dans le reste de l'empire, des stationnaires[644], chargés de veiller sur les mouvements des Barbares, et d'en avertir les généraux romains. Ils furent convaincus d'avoir, par une trahison criminelle, servi d'espions aux ennemis, qui leur faisaient part de leur butin. Théodose chassa tous ces surveillants perfides, et laissa aux habitants le soin d'informer eux-mêmes les commandants des sujets de leurs alarmes.

[642] Il était né dans la Valérie, division de la Pannonie. S. Jérôme et Zosime l'appellent par erreur Valentinien.—S.-M.

[643] Tillemont place la révolte de Valentinus en l'an 369. Cette date paraît fort vraisemblable.—S.-M.

[644] Ces stationnaires ou gardiens sont appelés Areani par Ammien Marcellin, l. 28, c. 3, si cependant son texte n'est pas corrompu en cet endroit, qui suit une lacune remarquée par les éditeurs. Areanos, dit-il, genus hominum a veteribus institutum.... a stationibus suis removit. Il n'est, à ce que je crois, question nulle part ailleurs, de ces Areani dont Ammien Marcellin avait parlé plus en détail, à ce qu'il dit, dans la partie perdue de son histoire où il racontait les actions de l'empereur Constant: super quibus aliqua in actibus Constantis retulimus.—S.-M.

XX.

Théodose bat les Saxons et les Francs.

Amm. l. 27, c. 8, et l. 28, c. 3.

Claud. in IV consulatu Honorii, et ibi Barth. Pacat. paneg. c. 5.

Oros. l. 7, c. 32.

Sidon. l. 8, ep. 6.

Cluv. Germ. ant. l. 1, c. 18 et l. 3, c. 21.

Till. Valent. art. 17 et 22.

Après avoir réprimé les incursions des Barbares qui ravageaient l'intérieur de la Grande-Bretagne, il voulut en mettre les côtes en sûreté contre les courses des Saxons. Cette nation avait originairement habité le pays qu'on nomme aujourd'hui le Holstein, et une partie du duché de Sleswig[645]. Chassés par les Chattes et les Chérusques, ils avaient passé l'Elbe, et s'étaient établis entre des marais alors inaccessibles, dans la contrée occupée par les Francs, qu'ils avaient forcés de reculer jusqu'aux embouchures du Rhin[646]. De là ces deux peuples, s'étant joints ensemble dès le temps de Dioclétien, infestaient la Gaule et la Grande-Bretagne[647]. Les Saxons étaient de grande taille, fort dispos, et d'une hardiesse extrême. Une longue chevelure flottait sur leurs épaules; ils étaient vêtus de courtes casaques, et armés de lances, de petits boucliers et de longues épées. Accoutumés dès leur bas âge à braver les périls sur mer ainsi que sur terre, ils montaient de petites barques légères, où sans aucune distinction de rang tous ramaient, combattaient, commandaient et obéissaient tour à tour[648]. Après une descente, avant que de se rembarquer, ils décimaient leurs prisonniers, pour offrir à leurs divinités d'horribles sacrifices[649]; et plus cruels qu'ils n'étaient avares, ils traitaient avec barbarie les malheureux qu'ils avaient transportés dans leur pays, aimant mieux les garder pour leur faire souffrir de longs tourments, que de recevoir leur rançon[650]. Ce furent ces incursions fréquentes des Saxons, qui firent nommer rivages Saxoniques les deux côtes opposées de la Gaule et de la Grande-Bretagne[651]. Théodose poursuivit ces pirates jusqu'aux îles Orcades, et il en détruisit un grand nombre[652]. Il passa ensuite sur leurs terres, et sur celles des Francs qui habitaient alors vers le bas Rhin et le Vahal; il y fit le dégât, et retourna à la cour, où l'empereur le combla d'éloges, et lui conféra la dignité de général de la cavalerie[653]. Ces exploits de Théodose, que nous avons racontés de suite, doivent avoir rempli plus de deux années[654].

[645] C'est dans Ptolémée, l. 2, c. 11, qu'il faut chercher la première mention des Saxons.—S.-M.

[646] On peut consulter, au sujet des Saxons, le chap. 16 du 1er livre du savant ouvrage de l'abbé Dubos, intitulé Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules.—S.-M.

[647] Voyez ci-devant, p. 309, n. 2.—S.-M.

[648] Les barques avec lesquelles les pirates saxons affrontaient les tempêtes de l'Océan, étaient faites de bois léger, recouvertes de peaux; ainsi que le prouvent ces vers de Sidonius Apollinaris, dans son panégyrique de l'empereur Avitus, v. 369:

Quin et Aremoricus piratam Saxona tractus
Sperabat, cui pelle salum sulcare Britannum
Ludus, et assuto glaucum mare findere lembo.

Le même auteur donne à leurs embarcations le nom de myoparones. Ces barques sont appelées par les anciens auteurs latins de l'Angleterre Cyul et Céol. Le tableau que le savant évêque de Clermont donne de ce peuple redoutable, et dont Lebeau n'a emprunté que quelques traits, mérite de se trouver ici. Il s'exprime ainsi en parlant à son ami Nammatius qui habitait dans le pays des Santones vers les bouches de la Charente, et qui avait eu plus d'une fois occasion d'y voir des Saxons. Inter officia nunc nautæ, modo militis, littoribus Oceani curvis inerrare contra Saxonum pandos myoparones, quorum quot remiges videris, totidem te cernere putes archipiratas; ita simul omnes imperant, parent, docent, discunt latrocinari...... Hostis est omni hoste truculentior. Improvisus aggreditur, prævisus elabitur; spernit objectos, sternit incautos: si sequatur, intercipit; si fugiat, evadit. Ad hoc exercent illos naufragia, non terrent. Est eis quædam cum discriminibus pelagi non notitia solùm, sed familiaritas. Nam quoniam ipsa, si qua tempestas est, hinc securos efficit occupandos, hinc prospici vetat occupaturos, in medio fluctuum scopulorumque confragosorum, spe superventus læti periclitantur. Sidon. l. 8, ep. 6, ed. Sirmond.—S.-M.

[649] Priusquam de continenti in patriam vela laxantes, hostico mordaces ancoras vado vellant, mos est remeaturis, decimum quemque captorum per æquales et cruciarias pænas, plus ob hoc tristi, quod superstitioso ritu, necare; superque collectam turbam periturorum mortis iniquitatem sortis æquitate dispergere. Sidon. Apoll. l. 8, ep. 6.—S.-M.

[650] De capite captivo magis exigere tormenta, quam pretia. Sidon. Apoll. l. 8, ep. 6.—S.-M.

[651] Voyez ci-devant, page 307, note 2, livre XVIII, § 18.—S.-M.

[652] Claudien exprime ainsi en rappelant à Honorius (in III cons. Honor. v. 53) les exploits de son aïeul:

Horrescit..... ratibus.... impervia Thule.
Ille.......... nec falso nomine Pictos
Edomuit, Scotumque vago mucrone secutus,
Fregit Hyperboreas remis audacibus undas.

Ailleurs (in IV cons. Honor. v. 26 et seq.), le même poète le représente vainqueur des Calédoniens, et bravant les rigueurs et les dangers des mers septentrionales, pour suivre les Saxons et les Pictes sur les plages lointaines des Orcades et de Thulé, et pour porter ses ravages jusque chez les Scots dans l'Irlande glacée.

Ille, Caledoniis posuit qui castra pruinis.
............... debellatorque Britanni
Littoris, ac pariter Boreæ vastator et Austri.
Quid rigor æternus cœli, quid sidera prosunt,
Ignotumque fretum? Maduerunt Saxone fuso
Orcades; incaluit Pictorum sanguine Thule;
Scotorum cumolos flevit glacialis lerne.

—S.-M

[653] Il paraît que Théodose ne revint d'Angleterre que trois ans après, en l'an 370, car Ammien Marcellin rapporte, l. 28, c. 3, qu'à son retour il remplaça Valens Jovinus dans la charge de général de la cavalerie, in locum Valentis Jovini successit, qui equorum copias tuebatur. Ce Valens Jovinus est le consul de cette année, ce fameux général, qui avait rendu tant de services à Valentinien, et ce n'est qu'en l'an 370 qu'il cessa d'exercer les fonctions de commandant de la cavalerie, comme on peut le voir par la note d'Henri Valois, ad Amm. l. 28, c. 3. On raconte que cet officier fit plusieurs fondations pieuses à Rheims. Il y fut enterré selon Flodoard, qui donne l'épitaphe de ce général, dans son histoire de cette ville, l. 1, c. 6.—S.-M.

[654] Les exploits de Théodose dans les mers du Nord et vers les bouches du Rhin, contre les pirates Saxons et Francs, sont à peine indiqués par Ammien Marcellin; c'est dans le panégyrique adressé par Pacatus à son fils Théodose, § 5, qu'il faut en chercher des indications souvent bien vagues. Ces paroles, Quæ Rhenus, aut Vahalis vidit, aggrediar, et celles-ci, attritam pedestribus præliis Bataviam referam, nous montrent qu'il combattit sur les rives du Rhin et du Vahal, et qu'il y vainquit les Barbares en bataille rangée. Cet autre passage, Saxo consumptus bellis navalibus offeretur, rappelle ses victoires navales sur les Saxons. On ignore le détail de toutes ces glorieuses expéditions qui lui auraient mérité à si juste titre le surnom de Saxonicus, comme le dit le panégyriste de son fils. Il est facile de voir qu'elles durent l'occuper pendant plusieurs années.—S.-M.

XXI.

La ville de Mayence. [Mogontiacum] surprise par les Allemans.

Amm. l. 27, c. 10.

Alsat. illust. p. 416 et 417.

Valentinien était parti de Trèves pour une expédition dont l'histoire ne nous donne aucune connaissance. Randon, roi d'un canton d'Allemagne[655], profita de son éloignement pour exécuter un dessein qu'il méditait depuis long-temps. L'empereur avait retiré la garnison de Mayence [Mogontiacum], il l'employait apparemment dans ses troupes. Un jour de fête, auquel les chrétiens[656], dont la ville était peuplée, étaient assemblés dans l'église, le prince alleman, s'étant secrètement approché avec une troupe légère, entra sans obstacle, fit prisonniers les hommes et les femmes, pilla les maisons, et enleva et les habitants et leurs richesses.

[655] Alamannus Regalis Rando nomine. Amm. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.

[656] Casu Christiani ritus invenit celebrari solemnitatem. Amm. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.

XXII.

Mort du roi Vithicabius.

Les Romains s'en vengèrent, mais avec lâcheté et perfidie, sur un autre roi de la même nation. Vithicabius, fils de Vadomaire, régnait dans le pays que nous nommons aujourd'hui le Brisgau[657], et dans les contrées voisines. Ce prince était faible de corps et sujet à de fréquentes maladies, mais hardi et courageux[658]. Il ne pouvait pardonner aux Romains l'enlèvement de son père; il pardonnait encore moins à son père de s'être racheté de l'exil en se mettant au service des Romains; et les dignités dont Vadomaire était revêtu à la cour de Valens[659], ne paraissaient au grand cœur de son fils que les tristes ornements d'un ignominieux esclavage. C'étaient pour lui autant d'affronts, dont il cherchait à se venger. Les Romains le prévinrent, et après avoir inutilement tenté de le prendre par force ou par ruse, ils eurent recours à un crime odieux, dont leurs ancêtres avaient abhorré et puni la simple proposition, dans la personne du médecin de Pyrrhus, le plus redoutable ennemi de Rome. Ils corrompirent un domestique de Vithicabius, et ce scélérat fit périr son maître[660]. Ammien Marcellin n'explique pas si ce fut par le fer ou par le poison; il ajoute seulement que le coupable, craignant la punition qu'il n'avait que trop méritée, se réfugia aussitôt sur les terres de l'empire. L'historien ne nomme pas Valentinien dans le récit de ce forfait atroce; mais il ne dit pas qu'il ait puni le traître; et ce prince demeurera dans tous les siècles flétri du soupçon d'y avoir consenti, et du crime de n'en avoir pas fait une éclatante justice.

[657] On a déja indiqué ailleurs, t. 2, p. 359, note 2, l. XI, § 33, quelle était la situation des états de Vadomaire.—S.-M.

[658] Specie quidem molliculus et morbosus, sed audax et fortis. Ammien Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.

[659] Il avait servi Valens contre Procope au siége de Nicée. Voyez ci-devant liv. XVI, § 38. On apprend d'Ammien Marcellin que ce même Vadomaire devint duc de la Phénicie.—S.-M.

[660] Studio sollicitante nostrorum occubuit. Amm. Marcell. l. 27, c. 10.—S.-M.

XXIII.

Actions cruelles de Valentinien.

Amm. l. 27, c. 7, et l. 30, c. 8.

Zos. l. 4, c. 14.

Hieron. ep. 1, t. 1, p. 3.

Sulp. Sever. dial. 2, c. 6.

Zon. l. 13, t. 2, p. 29.

Cod. Th. l. 7, tit. 13, leg. 4, 5; l. 9, t. 40, leg. 10; l. 13, tit. 10, leg. 5.

Inexorable sur des objets qui méritaient plus d'indulgence, il fit brûler vif pour des fautes légères Dioclès, ancien trésorier-général de l'Illyrie[661]. Il condamna au même supplice ceux qui, par une lâcheté devenue pour-lors assez ordinaire, se coupaient les doigts pour se soustraire à la milice. Étant en Gaule, il fit défendre l'entrée de son palais à saint Martin, que le seul motif de charité y conduisait, pour intercéder en faveur des malheureux. L'innocence même fut plus d'une fois la victime de ses emportements. Un certain Diodore, qui avait été agent du prince, étant en procès avec un comte, le fit assigner à comparaître devant le vicaire d'Italie. Le comte partit pour la cour, et se plaignit au prince de cette audace. Sur cette plainte l'empereur, sans autre examen, condamna à la mort et Diodore, et trois sergents qui s'étaient chargés de la signification. L'arrêt fut exécuté à Milan. Les chrétiens honorèrent leur mémoire; et le lieu où ils furent enterrés, fut appelé la sépulture des innocents[662]. Quelque temps après, un Pannonien, nommé Maxentius, qui était apparemment en faveur auprès du prince, fut condamné dans une affaire, dans laquelle trois villes étaient intéressées. Le juge chargea les décurions de ces villes, d'exécuter promptement la sentence. Valentinien l'ayant appris, entra dans une violente colère; il ordonna qu'on fît mourir ces décurions; et rien ne les aurait sauvés, sans la noble hardiesse du questeur Eupraxius: Arrêtez, prince, lui dit-il, écoutez un moment votre bonté naturelle; songez que les chrétiens honorent en qualité de martyrs ceux que vous condamnez à la mort comme criminels. Florentius, préfet du prétoire de la Gaule, imita dans une autre rencontre cette généreuse liberté, aussi salutaire aux princes qu'à leurs sujets. L'empereur, irrité contre plusieurs villes pour une faute digne de pardon, commanda qu'on fît mourir dans chacune trois décurions: Et que fera-t-on, lui dit Florentius, s'il ne s'en trouve pas trois dans chacune de ces villes? Faudra-t-il attendre que ce nombre soit rempli, pour les mettre à mort? Ces paroles calmèrent la colère du prince. Ce fut pour Valentinien une faveur du ciel, d'avoir sous son règne plusieurs officiers vraiment zélés pour sa gloire, qui, d'un génie tout opposé à celui des courtisans, s'efforçaient d'adoucir la dureté de son caractère. Ce Florentius, fort différent de celui du même nom, qui s'était rendu si odieux du temps de Constance, ne s'occupait que du soulagement de sa province. Valentinien exigeait le paiement des impôts avec une rigueur impitoyable, et ne menaçait de rien moins que de la mort ceux que leur indigence mettait hors d'état de satisfaire. Florentius obtint cependant une loi pour modérer dans la Gaule la dureté des impositions; elle donnait à ceux qui se trouvaient trop chargés le temps de porter leurs plaintes aux juges des lieux, et de leur demander une taxation plus conforme à l'état de leur fortune.

[661] Ex comite largitionum Illyrici. Amm. Marc. l. 27, c. 7.—S.-M.

[662] Quorum memoriam apud Mediolanum colentes nunc usque Christiani, locum ubi sepulti sunt, ad innocentes appellant. Amm. Marc. l. 27, c. 7.—S.-M.

XXIV.

Rigueur de Valentinien dans l'exercice de la justice.

Il était inutile aux accusés de s'adresser à l'empereur pour obtenir des juges équitables: malgré les plus justes motifs de récusation, il ne manquait pas de les renvoyer devant leur juge ordinaire, quoique celui-ci fût leur ennemi personnel. Jamais il ne sut adoucir les punitions, jamais il n'accorda de grace à ceux qui étaient condamnés. C'était devant lui presque une même chose d'être accusé et d'être coupable. Les tortures qu'il employait pour avérer les crimes, égalaient la rigueur des supplices. Il répétait sans cesse, que la sévérité est l'ame de la justice, et que la justice doit être l'ame de la puissance souveraine. Il ne choisissait pas de dessein prémédité des hommes cruels et inhumains pour gouverner les provinces; mais lorsqu'il avait mis en place des officiers de ce caractère, loin de les contenir, il les animait par des louanges, il les exhortait par ses lettres à punir rigoureusement les moindres fautes. Ces funestes encouragements durent coûter la vie à plusieurs innocents. Saint Jérôme raconte fort au long l'histoire d'une femme de Verceil, faussement accusée d'adultère, qui ayant été condamnée à mort et frappée plusieurs fois du coup mortel, ne fut sauvée que par un miracle. Il paraît cependant qu'il eut quelques égards pour les sénateurs de Rome: ils étaient soumis à la juridiction du préfet de la ville; Valentinien se réserva par une loi la connaissance de leurs causes en matière criminelle.

XXV.

Prétextatus préfet de Rome.

Amm. l. 27, c. 9, et ibi Vales.

Cod. Th. l. 12, tit. 6, l. 13.

Hier. chron.

Oros. l. 7, c. 32.

Cette loi est adressée à Prétextatus, préfet de Rome, qui était bien capable de l'avoir inspirée au prince, quoiqu'elle tendît à la diminution des droits de sa charge. Ce magistrat, auquel on ne peut reprocher que son zèle pour le paganisme, ne donnait à Valentinien que des conseils de clémence: il sut lui-même, dans l'exercice de sa préfecture, trouver ce juste tempérament de douceur et de fermeté, qui concilie l'amour et la crainte dans le cœur des inférieurs. Son autorité rétablit dans la ville le calme que le schisme d'Ursinus avait troublé: son attention vigilante pour la sûreté publique se manifesta par plusieurs réglements utiles. Il fit abattre tous les balcons en saillie, qui s'étaient multipliés à Rome au mépris de l'ancienne police; il ordonna de laisser un espace libre entre les maisons des particuliers et les murs des temples et des églises, pour empêcher la communication des incendies: suivant une loi ancienne tous les édifices publics devaient être isolés; mais cette loi était oubliée. Il fit établir dans tous les quartiers de Rome de nouveaux étalons, pour fixer les poids et les mesures, et contenir la mauvaise foi des marchands. Dans les jugements, il ne fit jamais rien en vue de plaire, et il plut à tous les citoyens[663]. On rapporte que cette année on vit dans l'Artois des flocons de laine tomber avec l'eau de la pluie[664]. Je ne sais quelle foi l'on doit ajouter à ce phénomène.

[663] Nihil ad gratiam faceret, omnia tamen grata viderentur esse quæ factitabat. Amm. Marc. l. 27, c. 9.—S.-M.

[664] Apud Atrebatas vera lana de nubibus pluviæ mixta defluxit. Oros. l. 7, c. 32.—S.-M.

XXVI.

Valens se déclare pour les Ariens.

Greg. Naz. or. 20, t. 1, p. 348, et or. 23, p. 416.

Hier. chron.

Oros. l. 7, c. 32.

Socr. l. 4, c. 2, 4, 6, 9, et 11.

Theod. l. 4, c. 11 et 12.

Soz. l. 6, c. 6, 7, 8, 9, 10, 11 et 12.

Zon. l. 13, t. 2, p. 30.

Tandis que Valentinien défendait avec succès l'Occident contre les Barbares, son frère Valens, devenu par la mort de Procope paisible possesseur de l'Orient, y allumait deux guerres funestes, l'une contre les Goths, l'autre contre les catholiques. C'était le caractère de l'Arianisme dès son origine, de s'introduire à la cour par la séduction des femmes. Albia Dominica préoccupée de cette erreur, n'eut pas de peine à la communiquer à son mari: et lorsque se préparant à marcher contre les Goths, il voulut, par une sage précaution, recevoir le baptême, elle l'engagea à se faire baptiser par Eudoxe, évêque de Constantinople et chef du parti hérétique. Dans cette sainte cérémonie, ce prélat imposteur abusa de l'autorité du moment, pour joindre aux vœux sacrés du christianisme un serment impie: il engagea Valens à jurer qu'il demeurerait irrévocablement attaché à la doctrine d'Arius, et qu'il emploierait toute sa puissance contre ceux qui y seraient opposés. Valens ne fut que trop fidèle à ce funeste engagement. L'arianisme était alors dans un état de crise. Les demi-Ariens, rebutés de l'insolence des Anoméens qui les persécutaient, avaient fait des démarches éclatantes auprès du pape Libérius, lorsqu'il vivait encore: ils avaient accédé à la doctrine de Nicée. L'église d'Occident leur avait ouvert les bras avec joie; et en Orient même, dans un concile tenu à Tyanes, ils en avaient indiqué un second à Tarse, où ils devaient dans deux mois se rendre de toutes parts, pour consommer l'ouvrage de la réunion par un acte authentique. Eudoxe, alarmé de ce dessein, communiqua ses craintes à Valens. L'empereur défendit aux évêques de s'assembler à Tarse; il confondit d'abord, dans une proscription générale, les catholiques, les demi-Ariens, et les Novatiens aussi opposés aux dogmes d'Arius que les catholiques. Mais les Novatiens se mirent bientôt à couvert par le crédit d'un de leurs prêtres, nommé Marcien, que Valens avait placé auprès de ses filles Anastasie et Carosa, pour leur enseigner les belles-lettres.

XXVII.

Athanase est encore chassé de son siége.

Socr. l. 4, c. 13.

Soz. l. 6, c. 12.

Theoph. p. 49.

Vita Ath. apud Phot. cod. 258.

Vita Ath. in edit. Bened. p. 85.

Pagi apud Baron. an. 370.

L'empereur avait envoyé dans les provinces des ordres précis de chasser tous les évêques, qui, ayant été bannis sous le règne de Constance, étaient rentrés en possession de leurs églises sous celui de Julien. Ces ordres contenaient de terribles menaces contre les officiers, les soldats, les habitants des lieux où ils ne seraient pas exécutés. Depuis quarante ans qu'Athanase remplissait le siége d'Alexandrie, il avait eu l'honneur d'être toujours la première victime que les ennemis de l'église sacrifiaient à leur fureur; et les coups portés à cet illustre prélat, étaient devenus le signal de la persécution générale. Tatianus, préfet d'Égypte, entra dans Alexandrie, et y fit publier un édit contre les orthodoxes. Les fidèles, déterminés à tout souffrir eux-mêmes, prirent l'alarme pour leur évêque; ils représentèrent qu'Athanase n'était pas dans le cas exprimé par les ordres de l'empereur, puisque Julien, loin de le rétablir, l'avait chassé de nouveau. Tatianus ne se rendant pas à ces raisons, le peuple se disposait à la défense; on était à la veille d'une sanglante sédition. Le préfet suspendit cet orage, en demandant le temps d'instruire l'empereur et de recevoir de nouveaux ordres. Les esprits étant un peu apaisés, Athanase, trop éclairé pour ne pas pénétrer les intentions du préfet, et ne voulant pas être une occasion de désordre, sortit secrètement de la ville, et se déroba également à ses ennemis et à ses amis. Tatianus, qui n'avait cherché qu'à amuser les Alexandrins, voulut aussi profiter de ce calme pour exécuter sa commission. Il se transporta pendant une nuit avec une nombreuse escorte à la maison de l'évêque, mais il ne l'y trouva plus. Athanase s'était renfermé hors de la ville, dans le tombeau de son père, où il se tint caché pendant quatre mois. Les tombeaux, surtout en Égypte, étaient alors des bâtiments assez étendus pour y loger. Cette évasion causait autant d'alarme aux ennemis d'Athanase qu'à son troupeau. Valens craignait que son frère, comme avait fait autrefois Constant, ne prît en main la défense de ce prélat respecté de tout l'empire. Eudoxe et sa cabale n'appréhendaient pas moins qu'un génie si fécond en ressources ne vînt à bout de se ménager à la cour de Valens la même faveur, qu'il avait quelquefois trouvée auprès de Constance. Cette crainte prévalut sur leur haine; ils furent les premiers à solliciter son retour. Valens envoya ordre de le rétablir dans son église, où ce généreux athlète, signalé par tant de combats, cinq fois banni et cinq fois rappelé, toujours persécuté avec l'église et triomphant avec elle, demeura paisible pendant les six dernières années de sa vie.

XXVIII.

Commencement de la guerre des Goths.

La persécution de Valens déchirait le sein de l'église, sans mettre l'empire en danger. Mais la guerre qu'il commença cette année contre les Goths, attira, par un enchaînement de causes dépendantes les unes des autres, la ruine de la puissance romaine en Occident. Les Goths, quelquefois vainqueurs, souvent vaincus, mais fournissant toujours à de nouvelles guerres par leur innombrable multitude, avaient pendant cent vingt ans exercé les armes romaines. Domptés depuis trente-cinq ans par Constantin, tranquilles sous le règne de Constance, ils entretenaient avec les Romains un libre commerce par le Danube. Plusieurs d'entre eux s'étaient dévoués au service des empereurs, et étaient parvenus aux principales dignités de la cour et de l'armée. Comme c'est ici que commencent les grands événements qui changèrent enfin la face de l'empire, il est à propos de donner une idée plus claire de leur origine et de leurs progrès, autant qu'il est possible de percer les ténèbres dont leur première histoire est enveloppée.

XXIX.

Leur origine et leurs migrations.

Jornand. de reb. Get. c. 3, 4 et 17.

Isid. chron. Goth.

Proc. de bell. Goth. l. 4, c. 5.

Cluv. ant. Germ. l. 3, c. 34 et 46.

Grot. in proleg. ad hist. Goth.

L'origine des Goths se perd, comme celle de toutes les nations célèbres, dans la nuit de l'antiquité[665]. Leurs migrations et leurs conquêtes sont cause que les anciens auteurs les ont confondus avec les Scythes, les Sarmates, les Gètes et les Daces. Entre les modernes, les plus habiles critiques se partagent à leur sujet en deux sentiments. Suivant les uns, ils sont nés dans la Germanie, et ce sont ceux que Tacite appelle Gothons, qui habitaient le territoire de Dantzick, aux embouchures de la Vistule. Selon une autre opinion, plus généralement reçue et qui me paraît mieux fondée, cet établissement ne fut que leur seconde habitation. Plus de trois cents ans avant l'ère chrétienne, ils étaient sortis de la Scandinavie, cette grande péninsule qu'on a cru être une île jusque dans le sixième siècle, et que les anciens ont appelée la source et la pépinière des nations. On voit encore la trace de leur origine dans la Suède, dont une grande province a conservé le nom de Gothie. Ils s'emparèrent d'abord de l'île de Rugen, et de la côte méridionale et orientale de la mer Baltique, jusque dans l'Esthonie. Les Rugiens, les Vandales, les Lombards, les Hérules n'étaient que diverses peuplades des Goths, qui se séparèrent du gros de la nation, et se firent en Germanie des établissements particuliers. Ceux qui conservèrent le nom de Goths, quittèrent au commencement du second siècle les bords de la Vistule; et ayant traversé les vastes plaines de la Sarmatie, ils se fixèrent sur les bords des Palus Méotides. Une partie d'entre eux, refusant de suivre leurs compatriotes, demeurèrent à l'occident de la Vistule: on les nomma Gépides, mot qui dans leur langue signifiait paresseux[666]. Ces Gépides, quelque temps après, vers le temps de Claude le Gothique, après avoir vaincu les Bourguignons, s'avancèrent sur les bords du Danube, où ils commencèrent à inquiéter les Romains.

[665] Je n'entreprendrai pas d'expliquer les difficultés nombreuses que présente un point d'histoire aussi compliqué, ni de redresser tout ce qu'il y a d'inexact dans le texte de Lebeau; ce serait m'écarter du plan que je me suis prescrit. Mon opinion sur cette grande question sera donc exprimée avec toute la brièveté possible. Lebeau s'est borné, comme il le devait, à exposer les systèmes admis de son temps; depuis, des opinions nouvelles, des systèmes ingénieux, ont été proposés, admis et rejetés, sans avancer beaucoup nos connaissances sur le fond de la question. Deux systèmes principaux partagent les savants: les uns adoptent le récit de Jornandès, historien Goth et évêque de Ravenne au 6e siècle, et regardent les Goths comme un peuple sorti de la Scandinavie. Les autres traitant Jornandès de romancier et d'imposteur, vont rechercher en Asie l'origine des Goths, et ils l'y placent à une époque plus ou moins ancienne. La vérité n'est, selon moi, ni dans l'une ni dans l'autre de ces opinions, ou peut-être est-elle dans toutes les deux; il suffit, pour les concilier, de leur ôter ce qu'elles ont d'absolu: elles se prêtent alors un mutuel appui; une multitude de renseignements précieux, et regardés comme fort douteux, acquièrent alors un haut degré d'importance et de certitude. Je m'explique. Il est constant pour moi que les Goths, fixés, au quatrième siècle, sur les rives du Danube et du Borysthène, sont les Gètes que les anciens plaçaient dans les mêmes régions. Les auteurs contemporains des premières irruptions des Goths ne laissent aucun doute sur ce point; ils emploient indifféremment les deux noms, et, de plus, ils remarquent que les peuples nommés Gètes par les Grecs et les Romains s'appelaient eux-mêmes Goths. Cela étant, il est impossible de méconnaître l'identité de ces deux noms, avec celui des Scythes; il n'en diffère que par une prosthèse familière aux Grecs. Ces trois noms indiquent trois grandes périodes de l'existence des Goths, qui nous reportent jusqu'à la plus haute antiquité, et font voir cette nation maîtresse dès lors de l'Europe orientale et d'une grande partie de l'Asie, lançant au loin de nombreuses colonies. Ces colonies, renouvelées en divers temps couvrirent toutes les parties de l'Europe à une époque fort reculée, la Scandinavie comme les autres. Voilà ce qu'il y a de vrai, selon moi, dans le système qui trouve, dans l'Europe orientale, l'origine des Goths, comme nation. Quoique ce fait me paraisse incontestable, ce n'est pas, je pense, une raison suffisante pour rejeter les renseignements qui nous ont été conservés par Jornandès. Une multitude d'indications nous prouvent la véracité de cet auteur. En racontant l'origine des Goths, qu'il place dans la Scandinavie, il décrit ce pays de manière à faire voir qu'il le connaissait bien. C'est une considération remarquable et tout à l'avantage de Jornandès. Où Jornandès aurait-il puisé des renseignements si exacts sur une contrée si éloignée et aussi mal connue des Grecs et des Romains, si ce n'est chez les Goths, toujours en relation avec la Scandinavie. On a dit et on a répété, que c'était sur la seule autorité de Jornandès qu'on avait placé dans la Scandinavie l'origine des Goths; c'est une erreur ou une supposition gratuite. Procope, qui écrivait à la même époque, ou peut-être même avant Jornandès, ne montre guère moins d'exactitude dans ce qu'il dit de la Scandinavie; ses renseignements sont conformes, mais non pareils à ceux que fournit Jornandès; ce qui prouve qu'il ne l'a pas copié. Il ne pouvait acquérir des notions aussi justes que chez des peuples en rapport avec la Scandinavie, comme les Goths y étaient alors. Il est facile de se convaincre, en comparant ces auteurs, que tous deux ils ont puisé aux mêmes sources, et qu'ils nous ont transmis une opinion généralement répandue chez les Grecs et les Romains, qui la tenaient sans aucun doute des Goths eux-mêmes, que ces conquérants venaient de la Scandinavie. Les traditions que Paul Diacre a recueillies un peu plus tard sur les Lombards, sont parfaitement d'accord avec Jornandès et Procope. On pourrait encore y ajouter. Pour concilier deux systèmes aussi opposés, il suffit de remarquer que Jornandès a confondu deux faits bien distincts. L'origine première des Goths ou Gètes, qui, étant les mêmes que les Scythes, doit se rechercher dans l'Europe orientale, et l'origine particulière des rois et des princes qui gouvernaient de son temps les tribus des Visigoths et des Ostrogoths. Pour en être convaincu, il suffit de remarquer que Jornandès a placé la sortie des Goths de la Scandinavie, avant la guerre que les Scythes soutinrent contre le roi d'Égypte, Vexoris, guerre que Justin place long-temps avant Ninus. Il est facile de concevoir que, si les connaissances de Jornandès sur la Scandinavie remontaient si loin, elles ne seraient pas si exactes, et que les Goths n'eussent pas conservé des souvenirs si précis, ni des relations aussi intimes et aussi fréquentes avec un pays si éloigné. Seulement il faut admettre qu'au temps de Jornandès l'émigration des tribus qui donnèrent des rois aux Goths était déjà assez ancienne, pour qu'on ait pu confondre ces deux événements. La généalogie des Amales, rapportée par cet historien, semble indiquer que le passage de la mer Baltique était arrivé vers le premier siècle de notre ère. Il faut aussi remarquer que, selon le même auteur, le premier des rois Goths, qui franchit cette mer, la passa avec trois vaisseaux; encore y en avait-il un qui portait les Gépides, qui formèrent une nation distinguée des Goths. On conçoit qu'il aurait fallu une flotte plus considérable pour transporter une nation, quelque petite qu'on la suppose. Qui ne voit dans ce roi des Goths, et dans ses compagnons des aventuriers semblables à ces Scandinaves, qui, au neuvième siècle, fondèrent les souverainetés russes de Novogorod et de Kiow, ou pareils encore à ceux qui allaient s'enrôler, sous le nom de Varangues, dans la garde des empereurs de Constantinople. La même chose a pu se faire et s'est faite réellement quelques siècles auparavant. Pour peu qu'on lise avec attention l'histoire des Barbares qui renversèrent l'empire romain, il est facile de reconnaître un grand mouvement, qui, depuis le premier jusqu'au quatrième siècle de notre ère, portait de nombreuses émigrations de peuplades ou de guerriers de la Baltique aux rives du Danube, à travers les plaines de la Pologne. C'est ainsi que les Bourguignons, les Lombards, les Hérules et beaucoup d'autres s'avancèrent vers le midi; c'est de la même façon que les deux races royales des Amales et des Balthes, qui commandaient les Ostrogoths et les Visigoths, étaient venues avec un certain nombre de guerriers se joindre aux Goths ou Gètes du Danube, laissés sans souverains, par la retraite des armées d'Aurélien au midi de ce fleuve, quand cet empereur se décida à abandonner les conquêtes de Trajan.—S.-M.

[666] C'est Jornandès qui donne cette étymologie. Nam, dit-il, linguâ eorum pigra, Gepanta dicitur. Jorn. de reb. Get. c. 17.—S.-M.

XXX.

Guerres et incursions des Goths.

Des Palus Méotides les Goths envoyèrent divers essaims dans le pays des anciens Gètes, vers les embouchures du Danube, et ils anéantirent peu à peu cette nation[667]. Ils remportèrent de grandes victoires sur les Vandales, les Marcomans et les Quades: ils commencèrent à se rendre redoutables à l'empire sous le règne de Caracalla, et réduisirent les Romains à leur payer des pensions considérables pour acheter la paix avec eux: ils la rompirent toutes les fois qu'ils crurent trouver plus d'avantage dans la guerre. Souvent on les vit passer le Danube, et mettre à feu et à sang la Mésie et la Thrace. Ils battirent et tuèrent l'empereur Décius. Trébonianus Gallus leur paya tribut. Sous Valérien et sous Gallien, ils portèrent le ravage jusqu'en Asie, où ils entrèrent par le détroit de l'Hellespont, après avoir pillé l'Illyrie, la Macédoine et la Grèce: ils brûlèrent le temple d'Éphèse, ruinèrent Chalcédoine, pénétrèrent jusqu'en Cappadoce; et dans leur retour, cette nation barbare, née pour la destruction des monuments antiques ainsi que des empires, renversa en passant Troie et Ilion, qui se relevaient de leurs ruines. Ils furent battus à leur tour par Claude, par Aurélien, par Tacite. Probus les força à la soumission par la terreur de ses armes. Leur puissance était déjà rétablie sous Dioclétien. Ils servirent fidèlement Galérius dans la guerre contre les Perses: ils étaient devenus comme nécessaires aux armées romaines; et nulle expédition ne se fit alors sans leur secours. Constantin employa leur valeur contre Licinius: ils s'engagèrent avec lui par un traité, à fournir aux Romains quarante mille hommes toutes les fois qu'ils en seraient requis. Ce traité, souvent interrompu par les guerres qui survinrent entre eux et l'empire, était toujours renouvelé au rétablissement de la paix: il subsista jusque sous Justinien; et ces troupes auxiliaires étaient nommées les confédérés[668], pour faire connaître que ce n'était pas à titre de sujets, mais d'alliés et d'amis, qu'ils suivaient les armées romaines[669].

[667] On a pu voir dans la longue note placée ci-devant p. 324, les raisons qui m'empêchent de partager cette opinion. Les Gètes ou les Goths doivent être un seul et même peuple.—S.-M.

[668] Fæderati. Ce corps, composé de Barbares qui ne furent pas toujours Goths, est très-célèbre dans l'histoire du Bas-Empire; aussi en sera-t-il souvent question dans la suite de cet ouvrage.—S.-M.

[669] Ce paragraphe est un résumé bien rapide des faits contenus dans les chap. 15-22 de Jornandès, de rebus Geticis.—S.-M.

XXXI.

Caractère et mœurs des Goths.

Proc. de bell. Vandal. l. 1, c. 2.

Salv. de gubernat. Dei, l. 7, c. 4.

Roderic. Τοlet. l. 1, c. 9.

Grot. in proleg. ad hist. Goth.

Ce peuple né pour la guerre, n'était curieux que de belles armes: ils se servaient de piques, de javelots, de flèches, d'épées et de massues; ils combattaient à pied et à cheval, mais plutôt à cheval. Leurs divertissements consistaient à se disputer le prix de l'adresse et de la force dans le maniement des armes. Ils étaient hardis et vaillants, mais avec prudence; constants et infatigables dans leurs entreprises; d'un esprit pénétrant et subtil: leur extérieur n'avait rien de rude ni de farouche; c'étaient de grands corps, bien proportionnés, avec une chevelure blonde, un teint blanc et une physionomie agréable. Les lois de ces peuples septentrionaux n'étaient point, comme les lois romaines, chargées d'un détail pointilleux, sujettes à mille changements divers, et si nombreuses qu'elles échappent à la mémoire la plus étendue; elles étaient invariables, simples, courtes, claires, semblables aux ordres d'un père de famille. Aussi le code de Théodoric prévalut-il en Gaule sur celui de Théodose; et Charlemagne transporta dans ses capitulaires plusieurs articles des lois des Visigoths. Les lois des Goths fondèrent le droit d'Espagne: elles en furent la source. Celles des Lombards ont servi de base aux constitutions de Frédéric II pour le royaume de Naples et de Sicile. La jurisprudence des fiefs, en usage parmi tant de nations, doit son origine aux coutumes des Lombards; et l'Angleterre se gouverne encore par les lois des Normands. Tous les habitants des côtes de l'Océan ont adopté le droit maritime établi dans l'île de Gothland, et en ont composé un droit des gens. La forme même de la législation chez les Goths communiquait à leurs lois une solidité inébranlable. Elles étaient discutées par le prince et par les principaux personnages de tous les ordres; rien n'échappait à tant de regards pénétrants; on pratiquait avec zèle et avec constance ce que le consentement commun avait établi. Pour les charges publiques, ces peuples ne connaissaient point les titres purement honorifiques et sans fonction: chez eux tout était en action. Dans toutes les villes et jusque dans les bourgs, étaient des magistrats choisis par le suffrage du peuple, qui rendaient la justice, et faisaient la répartition des tributs. Chacun se mariait dans son ordre: un homme libre ne pouvait épouser une femme de condition servile, ni un noble une roturière. Les femmes n'apportaient pour dot que la chasteté et la fécondité. Toute propriété était entre les mains des mâles, qui étaient le soutien de la patrie. Il n'était pas permis à une femme d'épouser un mari plus jeune qu'elle. Les parents avaient la tutelle des mineurs; mais le premier tuteur était le prince. Les transports de propriété, les engagements, les testaments se faisaient en présence des magistrats, et à la vue du peuple: les conventions appuyées de tant de témoins en étaient plus authentiques; et le public étant instruit de ce qui appartenait de droit à chacun, il ne restait plus de lieu aux chicanes, au stellionat, aux prétentions frauduleuses. Les affaires s'expédiaient sans longueurs et sans frais. Pour arrêter la témérité des plaideurs, on les obligeait de consigner des gages. Le sang des citoyens était précieux, on ne le répandait que pour les grands crimes: les autres s'expiaient par argent ou par la perte de la liberté. Le criminel était jugé sans appel par ses pairs. Mais une coutume vraiment barbare, et qu'ils ont ensuite répandue par toute l'Europe, c'est que certaines causes ambiguës étaient décidées par le duel. L'adultère était puni de la peine la plus sévère: la femme coupable était livrée à son mari qui devenait maître de sa vie. Les enfants nés d'un crime n'étaient admis ni au service militaire, ni à la fonction de juges, ni reçus en témoignage. Une veuve avait le tiers des biens-fonds du défunt, si elle ne se remariait pas; autrement elle n'emportait que le tiers des meubles. Si elle se déclarait enceinte, on lui donnait des gardes; et l'enfant né dix mois après la mort du père, était censé illégitime. Celui qui avait débauché une fille était obligé de l'épouser, si la condition était égale; sinon il fallait qu'il la dotât, car une fille déshonorée ne pouvait se marier sans dot; s'il ne pouvait la doter, on le faisait mourir. Ils regardaient la pureté des mœurs comme le privilége de leur nation: ils en étaient si jaloux que, selon un auteur de ces temps-là, punissant la fornication dans leurs compatriotes, ils la pardonnaient aux Romains comme à des hommes faibles et incapables d'atteindre au même degré de vertu. Nous aurons occasion de parler ailleurs de leur religion[670].

[670] On conçoit sans peine qu'il y aurait beaucoup de remarques à faire sur les objets contenus dans ce paragraphe; mais s'y arrêter, ce serait entrer dans des digressions tout-à-fait étrangères au but qu'on doit se proposer dans une histoire du Bas-Empire.—S.-M.

XXXII.

Division en Visigoths et Ostrogoths.

Jornand. de reb. Get. c. 14.

Grot. in proleg. ad hist. Goth.

Trebell. Pol. in Claudio, c. 6.

Du temps de Valens, leur puissance s'étendait depuis les Palus Méotides jusque dans la Dacie, située au-delà du Danube. Ils s'étaient rendus maîtres de cette vaste province, après qu'Aurélien l'eut abandonnée. Les Peucins, les Bastarnes, les Carpes, les Victohales, et les autres Barbares de ces cantons étaient ou exterminés ou incorporés avec eux. Ils étaient divisés en deux peuples, les Ostrogoths, c'est-à-dire, les Goths orientaux, nommés aussi Gruthonges, qui habitaient sur le Pont-Euxin et aux environs des bouches du Danube; et les Visigoths ou Goths occidentaux, appelés encore Thervinges, établis le long de ce fleuve. C'est ainsi que l'histoire commence à distinguer clairement les deux branches de cette nation. Il est cependant parlé des Ostrogoths sous le règne de Claude le Gothique; et les meilleurs écrivains présument que cette distinction était établie dès l'origine. En effet, elle subsiste encore dans la Suède. Ces deux peuplades avaient des princes différents, issus de deux races célèbres dans leurs annales; celle des Amales qui régnait sur les Ostrogoths[671], et celle des Balthes sur les Visigoths[672]. Ils ne donnaient à leurs souverains que le nom de juges[673]; parce que le nom de roi n'était, selon eux, qu'un titre de puissance et d'autorité, au lieu que celui de juge était un titre de vertu et de sagesse[674].

[671] On trouve la généalogie de cette famille dans le 14e chap. de Jornandès, et on y voit que Théodoric, conquérant de l'Italie, descendait à la quatorzième génération de Gapt, le premier de cette race dont le souvenir s'était conservé chez les Goths. Ce personnage vivait ainsi vers l'époque de l'ère chrétienne.—S.-M.

[672] Vesegothæ familiæ Balthorum, Ostrogothæ præclaris Amalis serviebant. Jornand. de reb. Get. c. 5.—S.-M.

[673] Ammien Marcellin donne, l. 31, c. 3, à Athanaric, roi des Visigoths, le titre de juge des Thervinges, Thervingorum judex. Le même auteur l'avait déja nommé, l. 27, c. 5, le plus puissant des juges Goths, Athanaricum ea tempestate judicem potentissimum. Il est nommé le chef des Scythes, ὁ τῶν Σκυθῶν ἡγούμενος, par Zosime, l. 4, c. 10.—S.-M.

[674] Cette dernière phrase est la traduction de ces paroles de Themistius, or. 10, p. 134, que l'orateur applique à Athanaric: Οὕτω γοῦν τὴν μὲν τοῦ βασιλέως ἐπωνυμίαν ἀπαξιὸι, τὴν τοῦ δικαστοῦ δὲ ἀγαπᾷ·ὡς ἐκεῖνο μὲν δυνάμεως πρόσρημα, τὸ δὲ σοφίας.—S.-M.

XXXIII.

Causes de la guerre des Goths.

Themist. or. 8, p. 113 et 119, et or. 10, p. 135 et 136.

Eunap. excerpt. deleg. p. 18.

Zos. l. 4, c. 10.

Dès le commencement du règne de Julien, les Goths se voyant méprisés par ce prince[675], avaient songé aux moyens de relever leur réputation. Depuis sa mort la frontière était mal gardée; les soldats romains, presque sans armes et sans habits, étaient aussi sans force et sans courage. Leurs commandants en avaient congédié la plupart pour profiter de leur solde. Les forteresses tombaient faute de réparations. Cette négligence favorisait les entreprises des Goths. N'osant encore faire une guerre ouverte, ils envoyaient des partis au-delà du fleuve, et remportaient toujours un butin considérable. La petite Scythie était la plus exposée à leurs incursions[676]. Le Danube, s'élargissant vers son embouchure, inondait une grande étendue de terrain, qu'on ne pouvait traverser à pied à cause de la profondeur de la vase, ni dans des barques, parce que les eaux y étaient trop basses. Les Barbares se servant de petits bateaux plats, venaient faire le dégât dans les îles et sur les bords du fleuve; et ils étaient rembarqués et hors d'insulte avant qu'on eût pu accourir au secours. On fut réduit à leur payer des contributions, pour racheter la province de ces ravages. Lorsqu'ils surent que Valens s'éloignait et qu'il prenait le chemin de la Syrie, toute la nation se mit en mouvement, et l'empereur fut obligé de détacher une grande partie de ses troupes, pour aller défendre la frontière[677]. Soit que les Goths ne fussent pas encore assez préparés, soit qu'ils voulussent laisser les Romains se ruiner eux-mêmes par une guerre civile, ils se contentèrent alors d'envoyer à Procope un secours de trois mille hommes[678]. Ceux-ci ayant appris la défaite et la mort du tyran, lorsqu'ils marchaient pour le joindre, reprirent le chemin de leur pays, pillant et ravageant tout sur leur passage. Mais avant que d'avoir pu regagner les bords du Danube, ils furent enveloppés, forcés malgré leur fierté à mettre bas les armes, et distribués comme prisonniers de guerre dans plusieurs villes de la Thrace.

[675] Voyez ci-devant liv. XII, § 10, t. 2, p. 403.—S.-M.

[676] C'est le nom que l'on donnait à toute la partie de la Mœsie, située entre les bouches du Danube, le mont Hémus et le Pont-Euxin.—S.-M.

[677] Valens apprit alors, par les rapports de ses officiers, que la nation des Goths, encore intacte, se préparait toute entière à envahir la Thrace. Valens.... docetur relationibus ducum, gentem Gothorum, ea tempestate intactam ideoque sævissimam, conspirantem in unum ad pervadenda parari collimitia Thraciarum. Amm. Marc. l. 26, c. 6. L'historien se sert du mot intactam en parlant de la nation des Goths, parce qu'alors les forces de ce peuple n'avaient encore éprouvé aucun affaiblissement; il n'en était pas de même quelques années après. La guerre désavantageuse que les Goths avaient été obligés de soutenir contre les Huns avait bien diminué leur puissance.—S.-M.

[678] Voyez ci-devant p. 246, note 1, et p. 250, note 1, liv. XVI, § 43 et 47.—S.-M.

XXXIV.

Valens refuse de rendre les prisonniers.

Amm. l. 27, c. 5.

Zos. l. 4, c. 10.

Eunap. excerpt. de leg. p. 18.

C'étaient des sujets d'Athanaric, prince des Visigoths, dont Constantin avait tellement aimé et honoré le père, qu'il lui avait fait ériger une statue dans Constantinople[679]. Athanaric envoya des grands de sa cour[680], pour se plaindre du traitement fait à ses soldats, et pour les redemander. Valens, de son côté, députa le général Victor pour entrer en conférence avec le prince. Victor demandait par quelle raison les Goths, alliés de l'empire, s'étaient portés à secourir un rebelle contre son souverain[681]. Athanaric montrait des lettres par lesquelles Procope avait imploré son assistance, comme parent de la famille de Constantin et légitime héritier de la couronne impériale[682]. Il ajoutait que ce n'était pas aux Goths à discuter les prétentions des deux concurrents; que par le traité ils s'étaient obligés à secourir l'empire; qu'ils avaient cru satisfaire à cette condition en assistant Procope; que s'ils s'étaient trompés, c'était une erreur excusable. Il insistait à demander qu'on relâchât ses soldats, qu'il avait envoyés sur la foi d'un serment. Victor répliqua que le serment d'un rebelle n'était pas un engagement pour l'empereur; et que Valens était en droit de traiter en ennemis ceux qui étaient venus lui faire la guerre. On se sépara ainsi sans rien conclure.

[679] C'est ce que dit Thémistius, or. 15, p. 191.—S.-M.

[680] Ἀπῄτει τοὺς γενναίους ὁ Σκυθῶν βασιλεὺς. Eunap. de leg. p. 18.—S.-M.

[681] Victor magister equitum ad Gothos est missus, cogniturus apertè quam ob causam gens amica Romanis, fœderibusque ingenuæ pacis obstricta, armorum dederat adminicula bellum principibus legitimis inferenti. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.

[682] Litterus obtulere Procopii, ut generis Constantiniani propinquo imperium sibi debitum sumpsisse commemorantis. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.

XXXV.

Dispositions pour la guerre contre les Goths.

Amm. l. 27, c. 4 et 5.

Themist. or. 8, p. 113.

Zos. l. 4, c. 10.

[Eunap. in Maxim. t. 1, p. 61, ed. Boiss.

Philost. l. 9, c. 8.]

Valens avait déja consulté son frère[683], dont il prenait tous les avis, excepté lorsqu'il s'agissait de religion. Au retour de Victor, il assembla son armée. Sa prudente économie dans le réglement de sa maison, avait rempli ses trésors. Pour fournir aux dépenses nécessaires, il supprimait les superflues; en sorte qu'au lieu d'imposer de nouveaux tributs au commencement de cette guerre, il se vit en état de remettre un quart des impositions précédentes. Cette libéralité lui gagna tous les cœurs; une ardeur nouvelle embrasait ses soldats, et il en aurait trouvé autant qu'il avait de sujets. Ses bonnes intentions furent pleinement secondées, par Auxonius préfet du prétoire[684]. Ce magistrat ajouta un nouveau prix à la générosité du prince, par l'équité du recouvrement; ne permettant de rien exiger au-delà de ce qui était dû, et réprimant les vexations des subalternes. Cette modération ne l'empêcha pas de remplir tous les engagements de son ministère. Tant que dura la guerre, l'armée ne manqua ni de vivres, ni d'autres provisions; il les faisait transporter par le Pont-Euxin, dans les places situées sur les bords du Danube, qui servaient de magasins.

[683] Valens enim ut consulto placuerat fratri, cujus regebatur arbitrio, arma concussit in Gothos, ratione justa permotus. Amm. Marc. l. 27, c. 4.—S.-M.

[684] Il avait succédé à Salluste, mis à la retraite à cause de son âge très-avancé. Ce préfet est appelé Exonius par Eunapius (in Maxim. t. 1, p. 61, ed. Boiss.); mais je crois que c'est une faute dans les manuscrits de cet auteur.—S.-M.

XXXVI.

Première campagne.

Amm. l. 27, c. 5.

[Themist or. 10, p. 132.]

Zos. l. 4, c. 10.

Idat. chron.

Chron. Hier.

Socr. l. 4, c. 11.

Soz. l. 6, c. 10.

Chron. Alex, vel Pasch. p. 301.

Au milieu du printemps[685], Valens partit de Constantinople, et alla camper sur le Danube, près du château de Daphné bâti par Constantin[686]; il passa le fleuve sans opposition sur un pont de bateaux. Les Goths épouvantés d'un appareil si formidable, avaient abandonné le plat pays, et s'étaient retirés dans les montagnes des Serres[687], escarpées et inaccessibles à une armée. Tout le fruit de cette campagne se borna à des pillages; Arinthée à la tête de divers partis, enleva grand nombre de familles, qu'il surprit dans les plaines, avant qu'elles eussent eu le temps de gagner les montagnes et les défilés; et l'armée romaine, sans avoir fait aucune perte ni aucun exploit mémorable, revint à Marcianopolis dans la basse Mésie[688]; Valens y passa l'hiver à exercer ses soldats, et à faire les préparatifs de la campagne prochaine. Cette année il tomba le 4 de juillet à Constantinople une grêle d'une prodigieuse grosseur, qui tua plusieurs habitants.

[685] Pubescente vere. Amm. Marcel. l. 27, c. 5. Il paraît par la date de quelques lois, que Valens était à Marcianopolis, le 10 et le 30 mai de cette année, sans doute avant le passage du Danube.—S.-M.

[686] Au sujet de ce fort, voyez ci-devant liv. V, § 12, t. 1, p. 321.—S.-M.

[687] Montes petivere Serrorum arduos. Amm. Marc. l. 27, c. 5. Ces montagnes, dont il n'est question dans aucun autre auteur, me paraissent être celles qui séparent la Valachie de la Transylvanie.—S.-M.

[688] Il était déjà de retour à Dorostorum, dans la Mœsie, le 25 septembre de cette année. On voit par une loi qu'il était à Marcianopolis, le 12 janvier 368. Il y était encore le 9 mars suivant.—S.-M.

An 368.

XXXVII.

Seconde campagne.

Amm. l. 27, c. 5.

Themist. or. 8, p. 116.

Greg. Naz. or. 10, t. 1, p. 167.

Socr. l. 4, c. 11.

Soz. l. 6, c. 10.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 301.

L'année suivante, sous le second consulat de Valentinien et de Valens, le débordement du Danube retint l'empereur en Mésie; étant resté inutilement pendant tout l'été campé sur les bords du fleuve[689], il retourna vers la fin de l'automne à Marcianopolis[690], où il célébra, selon l'usage, la solennité de la cinquième année de son règne; il y fit venir son fils, qui n'avait pas encore deux ans accomplis, et le désigna consul pour l'année 369, avec le général Victor. A l'occasion des quinquennales et de ce nouveau consulat, Thémistius, déja nommé précepteur du jeune prince, prononça deux discours: l'un convenait à un courtisan, il contenait l'éloge de l'empereur; l'autre est l'ouvrage d'un politique ingénieux. Ce sont des instructions adressées au fils, élève de l'orateur, mais qui pouvaient alors être utiles au père; elles sont présentées avec tous les agréments d'une éloquence délicate et fleurie[691]: il est vrai que Valens, pour en profiter, était obligé de les faire traduire; car ce prince, quoique régnant sur des Grecs, n'entendit jamais la langue grecque[692]. Pendant que les rivières du Nord sortaient de leur lit ordinaire, un autre fléau, produit peut-être par la même cause, affligeait la Bithynie; Nicée déja ébranlée par les tremblements précédents, fut entièrement renversée le 11 d'octobre, onze ans après la destruction de Nicomédie; et la ville de Germé, dans l'Hellespont, fut presque ruinée.

[689] Près d'un lieu nommé le bourg des Carpes, propè Carporum vicum, dit Ammien Marcellin, l. 27, c. 5. Ce bourg devait son nom, à ce qu'on croit, à une colonie de Carpes, peuple de la Dacie, qui y avait été placée par Galérius, après leur défaite en l'an 295. Voyez Valois, ad Amm. Marc. l. 27, c. 7.—S.-M.

[690] Deux lois de Valens font voir que ce prince était dans cette ville, le 12 novembre 368 et le 13 décembre suivant. Il y était déjà dès le 1er août de la même année.—S.-M.

[691] Thémistius fait mention, dans le premier de ses discours (or. 8, p. 116), d'un prince de l'Orient qui, abandonnant le sceptre paternel, τις τὰ σκῆπτρα ὑπεριδὼν τὰ πατρῷα, quoique ce ne fût pas le sceptre d'un royaume obscur, καὶ ταῦτα οὐκ ἀφανοῦς βασιλείας, vint trouver l'empereur à cette époque, préférant le servir à l'honneur de régner, μετανάστης ἤκει δορυφορήσων. Les interprètes de Thémistius croient qu'il s'agit ici du roi d'Arménie Para, fils d'Arsace, qui vint effectivement vers cette époque implorer la protection de Valens, contre les Perses. Tillemont (Valens, art. 8), pense qu'il s'agit plutôt de Bacurius, roi d'Ibérie, qui, chassé de son pays par des troubles civils, se mit au service des Romains, et y resta attaché jusqu'à sa mort. La coïncidence de l'époque à laquelle ce discours fut prononcé, avec celle de la fuite de Para, me porte à croire qu'il s'agit plutôt ici de ce dernier prince.—S.-M.

[692] Voyez à ce sujet Thémistius, or. 6, p. 71; or. 9, p. 126; or. 11, p. 144.—S.-M.

XXXVIII.

Guerre de Valentinien en Allemagne.

Amm. l. 27, c. 10.

Alsat. illust. p. 417.

La guerre que Valentinien porta cette année en Allemagne fut plus sanglante que celle de Valens contre les Goths, mais elle fut aussi plus glorieuse et plus promptement terminée. Résolu de réduire, par un dernier effort, des ennemis opiniâtres qui, suppliant et menaçant tour à tour, n'avaient tant de fois demandé la paix que pour la rompre, Valentinien fit à loisir des préparatifs extraordinaires. Ses soldats ne témoignaient pas moins d'empressement à se délivrer d'une nation qui les fatiguait sans cesse. Ayant donc mis sur pied une nombreuse armée, et formé ses magasins, il manda le comte Sébastien, avec les troupes d'Illyrie et d'Italie; il voulut être accompagné dans cette expédition par son fils Gratien, pour lui faire voir l'ennemi, et l'accoutumer de bonne heure aux fatigues de la guerre; ce jeune prince n'avait encore que neuf ans, mais il donnait déjà les plus heureuses espérances. L'empereur passa le Rhin à la fin de l'été[693] sans éprouver de résistance, et fit marcher ses troupes sur trois colonnes; il se mit à la tête de celle du centre, Jovinus et Sévère commandaient celles de la droite et de la gauche, toujours en garde contre les surprises. L'armée conduite par de bons guides, précédée de batteurs d'estrade, faisait sans précipitation de longues marches, et brûlait d'impatience de rencontrer l'ennemi. Au bout de quelques jours, comme il ne paraissait point, on mit le feu aux campagnes, en réservant avec soin ce qui pouvait servir à la subsistance des troupes; on continuait d'avancer avec les mêmes précautions, lorsque les coureurs vinrent avertir qu'ils avaient aperçu les Barbares; on fit halte près de Sultz [Solicinium] sur le Necker[694].

[693] Anni tempore jam tepente. Amm. Marc. l. 27, c. 10. Valentinien avait passé l'hiver à Trèves, où il était encore le 30 mars 368. Il alla ensuite à Alteia, lieu voisin de Trèves, et bientôt après il revint dans cette ville, où il était encore, le 17 juin, comme on le voit par les dates de ses lois. Une autre loi montre qu'il était à Worms (Vangiones), le 31 juillet, et sans doute peu avant le passage du Rhin.—S.-M.

[694] Sultz est dans l'intérieur du Wirtemberg, non loin des sources du Necker. Je suis ici l'opinion des interprètes d'Ammien Marcellin, mais il est vrai de dire que rien ne démontre l'identité de Solicinium avec le lieu moderne appelé Sultz.—S.-M.

XXXIX.

Disposition des Allemans et des Romains.

Les Allemans, contraints d'abandonner le pays, ou d'en venir à une action, avaient réuni toutes leurs forces; et pour couper le passage à l'armée romaine, ils s'étaient postés sur une montagne escarpée, qui n'était accessible que du côté du septentrion. Les Romains, ayant planté en terre leurs enseignes, demandaient le signal de la bataille, ils voulaient en arrivant monter aux ennemis; et malgré la bonne discipline que l'empereur maintenait dans ses troupes, on eut peine à les contenir. Sébastien fut placé à la descente de la montagne vers le septentrion, avec ordre de faire main-basse sur les Allemans, lorsqu'ils prendraient la fuite: Gratien fut laissé sous la garde des Joviens, qui formaient la réserve. L'armée étant en ordre de bataille, Valentinien parcourut les rangs; s'étant ensuite séparé de ses officiers, sans leur communiquer ce qu'il allait faire, il prit avec lui cinq ou six soldats de confiance; et pour n'être pas reconnu des ennemis, il s'approcha, la tête nue, du pied de la montagne: son dessein était de la reconnaître, et d'en considérer lui-même toutes les approches, persuadé que le chemin découvert par ses coureurs n'était pas le seul qui conduisît au sommet. C'était le caractère de ce prince, de ne s'en rapporter qu'à ses propres yeux, et de se flatter d'être toujours plus clairvoyant que les autres. Comme il traversait un terrain qu'il ne connaissait pas, il s'engagea dans un marais, où il allait être accablé par une troupe qui sortit d'une embuscade, si sa force et celle de son cheval ne l'eût promptement tiré de ce mauvais pas: il regagna son armée à toute bride, mais il fut si près de périr, qu'il y perdit son casque garni d'or et de pierreries: son écuyer qui le portait à ses côtés, fut enveloppé et tué par les Barbares[695].

[695] Galeam ejus cubicularius ferens auro lapillosque distinctam, cum ipso tegmine penitus interiret, nec postea vivus reperiretur aut interfectus. Am. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.

XL.

Bataille de Sultz [Solicinium].

Après avoir donné à ses troupes, le temps de se reposer et de prendre quelque nourriture, il fit sonner la charge. Deux officiers de la garde, Salvius et Lupicinus[696], marchaient à la tête, et, affrontant le péril avec une contenance fière et assurée, ils montèrent les premiers: leur intrépidité attira après eux toute l'armée, qui, combattant à la fois et la résistance des Barbares et la difficulté du terrain, grimpa à travers les roches, les buissons, les pertuisanes ennemies; et faisant pied à pied reculer les Allemans, gagna enfin le sommet de la montagne. Ce fut un nouveau champ de bataille, où le choc devint terrible: les piques dans le ventre, se pressant les uns les autres de tout le poids de leurs bataillons, renversant et renversés tour à tour, ils abattaient, ils tombaient: ce n'était que cris, horreur et carnage. D'un côté, la bravoure et la science militaire; de l'autre, une fureur désespérée: la victoire balança long-temps. Enfin, le nombre des Romains croissant toujours à mesure qu'ils parvenaient au sommet, les Allemans sont enfoncés; tout se confond; ils reculent en désordre, et toujours pressés ils tournent le dos; on les poursuit sans relâche, on les taille en pièces, on les pousse jusque sur la pente de la montagne. Les uns tués ou mortellement blessés, tombent en roulant dans les précipices; les autres fuient à perte d'haleine par le chemin, dont Sébastien occupait l'entrée; ils y trouvent l'ennemi et la mort: quelques-uns échappent et se sauvent dans les forêts d'alentour. Cette victoire coûta beaucoup de sang aux Romains: ils perdirent Valérien le premier des domestiques, et Natuspardo un des officiers de la garde[697], si renommé par sa valeur, que son siècle le comparait à tous ces anciens guerriers qui avaient fait l'honneur des armées romaines, lorsqu'elles étaient invincibles.

[696] L'un était du corps des Scutaires, c'est-à-dire des Écuyers, Scutarius, et l'autre du bataillon des étrangers, e schola gentilium.—S.-M.

[697] Valerianus domesticorum omnium primus, et Natuspardo quidam scutarius. Amm. Marc. l. 27, c. 10.—S.-M.

XLI.

Second mariage de Valentinien.

Amm. l. 27, c. 10, l. 28, c. 2 et l. 30, c. 5.

Auson. in Mosel. v. 421 et seq.

Socr. l. 4, c. 30.

Jorn. de regn. suc. apud Murat. t. 1, p. 237 et 238.

Chron. Alex. vel Paschal. p. 302.

Sulp. Sever. dial. 2, c. 6.

Zos. l. 4, c. 12.

Zon. l. 13, t. 2, p. 30.

Cod. Th. l. 7, tit. 8, leg. 2.

Valentinien mit ses troupes en quartiers d'hiver, et retourna à Trèves[698]: il avait choisi cette ville, pour son séjour ordinaire dans la Gaule; il y triompha avec son fils[699]. Ce fut vers ce temps-là qu'il répudia Sévéra[700], sa première femme, et mère de Gratien, pour épouser Justine[701], veuve de Magnence et fille de Justus, qui sous le règne de Constance avait été gouverneur du Picénum. On dit que Sévéra ayant acheté une maison de campagne fort au-dessous de sa valeur, Valentinien indigné de voir sa femme abuser ainsi de l'autorité de son rang, rendit la maison à l'ancien possesseur, et chassa Sévéra de son palais. Quelques historiens ont imaginé, à ce sujet, une intrigue amoureuse, plus digne d'un roman frivole que de la gravité de l'histoire. Ce second mariage était contraire aux lois de l'église, mais non pas aux lois romaines. Justine avait deux frères, Constantianus et Céréalis, qui furent successivement revêtus de la charge de grand-écuyer: tant que Valentinien vécut, elle renferma dans son cœur l'hérésie d'Arius dont elle était infectée; elle se contentait d'éloigner de l'empereur, autant qu'elle le pouvait, les prélats catholiques. Elle était belle, adroite, impérieuse; mais elle connaissait trop la fermeté de son mari, pour entreprendre de le séduire ou de le vaincre. Ce prince, loin de prêter son bras aux persécuteurs, ne permettait de troubler aucune des religions établies dans l'empire; et respectant le culte divin, lors même qu'il était défiguré par l'illusion et le mensonge; il défendit par une loi de donner des logements aux soldats dans les synagogues des Juifs.

[698] Il ne paraît pas que Valentinien soit retourné directement à Trèves, car une loi nous fait voir qu'il était à Cologne le 30 septembre; mais il était de retour à Trèves le 1er ou le 2 décembre.—S.-M.

[699] Ce triomphe de Valentinien n'est connu que par ces vers d'Ausone, dans son poème sur la Moselle, v. 421 et seq.

..... Augustæ veniens quod mœnibus urbis
Spectavit junctos natique patrisque triumphos:
Hostibus exactis Nicrum super et Lupodunum,
Et fontes Latiis ignotum annalibus Histri,

On ignore la position de Lupodunum. Ces vers peuvent servir à prouver que Solicinium où Valentinien défit les Allemans, était vers le cours supérieur du Necker.—S.-M.

[700] Elle est nommée Marina dans la Chronique Paschale, et Mariana dans celle de Jean Malala.—S.-M.

[701] Selon Jornandès (De regn. succ. apud Murat. t. 1, p. 238), elle était Sicilienne, Sicula.—S.-M.

XLII.

Loi sur les avocats.

Cod. Just. l. 2, tit. 6, leg. 6 et 7.

Le trait de justice, auquel on attribue la disgrace de Sévéra, n'est pas constaté par un témoignage assez authentique: il ne se trouve que dans la chronique d'Alexandrie[702]; mais on ne peut refuser à Valentinien, la louange d'avoir montré une aversion extrême, pour toute apparence d'injustice et de concussion. Ce caractère d'équité éclate dans la loi qu'il publia cette année pour régler la conduite des avocats. Après avoir proscrit ces traits outrageants, qui transforment un plaidoyer en libelle diffamatoire, il interdit aux avocats toute convention avec leurs clients: il leur défend de rejeter comme insuffisant ce qui leur est offert par une libre reconnaissance, et d'allonger à dessein les procédures: il permet aux personnes titrées d'exercer cette noble profession, pourvu qu'elles la remplissent avec noblesse; et que, renonçant à un vil intérêt, elles n'en retirent d'autre récompense que l'honneur de défendre l'innocence et la justice. Deux ans après, afin que deux plaideurs n'eussent l'un sur l'autre aucun avantage que par la qualité de leur cause, il ordonna que les juges donneraient aux deux parties des avocats d'une égale capacité; et il défendit à l'avocat nommé pour soutenir le droit d'une des parties, de refuser son ministère sans une raison valable, à peine d'interdiction perpétuelle.

[702] Et dans la Chronique de Malala (part. 2, p. 34).—S.-M.

XLIII.

Loi contre les concussions.

Cod. Th. l. 11, tit. 10. leg. 1, et tit. 11, leg. unic. et ibi God.

Il fit trembler à leur tour ces officiers de province, qui abusent de l'autorité que leur donnent leurs fonctions, pour se faire craindre des habitants, et les assujettir à des servitudes onéreuses; il leur défendit, sur peine de mort et de confiscation de tous leurs biens, d'imposer aucune corvée aux habitants de la campagne pour leur service particulier, d'en exiger aucun de ces présents qui étaient devenus, par abus, des redevances annuelles, d'accepter même ce qui leur était volontairement offert; et par un excès de sévérité, il condamna à la même peine l'habitant qui, pour sauver l'officier concussionnaire, prétendrait l'avoir servi de son propre mouvement et sans en être requis. Pour ce qui regardait les travaux publics, il les épargnait aux paysans, surtout dans les temps où la terre demande leurs peines et leurs soins. Il vaut mieux, disait-il, aller chercher dans les maisons oisives des villes, des bras inutiles, pour les occuper à ces ouvrages, que d'arracher les laboureurs à des travaux qui font subsister les villes mêmes.

XLIV.

Etablissement des médecins de charité.

Cod. Th. l. 13, tit. 3, leg. 8, 9 et 10.

La ville de Rome vit alors naître dans son enceinte un établissement honorable à la religion chrétienne, et conforme à l'esprit de l'église, qui, animée d'une tendresse maternelle pour tous ceux qu'elle renferme dans son sein, embrasse avec prédilection les indigents comme la portion la plus faible de sa famille. Valentinien choisit entre les médecins de Rome des personnes habiles, qui sussent mettre plus d'honneur à prendre soin des pauvres, qu'à rendre aux riches des services intéressés; il en institua quatorze, un pour chaque quartier; il leur assigna un entretien honnête sur le trésor public; il leur permit d'accepter ce que les malades guéris leur offriraient par reconnaissance, mais non pas d'exiger ce qu'ils auraient promis par crainte avant leur guérison; il ordonna que les places vacantes seraient données au concours, sans nul égard à la faveur, ni aux plus puissantes recommandations. Les médecins déja en fonction examinaient les récipiendaires, et jugeaient de leur capacité: il fallait au moins sept suffrages pour être choisi; et sur un rescrit du prince qui confirmait l'élection, le préfet de la ville expédiait les provisions. Quelques temps après, il dispensa les médecins de Rome et les professeurs des lettres et des sciences, de fournir des miliciens, et de loger des gens de guerre: il les exempta en général, eux et leurs femmes, de toutes charges publiques.

XLV.

Probus préfet du prétoire.

Amm. l. 27, c. 11 et ibi Vales.

Grut. inscr. p. 450, nº 1, 2, 3, 4, 5.

Reines. insc. p. 68.

Prud. in Symm. l. 1, v. 553.

Auson. ep. 16.

Claud. de Olyb. et Prob. cons. v. 41, et seq.

God. ad Cod.

Th. t. 4, p. 95, et t. 6, p. 379.

Till. Valent. art. 18 et 19.

Probus était alors préfet du prétoire, et Olybrius préfet de Rome; ces deux personnages méritent d'être connus. Sextus Pétronius Probus était le sujet de l'empire le plus illustre par sa naissance, par ses richesses, par le nombre et la durée de ses magistratures; il était fils de Célius Probinus, consul en 341, et petit-fils de Pétronius Probianus, qui avait été honoré de la même dignité en 322; sa maison était intimement unie et comme incorporée par des alliances, à celles des Anicius[703] et des Olybrius. Ces trois familles, les plus nobles de ce temps, avaient été les premières à embrasser sous Constantin la religion chrétienne. Les richesses de Probus le faisaient connaître de tout l'empire[704]; il n'y avait guère de provinces où il ne possédât de grands domaines. Son nom était fameux jusque chez les nations étrangères; et l'on raconte, que deux des plus grands seigneurs de la Perse étant venus à Milan pour entretenir saint Ambroise, ils allèrent à Rome dans le dessein de s'assurer par leurs propres yeux, de ce qu'ils avaient ouï dire, de la puissance et de l'opulence de Probus. Il avait été proconsul d'Afrique en 358; cette année 368, il succéda à Vulcatius Rufinus, qui mourut préfet d'Italie et d'Illyrie. Il conserva cette dignité pendant huit ans, jusqu'à la mort de Valentinien; ses inscriptions lui donnent aussi la qualité de préfet du prétoire des Gaules; il partagea avec Gratien l'honneur du consulat, en 371. Sa femme Faltonia Proba était de la famille des Anicius, et fut recommandable par sa vertu. De ce mariage sortirent trois fils, héritiers des biens et de la réputation de leur père; ils furent tous trois honorés du consulat: la gloire de cette illustre maison se perpétua dans une longue postérité, et se soutint même après la chute de l'empire en Occident.

[703] Quoiqu'il fût seulement allié de la famille Anicia, il est appelé dans une inscription (Gruter, p. 450, nº 3): Anicianæ domus culmen.—S.-M.

[704] Claritudine generis et potentia et opum amplitudine, cognitus orbi romano. Amm. Marc. l. 27, c. 11.—S.-M.

ΧLVI.

Caractère de Probus.

Si l'on s'en rapporte aux inscriptions, aux panégyristes, aux écrivains ecclésiastiques, qui peuvent s'être laissé éblouir par la protection éclatante que Probus accordait à la vraie religion, on ne vit jamais de magistrat plus accompli. Il est représenté dans ces monuments, comme un homme admirable par sa vertu, sa piété, sa libéralité, par son éloquence et par une érudition universelle; surpassant la gloire de ses ancêtres, les plus grands personnages de son siècle, les dignités même dont il fut revêtu. Mais Ammien Marcellin emploie des couleurs bien différentes pour peindre le caractère de Probus: c'était, selon lui, un ennemi aussi dangereux, qu'un ami bienfaisant; timide, devant ceux qui osaient lui résister; fier et superbe avec ceux qui le redoutaient; languissant et sans force, hors des dignités; n'ayant d'ambition qu'autant que lui en inspiraient ses proches, qui abusaient de son pouvoir; non pas assez méchant pour rien commander de criminel, mais assez injuste, pour protéger dans les siens les crimes les plus manifestes; soupçonnant tout, ne pardonnant rien; dissimulé; caressant ceux qu'il voulait perdre; au comble de la plus haute fortune toujours agité, toujours dévoré d'inquiétudes qui altérèrent sa santé. On prétend que l'historien a noirci ce portrait, par un effet de prévention contre un chrétien si zélé; mais il faut donc nier aussi les actions qu'il attribue à Probus, et que nous raconterons dans la suite; elles s'accordent avec cette peinture; et d'ailleurs pourquoi le même historien aurait-il dans le même temps rendu justice à Olybrius, qui n'était pas moins attaché à la religion chrétienne?

XLVII.

Olybrius préfet de Rome.

Amm. l. 28, c. 4.

Grut. inscr. p. 333, nº 2.

Till. Valent. art. 20.

Olybrius, qui avait encore les noms de Q. Clodius Hermogénianus, succéda cette année à Prétextatus dans la préfecture de Rome, qu'il exerça pendant trois ans. Il avait été consulaire de la Campanie et proconsul d'Afrique; il fut dans la suite, préfet du prétoire de l'Illyrie et de l'Orient: il parvint au consulat en 379. Dans le gouvernement de Rome, il veilla au maintien de la tranquillité de l'état et de l'église, toujours troublée par les partisans d'Ursinus. L'histoire loue sa douceur, son humanité, son attention à n'offenser personne, ni dans ses actions ni dans ses paroles; ennemi déclaré des délateurs, il était fort éloigné de profiter de leur malice pour enrichir le fisc. Il avait autant de droiture que de discernement et de lumières; mais il était trop adonné à ses plaisirs; et quoiqu'il sût les accorder avec les devoirs de sa charge, et qu'ils n'eussent rien de criminel aux yeux des païens, cependant cette vie voluptueuse était opposée à la religion qu'il professait; et Ammien Marcellin même la censure comme indécente dans un grand magistrat.

XLVIII.

Valentinien fortifie les bords du Rhin.

Amm. l. 28, c. 2.

Alsat. illust. p. 418.

Après la bataille de Sultz [Solicinium], Valentinien avait fait un nouveau traité avec les Allemans; les deux nations s'étaient engagées, à ne point entrer sur les terres l'une de l'autre. La convention était réciproque; mais les Allemans vaincus, étaient les seuls qui eussent donné des otages; la suite va faire voir que la parole des Romains n'était pas une caution suffisante. Drusus avait autrefois fait bâtir sur les bords du Rhin un grand nombre de forteresses; elles étaient tombées en ruine; Julien en avait construit plusieurs: Valentinien, ne voulant pas que la sûreté de la Gaule dépendît de la bonne foi des Barbares, entreprit de border le fleuve de tours et de châteaux, élevés de distance en distance, depuis la Rhétie jusqu'à l'Océan[705]: ce fut à ces travaux qu'il employa toute l'année, pendant laquelle, Valentinien Galate, fils de Valens, et Victor, étaient consuls. Il ne se fit pas de scrupule d'empiéter en quelques endroits, sur le territoire des Allemans[706]. Il construisit sur les bords du Necker [Nicer] une forteresse, que les uns croient être Manheim, les autres Ladenbourg[707]. Mais craignant que la violence des eaux qui venaient en frapper le pied, ne la détruisît peu à peu, il résolut de détourner le cours du Necker; on passa plusieurs jours à lutter contre le fleuve. Enfin, la constance des travailleurs, plongés dans l'eau jusqu'au cou, surmonta tous les obstacles; il en coûta la vie à plusieurs soldats; mais l'ouvrage fut achevé, et la forteresse mise en sûreté.

[705] Rhenum omnem a Rhœtiarum exordio adusque fretalem Oceanum. Amm. Marc. l. 28, c. 2. Je crois que, par ces derniers mots, l'auteur latin entend désigner le Pas de Calais.—S.-M.

[706] Nonnunquam etiam ultra flumen ædificiis positis subradens barbaros fines. Amm. Marc. l. 28, c. 2.—S.-M.

[707] Munimentum celsum et tutum, quod ipse a primis fundarat auspiciis, præterlabere Nicro nomine fluvio. Rien dans ces paroles d'Ammien Marcellin, l. 28, c. 2, ne peut servir à appuyer plutôt l'une que l'autre opinion. On voit seulement par les mots a primis auspiciis, que Valentinien avait fait élever cette forteresse dès le commencement de son règne. Il ne s'agit donc ici que de réparations, et non pas d'une construction première, comme on pourrait le croire par le texte de Lebeau.—S.-M.

XLIX.

Romains surpris et tués par les Allemans.

C'était déjà une infraction du traité. Le succès fit pousser plus loin l'entreprise. La montagne de Piri[708], située quelques lieues au-dessus, vers l'endroit où est aujourd'hui Heidelberg, était un poste avantageux. L'empereur forma le dessein de la fortifier. Il envoya un gros détachement de son armée avec le secrétaire Syagrius, chargé de la direction des ouvrages. On commençait à remuer la terre, lorsqu'on vit arriver les principaux de la nation allemande: ils se prosternèrent aux pieds des Romains, les conjurant avec instance de ne pas violer la foi jurée: Cette antique fidélité, dont vous vous vantiez, leur disaient-ils, vous élevait au rang de nos Dieux; ne vous déshonorez pas vous-mêmes, et ne nous réduisez pas au désespoir par une insigne perfidie. Qu'espérez-vous de cette forteresse? Pensez-vous qu'elle puisse subsister, si nos serments ne subsistent pas? Voyant qu'ils n'étaient pas écoutés, ils se retirèrent en pleurant la perte de leurs enfants, qu'ils avaient donnés pour otages. Dès qu'ils se furent éloignés, on aperçut une troupe de Barbares, qui sortaient de derrière un coteau voisin, où ils s'étaient tenus cachés pour attendre la réponse. Sans donner aux Romains le temps de se reconnaître ni de prendre leurs armes, ils fondent sur les travailleurs, et les passent au fil de l'épée avec leurs capitaines, Arator et Hermogène. Il n'échappa que Syagrius[709], qui vint apporter à l'empereur cette triste nouvelle. Ce prince, impétueux dans sa colère, lui fit un crime de s'être sauvé seul, et le cassa comme un lâche[710]. Pendant ce même temps la Gaule était désolée par des troupes de brigands, qui infestaient tous les grands chemins. On n'entendait parler que de pillages et de meurtres. Entre ceux qui périrent par les mains de ces assassins, fut Constantianus grand-écuyer[711], frère de l'impératrice Justine.

[708] Trans Rhenum in monte Piri, qui barbaricus locus est, munimentum exstruere disposuit raptim. Am. Marc. l. 28, c. 2. Ammien Marcellin est le seul auteur qui ait jamais parlé de la montagne Piri, et les détails qu'il donne ne suffisent pas pour faire reconnaître sa véritable position.—S.-M.

[709] Il fut dans la suite préfet du prétoire, et consul en l'an 381.—S.-M.

[710] Pour exécuter tous ses grands travaux, Valentinien passa presque toute cette année sur les bords du Rhin. On voit par ses lois qu'il resta à Trèves jusqu'au 14 de mai. Il était le 17 du même mois à Complat (Complati), lieu actuellement inconnu, mais sans doute voisin de Trèves où l'empereur était encore le 1er juin. Le 4 juin, on le trouve à Martiaticum, qu'on croit sans preuve suffisante être la même que Manheim; le 19, il était à Alta-ripa, entre Manheim et Spire, et le 30 août à Brisiacus (le Vieux-Brisack, département du Haut-Rhin). Enfin, le 14 octobre il était de retour à Trèves où il passa l'hiver, comme on le voit par ses lois du 3 novembre et du 23 décembre 369.—S.-M.

[711] Tribunus stabuli.—S.-M.

L.

Punitions sévères.

Chron. Alex, p. 302.

[Joan. Malal. part. 2, p. 31 et 32.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 30.

Cedren. t. 1, p. 310.

Suid. in Σαλόυστιος.

Ce n'était pas la faiblesse du gouvernement qui faisait naître ces désordres. Jamais prince ne fut plus prompt à punir, ni plus rigoureux dans les punitions. Il fit mourir un grand nombre de sénateurs et de magistrats, convaincus de concussions et d'injustices. L'eunuque Rhodanius, grand-chambellan, fier de sa puissance et de ses richesses, s'empara des biens d'une veuve, nommée Bérénice. Elle s'en plaignit à l'empereur, qui lui donna pour juge Salluste, honoré du titre de patrice, depuis qu'il était sorti de la préfecture. Celui-ci condamna Rhodanius, et l'empereur en conséquence ordonna la restitution des biens. Mais l'eunuque, loin d'obéir, prit à partie Salluste lui-même. Par le conseil du patrice, la veuve alla se jeter aux pieds de l'empereur, pendant qu'il assistait aux jeux du cirque, et l'instruisit avec larmes de l'opiniâtreté de son persécuteur. Rhodanius était debout auprès du prince. Valentinien, transporté de colère, le fit aussitôt précipiter dans l'arêne, et brûler vif aux yeux des spectateurs, tandis qu'un crieur publiait à haute voix son crime et sa désobéissance. Tous les biens du coupable furent abandonnés à Bérénice. Le sénat et le peuple, quoique saisis d'horreur, applaudirent à cette exécution terrible; la renommée la publia avec effroi dans tout l'empire; mais la colère de ceux qui gouvernent, n'étant qu'un mouvement passager, ne produit que des impressions de même nature; et l'injustice trembla sans se corriger.

LI.

Suites de la guerre des Goths.

Amm. l. 27, c. 5.

[Themist. or. 10, p. 132-135.

Zos. l. 4, c. 11.]

La guerre contre les Goths se termina cette année. Les eaux du Danube, qui avaient tenu les campagnes submergées pendant toute l'année précédente, s'étant enfin retirées, les Romains passèrent le fleuve à [Novidunum[712]], sur un pont de bateaux[713], et étant entrés sur les terres des Barbares, ils les traversèrent jusqu'aux frontières des Gruthonges ou Ostrogoths[714]. Athanaric, après quelques légers combats, vint à la rencontre de Valens avec une nombreuse armée; mais il fut défait, et prit la fuite. Les Goths n'osèrent plus paraître en campagne; retirés dans leurs marais, ils se contentaient de faire des courses à la dérobée, et de harceler les Romains. Valens, pour ne pas fatiguer ses troupes, les retint dans le camp, et n'envoya à la recherche de ces fuyards, que les valets de l'armée, avec promesse d'une certaine somme pour chaque tête qu'ils apporteraient. Ceux-ci, animés par l'espérance du gain, devinrent des partisans redoutables. Ils fouillaient les bois et les marais, et firent un grand carnage. Les Barbares voyant le pays inondé de leur sang, Valens obstiné à les détruire, et l'extrême misère où les réduisait l'interdiction du commerce avec les Romains, vinrent à mains jointes demander la paix.

[712] Cette ville, située dans la partie orientale de la Mœsie, nommée petite Scythie, est mentionnée dans Ptolémée, dans Procope, dans le Synecdème d'Hiéroclès et dans Constantin Porphyrogénète, qui la nomment Νουιοδούνον, Ναιοδουνὼ, Νοβιοδούντος, Νοβιοδοῦνος. L'Itinéraire d'Antonin rappelle Noviodunum, et marque que la 2e légion Herculéenne y était en garnison. Dans les lois impériales, elle est nommée Nebiodunum. On voit que ce ne sont que des orthographes diverses d'un seul et même nom, dont le sens est la ville nouvelle. On a cru, d'après Cluvier, l. 3, c. 42, que Noviodunum répondait à un lieu moderne appelé Nivors. La géographie de ce pays était trop peu connue du temps de Cluvier, pour qu'on doive attacher une grande importance à cette notion. Le fait est qu'on ignore le nom que peut porter actuellement remplacement de l'antique Noviodunum.—S.-M.

[713] Valens était resté à Marcianopolis jusqu'au 3 mai au moins. Ses lois nous apprennent qu'il était à Noviodunum, le 3 et le 5 de juillet; c'est sans doute vers cette époque qu'il passa le Danube pour attaquer les Goths.—S.-M.

[714] Per Novidunum navibus ad transmittendum amnem connexis perrupto barbarico, continuatis itineribus longiùs agentes Greuthungos bellicosam gentem adgressus est. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.

LII.

Paix avec les Goths.

L'empereur rebuta plusieurs fois leurs ambassadeurs. Enfin, il se rendit, non à leurs prières, mais aux instances du sénat de Constantinople, qui le suppliait par ses députés de terminer la guerre et de se reposer de tant de fatigues. Il envoya donc à son tour Victor et Arinthée, pour entrer en négociation avec Athanaric. Ces deux généraux lui ayant mandé que les Goths acceptaient les propositions, on convint d'une conférence entre les deux princes. Athanaric, soit par fierté, soit par défiance, refusait de passer le Danube, sous prétexte que son père l'avait engagé par serment à ne jamais mettre le pied sur les terres des Romains[715]. Valens ne pouvait se rendre auprès du prince des Goths, sans avilir la majesté impériale. Il fut décidé que les deux souverains s'avanceraient chacun sur une barque, et qu'ils s'arrêteraient au milieu du fleuve. Quoique la forme de cette entrevue, dans laquelle Athanaric semblait traiter d'égal à égal avec l'empereur, parût donner quelque atteinte à l'honneur de l'empire, cependant la vue des deux armées rangées sur les bords du Danube, formait pour Valens un spectacle flatteur. Il voyait d'une part briller ses enseignes, et ses troupes montrer la fierté naturelle à ceux qui imposent la loi; sur l'autre bord paraissaient les ennemis dans une contenance moins fière, plus honteux qu'abattus de leurs défaites. Les deux princes fixaient aussi sur eux tous les regards; on observait en silence leurs gestes, leurs mouvements; chacun croyait entendre leurs discours. C'était un des plus beaux jours de l'année; le soleil dardait alors ses rayons avec force. Malgré la grande chaleur, Valens et Athanaric demeurèrent debout sur le tillac, depuis le matin jusqu'au soir. Le prince des Goths n'avait rien de barbare que le langage; il était souple, adroit, intelligent[716]. Il contesta long-temps sur les articles. Enfin, il fallut céder aux vainqueurs, et Valens remporta tout l'avantage. Il fut arrêté que les Goths ne passeraient pas le Danube; qu'ils n'auraient liberté de commerce que dans deux villes sur les bords du fleuve[717]; qu'on supprimerait tous les présents, toutes les provisions de vivres qu'on avait coutume de leur envoyer. Mais Athanaric obtint que la pension, qu'on lui payait, serait continuée. Telles furent les conditions de ce traité, qui fut regardé comme très-honorable à l'empire.

[715] Asserebat Athanaricus sub timenda exsecratione jurisjurandi se esse obstrictum, mandatisque prohibitum patris, ne solum calcaret aliquando Romanorum. Amm. Marc. l. 27, c. 5.—S.-M.

[716] «Il n'avait rien de barbare que la langue, dit Thémistius, et il était plus habile par sa prudence que par les armes: Οὐδὲ ὥσπερ γλώττῃ βάρβαρον, οὕτω δὲ καὶ τῇ διανοίᾳ, ἀλλ'ἐν τῷ συνεῖναι μᾶλλον σοφώτερον, ἤ ἐν τοῖς ὅπλοις. or. 10, p. 134. Tous les auteurs du temps parlent avec les mêmes éloges de ce prince. Les Goths qui avaient eu de fréquents rapports avec les Grecs, n'étaient plus alors des Barbares.—S.-M.

[717] Δύο μόνας πόλεις τῶν ποταμῷ προσῳκισμένων ἐμπόρια κατεσκευάσατο. Themist. or. 10, p. 135.—S.-M.

LIII.

Forts bâtis sur le Danube.

Them. or. 10, l. 135-138.

Valens prit pour la sûreté de la Mésie et de la Thrace, les mêmes précautions que son frère prenait alors pour la défense de la Gaule. Etant revenu à Marcianopolis[718], il donna ordre de réparer les anciens forts qui défendaient le passage du Danube, et d'en bâtir de nouveaux. Il établit des magasins de vivres, d'armes, de machines; travailla à rendre plus commodes les ports du Pont-Euxin; distribua des garnisons dans les places. Il rencontrait dans l'exécution de ces ouvrages de plus grandes difficultés que son frère: il fallait faire venir de loin la brique, la chaux, la pierre. Mais l'obéissance et la constance de ses troupes, surmontèrent tous ces obstacles. Les travaux étaient partagés entre les soldats divisés en plusieurs bandes: chacun s'empressait à l'envi de remplir sa tâche; les officiers mêmes de la maison du prince, ne se dispensaient pas des plus rudes fatigues.

[718] On voit par une loi de Valens, que ce prince était encore en cette ville, le 2 de décembre.—S.-M.

LIV.

Valens à Constantinople.

Idat. chron.

Them. or. 10, p. 129-141.

L'empereur retourna sur la fin de l'année à Constantinople, où il fut reçu avec une grande joie[719]. Il y célébra des jeux. Thémistius prononça dans le sénat un nouveau panégyrique du prince: il y releva ses succès dans la guerre, et sa sagesse dans la conclusion de la paix. Valens, quoique peu connaisseur, avait pris goût aux éloges; il exigeait tous les ans un discours de Thémistius, qui payait volontiers ce tribut de flatterie. Domitius Modestus, préfet de Constantinople pour la seconde fois, acheva cette année une magnifique citerne, qu'il avait commencée dans sa première préfecture, sous le règne de Julien. Elle porta son nom dans la suite.

[719] Il était rentré dans cette ville le 30 décembre 369.—S.-M.

LV.

Incursions des Isauriens.

Amm. l. 27, c. 9.

Eunap. in Proheres. t. 1, p. 92, ed. Boiss.

Suid. in Μουσώνιος.

Pendant que les forces de l'empire d'Orient étaient occupées à la guerre contre les Goths, les Isauriens, descendus par troupes de leurs rochers, s'étaient répandus dans la Pamphylie et dans la Cilicie, mettant les villes à contribution et pillant les campagnes. Musonius était alors vicaire d'Asie: il avait enseigné la rhétorique dans Athènes[720]; mais jaloux de la gloire de Prohéresius qui effaçait la sienne, il quitta son école et se livra aux affaires. Il réussit d'abord, et s'acquit une si grande considération, que le proconsul d'Asie, quoique supérieur en dignité, lui cédait le pas lorsqu'ils se rencontraient ensemble. Il recueillit les tributs de son diocèse, sans donner aucun sujet de plainte. Mais ayant appris les ravages des Isauriens, et voyant que les commandants de la province, endormis dans une molle oisiveté, ne se mettaient pas en devoir de les arrêter, il se crut, par malheur, grand homme de guerre. A la tête d'une poignée de soldats mal armés[721], il marche vers une troupe de ces brigands, s'engage dans un défilé, et périt avec tous les siens dans une embuscade. Les Isauriens, enflés de ce succès et courant avec plus de hardiesse, rencontrèrent enfin des troupes réglées qui en tuèrent plusieurs, et repoussèrent les autres dans leurs montagnes. On les y tint assiégés; on leur coupa les vivres, et on les força par famine à demander une trève, pendant laquelle les habitants de Germanicopolis[722], capitale de ces barbares, obtinrent la paix pour toute la nation. Ils donnèrent des otages, et demeurèrent en repos pendant six ou sept ans.

[720] Asiæ vicarius ea tempestate Musonius advertisset, Athenis Atticis antehac magister rhetoricus. Amm. Marc. l. 27, c. 9.—S.-M.

[721] Ces troupes sont appelées Diogmites, par Ammien Marcellin, l. 27. c. 9. Adhibitis semiermibus paucis, quos Diogmitas appellant, dit-il. C'est le nom que l'on donnait à des troupes légères, qui n'étaient pas destinées à des expéditions militaires, mais qui servaient pour la police des routes. Voyez Henri Valois, ad Amm. l. 27, c. 9. Leur nom venait du verbe grec διώκω, je poursuis.—S.-M.

[722] Le Synecdème d'Hiéroclès, Constantin Porphyrogénète et les Actes du concile de Chalcédoine sont, avec Ammien Marcellin, les seules autorités qui nous font connaître cette ville, dont il est impossible de fixer la position.—S.-M

LVI.

Pillages en Syrie.

Amm. l. 28, c. 2 et ibi Vales.

La Syrie éprouvait aussi d'horribles ravages. Les habitants d'un bourg fort peuplé, nommé Maratocyprus, près d'Apamée[723], avaient formé entre eux une société de voleurs, et s'étaient rendus redoutables. Ils employaient la ruse autant que la force. Déguisés les uns en marchands, les autres en soldats, ils se répandaient sans bruit dans les campagnes; et s'introduisant séparément dans les villages et dans les villes, ils se réunissaient pour les saccager. Comme ils ne suivaient aucun ordre dans leurs courses, et qu'ils se transportaient rapidement dans des lieux fort éloignés, on ne pouvait prévoir leur arrivée. Aussi avides de sang que de butin, ils égorgeaient ceux qu'ils avaient dépouillés, arrachant la vie, lorsqu'ils ne trouvaient plus rien à enlever. Ils se faisaient un jeu du brigandage, et ils poussèrent l'insolence jusqu'à s'exposer au milieu d'Apamée. Un d'entre eux se déguisa en gouverneur de la province, un autre en receveur du domaine; le reste de la troupe prit des habits de sergents et d'archers. Le gouverneur avait droit de condamner à mort, et le receveur du domaine de saisir les biens de ceux qui avaient été condamnés. En cet équipage, ils entrent sur le soir dans Apamée, précédés d'un crieur qui publiait la sentence de condamnation d'un des plus riches habitants. Ils forcent la maison, massacrent le maître avec les domestiques qui n'eurent pas le temps de se mettre en défense, enlèvent l'argent et les meubles, et se retirent précipitamment avant le jour. Le bourg qui servait de retraite à ces brigands, fut bientôt rempli de toutes les richesses de la province. Enfin, par ordre de l'empereur on rassembla des troupes; on alla les assiéger: ils furent tous passés au fil de l'épée; et pour en détruire la race, on mit le feu à leur habitation. Les femmes qui se sauvaient avec leurs enfants à la mamelle, furent repoussées dans les flammes. Rien n'échappa à l'incendie; et les cruautés de ces scélérats furent punies par une vengeance aussi cruelle.

[723] Ville sur l'Oronte, qui fut appelée dans la suite par les Arabes Famich, et qui est maintenant détruite.—S.-M.

LVII.

[Sapor s'empare de l'Ibérie.]

[Amm. l. 27, c. 12.]

—[Pendant que la guerre des Goths retenait Valens sur les bords du Danube, les états des alliés de l'empire en Orient, continuaient d'être abandonnés aux ravages des Persans. Sapor ne s'était pas borné au grand royaume, qu'il devait plutôt à la ruse et à la trahison, qu'à son courage et à la terreur de ses armes. Non content de l'Arménie, il avait voulu étendre ses possessions jusqu'au mont Caucase et il s'était porté de sa personne dans l'Arménie, à la tête d'une armée aussi belle que nombreuse, avec le dessein de réduire les places et les cantons qui refusaient encore de se soumettre. Il prétendait passer de là dans l'Ibérie[724], qu'il comptait joindre aussi à ses conquêtes. Après avoir traversé rapidement l'Arménie, il se dirigea vers cette autre région où il pénétra sans éprouver de résistance; et pour insulter à la puissance romaine[725], il en chassa Sauromacès[726], que les Romains y avaient placé sur le trône, et il y établit un certain Aspacurès[727], qui était cousin de ce prince. Le roi revint ensuite en Arménie, avec toutes ses troupes, et durant le séjour qu'il y fit, il ne s'occupa plus que de consommer la ruine de ce déplorable pays.

[724] Au sujet de ce pays, voyez t. 1, p. 291, l. IV, § 65.—S.-M.

[725] Deinde ne quid intemeratum perfidia præteriret, Sauromace pulso, quem auctoritas Romana præfecit Iberiæ, Aspacuræ cuidam potestatem ejusdem detulit gentis diademate addito, ut arbitrio se monstraret insultare nostrorum. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.

[726] Les Chroniques géorgiennes font mention d'un prince appelé Sourmag (Klaproth, Voyage en Georgie et dans le Caucase, en allem. t. 2) p. 101). C'est évidemment le même nom que Sauromacès, mais il ne peut s'appliquer au même prince; car, selon ces chroniques, Sourmag, fut le second roi de la Georgie, et le successeur de Pharnabaze fondateur de cet état, qui vivait plus de deux siècles avant J.-C. L'histoire d'Arménie parle d'un certain Sormag, qui fut patriarche vers le commencement du cinquième siècle. Ces deux exemples font voir que ce nom était commun dans ces régions. Quant au Sauromacès d'Ammien Marcellin, il ne se retrouve pas dans les auteurs orientaux.—S.-M.

[727] Ce que j'ai dit au sujet de Sauromacès est tout-à-fait applicable à Aspacurès: son nom se retrouve aussi dans les Chroniques géorgiennes, mais il ne s'y rapporte pas à un même individu. Ces chroniques le donnent sous la forme Asphagour (Klaproth, Voy. en Georg. et dans le Cauc. ed. All. t. 2, p. 131). Cet Asphagour était fils d'un certain Mirdat (altération géorgienne de Mithridate ou Mihirdat), et il fut le dernier roi de la race de Pharnabaze. Il monta sur le trône en l'an 262 de notre ère, et il fut détrôné par le persan Mihran, qui fut le premier roi chrétien de la Georgie (voyez t. 1, p. 292, not. 2, liv. IV, § 65). L'histoire d'Arménie parle aussi d'un certain Aspourakès, qui fut le deuxième successeur de S. Nersès sur le trône patriarchal de l'Arménie.—S.-M.

LVIII.

[Ses cruautés en Arménie.]

[Faust. Byz. l. 4, c. 55-58.

Mos. Chor. l. 3, c. 35]

—[Sapor s'était fait accompagner dans cette expédition par les deux apostats Méroujan et Vahan, qui s'empressaient à l'envi de seconder ses fureurs. Il vint dresser son camp sur les ruines de la ville royale de Zaréhavan[728], dans le beau canton de Pagrévant[729], non loin des sources de l'Euphrate. Irrité au dernier point de ce que la plupart des seigneurs arméniens s'étaient dérobés à ses atteintes, en cherchant un asyle chez les Romains; sa rage se tourna sur leurs femmes et leurs enfants, qui étaient tombés entre ses mains. On rassembla toutes ces innocentes victimes, et on les amena avec la foule innombrable des captifs, en présence de ce barbare roi. Il semblait qu'il voulut exterminer la nation arménienne toute entière: par ses ordres on sépare les hommes, et aussitôt on les livre à ses éléphants, qui les écrasent sous leurs pieds; les femmes et les enfants sont empalés; des milliers de malheureux expirent ainsi dans d'horribles tourments; les femmes des nobles et des dynastes fugitifs furent seules épargnées; mais, par un raffinement de cruauté, pour éprouver des traitements et des supplices plus odieux que la mort. Traînées dans le stade[730] de Zaréhavan, elles y furent exposées nues aux regards de toute l'armée persanne, et Sapor lui-même se donna le lâche plaisir de courir à cheval sur le corps de ces malheureuses, qu'il livra ensuite aux insultes et à la brutalité de ses soldats. On leur laissa la vie après tant d'outrages, et on les confina dans divers châteaux forts de l'Arménie, pour qu'elles y fussent des otages de leurs maris. Sapor croyait en agissant ainsi, empêcher ceux-ci de se joindre aux Romains. Peut-être même espérait-il les amener à se soumettre, pour délivrer de si chers prisonniers? La famille de Siounie, à laquelle appartenait Pharandsem, éprouva d'une manière plus particulière la colère de Sapor; il la punissait de la résistance héroïque que la reine lui opposait. Hommes et femmes, ils périrent tous dans les supplices les plus longs et les plus cruels, que sa barbarie pût lui suggérer. Leurs enfants furent épargnés, mais pour être faits eunuques et emmenés en Perse[731]. Il voulait, disait-il, venger les horreurs qui avaient été commises dans ce pays par le prince de Siounie Antiochus[732] du temps de son aïeul Narsès. Les Arméniens furent les seuls en butte aux persécutions et aux fureurs de Sapor, il ordonna d'épargner les Juifs qui se trouvaient en si grande quantité dans le royaume[733]. Tous ceux qui habitaient à Van ou Schamiramakerd[734], dans le canton de Tosp[735], à Artaxate, à Vagharschabad et dans les autres places conquises, avaient été réunis, comme nous l'avons vu, à Nakhdjavan[736], où ils attendaient qu'ils fussent transportés en Perse. Sapor comptait sans doute en faire des sujets plus affectionnés. Ces Juifs ne professaient pas tous la religion de leurs pères: ceux d'Artaxate et de Vagharschabad avaient été convertis par saint Grégoire, sous le règne de Tiridate; mais ils n'en continuaient pas moins de se distinguer des Arméniens, et de former au milieu d'eux une nation particulière. Sapor espérait profiter de cette division pour les éloigner du christianisme; aussi fit-il subir le martyre à un prêtre d'Artaxate, nommé Zovith, qui, emmené avec les autres captifs, ne cessait de traverser les projets du roi, en exhortant avec ardeur les Juifs de cette ville, à persister dans la foi chrétienne. Suivi de cette nombreuse population, honteux trophée de ses victoires, Sapor se mit enfin en route pour retourner dans ses états, où il s'arrêta dans l'Atropatène. Pour les Juifs, ils furent envoyés, les uns dans l'Assyrie, les autres dans la Susiane[737]; la plupart furent placés à Aspahan[738], et ils y formèrent la partie la plus considérable des habitants, de sorte que cette ville, qui devait être dans la suite des temps la métropole de la Perse, cessa durant plusieurs siècles de porter son nom national, n'étant plus désignée que par celui de Iehoudyah, c'est-à-dire la juiverie[739].

[728] Voyez ci-devant p. 299, not. 4, liv. XVII, § 13.—S.-M.

[729] Voyez t. 2, p. 224, liv. X, § 11 et ci-devant p. 299, liv. XVII, § 13.—S.-M.

[730] En arménien, Asparez. Ce nom que les Arméniens ont emprunté à la langue persane dans laquelle il signifie course de cheval, ou hippodrôme, a chez eux un double sens, comme le nom de Stade chez les Grecs. Il s'applique de même à un lieu d'exercice et à une mesure itinéraire. La longueur de cette mesure n'est pas beaucoup plus considérable, ni beaucoup plus constante que celle du stade grec. Voyez ce que j'en ai dit dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 2, p. 378-381.—S.-M.

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