Histoire du Bas-Empire. Tome 03
LIVRE XV.
I. État de l'armée. II. Élection de Jovien. III. Qualités de ce prince. IV. Il est reconnu par les soldats. V. Trahison d'un officier. VI. Marche des Romains. VII. Continuation de la marche. VIII. On essaie de passer le Tigre. IX. Paix proposée par Sapor. X. Négociation. XI. Conclusion du traité. XII. Examen de ce traité. XIII. Jovien repasse le Tigre. XIV. Il s'assure de l'Occident. XV. Il arrive à Nisibe. XVI. Nisibe abandonnée aux Perses. XVII. Discours de Sabinus. XVIII. Départ des habitants de Nisibe. XIX. Diversité des impressions que fit la mort de Julien. XX. Sépulture de Julien. XXI. Jovien à Antioche. XXII. Il se propose de rétablir la concorde dans ses états. XXIII. Sa conduite à l'égard des païens. XXIV. A l'égard des catholiques. XXV. A l'égard des hérétiques. XXVI. Les Ariens rebutés par l'empereur. XXVII. Troubles en Afrique. XXVIII. Jovien part d'Antioche. XXIX. État des affaires de la Gaule. XXX. Consulat de Jovien. XXXI. Mort de Jovien.
JOVIEN.
An 363.
I.
État de l'armée.
Amm. l. 25, c. 5, et 10.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 118.
Eutr. l. 10.
Vict. epit. p. 229.
Rufin. l. 11, c. 1.
Zos. l. 3, c. 30.
Socr. l. 3, c. 22.
Theod. l. 4, c. 1.
Soz. l. 6, c. 3.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.
[Theoph. p. 45.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
Cedren. t. 1, p. 308.
[Niceph. Call. l. 10, c. 38.]
La mort de Julien répandit dans tout le camp l'abattement et le désespoir. Les soldats jetaient leurs armes, comme leur étant désormais inutiles: ils se pleuraient eux-mêmes en pleurant leur empereur; les yeux fixés sur cette terre funeste, ils la considéraient comme leur tombeau, et pas un n'osait espérer de revoir jamais sa patrie: Pourquoi Julien n'est-il pas mort, s'écriaient-ils, avant que d'avoir détruit toutes nos ressources en livrant aux flammes notre flotte et nos vivres? Pourquoi n'a-t-il pas assez vécu, pour nous sauver des périls, dans lesquels son imprudence nous a précipités, et dont sa bravoure héroïque pouvait seule nous délivrer? On embauma son corps, à dessein de l'inhumer à Tarse comme il l'avait ordonné; et dès la nuit même, les généraux assemblés avec les principaux officiers délibérèrent sur le choix d'un successeur. La maison de Constance Chlore s'éteignait en la personne de Julien; et dans l'état où se trouvaient les troupes romaines, enveloppées des plus redoutables ennemis, il fallait sans délai leur donner un chef.
II.
Élection de Jovien.
Deux partis divisaient le conseil. Arinthée, Victor, et ceux qui restaient de la cour de Constance, cherchaient dans leur faction un prince capable de gouverner. Névitta, Dagalaïphe et les capitaines gaulois voulaient élever un étranger à l'empire. Enfin tous les avis se réunirent en faveur de Salluste Second, préfet d'Orient. Mais ce guerrier magnanime sut relever la gloire de ce choix, en refusant de l'accepter: il s'excusa sur sa vieillesse et sur ses infirmités. Comme on le pressait, sans pouvoir vaincre sa résistance, un officier[299] s'adressant à toute l'assemblée, s'écria: Et que feriez-vous si l'empereur, sans venir lui-même à cette guerre, vous eût chargés de la conduire? Ne songeriez-vous pas uniquement à sauver l'armée des dangers qui l'environnent? Quel autre soin doit vous occuper aujourd'hui? Tâchons de regagner les terres de la domination romaine[300]: il sera temps alors de réunir les suffrages des deux armées pour créer un empereur. Cet avis partait sans doute d'un ami de Procope, parent de Julien, qui commandait les troupes de Mésopotamie, et qui avait de secrètes prétentions, comme il le manifesta dans la suite. On n'eut aucun égard à ce conseil; et sans délibérer davantage, les consultants étourdis par le péril et par les cris de ceux qui pressaient l'élection[301], nommèrent Jovien. Il était capitaine des gardes du palais, qu'on appelait les domestiques[302].
[299] Honoratior aliquis miles. Amm. Marc. l. 25, c. 5. La Bletterie (Hist. de Jov. p. 31) et après lui Gibbon (t. 4, p. 528), pensent que c'est Ammien Marcellin qui se désigne ainsi lui-même. Comme cet historien était dans l'expédition et qu'il dut prendre part à ce conseil, la chose ne serait pas étonnante.—S.-M.
[300] Ammien Marcellin dit la Mésopotamie, c'est-à-dire la partie de la Mésopotamie soumise à l'empire.—S.-M.
[301] Tumultuantibus paucis. Amm. Marc. l. 25, c. 5.—S.-M.
[302] Domesticorum ordinis primus. S. Jérôme lui donne dans sa chronique le titre de Primicerius domesticorum. C'était une dignité peu considérable selon ce qu'en dit l'orateur Thémistius (or. 5, p. 66).—S.-M.
III.
Qualités de ce prince.
Jovien, né à Singidunum dans la haute Mésie, était fils du comte Varronianus, qui, s'étant acquis de la réputation dans le service, l'avait quitté depuis quelque temps pour passer en repos le reste de sa vieillesse. Il avait épousé Charito, fille du général Lucillianus, et il en avait un fils encore enfant, nommé Varronianus comme son aïeul. Plus connu par le mérite de son père que par le sien propre, Jovien n'avait qu'une médiocre considération parmi les troupes[303]. Ce n'était pas qu'il manquât de capacité, ni de courage; mais outre qu'il était jeune, n'ayant encore que trente-deux ans, l'attachement qu'il témoignait à la religion chrétienne, l'avait sans doute éloigné de la faveur et des occasions qui pouvaient lui procurer de la gloire. Il avait le visage gai, le regard agréable, la démarche noble, le corps robuste. Quoiqu'un peu courbé, il était de si grande taille, que parmi les ornements impériaux, on eut peine à en trouver qui lui fussent propres[304]. Entre les qualités de son esprit, les unes firent désirer qu'il régnât plus long-temps; et le respect qu'il paraissait avoir pour la dignité dont il était revêtu, faisait espérer qu'il se corrigerait des autres. Il était affable, généreux, plus ami des gens de lettres que lettré lui-même[305]: par le petit nombre de magistrats et d'officiers qu'il mit en place, on jugea de l'attention qu'il aurait apportée à ne faire que de bons choix. D'ailleurs on lui reproche d'avoir été grand mangeur, adonné au vin et aux femmes[306].
[303] Ammien Marcellin en parle avec assez peu d'estime; paternis meritis mediocriter commendabilis; il le représente comme un homme inhabile et mou, inertem quemdam et mollem. Au reste il parle toujours en homme qui blâmait tout ce qui s'était fait après la mort de Julien.—S.-M.
[304] Vasta proceritate et ardua, adeὸ ut diu nullum indumentum regium ad mensuram ejus aptum inveniretur. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[305] Litterarum studiosus, dit Aurélius Victor (epit. p. 229.)—S.-M.
[306] Edax tamen, et vino venerique deditus. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
IV.
Il est reconnu par les soldats.
Dès qu'il eut été choisi, il sortit de sa tente, et revêtu des habits impériaux, il traversa le camp pour se montrer aux troupes qui se préparaient à se mettre en marche. Comme le camp occupait une étendue de quatre milles[307], les corps les plus éloignés entendant proclamer, Jovien Auguste, et croyant entendre le nom de Julien, se persuadèrent que ce prince n'était pas mort, et qu'il venait lui-même se faire voir aux soldats pour dissiper leur tristesse. Ils répètent cent fois le nom de Julien, et se livrent aux transports de la joie la plus vive. Mais bientôt à la vue du nouvel empereur, cette agréable illusion s'étant évanouie, au lieu des acclamations d'allégresse, ils s'abandonnent de nouveau aux larmes et aux gémissements. Après qu'on eut laissé quelque temps à leur douleur, on assembla les troupes pour confirmer l'élection par leur suffrage: on leur présenta Jovien sur un tribunal. Tous lui donnèrent à grands cris les titres de César et d'Auguste. Alors l'empereur faisant signe de sa main: Arrêtez, dit-il, je suis chrétien: je ne puis me résoudre à commander des idolâtres, qui n'ayant rien à espérer de l'assistance divine, ne peuvent manquer d'être la proie de leurs ennemis. A ces paroles, les soldats s'écrièrent d'une voix unanime: Prince, ne craignez rien, vous allez commander des chrétiens. Les officiers les plus proches de sa personne achevèrent de le rassurer: Les plus âgés d'entre nous, lui dirent-ils, ont servi sous Constantin; les plus jeunes ont été nourris dans la religion de Constance: le règne de Julien a été trop court pour effacer de nos cœurs les premières instructions[308]. Jovien ajouta à son nom ceux de Flavius Claudius, pour s'associer en quelque sorte à la famille impériale, qui venait de s'éteindre dans la personne de Julien[309].
[307] Acies adusque lapidem quartum porrigebatur. Amm. Marc. l. 25, c. 5.—S.-M.
[308] Ces discours ne sont rapportés que par les auteurs chrétiens. Ammien Marcellin raconte au contraire, l. 25, c. 6, que l'on immola des victimes et que l'on examina leurs entrailles pour Jovien, hostiis pro Joviano extisque inspectis pronuntiatum est. Il reconnaît cependant ailleurs (l. 25, c. 10), que Jovien était zélé chrétien, christianæ legis studiosus, mais peu instruit de cette loi, mediocriter eruditus.—S.-M.
[309] Ce sont les médailles qui nous apprennent que Jovien joignit à son nom ceux de Flavius Claudius. Les marbres ne lui donnent que celui de Flavius qui fut pris par tous ses successeurs, qui cherchaient sans doute à se rattacher ainsi à la famille de Constantin.—S.-M.
V.
Trahison d'un officier.
Amm. l. 25, c. 5.
Liban. vit. t. 2, p. 45 et 46.
Cependant Sapor triomphait de joie. Il venait d'apprendre par un transfuge la mort de Julien. Varronianus, père de l'empereur, avait eu le commandement des Joviens; et c'était sans doute pour cette raison qu'il avait donné ce nom à son fils. Un enseigne de cette légion[310], qui avait reçu quelque mécontentement de Varronianus, ne cessant pas de parler mal de lui depuis sa retraite, avait eu à ce sujet de fréquents démêlés avec Jovien encore particulier. Quand cet officier vit celui-ci élevé à la puissance souveraine, appréhendant son ressentiment, il passa dans l'armée des Perses; et ayant obtenu audience de Sapor, il lui apprit la mort de Julien, l'élection de Jovien, et lui fit entendre qu'il n'avait rien à craindre d'un fantôme d'empereur, sans activité, sans courage, qui ne devait son élévation qu'à la cabale des valets de l'armée[311]. Le roi, délivré du seul ennemi qu'il redoutait, se flattait qu'il lui en coûterait peu pour détruire ce qui restait de Romains. Ayant joint la cavalerie de sa maison[312] à celle qui venait de combattre, il fit ses dispositions pour charger l'arrière-garde, dès que l'ennemi serait en marche.
[310] Jovianorum signifer. Ammien Marcell. l. 25, c. 5.—S.-M.
[311] Turbine concitato calonum. Ammien Marcell. l. 25, c. 5.—S.-M.
[312] La cavalerie de la garde royale, multitudine ex regio equitatu. Ammien Marcell. l. 25, c. 5.—S.-M.
VI.
Marche des Romains.
Amm. l. 25, c. 6.
Zos. l. 3, c. 30.
Ce n'était pas le temps d'abolir toutes les superstitions du paganisme. Jovien laissa consulter pour lui les entrailles des victimes: les aruspices déclarèrent qu'il fallait se résoudre à partir ou à tout perdre. L'empereur n'eut pas de peine à se rendre à cet avis. Dès qu'on fut sorti du camp, les Perses précédés de leurs éléphants vinrent attaquer la queue de l'armée. Ils y jetèrent d'abord le désordre: mais bientôt les Joviens et les Herculiens placés à l'aile droite, et soutenus de deux autres légions[313], arrêtèrent l'effort de la cavalerie ennemie, et tuèrent quelques éléphants. L'aile gauche se battait en retraite; elle fut poussée jusqu'au pied d'une éminence, où l'on avait retiré les bagages. Alors les troupes qui les gardaient, jointes aux valets de l'armée, profitant de ce poste avantageux, décochèrent leurs flèches et lancèrent leurs javelots avec tant de succès, qu'ils blessèrent plusieurs éléphants. Ces animaux effarouchés retournent avec des cris affreux sur leur propre cavalerie; ils la rompent, ils écrasent hommes et chevaux. Les Romains les poursuivent; ils tuent un grand nombre d'éléphants et de cavaliers. Ils perdirent eux-mêmes dans cette journée trois des plus braves officiers de leur armée, Julien, Macrobe et Maxime[314], tribuns légionaires. Après leur avoir donné la sépulture, comme la circonstance pouvait le permettre, on continua de marcher en diligence; et lorsqu'on approchait sur le soir d'une forteresse nommée Sumere[315], on reconnut le corps d'Anatolius, auquel on rendit les mêmes honneurs. Ce fut là que les soixante soldats, qui s'étaient retirés dans le château de Vaccat, revinrent joindre l'armée.
[313] C'étaient les Jovii, qu'il faut distinguer des Joviani, et les Victores.—S.-M.
[314] Celui-ci est nommé Maximien par Zosime (l. 3, c. 30.)—S.-M.
[315] Ce fort est appelé Suma, Σοῦμα, par Zosime, l. 3, c. 30. D'Anville croit (l'Euphrate et le Tigre, p. 97) qu'il répond à la ville de Sermanray, appelée aussi Samira par les Arabes, et qui est ruinée depuis long-temps. L'une et l'autre étaient, il est vrai, sur les bords du Tigre, du côté de l'orient; mais il faut observer que la position indiquée pour la dernière est trop méridionale pour que l'on puisse croire qu'elle réponde au fort Sumere d'Ammien Marcellin. Ce qui doit encore faire entièrement rejeter cette identité, c'est la fondation moderne de Samira. L'apparente conformité de nom qui a seule déterminé d'Anville est tout-à-fait accidentelle; car ce nom moderne n'est qu'une contraction très-moderne elle-même de Serra-man-rai, c'est-à-dire en arabe, il réjouit quiconque le voit, nom qui fut donné à ce lieu par le khalife Motasem, son fondateur, qui en avait fait une maison de plaisance comme son nom l'indique. Ce khalife mourut en l'an 842.—S.-M.
VII.
Continuation de la marche.
Le lendemain on campa dans un vallon si serré, que les flancs des deux collines qui le bordaient à droite et à gauche, servaient de murailles. On ferma d'une forte palissade l'entrée et la sortie[316]. Si les Perses avaient su la guerre, les Romains étaient pris comme dans un piége, et leurs palissades auraient servi de barrière pour les enfermer. Mais les Perses se contentèrent de lancer d'en haut des traits, et d'accabler les Romains d'injures, les appelant des perfides, des meurtriers de leur prince[317]. Un gros de leur cavalerie força la palissade, pénétra dans le camp jusqu'auprès de la tente de l'empereur[318], et ne fut repoussé qu'avec peine après qu'on en eut tué et blessé un grand nombre. Le jour suivant on continua la marche sans inquiétude, parce que le terrain n'était pas praticable à une cavalerie pesamment armée, telle que celle des Perses. On s'arrêta sur le soir en un lieu nommé Charca[319]. Le premier de juillet, après avoir fait environ une lieue et demie[320] de chemin, on se trouva près d'une ville appelée Dura[321], comme celle dont on avait rencontré les ruines sur les bords de l'Euphrate. Les bêtes de somme étant fatiguées, leurs conducteurs marchaient à pied à la queue de l'armée; lorsqu'ils se virent tout à coup environnés d'une troupe de Sarrasins, qui les auraient taillés en pièces, si la cavalerie légère ne fût promptement accourue au secours. Ces Barbares, autrefois alliés de l'empire, s'étaient joints aux Perses, parce que Julien avait supprimé les pensions qu'on leur avait payées sous les empereurs précédents: et sur les plaintes qu'ils en étaient venu faire, il leur avait répondu qu'un empereur guerrier n'avait que du fer et non pas de l'or[322]. On passa quelques jours[323] en ce lieu sans pouvoir avancer. Dès que les troupes se mettaient en marche, les Perses, les harcelant de toutes parts, les obligeaient de faire halte: dès qu'elles s'arrêtaient pour combattre, ils reculaient peu à peu; et avant qu'on pût les atteindre ils prenaient la fuite[324].
[316] Secuto deinde die, pro captu locorum reperta in valle castra pοnuntur, velut murali ambitu circumclausa, præter unum exitum eumdemque patentem, undique in modum mucronum præacutis sudibus fixis. Amm. Marc. l. 25, c. 6.—S.-M.
[317] C'est Ammien Marcellin qui rapporte ces singulières injures, ac verbis turpibus, dit-il, l. 25, c. 6, incessebant, ut perfidos et lectissimi principis peremptores. Ces injures, qui n'avaient aucun fondement, venaient à ce que rapporte encore le même auteur, d'un bruit vague répandu par quelques transfuges, que Julien avait péri par le fer d'un Romain: Audierant enim ipsi quoque referentibus transfugis, rumore jactato incerto, Julianum telo cecidisse romano. Malgré le peu de fondement d'une telle imputation, on voit qu'elle fut adoptée par Libanius, que son amitié pour Julien ne rendait pas difficile sur le choix des preuves; il en paraît convaincu (or. 10, t. 2, p. 324). Il faut convenir que la joie un peu scandaleuse des chrétiens, et leurs propos inconsidérés, sur ce qu'ils disaient d'un vengeur suscité par la justice divine, avait pu donner quelque apparence de fondement à des allégations aussi fausses, et les faire accuser par leurs adversaires de la mort du prince qu'ils détestaient.—S.-M.
[318] Ils forcèrent, selon Ammien Marcellin (l. 25, c. 6), la porte prétorienne, portâ perruptâ prætoriâ, propè ipsum tabernaculum principis advenêre.—S.-M.
[319] D'Anville (l'Euphrate et le Tigre, p. 95) pense que ce lieu est la ville appelée par les Syriens Carka ou Beth-Soloce, dans le pays de Garm, les Garamei des anciens sur les bords du Tigre. Cette opinion me paraît assez fondée, elle sera discutée plus au long quand je dresserai la carte de l'expédition de Julien. J'observerai seulement pour le moment que ce nom s'applique à plusieurs localités, ce qui n'est pas étonnant, puisqu'en syriaque il signifie ville. Ammien Marcellin remarque que l'armée n'eut rien à redouter des attaques des Perses, parce que les levées de terre qui y avaient été faites pour protéger l'Assyrie contre les ravages des Sarrasins, étaient détruites. Ideò tuti, dit-il, l. 25, c. 6, quod riparum aggeribus humanâ manu destructis, ne Saraceni deinceps Assyriam persultarent, nostrorum agmina nullis ut antè vexabat.—S.-M.
[320] Trente stades, selon Ammien Marcellin, l. 25, c. 6. Stadiis XXX confectis, civitatem nomine Duram adventaremus.—S.-M.
[321] D'Anville prétend que Dura, sur le Tigre, répond à un lieu qu'il appelle Imam Mohammed Dour. Cette coïncidence est plus que douteuse.—S.-M.
[322] Imperatorem bellicosum et vigilantem ferrum habere, non aurum. Amm. Marc. l. 25, c. 6.—S.-M.
[323] Ammien Marcellin dit, l. 25, c. 6, que ce fut pendant quatre jours; in hoc loco Persarum obstinatione tritum est quatriduum.—S.-M.
[324] On pourrait croire d'après un passage d'Eutrope (l. 10), qui fit cette campagne, que les Romains eurent du dessous au moins dans deux de ces combats. Car, il dit uno a Persis, atque altero prælio victus. Ces paroles sont assez claires, elles auraient dû, ce me semble, influer sur la narration de Lebeau.—S.-M.
VIII.
On essaie du passer le Tigre.
Depuis dix-neuf jours que Julien s'était rapproché des bords du Tigre, la difficulté des chemins, le défaut de vivres, les fréquentes alarmes avaient tellement ralenti la marche, qu'on n'était pas encore arrivé à la hauteur du territoire qu'occupaient les Romains dans la Mésopotamie. Cependant, comme dans les périls extrêmes on prend souvent pour ressource ce qui n'est qu'un nouveau danger, les Romains voulurent croire qu'ils voyaient sur l'autre bord les terres de l'empire. Ils demandèrent à grands cris qu'on leur fît passer le Tigre. En vain l'empereur, secondé des généraux, leur faisait remarquer la rapidité du cours et l'immense volume des eaux de ce fleuve, qui a coutume de grossir dans cette saison[325]; en vain il leur représentait que beaucoup d'entre eux ne savaient pas nager, et qu'ils trouveraient au-delà des troupes ennemies maîtresses des bords. Les soldats s'obstinaient à ne rien entendre; et les murmures croissant de plus en plus, faisaient craindre une mutinerie générale. On eut peine à obtenir d'eux que les Gaulois et les Germains[326] essaieraient le passage. L'intention de Jovien était de vaincre l'opiniâtreté des soldats, si ceux-là étaient emportés par la rapidité du fleuve, ou de tenter plus hardiment l'entreprise, s'ils réussissaient. On fit choix des meilleurs nageurs, instruits dès leur enfance à traverser dans leurs pays les rivières les plus larges et les plus rapides. Dès que la nuit fut venue, tous au nombre de cinq cents s'élancent en même temps dans le fleuve, et gagnent le bord opposé plus facilement qu'on ne l'avait espéré. Ils massacrent une garde de Perses qu'ils trouvent endormie dans une parfaite sécurité, et annoncent leur succès au reste de l'armée en levant les bras et en secouant en l'air leurs casaques. A ce signal, que le clair de lune[327] faisait apercevoir, les soldats impatients voulaient se jeter dans le Tigre: on ne les arrêta qu'en leur promettant d'établir un pont sur des outres, pour assurer le passage.
[325] Tumentemque jam canis exortu sideris amnem ostendens. Ammien Marc. l. 25, c. 6. Cette assertion n'est pas conforme avec ce que les voyageurs modernes ont observé. M. Raymond dans les observations qui ont été ajoutées par lui à sa traduction française du voyage de M. Rich aux ruines de Babylone, p. 209, assure que le Tigre ne commence à croître qu'en novembre. Il pourrait se faire cependant que l'observation d'Ammien Marcellin s'expliquât par quelque circonstance particulière.—S. M.
[326] Ammien Marcellin les appelle ici Sarmates septentrionaux, Arctois Sarmatis; mais ailleurs (l. 25, c.8), il les nomme Germains.—S.-M.
[327] Les auteurs anciens n'indiquent pas cette circonstance.—S.-M.
IX.
Paix proposée par Sapor.
Amm. l. 25, c. 7 et 9.
Liban. or. 10, t. 2, p. 324.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 118.
Sext. Rufus Eutr. l. 10.
Zos. l. 3, c. 30 et 31.
Hier. chron. Aug. de civ. l. 4, c. 29, t. 7, p. 109, l. 5, c. 21, p. 138.
Chrysost. de Sto Babyla et contr. Jul. et Gent. t. 2, p. 576, et de laud. Pauli, hom. 4, t. 2, p. 493.
Socr. l. 3, c. 22.
[Soz. l. 6, c. 3.]
Theod. l. 4, c. 2.
Philost. l. 8, c. 1.
Agathias, l. 4, p. 135 et 136.
[Chron. Mal. part. 2, p. 25 et 26.
Chron. Pasch. p. 299.]
Theoph. p. 45.
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
Joann. Aut. Suid. in Ἰοβιανός.
Till. Valens. art. 12.
On employa deux jours à ce travail. La violence des eaux le rendit inutile; et le soldat ayant consommé dans cet intervalle tout ce qui pouvait lui servir de nourriture, mourant de faim, et n'étant animé que de sa fureur, demandait la bataille et la mort, aimant mieux périr par le fer que par la famine[328]. Tel était l'état de l'armée, lorsque Sapor, contre toute espérance, songea le premier à finir la guerre. Ce prince informé de tout par ses espions et par les déserteurs, redoutait le désespoir des Romains. Il voyait que l'adversité n'avait pas abattu leur courage; que leur retraite lui coûtait plus d'éléphants et de soldats qu'il n'en avait jamais perdu dans aucune bataille; qu'ils étaient encore supérieurs dans tous les combats; qu'endurcis par l'habitude des fatigues, depuis la mort de l'empereur qui leur avait rappris à vaincre, ils s'occupaient moins de leur propre salut que de la vengeance: il ne doutait pas qu'ils ne sortissent de péril ou par une victoire éclatante, ou par une mort mémorable, qui mettrait en deuil tous leurs vainqueurs[329]. Il faisait réflexion qu'ils avaient en Mésopotamie une armée formidable, et qu'au premier ordre, l'empereur pouvait rassembler des provinces de l'empire un nombre infini de soldats; au lieu que pour lui, il avait déja éprouvé combien il lui serait difficile de lever de nouvelles troupes dans la Perse dépeuplée, abattue, découragée par tant de pertes. La hardiesse des cinq cents nageurs et le massacre de ses gens sur l'autre rive, augmentaient encore ses alarmes. Occupé de ces pensées, et plus assuré de terminer heureusement la guerre par un traité que par une bataille, il envoya Suréna[330] avec un des seigneurs de sa cour[331] pour proposer la paix[332].
[328] Le plus honteux genre de mort, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 7. Ira percitus miles, ferro properans, quam fame ignavissimo genere mortis, absumi.—S.-M.
[329] Exercitum Romanum continuis laboribus induratum, post casum gloriosi rectoris non saluti suæ, ut memorabat, consulere, sed vindictæ, difficultatemque rerum instantium aut victoriâ summâ, aut morte memorabili finiturum. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[330] L'auteur de la chronique Paschale dont le témoignage, assez détaillé pour mériter attention, est confirmé par celui de la chronique de Malala (part. 2, p. 25 et 26), place avant la mort de Julien l'envoi de cet ambassadeur. Ces deux auteurs nous apprennent donc que le roi de Perse était dans la Persarménie, ignorant encore la mort de Julien, quand il envoya Suréna pour traiter de la paix. Voy. p. 79, note 2, liv. XIV, § 15. Il est à remarquer que rien dans la narration d'Ammien n'annonce que le roi de Perse fût avec son armée lorsque Julien fut tué. Son silence et les détails circonstanciés dans lesquels il entre, suffisent pour prouver que Sapor n'était pas encore arrivé. Une parole échappée à cet historien en donne même l'assurance; en parlant de l'enseigne des Joviens, qui déserta l'armée romaine après l'élection de Jovien, pour passer dans le camp des Perses, où il donna des renseignements sur la force de l'armée, et il apprit la mort de Julien à Sapor qui s'approchait, Saporem jam propinquantem (Ammien Marc. l. 25, c. 5). On voit que le transfuge était allé trouver Sapor, qui venait rejoindre son armée. La Bleterie pense aussi (vie de Jovien, p. 39) que Sapor n'était pas encore arrivé. Il paraît que Sapor venait de la Persarménie où il avait été obligé de se porter pour résister à une attaque du roi d'Arménie, et qu'il se dirigeait alors vers les bords du Tigre pour repousser les Romains. Voy. ci-après, p. 279, l. XVII, § 5. Ces détails sont tout-à-fait conformes à ce que Libanius rapporte (or. 10, tom. 2, page 303), d'une ambassade envoyée par les Perses vers l'époque de la mort de Julien. Tous ces rapports n'ont pas été apperçus par Tillemont, et c'est là je n'en doute pas la raison qui a empêché Lebeau et Gibbon, de rédiger leur narration en conséquence. L'ambassade envoyée vers un prince fut donc reçue par un autre, et elle rend pleinement raison des paroles d'Ammien Marcellin, qui dit (l. 25, c. 7), que contre toute espérance et sans doute par la protection des dieux, les Perses envoyèrent les premiers des députés. Erat tamen pro nobis æternum Dei cœlestis numen: et Persæ præter sperata priores, super fundanda pace oratores mittunt. Toutes ces indications sont fort claires, elles se prêtent un mutuel appui.—S.-M.
[331] On apprend encore par la chronique de Malala (part. 2, p. 27), et par la chronique Paschale (p. 299), que ce personnage était un satrape ὁ τῶν Περσῶν σατράπης, nommé Junius. Je ne doute pas qu'il ne soit le même que le satrape de la Gordyène appelé Jovianus ou Jovinianus, dont il a déja été question tome 1, page 379, note 1, livre V, § 60, et tome 2, page 284, note 3, liv. X, § 55. La connaissance qu'il avait des mœurs et de la langue des Romains devait lui faire donner la préférence pour cette négociation. C'est encore une considération très-importante et très-propre à appuyer les raisons rapportées dans la note précédente. Il est tout-à-fait étonnant qu'elle ait échappé, ainsi que les autres, aux savants qui se sont occupés avant moi de ce point d'histoire. La Bleterie, selon sa coutume, s'est montré, dans son histoire de Jovien, fidèle à suivre les opinions de ses devanciers, et ces indications n'ont pas non plus fixé son attention. On ne doit pas être étonné de voir un dynaste de l'Orient porter un nom romain; les motifs qui les firent adopter sont assez faciles à comprendre. Les monuments font mention de plusieurs princes osrhoéniens nommés Sévère et Antonin; l'histoire d'Arménie parle d'un certain Domitius, dynaste des Genthouniens; d'Antiochus, prince de la Siounie; d'Archélaüs, prince de la Sophène.—S.-M.
[332] Sextus Rufus s'exprime d'une manière assez remarquable, pour la situation dans laquelle se trouvait l'armée romaine. Tanta reverentis nominis Romani fuit, ut a Persis primus de pace secus haberetur.—S.-M.
X.
Négociation.
Ces députés déclarèrent que le roi par un sentiment d'humanité et de clémence était disposé à laisser les Romains sortir librement de ses états[333], si l'empereur avec ses principaux officiers s'engageait à remplir les conditions qui lui seraient proposées. Jovien accepta volontiers cette ouverture. Il envoya de son côté le préfet Salluste et le général Arinthée pour traiter avec Sapor. Le roi de Perse traîna la négociation en longueur, par des demandes nouvelles, des réponses captieuses, acceptant quelques articles, en rejetant quelques autres. Ces pourparlers emportèrent quatre jours, pendant lesquels l'armée romaine éprouva toutes les horreurs de la famine. Ammien Marcellin prétend que si l'empereur eût profité de ce temps-là, il n'en aurait pas fallu davantage pour sortir du pays ennemi, et pour gagner la Corduène, qui n'était pas éloignée de quarante lieues[334], où il aurait trouvé des vivres en abondance et des places de sûreté. Enfin, Sapor déclara qu'il n'y avait point de paix à espérer[335], à moins qu'on ne lui rendît les cinq provinces d'au-delà du Tigre, que Galérius avait enlevées à son aïeul Narsès: c'étaient l'Arzanène, la Moxoène, la Zabdicène, la Réhimène et la Corduène[336]. Il demandait de plus quinze châteaux[337] en Mésopotamie, la ville de Nisibe[338], le territoire de Singara, et une place très-importante nommée le camp des Maures[339].
[333] Fingentes humanorum respectu reliquias exercitûs redire sinere clementissimum regem. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[334] C'est-à-dire à une distance de cent milles, ex eo loco in quo hæc agebantur centesimo lapide. Amm. Marc. l. 25, c. 7. C'est une notion un peu vague il est vrai, mais qui doit servir cependant pour tracer la géographie de cette expédition.—S.-M.
[335] Petebat autem rex.... pro redemptione nostra, quinque regiones Transtigritanas, Arzanenam et Moxoenam, et Zabdicenam, itidemque Rehimenam, et Corduenam, cum castellis quindecim, et Nisibin, et Singaram, et castra Maurorum, munimentum perquam opportunum. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Zosime n'indique que quatre pays ou nations (ἔθνους); on n'en retrouve que trois dans Ammien Marcellin: les Babdicéniens, qui sont les Zabdicéniens (Βαβδικηνῶν est une erreur pour Ζαβδικηνῶν); les Rhéméniens, et les Carduéniens, (Καρδουήνων καὶ Ῥημήνων). Pour la quatrième peuplade, celle des Zaléniens (Ζαληνῶν), sa situation m'est totalement inconnue. J'en dois dire autant de celle des Rhéméniens. Ces petites nations étaient sans doute des tribus syriennes, curdes ou arméniennes, gouvernées par de petits princes, qui passèrent alors de la dépendance de l'empire dans celle des rois de Perse.—S.-M.
[336] Voyez ce que j'ai dit de ces provinces, dans la note précédente, et t. 1, p. 379, note 1, l. VI, § 60.—S.-M.
[337] Aucun auteur ne fait connaître les noms et la situation de ces quinze places. Zosime donne lieu de croire, l. 3, c. 31, qu'elles se trouvaient dans le territoire des petites souverainetés cédées, καὶ ἐπὶ πᾶσι περὶ αὐτὰ φρουρίων ὄντων τὸν ἀριθμὸν πεντεκαίδεκα. C'étaient les forts que les Romains y tenaient, le reste du pays étant possédé par les dynastes nationaux. Les forts bâtis par les Romains contre les Persans, dit Philostorge (l. 8, c. 1), s'étendaient jusqu'à l'Arménie, de manière à former comme une muraille, ἐπὶ Πέρσας ἄχρι τῆς Ἀρμενίας οἱονεὶ τεῖχος προυβέβλητο.—S.-M.
[338] On voit par Jean Malala (part. 2 p. 26) qu'on céda aussi tout le territoire de cette ville, c'est-à-dire la province de Mygdonie. Son témoignage est formel, πᾶσαν τὴν ἐπαρχίαν τὴν λεγομένην Μυγδωνίαν.—S.-M.
[339] Voyez, sur cette forteresse, t. 2, p. 282, note 1, l. X, § 55.—S.-M.
XI.
Conclusion du traité.
Julien aurait livré dix batailles, et se serait enterré dans la Perse avec toute son armée, plutôt que de céder une seule de ces provinces. Mais les cris des soldats réduits à la plus affreuse misère, la difficulté de les contenir, les instances des courtisans, forcèrent Jovien de souscrire à ces honteuses conditions. Son intérêt particulier se joignit sans doute aux considérations publiques. On lui représentait qu'il avait dans Procope un rival encore caché[340]; mais que s'il lui laissait le temps d'apprendre la mort de Julien avant le retour des troupes, ce général, à la tête d'une armée fraîche et entière, soulèverait en sa faveur tout l'empire, sans trouver de résistance. Selon quelques auteurs, Jovien était impatient d'aller montrer au milieu des provinces romaines la nouvelle puissance dont il était revêtu, et qu'il n'aurait osé espérer dans le temps qu'il en était sorti à la suite de Julien. Il n'a pas régné assez long-temps pour donner lieu de juger avec quelque certitude, s'il était capable d'écouter un sentiment si frivole. Mais il est indubitable qu'il fut moins opiniâtre dans le péril, parce qu'il ne s'y était pas lui-même engagé; et que dans les situations fâcheuses un successeur succombe sans rougir, et se décharge de la honte sur l'auteur de l'entreprise. Il accepta donc les propositions de Sapor. Il demanda seulement, et obtint avec beaucoup de peine, que les habitants de Nisibe[341] sortiraient de leur ville avant qu'elle fût livrée aux Perses, et que les Romains qui se trouvaient dans les autres places, auraient la liberté de se retirer sur les terres de l'empire[342]. Arsace fut compris dans le traité, à condition que, s'il survenait désormais quelque sujet de querelle entre les Arméniens et les Perses, les Romains ne se mêleraient point de leurs différends[343]. Par cet article, on abandonnait un prince allié et toujours fidèle[344]: Sapor le punissait des incursions qu'il avait faites dans la Médie[345] par ordre de Julien; il se réservait le moyen d'envahir l'Arménie sur le premier prétexte que son ambition lui fournirait[346]. Arsace, obligé de mettre une de ses filles entre les mains de Sapor[347], (l'histoire ne dit pas si ce fut en qualité d'otage ou d'épouse) fut, [quatre] ans après[348], la victime de ce traité. Pour en assurer l'exécution, on donna de part et d'autre des otages: ce furent du côté des Romains trois tribuns des plus distingués, Rémora, Victor et Bellovédius: du côté des Perses, un des principaux seigneurs nommé Binésès, et trois satrapes considérables[349]. La paix fut jurée pour trente ans[350].
[340] Ammien Marcellin les représente comme une troupe de flatteurs qui obsédait un prince faible: adulatorum globus, dit-il, l. 25, c. 7, instabat timido principi, Procopii metuendum subserens nomen.—S.-M.
[341] Selon Ammien, liv. 25, c. 7, la même condition était applicable à la ville de Singara. Zosime, l. 3, c. 31, ne nomme que Nisibe.—S.-M.
[342] Difficilè hoc adeptus ut Nisibis et Singara sine incolis transirent in jura Persarum, a munimentis verò alienandis reverti ad nostra præsidia Romani permitterentur. Amm. Marc., l. 25, c. 7. Selon Zosime, l. 3, c. 31, le traité portait que les places abandonnées seraient cédées avec leurs habitants, leurs propriétés, leurs animaux, et en général tout ce qu'elles contenaient; μετὰ τῶν οἰκητόρων, καὶ κτημάτων, καὶ ζώων, καὶ πάσης ἀποσκευῆς.—S.-M.
[343] Il paraîtrait au contraire, ce qui est plus vraisemblable et plus conforme aux faits, d'après les propres paroles d'Ammien Marcellin, qu'Arsace ne fut pas compris dans le traité et qu'on y spécifia, qu'on ne lui fournirait pas les secours qu'il pourrait demander. Quibus exitiale, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 7, aliud accessit et impium, ne post hæc ita composita, Arsaci poscenti contra Persas ferretur auxilium, amico nobis semper et fido. Zosime dit, l. 3, c. 31, que les Perses enlevèrent la plus grande partie de l'Arménie aux Romains, qui n'en gardèrent qu'une petite portion.—S.-M.
[344] Au sujet de la fidélité d'Arsace, voyez ci-devant, p. 37-43, l. XIII, § 31 et 32.—S.-M.
[345] Ou plutôt le canton de Chiliocome, ut puniretur homo, qui Chiliocomum mandatu vastaverat principis. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[346] Remaneret occasio, dit Ammien l. 25, c. 7, per quam subinde licenter invaderetur Armenia. Sapor ne manqua pas d'en profiter, et quelques années après, selon le même historien, Arsace fut pris vivant, et les Perses, profitant des troubles et des divisions, s'emparèrent d'Artaxate et de la plus grande partie de l'Arménie, voisine de la Médie. Unde postea contigit, ut vivus caperetur idem Arsaces, et Armeniæ maximum latus Medis conterminans, et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. Ces événements, passés sous silence par Lebeau, seront racontés d'après les auteurs arméniens, combinés avec les grecs et les latins, avec tous les développements convenables, et placés sous leur véritable époque, restée inconnue jusqu'à présent. Voy. ci-après, l. XVII, § 3-13.—S.-M.
[347] Il s'agit ici d'une fille d'un roi d'Arménie, et très-probablement d'une fille d'Arsace, gardée en otage dans une forteresse de la Médie. Il en est question dans les actes des martyrs syriens, recueillis par Marouta, évêque de Martyropolis, au cinquième siècle, et publiés par Assémani. Il y est dit (t. 1, p. 193), que le corps du martyr Acepsimas fut sauvé et conservé par cette princesse. Comme ce fait arriva en l'an 67 du règne de Sapor, par conséquent vers l'an 378, époque à laquelle le roi d'Arménie était mort depuis long-temps; on voit qu'on ne peut pas conclure de cette indication, qu'il y ait eu en l'an 363, aucune transaction entre Sapor et le roi d'Arménie, ainsi que je l'ai déja remarqué, p. 162, note 3, et que celui-ci eût été obligé alors de donner une de ses filles en otage. Il était depuis ce temps arrivé assez d'événements en Arménie, pour que la princesse ait pu être amenée en Perse par des circonstances toutes différentes. Lebeau n'a fait qu'adopter une conjecture de Tillemont (t. V, Valens, art. 12), qui avait puisé dans les Bollandistes (22 avril) la mention de cette fille du roi d'Arménie. Cette conjecture n'est pas confirmée par les faits. Tout démontre qu'il n'y eut alors aucun traité entre les Perses et les Arméniens, et que les premiers, profitant de la tranquillité que les Romains leur laissaient, continuèrent avec vigueur et avec toutes leurs forces la guerre contre Arsace.—S.-M.
[348] Lebeau avait mis neuf ans, en suivant encore les conjectures de Tillemont, et il s'est trompé après lui. Ce n'est pas en l'an 372, mais en 367, qu'Arsace, après une guerre longue et sanglante, tomba enfin vivant entre les mains de Sapor. Il existait du temps de ces auteurs bien peu de moyens d'éclaircir cette histoire, et d'éviter les erreurs qu'ils ont commises. Je ferai disparaître l'inexactitude de leurs récits, et je suppléerai à leur silence dans mes additions au l. XVII, § 3-13 et 57-67.—S.-M.
[349] Bineses e numero nobilium optimatum, tresque alii Satrapæ non obscuri. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.
[350] Fæderata itaque pace annorum triginta. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Zosime en dit autant (l. 3, c. 31); mais selon Rufin (Hist. ecclés., l. 11, c. 1), cette paix fut seulement de vingt-neuf ans, in XX et IX annis pace composita.—S.-M.
XII.
Examen de ce traité.
Tous les auteurs cités ci-dessus.
La Bléterie, dissertation sur la paix de Jovien.
Tous les auteurs conviennent que ce traité était ignominieux. Les chrétiens en rejettent toute la honte sur Julien, dont la témérité ne laissa pas à Jovien d'autre voie pour sauver les tristes débris de son armée. En ce point ils s'accordent[351] avec Eutrope, qui avoue que cette paix était aussi nécessaire qu'elle était déshonorante[352]. Mais cet historien fait un reproche à Jovien d'en avoir rempli les conditions: il prétend que ce prince aurait dû s'en affranchir, et suivre les anciennes maximes de la république, qui ne se crut pas engagée par les paroles que ses généraux avaient données aux Samnites, aux Numantins, à Jugurtha; et Ammien Marcellin paraît être du même avis. Un écrivain moderne, aussi judicieux qu'élégant et poli[353], a discuté ces deux questions avec beaucoup de précision et de justesse. Il prouve par des raisons solides que si Jovien est excusable d'avoir consenti à cette paix, on ne peut cependant le disculper tout-à-fait; puisque, selon la remarque d'Ammien Marcellin, elle n'était pas nécessaire avant les quatre jours que l'on perdit à négocier, au lieu de marcher vers la Corduène. Pour le second point qui concerne l'exécution du traité, il convient que les exemples empruntés de la république ne concluent rien à l'égard d'un souverain; mais il fait voir que les maximes du droit public rendaient à Jovien la liberté que la différence du gouvernement semblait lui ôter. Les monarques romains n'étant qu'usufruitiers et non pas propriétaires de l'empire, ils n'en pouvaient aliéner la moindre partie, sans l'aveu de la nation, et surtout des peuples qui habitaient le pays dont ils voulaient se dessaisir. Ce consentement exprès ou tacite doit être supposé dans les cessions qu'Hadrien, Aurélien, Dioclétien avaient faites de quelques portions de l'empire; autrement ces cessions n'auraient pas été légitimes: Le traité de Jovien avec Sapor était donc nul de plein droit: au lieu de le ratifier, Jovien pouvait et devait faire réclamer le sénat de Rome et celui de Constantinople, écouter les justes réclamations des habitants de Nisibe, et du moins ne pas ôter à ces malheureux la liberté de se défendre. Mais les principes du droit public n'étaient point alors éclaircis; et Jovien, qui ne fut jamais que soldat, les avait moins étudiés que personne. Les principes généraux sur l'obligation du serment, combinés avec l'idée vague du pouvoir sans bornes que depuis long-temps à la cour et dans les armées on attribuait aux empereurs, produisirent dans une ame religieuse l'effet qu'ils devaient naturellement y produire. Le même auteur observe encore que l'épuisement de l'empire, la faiblesse des habitants de Nisibe, la supériorité des forces de Sapor, et l'intérêt particulier de Jovien durent contribuer à fortifier ses scrupules. Je n'ajouterai à ces raisons qu'une réflexion qui me paraît naturelle. Avant la conclusion du traité, Jovien n'avait qu'un parti à prendre, s'il était possible; c'était celui qu'Ammien Marcellin lui reproche de n'avoir pas suivi. Si ce parti était impraticable, il devait balancer lequel des deux serait plus contraire au bien et à l'honneur de l'empire, ou de perdre et sa personne et son armée entière, ou de céder les provinces et les villes que Sapor exigeait comme une rançon. Mais le traité étant une fois conclu, quelque parti que prît l'empereur, il ne pouvait plus agir sans se rendre blâmable, ou d'imprudence, s'il observait une convention nulle et contraire aux intérêts de l'état; ou de mauvaise foi, si en la violant il faisait connaître qu'il s'était joué des serments, et qu'il avait promis ce qu'il ne pouvait, ni ne devait exécuter.
[351] Fœdus cum Sapore Persarum regi etsi parum putant dignum, satis tamen necessarium pepigit. Oros. l. 7, c. 31.—S.-M.
[352] Necessariam quidem, sed ignobilem. Eutr. l. 10, c. 17.—S.-M.
[353] La Bléterie dans son histoire de Jovien.—S.-M.
XIII.
Jovien repasse le Tigre.
Amm. l. 25, c. 8.
Liban. or. 10, t. 2, p. 325. Chrysost. de Sto Babyla contra Jul. et Gent. t. 2, p. 576.
Zos. l. 3, c. 33.
[Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
Till. Jovien, note 1.
Délivrés de la crainte des Perses, les Romains s'éloignèrent des bords du Tigre, où l'inégalité du terrain fatiguait extrêmement les hommes et les chevaux. Mais ils manquaient d'eau et de vivres. C'était encore une faute de Jovien, de n'avoir pas stipulé que Sapor fournirait des subsistances aux troupes romaines, tant qu'elles seraient sur les terres de la Perse[354]. Plusieurs soldats moururent de faim ou de soif. Mais le désir de se délivrer de ces deux maux, en fit encore périr un plus grand nombre. Ils se dérobaient pour gagner le fleuve, et s'efforçant de le traverser à la nage, une partie était engloutie dans les eaux: plusieurs ayant atteint l'autre bord, y trouvaient des coureurs sarrasins ou perses, qui les massacraient ou les traînaient en esclavage. Jovien prit enfin le parti de passer le Tigre. Au premier signal, tous les soldats accourent au fleuve, avec une ardeur incroyable. Le danger du passage n'a rien d'effrayant pour eux: chacun veut être le premier à quitter cette terre malheureuse. Les uns s'exposent sur des claies, d'autres sur des outres, tenant leurs chevaux par la bride. Il n'est point d'expédient si périlleux, dont ils ne s'avisent. Quelques-uns se noyèrent: les autres emportés bien loin par la force du courant, parvinrent à la rive tant désirée. L'empereur passa dans les barques que Julien avait réservées[355], et les renvoya à l'autre bord jusqu'à ce que toute l'armée fût entièrement passée. Ils se trouvaient enfin sur le terrain de la Mésopotamie; mais ces vastes plaines n'offraient à leur vue que des sables stériles et de nouveaux malheurs, lorsque les coureurs vinrent leur donner l'alarme. A quelque distance de là, les Perses travaillaient à jeter un pont, à dessein de profiter de la confiance que le traité inspirait aux Romains, et de surprendre les traîneurs et les chevaux de bagage affaiblis par la faim et accablés de fatigue. On alla les reconnaître, et dès qu'ils virent leur perfidie découverte, ils disparurent et renoncèrent à l'entreprise. On arriva par une marche forcée près de Hatra[356], ville ancienne, située au milieu d'un désert et depuis long-temps abandonnée. Elle avait été autrefois une place importante. Trajan et Sévère l'avaient inutilement assiégée; ils avaient manqué d'y périr avec toutes leurs troupes[357]. De là il fallait traverser vingt-quatre lieues[358] de sables arides; on n'y trouvait que de l'eau saumâtre et croupissante, et des herbes amères, telles que l'auronne, l'absynthe et la serpentine[359]. On fit provision d'eau douce: on tua des chameaux et des bêtes de somme, dont la chair, quoique mal saine, fut pendant six jours l'unique nourriture de l'armée. Enfin, on arriva au château d'Ur[360], qui appartenait aux Perses: là se rendirent Cassianus commandant des troupes de Mésopotamie, et le tribun Mauricius, que Jovien avait envoyé pour ramasser des vivres. Ils apportaient les subsistances que l'armée de Procope et de Sébastien avait épargnées par une prudente économie.
[354] Rufin rapporte cependant dans son Histoire ecclésiastique (l. 11, c. 1) que les Perses fournirent des vivres à l'armée romaine, et même il loue leur humanité à cette occasion. Exercitui quoque inedia consumpto cibos cæteraque necessaria in mercimoniis polliceri, omnique humanitate nostrorum temeritatem emendare. Théodoret est d'accord avec lui, il dit positivement (l. 4, c. 2), que le roi de Perse envoya des vivres aux soldats, τροφὰς τοῖς ϛρατιώταις ἐξέπεμψεν, et il fit établir un marché dans le désert près du camp, καὶ ἀγορὰν αὐτοῖς ἐν τῇ ἐρήμῳ γενέσθαι προσέταξε.—S.-M.
[355] Selon Libanius (or. 10, t. 2, p. 302), ces barques avaient été perdues pendant la retraite de Julien. Zosime (l. 3, c. 28) dit aussi que, laissées loin derrière l'armée, elles étaient tombées au pouvoir de l'ennemi, après la bataille de Maranga, καὶ πλοῖα δὲ ἥλω, κατόπιν πολὺ τοῦ ϛρατοπέδου τοῖς πολεμίοις περιπεσόντα. Il paraît que ces deux auteurs se trompent, ou que quelques circonstances actuellement inconnues ont donné lieu à un malentendu; car le témoignage d'Ammien Marcellin, qui faisait partie de l'expédition, est formel. Imperator, dit-il, l. 25, c. 8, ipse brevibus lembis, quos post exustam classem docuimus remansisse.—S.-M.
[356] Propè Hatram venimus, vetus oppidum in media solitudine positum, olimque desertum. Amm. Marc. l. 25, c. 8. Les auteurs grecs donnent à cette ville le nom d'Atra, ne pouvant exprimer l'aspiration initiale, que présente le nom original, et qui n'a pas été négligée par les Latins. Les Arabes qui l'appellent Hadhr, en parlent comme d'une ville superbe, mais abandonnée depuis long-temps. On voit par le récit d'Ammien Marcellin que sa désertion remontait à une époque bien ancienne. Elle se trouvait dans le désert à l'occident de Tekrit sur le Tigre. Selon Hérodien, l. 3, § 22, elle était sur le sommet d'une montagne très-élevée, environnée de fortes murailles, bien peuplée d'hommes, habiles à tirer de l'arc, ἧν δὲ πόλις ἐπ' ἄκρας ὑψηλοτάτης ὄρους, τείχει μεγίστῳ καὶ γενναίῳ περιβεβλημένη, πλήθει ἀνδρῶν τε τοξοτῶν ἀκμάζουσα. Dion Cassius en parle souvent, il décrit avec exactitude le pays qui l'environne. Selon lui, cette ville était consacrée au soleil, l. 68, § 31, t. 2, p. 1145, ed. Reimar.—S.-M.
[357] Les rois des Atréniens, placés entre les deux empires Parthe et Romain, s'étaient rendus redoutables à l'un et à l'autre. Ils ne combattirent pas avec moins de courage contre les rois de Perse, que contre Trajan et Sévère. On voit par Dion Cassius qu'Artaxerxès, ou Ardeschir, fils de Babek, leur fit la guerre (Dion Cassius, l. 80, t. 2, p. 1376, ed. Reimar.). Il paraîtrait résulter des récits orientaux que ce royaume fut détruit par Sapor Ier, fils d'Ardeschir, de l'an 240 à l'an 271. Voyez la traduction de l'Histoire des Sassanides de Mirkhond, par M. Silvestre de Sacy, p. 286. Les auteurs arabes, qui parlent des rois d'Atra, rapportent que leur puissance s'étendait depuis le Khabour jusqu'au Tigre.—S.-M.
[358] Adusque lapidem septuagesimum, pendant soixante et dix milles. Amm. Marc., l. 25, c. 8.—S.-M.
[359] Abrotonum, et Absinthium, et dracontium, aliaque herbarum genera tristissima. Amm. Marc. l. 25, c. 8.—S.-M.
[360] Ad Ur nomine Persicum venêre castellum. Amm. Marc. l. 25, c. 8. Il est impossible d'indiquer la position de cette forteresse, qui n'est pas mentionnée ailleurs.—S.-M.
XIV.
Il s'assure de l'Occident.
La mort de Julien était encore ignorée en Occident. Jovien envoya en Illyrie et en Gaule le secrétaire Procope et le tribun Mémoridus, pour y porter la nouvelle de son élévation à l'empire. Ils avaient ordre de mettre entre les mains de Lucillianus, son beau-père, le brevet de commandant général de la cavalerie et de l'infanterie, et de le presser de se rendre en diligence à Milan, pour être à portée d'étouffer dès leur naissance les troubles qui pourraient s'élever dans les provinces Occidentales. Ce Lucillianus était différent de celui que nous avons vu à la suite de Julien commander sa flotte sur l'Euphrate. Le beau-père de Jovien était ce commandant des troupes d'Illyrie, que Julien avait surpris près de Sirmium et traité avec mépris. Toujours attaché à Constance, il avait quitté ses emplois sous son successeur, et s'était retiré dans cette ville. Par une dépêche secrète, Jovien lui désignait des officiers d'une capacité et d'une fidélité reconnue, dont il devait se faire aider dans le détail des affaires. Malarich, cet officier franc, ami de Silvanus, dont la probité s'était inutilement fait connaître à la cour de Constance, était alors sans emploi en Italie. L'empereur le nomma pour remplacer Jovinus dans le commandement des troupes de la Gaule[361]. Il y trouvait un double avantage: il déplaçait un homme puissant, qui se soutenait par lui-même, et qui pouvait devenir le rival de son maître; et il avançait un inférieur, qui ne pouvait affermir sa fortune qu'en maintenant celle de son protecteur. Jovien recommanda à ses envoyés de faire valoir sa conduite dans l'expédition de Perse, de publier partout qu'elle avait été couronnée du succès le plus favorable, de courir jour et nuit pour intimer ses ordres aux commandants des troupes et des provinces, de sonder leurs dispositions, et de revenir promptement avec leurs réponses, afin qu'il pût en conséquence prendre les mesures les plus sûres pour établir solidement son autorité. Mais, malgré leur diligence, ils furent prévenus par la renommée qui ignore tous ces ménagements politiques, et qui n'est jamais plus rapide que pour annoncer les événements malheureux.
[361] Magister armorum per Gallias. Amm. Marc., l. 25, c. 8.—S.-M.
XV.
Il arrive à Nisibe.
Pendant que Jovien s'occupait de ces dispositions, on avait consumé le peu de vivres que Cassianus et Mauricius avaient apportés au camp. La disette était si extrême, qu'un boisseau de farine se vendait dix pièces d'or, c'est-à-dire, environ deux cents francs de notre monnaie. On prit le parti de tuer ce qui restait de bêtes de somme, et d'abandonner leur charge dans ce désert. Après cette triste nourriture il ne leur restait plus d'autre ressource que de se manger les uns les autres[362]. Les soldats se trouvaient dénués de tout, et comme échappés d'un naufrage. Les mieux armés n'avaient conservé qu'une moitié de bouclier ou un tronçon de leur lance. La plupart étaient languissants et malades: tous portaient sur un front abattu la honte du traité, l'unique fruit de leur expédition. En cet état ils arrivèrent à Thilsaphata[363], où Procope et Sébastien vinrent joindre l'empereur. Ils lui rendirent leur hommage à la tête de leurs officiers. Il leur fit un accueil favorable; et les deux armées réunies se hâtèrent d'arriver à Nisibe. La vue de cette ville excita dans leurs cœurs un sentiment de joie mêlé de douleur: elle était depuis long-temps le plus puissant boulevard de l'empire; elle allait devenir un des remparts de la Perse. Le prince campa hors de la ville[364]; et le sénat étant sorti pour le supplier de venir loger dans le palais selon l'usage de ses prédécesseurs, il n'y voulut pas consentir. Il rougissait sans doute de voir les Perses prendre sous ses yeux possession d'une ville, dont ils n'avaient jamais pu se rendre maîtres par la force des armes. On exécuta ce jour-là, par ordre de l'empereur, un de ces coups-d'état, que le despotisme regarde comme nécessaires; mais qui rendent toujours à la postérité le crime douteux et la punition odieuse. A l'entrée de la nuit on vint saisir à table dans sa tente Jovien premier secrétaire de l'empereur: on le conduisit dans un lieu écarté, où il fut précipité dans un puits sans eau, qui fut ensuite comblé de pierres. C'était un de ces trois braves qui étaient sortis les premiers du souterrain au siége de Maogamalcha. Après la mort de Julien, quelques-uns l'avaient proposé comme digne du diadème. Loin d'effacer par sa modestie ce crime irrémissible aux yeux d'un prince qui n'a pas l'ame élevée, il aigrissait la jalousie du souverain par des murmures qu'il croyait secrets, et par les repas trop fréquents qu'il donnait aux officiers de l'armée.
[362] In corpora sua necessitas erat humana vertenda. Amm. Marc. l. 25, c. 8.—S.-M.
[363] La position de cette ville est aussi inconnue; on voit seulement par la direction que suivit l'armée qu'elle devait être à une certaine distance au sud de Nisibe. La première partie de ce nom (Thilsaphata) semble indiquer qu'elle était sur une hauteur. Thil ou Tel en syriaque et en arabe signifie une colline, et par cette raison, il entre dans la composition de beaucoup de noms géographiques en Syrie et en Mésopotamie. D'Anville croit dans son traité sur le cours du Tigre et de l'Euphrate, p. 93, que Thilsaphata répond à un lieu moderne appelé Tell-aafar. Cette opinion me paraît peu fondée.—S.-M.
[364] Extra urbem stativa castra posuit princeps. Amm. Marc. l. 25, c. 8.—S.-M.
XVI.
Nisibe abandonnée aux Perses.
Amm. l. 25, c. 9.
Chrysost. de Sto Babyla et contr. Jul. et Gent. t. 2, p. 576.
Zos. l. 3, c. 33 et 34.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.
Joan. Ant. Till. Jovien, art. 4.
Dès le lendemain Binésès, chargé par Sapor de recevoir les places que Jovien devait céder, entra dans Nisibe avec la permission de l'empereur, et arbora sur la citadelle l'étendard de la Perse[365]. On signifia aussitôt aux habitants qu'ils eussent à sortir de la ville. Cet ordre affligeant porta de toutes parts l'alarme et le désespoir. Les uns du haut de leurs tours et de leurs murailles tendaient les bras vers le camp des Romains; la plupart sortant en foule coururent vers l'empereur; et les mains jointes, prosternés à ses pieds, ils le conjuraient avec larmes de ne les pas arracher du sein de leur patrie. L'empereur, sensible à ces cris, mais inébranlable dans la résolution de tenir sa parole, répondit avec tristesse, qu'il ne pouvait contenter leurs désirs sans se rendre coupable d'un parjure.
[365] Selon la chronique de Malala, (part. 2, p. 27), et selon celle d'Alexandrie, p. 299, ce fut le satrape Junius, dont il a déja été parlé ci-devant, p. 159, note 2, l. XV, § 9, qui prit possession de la ville au nom du roi de Perse. Comme Junius avait déja été employé dans les négociations qui avaient amené la cession de Nisibe, il ne serait pas étonnant qu'il eût été l'un des trois seigneurs, qui, selon Ammien Marcellin (l. 25, c. 7), accompagnèrent Binésès. Celui-ci pouvait alors l'avoir chargé spécialement de la réception de Nisibe.—S.-M.
XVII.
Discours de Sabinus.
Alors, Sabinus, distingué entre les habitants par sa naissance et par sa fortune[366], élevant sa voix: «Prince, dit-il, écoutez les dernières paroles de Nisibe. Constance plusieurs fois vaincu par les Perses, réduit dans sa fuite à recevoir de la main d'une pauvre femme un morceau de pain pour conserver sa vie[367], n'a pourtant jusqu'à sa mort rien cédé aux ennemis. Trois fois il a vu Nisibe assiégée et prête à succomber sous la puissance de Sapor: trois fois il l'a vue sauvée. Jovien invincible abandonnera-t-il, dès les premiers jours de son règne, le plus ferme rempart qui puisse couvrir ses provinces? Est-ce là ce que l'empire doit à Nisibe, pour lui avoir servi de barrière depuis si long-temps? Faudra-t-il qu'un peuple accoutumé aux lois romaines, aussi romain que les habitants de la capitale de l'empire, prenne les mœurs et les coutumes des barbares? Jour funeste, et tel que Rome n'en a jamais vu depuis qu'elle subsiste! Quelques empereurs ont resserré les bornes de leur domination; ils ont abandonné des provinces; mais c'était un abandon volontaire et politique; ils n'en ont pris la loi que d'eux-mêmes: ils ne les ont pas cédées à leurs ennemis. Si vous craignez que la défense de notre ville ne vous coûte trop de sang et de dépenses, laissez Nisibe à elle-même: seule, sans autre secours que celui du ciel et le courage de ses habitants, elle saura se conserver, comme elle a déja fait plus d'une fois. Nous ne vous demandons que la permission de nous défendre: nous la recevrons comme une grace, qui vous assurera pour jamais notre obéissance et notre fidélité».
[366] Sabinus fortunâ et genere inter municipes clarus. Amm. Marc. l. 25, c. 9. Selon Zosime (l. 3, c. 33), il était président du sénat de Nisibe, τοῦ βουλευτικοῦ προεστὼς καταλόγου. La chronique de Malala (part. 2, p. 27), et celle d'Alexandrie, p. 300, rapportent qu'il prenait le titre de comte, et qu'il était le chef politique de la ville, κόμης τῇ ἀξίᾳ, καὶ πολιτευόμενος τῆς πολεως. Cette dernière indication est conforme à ce que nous apprend Zosime. Il faut seulement remarquer que dans ces deux ouvrages Sabinus est nommé Silvanus, parce que sans doute il a été confondu avec l'avocat de ce nom, qui dans la même occasion avait adressé de vifs reproches à Jovien.—S.-M.
[367] Constantium immani crudescente bellorum materiâ superatum a Persis interdum, deductumque postremὸ per fugam cum paucis ad Hibitam stationem intutam, panis frusto vixisse precario, ab anu quadam agresti porrecto, nihil tamen ad diem perdidisse supremum. Amm. Marc. l. 25, c. 9. L'orateur fait ici allusion aux malheurs éprouvés par Constance après la désastreuse bataille de Singara, voyez ci-devant, t. I, p. 455, l. VI, § 49. Hibita, dont il est question dans le passage d'Ammien Marcellin, paraît être un lieu situé à 18 milles de Nisibe, et relaté sur la table de Peutinger.—S.-M.
XVIII.
Départ des habitants de Nisibe.
Jovien, piqué sans doute de ces paroles, qui couvraient tant de reproches sous une apparence de prières, se retranchait dans l'obligation que lui imposait la religion du serment. Un trait satirique acheva de l'aigrir. Comme après plusieurs refus, il acceptait avec répugnance une couronne, qui lui était présentée par le sénat et le peuple de Nisibe, un avocat nommé Silvanus, s'écria: Prince, puissiez-vous recevoir des autres villes de votre empire d'aussi glorieuses couronnes[368]. Aussitôt l'empereur déclara qu'il ne leur donnait que trois jours pour évacuer la place. Ce fut un spectacle déplorable. Les soldats, qui avaient ordre de presser les habitants, menaçaient de la mort quiconque passerait le terme prescrit. Dans cette étrange confusion, tout retentissait de gémissements et de sanglots. On enlevait à la hâte ce qu'on pouvait emporter. Le luxe et les richesses avaient perdu pendant ces jours-là leur faux titre de préférence: faute de chevaux et de voitures on abandonnait les meubles les plus précieux, pour ne se charger que des effets les plus méprisés, mais les plus nécessaires au soutien de la vie. Il fallait arracher les femmes des tombeaux de leurs maris, de leurs enfants, de leurs pères, qu'elles arrosaient de leurs larmes, et qu'elles ne quittaient qu'avec des cris lamentables. Tous les chemins étaient remplis de ces infortunés fugitifs, qui, tournant cent fois les yeux vers leur patrie, pleurant, s'embrassant les uns les autres, se disaient un éternel adieu, pour prendre la route de l'exil que chacun avait choisi. La plupart se retirèrent sur les ruines d'Amid. Ils y portèrent le corps de saint Jacques. Les reliques de ce saint évêque avaient été conservées comme la sauve-garde de Nisibe; et quelques mois auparavant, Julien ayant ordonné de les transporter hors de la ville, on était persuadé que cette place importante avait en même temps perdu sa plus forte défense. Jovien fit bâtir pour cette malheureuse colonie un bourg aux portes d'Amid dont il releva les murailles; il le renferma dans la même enceinte: on le nomma la nouvelle Nisibe[369]. Le tribun Constantius fut chargé de remettre aux Perses les provinces et les autres places, qui devaient leur être livrées en conséquence du traité. Cette cession honteuse est la plus ancienne époque du démembrement de l'empire. Les cinq provinces alors abandonnées aux Perses ne revinrent jamais aux Romains[370]. Ce fut, pour ainsi dire, la première pierre, qui se détacha de ce vaste édifice, et qui annonçait déja sa chute, quoiqu'elle fût encore éloignée.
[368] Ita, inquit, imperator a civitatibus residuis coroneris. Amm. Marc., liv. 25, c. 9.—S.-M.
[369] Jean Malala et l'auteur de la chronique Paschale (loc. laud.), rapportent que ce bourg, bâti auprès des murs d'Amid, reçut le nom de bourg de Nisibe, καλέσας τὴν κώμην Νισίβεως, et qu'on y plaça tous les émigrés venus de la Mygdonie, πάντας τοὺς ἐκ τῆς Μυγδωνίας χώρας οἰκεῖν ἐποίησεν.—S.-M.
[370] Ce fait n'est pas exact. Le patriarche d'Arménie, Jean VI, rapporte dans son histoire, écrite en arménien au commencement du dixième siècle, que la ville de Nisibe rentra sous la domination romaine vers la fin du 6e siècle, deux cent trente ans environ après sa cession. Elle fut alors donnée par le roi de Perse Chosroès II à l'empereur Maurice, comme un témoignage de sa reconnaissance pour les services qu'il lui avait rendus en le replaçant sur son trône. Il y joignit d'autres places en Mésopotamie, et plusieurs cantons en Arménie. Ces détails trouveront leur place dans la suite de cette histoire. Ces pays ne tardèrent pas à retomber entre les mains des Perses après la mort de Maurice, et bientôt ils passèrent au pouvoir des Arabes. Voyez à ce sujet mes Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 25. Quant aux cinq provinces au-delà du Tigre, cédées avec Nisibe, elles ne revinrent pas effectivement aux Romains, elles continuèrent à être gouvernées pendant long-temps par de petits princes indigènes, feudataires des Perses, comme ils l'avaient été de l'empire.—S.-M.
XIX.
Diversité des impressions que fit la mort de Julien.
Amm. l. 25, c. 9.
Liban. vit. t. 2, p. 45 et 46. or. 9, p. 251 or. 10, p. 260 et 330, et de templ. p. 24.
Zos. l. 3, c. 34.
Theod. l. 3, c. 28.
Pendant le séjour que Jovien fit aux environs de Nisibe, il envoya Procope et Mérobaudes[371] avec un détachement de ses troupes, pour transporter à Tarse le corps de Julien, suivant les dernières volontés de ce prince. Julien, pendant sa vie, n'avait point excité de sentiments médiocres: il avait été un objet d'admiration ou d'horreur. La nouvelle de sa mort produisit des effets semblables; elle ne causa que des transports ou d'une joie immodérée, ou d'une excessive douleur. Les chrétiens les moins instruits, surtout dans Antioche, remplie d'une jeunesse légère et folâtre, oublièrent que la religion, qui épure et perfectionne l'humanité, oblige d'aimer ses ennemis et de plaindre leurs malheurs. Ils s'abandonnèrent à une sorte d'ivresse: ce n'étaient que festins et fêtes publiques. On dansait dans les églises et sur les tombeaux des martyrs, comme sur des théâtres; et, par un échange indécent, les théâtres étaient devenus des temples où l'on chantait la victoire du christianisme. Les prédictions dont le malheureux Julien s'était abusé, fournissaient des sujets de comédies; on jouait les prophéties de l'insensé Maxime; et la religion, si auguste et si majestueuse, fut mêlée à des scènes bouffonnes. Les païens, de leur coté, poussèrent le désespoir jusqu'à la fureur. A Carrhes on lapida celui qui apporta le premier cette triste nouvelle, et on le laissa enseveli sous un monceau de pierres. Libanius dit qu'au premier bruit de cette mort, il fut tenté de s'arracher la vie: mais sa vanité le sauva; il se crut réservé par ses dieux pour faire le panégyrique de son héros. Il s'en acquitta par deux discours, aussi pleins d'enthousiasme pour son idole, que de rage contre les chrétiens. Ce sophiste fut pendant toute sa vie dévoué à Julien jusqu'au fanatisme: il lui survécut plus de vingt-sept ans. On peut dire qu'il s'exposa même à devenir son martyr, s'il avait eu affaire à des princes moins modérés; il eut la hardiesse d'adresser à Valentinien et à Valens un discours, dans lequel il les blâmait vivement de leur négligence à venger la mort de Julien; et il osa fatiguer encore des louanges de ce prince odieux, le grand Théodose, le plus zélé destructeur de l'idolâtrie. Plusieurs villes élevèrent sur leurs autels les images de Julien entre celles de leurs dieux.
[371] C'est dans Philostorge qu'a été prise la mention de Mérobaudes. Ammien Marcellin ne parle que de Procope.—S.-M.
XX.
Sépulture de Julien.
Amm. l. 25, c. 9.
Greg, Naz. or. 4, t. 1, p. 119 et 120; or. 21, p. 394; et carm. 3, t. 2, p. 50.
Zos. l. 3, c. 34.
Philost. l. 8, c. 1.
Zon. l. 13, t. 2, p. 27.
Cedr. t. 1, p. 308.
Ducange, Const. Christ. l. 4, c. 5.
Les funérailles de ce prince donnèrent aux chrétiens un nouveau sujet de risée. Du temps du paganisme, il s'était introduit dans les pompes funèbres un usage extravagant. Le cercueil était précédé d'une troupe de danseurs et d'histrions, qui amusaient le peuple, comme pour faire diversion à la douleur. Ils n'épargnaient pas le défunt; ils contrefaisaient ses ridicules; ils lançaient contre lui des traits satiriques. Cette impertinente cérémonie ne fut pas oubliée dans les obsèques de Julien, afin qu'il n'y manquât rien de toutes les superstitieuses folies de l'idolâtrie qu'on enterrait avec lui. Ces bouffons, accoutumés à ne rien respecter et à railler leurs propres divinités, plaisantaient sur sa philosophie, sur ses mauvais succès en Perse, sur sa mort, et même sur son apostasie. Enfin son corps fut déposé dans un des faubourgs de Tarse[372], à l'entrée du chemin qui conduisait au défilé du mont Taurus, vis-à-vis du monument de Maximin Daza, dont il n'était séparé que par ce chemin; la Providence ayant voulu réunir ainsi la sépulture des deux plus mortels ennemis du christianisme. On grava sur le tombeau[373] deux vers grecs, dont le dernier est emprunté d'Homère; en voici la traduction: Ci-gît Julien, qui passa le Tigre impétueux: il fut à la fois excellent prince et vaillant guerrier[374]. D'autres auteurs allongent cette épitaphe; ils la rapportent en ces termes: Ci-gît Julien, qui, après avoir conduit son armée au-delà de l'Euphrate et jusque dans la Perse, abandonné de la fortune, est revenu recevoir la sépulture sur les bords du Cydnus: il fut à la fois excellent prince et vaillant guerrier[375]. On n'est pas obligé de croire ce que saint Grégoire de Nazianze ne raconte que sur un rapport dont il ne se rend pas garant, que les cendres de ce prince s'agitaient dans son sépulcre, et que la terre, par une violente secousse, rejeta son corps hors du tombeau. Quelques auteurs disent qu'il fut, dans la suite, transféré à Constantinople. Vers la fin de l'empire grec, on montrait sa sépulture dans la galerie septentrionale de l'église des Saints-Apôtres, auprès de celle de Jovien. Si cette tradition était plus assurée, un passage du discours où Libanius s'efforce de prouver que l'intérêt de l'état demande la vengeance de la mort de Julien, ferait soupçonner qu'on doit attribuer cette translation à Valentinien et à Valens. Dès que Procope eut rendu à son parent ce dernier devoir, il disparut; et quelque recherche que l'on pût faire pour découvrir sa retraite, il ne se montra que deux ans après, revêtu de la pourpre impériale.
[372] In suburbano Tarsensi, Amm. Marc. l. 25, c. 9. Cet historien s'indigne qu'on n'ait pas choisi un lieu plus convenable pour la sépulture de ce grand homme, qu'on eût dû placer dans la ville éternelle, au milieu des monuments élevés à la mémoire des empereurs divinisés. Cujus suprema et cineres, si qui tunc justè consuleret, non Cydnus videre deberet, quamvis gratissimus amnis et liquidus; sed ad perpetuandam gloriam rectè factorum præterlambere Tiberis intersecans urbem æternam, divorumque veterum monumenta præstringens. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[373] S. Grégoire de Nazianze (or. 4, t. 1, p. 120), l'appelle par dérision τέμενος, ναὸς, un temple.—S.-M.
XXI.
Jovien à Antioche.
[Amm. l. 25, c. 10.]
Zos. l. 3, c. 34.
Suid. in Ἰοβιανός.
Cod. Th. l. 7, tit. 4, leg. 9.
L'empereur, après avoir donné à ses troupes le temps de se rétablir de tant de fatigues, prit la route d'Antioche. Il passa par Édesse, où il était le 27 de septembre[376]. Son armée, sans avoir été vaincue, semblait avoir essuyé plusieurs défaites. Aussi ne reçut-il sur son passage aucun de ces témoignages de joie, que des sujets s'empressent de prodiguer à leur souverain. Il vint à grandes journées à Antioche[377], où il fut l'objet des railleries et des traits satiriques d'une populace insolente[378]. Il était même menacé d'une violente sédition, si le préfet Salluste, plus respecté que l'empereur, n'eût travaillé à calmer les esprits.
[376] Cette date est fournie par une loi insérée dans le code Théodosien.—S.-M.
[377] Selon Théophanes (p. 45), il arriva à Antioche dans le mois d'Hyperberetœus. C'est le nom macédonien que les Grecs de Syrie donnaient au mois d'octobre.—S.-M.
[378] Ils firent contre lui des chansons, des satires et des libelles, ἀλλ' ἀπέσκωπτον αὐτὸν ῳδαῖς καὶ παρῳδίαις καὶ τοῖς καλουμένοις φαμώσσοις, c'est ce qu'on apprend d'un fragment de l'historien Jean d'Antioche, qui a été conservé dans les extraits de l'empereur Constantin Porphyrogénète. Voyez Excerpt. de Virt. et Vit., par H. Valois, p. 845. La cession de Nisibe, qui rendait leur ville plus exposée aux attaques des Perses, avait animé les Antiochéniens contre le nouvel empereur.—S.-M.
XXII.
Il se propose de rétablir la concorde dans ses états.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 134.
Liban. vit. t. 2, p. 46, et or. 10, p. 327.
Socr. l. 3, c. 24.
Philost. l. 8, c. 6.
Jusqu'ici nous avons vu Jovien uniquement occupé à terminer une entreprise dont il n'était pas l'auteur. Si l'on blâme sa conduite, on doit faire réflexion que rien n'est si difficile que de suivre un projet compliqué, que l'on n'a pas conçu soi-même, et dont on n'a pu combiner tous les incidents et préparer toutes les ressources. Nous l'allons voir agir maintenant d'après lui-même; sa bonté et sa prudence ne laisseront rien à désirer: et si sa retraite peu honorable fait penser qu'il a régné trop tôt, la sagesse de son gouvernement doit faire regretter que son règne n'ait pas été de plus longue durée. Le changement de souverain causait dans tous les esprits une agitation dangereuse. Les païens, frappés de terreur, tremblaient aux approches d'un prince qui, dès le premier moment de son règne, avait annoncé son attachement au christianisme. Plusieurs d'entre eux, abandonnant leurs autels et leurs sacrifices, et redoutant les chrétiens plus que les Perses, prenaient la fuite, et s'allaient cacher dans les plus profondes retraites. La conduite du commun des chrétiens ne contribuait pas à calmer ces alarmes. Les théâtres, les places publiques retentissaient de leur joie et de leurs menaces. Ils abattaient les autels; ils fermaient les temples; quelques-uns même, animés d'un faux zèle, formaient des projets sanguinaires; et, s'il en faut croire Libanius, ce rhéteur n'évita d'être assommé, que parce qu'il fut averti du complot tramé contre sa vie. C'était cet esprit de vengeance, si contraire aux maximes de l'Évangile, que voulait étouffer saint Grégoire de Nazianze, lorsque, après avoir montré les effets de la colère divine dans la punition de Julien, il exhortait les fidèles à la douceur et au pardon des injures, et qu'il les invitait à ne pas perdre, par des représailles illégitimes, le mérite de leurs souffrances. D'autre part, les diverses sectes hérétiques, qui étaient demeurées sans action, tant qu'elles avaient été resserrées et pressées avec l'église catholique par une violence commune, s'agitant au premier moment de relâche, se divisaient de nouveau d'avec elle: réunies contre la vérité, elles se déchiraient mutuellement: chacune d'elles tâchait de prévenir le prince et de le séduire.
XXIII.
Sa conduite à l'égard des païens.
Them. or. 5, p. 67-70, et or. 7, p. 99.
[Liban. vit. t. 2, p. 46.]
Eunap. in Max. p. 58, t. 1, ed. Boiss.
Suid. in Ἰοβιανός.
Joann. Ant. ap. Vales. excerp. de virt. et vit., p. 844 et 847.
Dans ce mouvement général de toutes les humeurs de l'empire, Jovien rassura les païens en déclarant, par une loi, qu'il laissait à chacun le libre exercice de sa religion. Il fit rouvrir les temples: il permit les sacrifices; mais il défendit les enchantements et les cérémonies magiques. Cette liberté procura au christianisme un double avantage; elle ramena au sein de l'église ceux qui n'en étaient sortis que par crainte, et elle laissa au paganisme ceux qui ne s'en seraient détachés que par hypocrisie. La conviction, unique sorte de contrainte que la religion connaisse, fit seule des chrétiens; elle n'en fit que de véritables, elle en fit en plus grand nombre, parce qu'elle n'eut point à combattre la haine et l'opiniâtreté qu'inspirent les persécutions et les supplices. Les philosophes, voyant leur règne passé, s'étaient bannis de la cour. Ils n'y régnèrent plus en effet; mais Jovien leur permit d'y reparaître, pourvu qu'ils se dépouillassent de ce qu'il y avait de singulier dans leur extérieur. Il continua même de les honorer. Il est vrai qu'il ne put les mettre à couvert du mépris des courtisans, toujours prompts à fouler aux pieds les anciens favoris. Un ennemi de Libanius conseillait au prince de se défaire de ce rhéteur, qui ne cessait de pleurer la perte de Julien. Un meilleur conseil fit entendre à Jovien que ces larmes impuissantes lui faisaient beaucoup moins de tort, que n'en ferait à sa gloire le sang d'un malheureux sophiste. Ce que des auteurs anonymes ou inconnus racontent du temple de Trajan, brûlé dans Antioche par la femme et les concubines de Jovien, ne mérite pas une réfutation sérieuse.
XXIV.
A l'égard des catholiques.
Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 394.
Socr. l. 3, c. 24.
Theod. l. 4, c. 2, 4 et 22.
Soz. l. 6, c. 3.
Philost. l. 8, c. 5.
Cod. Th. l. 9, tit. 25, leg. 2.
Médailles.
[Eckhel, doct. num. vet. t. 8, p. 147.]
La religion chrétienne monta avec lui sur le trône, pour n'en plus descendre. Jovien s'appliqua à guérir les plaies dont Julien l'avait affligée, et à lui rendre sa splendeur. Il rappela d'exil tous les évêques bannis par Constance, et que Julien n'avait pas remis en possession de leurs siéges. Athanase sortit encore de ses déserts, et reparut de nouveau dans Alexandrie. Les disgraces de ce grand homme étaient celles de toute l'église: la foi s'éclipsait avec lui, et renaissait à sa lumière. L'empereur déchargea les églises des taxes dont elles étaient accablées; il rétablit leurs priviléges: il rendit aux clercs, aux veuves, aux vierges leurs immunités et tous les bienfaits des empereurs précédents. Il renouvela, par une loi, les distributions de blé instituées par Constantin, et que Julien avait abolies. La disette, qui régnait encore dans l'empire, ne lui permit d'en rendre que le tiers; mais il promit de les rétablir en entier au retour de l'abondance. Il ordonna aux gouverneurs des provinces de favoriser les assemblées des fidèles, de veiller à l'honneur du culte divin et à l'instruction des peuples. Nous avons une loi par laquelle il défend, sous peine de mort, de ravir les vierges consacrées à Dieu, de les séduire, ou même de les solliciter au mariage. C'était un désordre que l'irréligion, fille ou mère du libertinage, avait introduit du temps de Julien. Il fit retracer sur le labarum le monogramme du Christ. Un comte nommé Magnus, trésorier de la maison de l'empereur[379], avait, sous le règne précédent, réduit en cendres l'église de Béryte: il reçut ordre de la rebâtir à ses dépens; et, sans de puissantes sollicitations, Jovien lui eût fait trancher la tête.
[379] Comes largitionum comitatensium. Ὁ τῶν κομητατησίων λάργιτιόνων κόμης. Theod. hist. eccles. l. 4, c. 22. On s'était borné à transcrire en grec le nom latin de cette charge.—S.-M.
XXV.
A l'égard des hérétiques.
Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 394.
Jovian. ep. ad Athan. et Athan. ad Jov. etc. t. 2, p. 779 et seq.
Socr. l. 3, c. 24 et 25.
Theod. l. 4, c. 23.
Soz. l. 6, c. 4 et 5.
[Philost. l. 8, c. 6.]
Les différentes sectes formèrent à l'envi des prétentions sur l'esprit de l'empereur. Les purs Ariens envoyèrent au-devant de lui jusqu'à Édesse[380]; ils portaient, à leur ordinaire, des calomnies contre Athanase. Jovien, sans leur déclarer ses sentiments, les renvoya à la décision d'un concile, où les deux partis seraient entendus. Dès qu'il fut dans Antioche, les Macédoniens lui présentèrent une requête, par laquelle ils demandaient l'expulsion des purs Ariens. Il leur répondit qu'il détestait les querelles, et qu'il n'accorderait ses bonnes graces qu'aux amateurs de la paix et de la concorde. Acacius de Césarée, attaché de tout temps à l'arianisme, mais plus encore à la faveur, ayant pressenti les dispositions de l'empereur, se réunit, du moins en apparence, avec les catholiques: il assista, dans Antioche, à un concile, dont le décret confirmait la foi de Nicée. La lettre synodale, signée de vingt-huit évêques, fut adressée à l'empereur. Jovien se contenta de dire qu'il était résolu de n'inquiéter personne sur la croyance; et de favoriser de tout son pouvoir ceux qui travailleraient à la réunion des esprits. Ce n'était pas qu'il fût indifférent, ni qu'il balançât sur le parti qu'il devait prendre: nourri dans les sentiments orthodoxes, dès le moment qu'il était rentré dans les terres de l'empire, au milieu des inquiétudes dont il était accablé, un de ses premiers soins avait été d'écrire à saint Athanase. Ne sachant pas encore que ce prélat fût revenu, il le rappelait et le rétablissait dans son siége. Sa lettre, qui s'est conservée jusqu'à nous, porte le sentiment de la plus profonde vénération. Lorsqu'il se vit, dans la suite, exposé à tous les artifices de tant de sectes diverses, pour s'affermir dans la foi, et ne pas s'écarter du point fixe de la croyance de l'église, il pria le saint évêque de lui envoyer une exposition nette et précise de la doctrine catholique. Athanase, de concert avec les prélats les plus éclairés qui se trouvaient dans Alexandrie, satisfit au désir de l'empereur. Il lui développa la foi de Nicée, et tout le venin de l'arianisme. Jovien le fit venir à Antioche, pour puiser dans cette source de lumière des instructions plus étendues. Les Ariens en prirent l'alarme. Euzoïus, évêque arien d'Antioche, gagna le grand chambellan Probatius et les autres eunuques du palais. C'était par le canal de ces vils ministres, presque toujours pervers et corrompus, que l'hérésie s'était insinuée dans l'esprit de Constance. On fit venir d'Alexandrie le prêtre Lucius, chef du parti Arien dans cette ville depuis la mort de George. Les catholiques députèrent de leur côté, pour rompre l'effet de ces intrigues.
[380] Leurs députés étaient Candidus et Arrhianus, évêques en Lydie et tous deux parents de Jovien, οἱ περὶ Κάνδιδον καὶ Ἀῤῥιανὸν προσγενεῖς ὄντες τῷ βασιλεῖ, dit Philost. liv. 8, c. 6.—S.-M.
XXVI.
Les Ariens rebutés par l'empereur.
Lucius à la tête de sa faction se présenta quatre fois à l'empereur. Il reprochait au saint prélat, que depuis qu'il avait repris les fonctions de l'épiscopat, il était sous l'anathème, ayant été condamné pour des crimes dont il ne s'était pas justifié; qu'il avait été plusieurs fois banni par Constantin et par Constance; qu'il ne cessait de troubler l'Égypte, et d'y entretenir la discorde et la sédition. En conséquence, il demandait un autre évêque, tel que l'empereur voudrait le choisir. Ces accusations étaient appuyées par les clameurs des autres ariens. Athanase n'eut pas besoin de répondre. Le peuple catholique soutint sa cause avec chaleur. L'empereur lui-même déconcerta les calomniateurs par des questions pressantes et de vives reparties. Dans une des audiences il s'emporta contre eux jusqu'à commander à ses gardes de les frapper; ce qui cependant ne paraît pas avoir été exécuté. Il les congédia honteusement; il traita surtout avec le dernier mépris Lucius, dont la mauvaise mine égalait la méchanceté. Pour faire perdre aux eunuques le goût de ces intrigues de religion, il les fit appliquer à la torture, en menaçant de traiter avec la même rigueur quiconque oserait calomnier des chrétiens. Cette conspiration formée contre Athanase le rendit plus cher à l'empereur. Il retourna en Égypte avec un plein pouvoir de disposer du gouvernement des églises.
XXVII.
Troubles en Afrique.
Amm. l. 28, c. 6.
L'empire attaqué depuis long-temps du coté du Septentrion et de l'Orient, commençait à recevoir des atteintes dans ses provinces méridionales. Ce vaste corps sentait déja les approches de la vieillesse. Affaibli par les vices qui lui faisaient perdre de son ressort, il se refroidissait peu à peu dans ses extrémités, et les gouverneurs des provinces éloignées, plus attentifs à les piller qu'à les défendre, laissaient aux Barbares occasion de les entamer. Tandis que les Perses enlevaient aux Romains les cinq provinces voisines du Tigre, les Austuriens en Afrique infestaient la Tripolitaine, qui s'étendait entre les deux Syrtes, dans le pays qu'on appelle encore la régence de Tripoli. Ces Barbares, qui n'étaient connus que sur cette frontière, exercés à des incursions soudaines, vivaient de brigandage. On les contenait depuis quelque temps par un traité fait avec eux, lorsqu'un motif de vengeance leur mit les armes à la main. Un d'entre eux, nommé Stachao, homme hardi, rusé, artificieux, parcourant la province à la faveur de la paix, tramait des intrigues secrètes pour y établir ses compatriotes. On découvrit ses manœuvres: il fut brûlé vif. Aussitôt toute la nation prend l'alarme: ils sortent avec rage de leurs montagnes et de leurs déserts; ils accourent en foule devant Leptis avant qu'on puisse avoir des nouvelles de leur marche. La force des murailles de cette grande ville et le nombre des habitants la mettant hors d'insulte, ils restent trois jours campés aux environs[381], ruinant par le fer et par le feu ce territoire fertile, et massacrant les paysans qui s'étaient inutilement cachés dans des cavernes. Après avoir brûlé tout ce qu'ils ne purent emporter, ils s'en retournèrent avec un riche butin, traînant en esclavage Silva chef du conseil de la ville[382], qu'ils surprirent dans ses terres avec toute sa famille. Les habitants de Leptis, effrayés de cette attaque imprévue, et craignant une nouvelle incursion, eurent recours au comte Romanus, envoyé depuis peu pour commander en Afrique[383]: cet officier, dur et avare, ne faisait la guerre que pour s'enrichir. Il vint à la tête d'un corps de troupes; mais insensible aux larmes et aux prières des habitants, il demanda une prodigieuse quantité de vivres et quatre mille chameaux[384], déclarant qu'il ne marcherait aux ennemis qu'à cette condition. En vain ces infortunés lui représentèrent que le ravage et l'incendie de leur pays les mettait dans l'impuissance de satisfaire à des demandes si exorbitantes; qu'ils n'étaient pas en état d'acheter si cher un remède à leurs maux, quoiqu'ils fussent extrêmes. Après avoir passé quarante jours à Leptis, sans faire aucun mouvement pour leur défense, il abandonna le pays à la merci des Barbares.
[381] Suburbano ejus uberrimo insedere per triduum. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[382] Ordinis sui primatem.—S.-M.
[383] Præsidium imploravere Romani comitis per Africam recens provecti. Amm. Marc. l. 28, c. 6.—S.-M.
[384] Cette mention d'Ammien Marcellin est peut-être la première qui fasse connaître les chameaux comme habitant dans cette partie de l'Afrique. On ne trouve rien de semblable dans les auteurs plus anciens, ni dans les récits relatifs aux guerres des Carthaginois contre les Romains.—S.-M.
XXVIII.
Jovien part d'Antioche.
Amm. l. 25, c. 1O.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 299.
Socr. l. 3, c. 26.
Zon. l. 13, t. 2, p. 28.
L'équité de Jovien donne lieu de penser qu'il aurait puni cette cruelle avarice. Mais les plaintes des Leptitains n'arrivèrent qu'après sa mort. Croyant qu'il était nécessaire de se rapprocher de l'Occident, dont il ne recevait aucune nouvelle, il résolut, malgré la rigueur de l'hiver, qui fut très-rude cette année, de regagner au plus tôt Constantinople. Il partit d'Antioche au mois de décembre, sans être arrêté par de prétendus pronostics[385], que l'événement rendit remarquables, mais qui ne pouvaient en effet alarmer que des païens superstitieux. Il ne voulut pas sortir de Tarse sans avoir rendu à Julien quelques honneurs funèbres: il donna ordre d'ajouter des ornements à son tombeau[386]; ce qui ne fut exécuté que sous le règne de Valentinien et de Valens.
[385] Le globe que tenait la statue de Maximien tomba.—S.-M.
[386] Ammien Marcellin remarque que ce tombeau était situé en dehors des murailles, sur le chemin qui conduit aux passages du mont Taurus. In pomœrio situm itineris, quod ad Tauri montis angustias ducit. Amm. Marc., l. 25, c. 10.—S.-M.
XXIX.
Etat des affaires de la Gaule.
Amm. l. 25, c. 10.
Zos. l. 3, c. 35.
En arrivant à Tyanes[387], ville de Cappadoce, il y trouva le secrétaire Procope et le tribun Mémoridus, qui venaient lui rendre compte de ce qui s'était passé dans la Gaule. Lucillianus, selon les ordres de l'empereur, s'était rendu à Milan avec les tribuns Séniauchus et Valentinien, que Jovien avait rappelé de son exil; et ayant appris que Malarich refusait le commandement des troupes de la Gaule, il avait lui-même passé les Alpes, et s'était transporté dans la ville de Rheims [Remos]. Là, sans considérer que la mort de Julien pouvait exciter des troubles dans la province, et que l'autorité de son gendre n'était pas encore assez affermie, il se pressa mal à propos de réformer les abus, et commença par faire rendre compte à un receveur des deniers publics[388]. Celui-ci, coupable de plusieurs infidélités dans l'exercice de son emploi, ne pouvant se justifier que par une révolte, eut recours aux soldats Bataves, qui étaient en quartier aux environs de Rheims[389]. Il leur persuada que Julien vivait encore, que Jovien n'était qu'un rebelle; et ses mensonges produisirent une si violente mutinerie, que Lucillianus et Séniauchus furent massacrés. Valentinien aurait éprouvé le même sort sans un ami fidèle appelé Primitivus, qui le déroba aux recherches des séditieux. Il se sauva avec Procope[390] et Mémoridus: un soldat hérule, nommé Vitalianus[391], que nous verrons dans la suite avancé aux premiers emplois, se joignit à eux; et tous ensemble trouvèrent Jovien à Tyanes. Avec cette triste nouvelle ils en apportaient une autre qui pouvait en adoucir l'amertume. Jovinus, que l'empereur voulait déplacer, loin de se ressentir de cette disgrace, avait disposé les troupes à l'obéissance: il envoyait ses principaux officiers[392] pour présenter à Jovien les hommages de son armée. L'empereur récompensa Valentinien en le mettant à la tête de la seconde compagnie des écuyers[393]; il donna à Vitalianus une place honorable entre les domestiques[394]; ces deux corps faisaient partie de la garde du prince. Il dépêcha sur-le-champ Arinthée avec une lettre pour Jovinus; il le louait de sa fidélité, le confirmait dans son emploi, et lui ordonnait de punir l'auteur de la sédition, de mettre aux fers les plus coupables, et de les envoyer à la cour. Les députés de l'armée des Gaules arrivèrent bientôt après; ils se présentèrent à Jovien dans Aspuna[395], petite ville de Galatie. Il reçut avec joie les protestations de leur zèle, leur fit des présents, et les renvoya dans leur province.
[387] A marches forcées, extentis itineribus, venit oppidum Cappadociæ Tyana, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 10.—S.-M.
[388] Ex actuario raciociniis scrutandis incubuit. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[389] Zosime se trompe en plaçant l. 3, c. 35, cette sédition à Sirmium dans la Pannonie, οἱ ἐν τῷ Σιρμίῳ Βατάοι, πρὸς φυλακὴν ἀπολελειμμένοι τῆς πόλεως. On doit préférer le récit d'Ammien Marcellin, qui la met à Rheims, l. 25, c. 10; cependant il serait possible qu'il fût arrivé quelque chose d'à peu près semblable à Sirmium; ce qui aurait donné lieu à l'erreur de Zosime. On doit remarquer qu'Ammien Marcellin ne fait pas la moindre mention des Bataves dans le récit de cette émeute.—S.-M.
[390] Zosime, l. 3, c. 35, commet encore une autre erreur, en confondant le secrétaire (notarius) Procope, bien distingué par Ammien Marcellin, avec le général du même nom, parent de Julien, et qui avait été chargé de conduire son corps à Tarse. Il prétend que les soldats Bataves épargnèrent Procope à cause de sa parenté avec Julien, τῆς πρὸς Ἰουλιανὸν συγγενείας. Il serait possible cependant que le secrétaire Procope se fût servi de son nom, pour détourner la fureur des soldats; ce qui expliquerait l'erreur de Zosime.—S.-M.
[391] Il était du bataillon des Hérules, Herulorum e numero miles. Son nom ne permet cependant pas de croire qu'il fût barbare de naissance.—S.-M.
[392] Quos capita scholarum ordo castrensis appelat. Amm. Marc. l. 25, c. 10. Ce qu'on appelait à l'armée, les chefs des écoles.—S.-M.
[393] Valentiniano.... regenda scutariorum secunda committitur schola. Amm. Marc. l. 25, c. 10.—S.-M.
[394] Vitalianus domesticorum consortio jungitur. Amm. Marc., l. 25, c. 10.—S.-M.
[395] Ammien Marcellin, l. 25, c. 10, donne à cette ville le titre de municipium. L'Itinéraire d'Antonin la place à 62 milles d'Ancyre, sur les frontières de la Cappadoce. Elle était le chef-lieu d'un siége épiscopal.—S.-M.
An 364.
XXX.
Consulat de Jovien.
Amm. l. 25, c. 10.
Them. or. 5, p. 67 et 71.
Socr. l. 3, c. 26.
Philost. l. 8, c. 8.
Idat. chron. Theoph. p. 46.
Le premier jour de janvier il célébra dans Ancyre la cérémonie de son entrée au consulat. Il avait désigné Varronianus son père pour partager avec lui cette dignité. Mais ce vieillard étant mort avant le commencement de l'année, Jovien prit pour collègue son fils, qui portait aussi le nom de Varronianus[396]. Il lui donna en même temps le titre de nobilissime. On rapporte que lorsqu'on voulut, selon l'usage, asseoir cet enfant sur la chaise curule, il y résista avec des cris opiniâtres, comme s'il eût pressenti son malheur. Thémistius, que Constance avait honoré d'une place dans le sénat de Constantinople, orateur sensé et vertueux, député avec plusieurs autres sénateurs pour complimenter l'empereur sur son consulat, prononça un discours en sa présence. Nous l'avons encore entre les mains; et nous y voyons que la vertu du prince et celle de l'orateur ont ensemble beaucoup de peine à défendre ce panégyrique de la contagion de flatterie, qui fait presque toujours l'ame de ces sortes de pièces. Quelques historiens prétendent que le discours dont nous parlons ne fut prononcé qu'à Dadastana six semaines après; et qu'il le fut encore à Constantinople en présence du peuple après la mort de Jovien.
[396] Les paroles de Philostorge, l. 8, c. 8, donnent lieu de croire que Jovien avait un autre fils plus âgé; car il dit θάτερον τῶν ἑαυτοῦ παίδων, Οὐαρονιανὸν.—S.-M.
XXXI.
Mort de Jovien.
Amm. l. 25, c. 10.
Eutrop. l. 10.
Vict. epit. p. 229.
Hier. chron. et epist. 60, t. 1, p. 341.
Chrysost. ad Philipp.
Hom. 15, t. 11, p. 317 et 318.
[Oros. l. 7, c. 31.]
Zos. l. 3, c. 35.
Socr. l. 3, c. 26.
Theod. l. 4, c. 5.
Soz. l. 6, c. 6.
Philost. l. 8, c. 8.
Idat. chron.
Chron. Alex. vel Paschal. p. 300.
[Theoph. p. 46.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 28, 29.
Cedr. t. 1, p. 308, 309.
Suid. in Ἰοβιανός.
Médailles.
[Eckhel, doct. num. vet. t. 8, p. 146.]
Tout l'empire s'attendait à goûter sous un gouvernement équitable et pacifique le repos dont il avait été long-temps privé par la faiblesse et les soupçons injustes de Constance et par l'humeur guerrière de Julien. On faisait à Constantinople les préparatifs de la réception de l'empereur: Rome qui se flattait de jouir bientôt de sa présence, frappait déja des monnaies pour célébrer la joie de son arrivée. Jovien ne témoignait pas moins d'empressement. Il partit d'Ancyre par un temps très-froid, qui fit périr en chemin plusieurs de ses soldats. Étant arrivé le 16 de février à Dadastana, petite bourgade de Galatie, sur les frontières de la Bithynie[397], il fut trouvé le lendemain mort dans son lit. Il était âgé de trente-trois ans, et avait régné sept mois et vingt jours. La cause de sa mort est restée dans l'incertitude. Selon l'opinion la plus commune, s'étant couché dans une chambre nouvellement enduite de chaux, il fut étouffé par la vapeur du charbon qu'on y avait allumé, pour sécher les murailles, et pour échauffer le lieu. Selon d'autres, sa mort fut l'effet d'une indigestion, ou de quelques mauvais champignons qu'il avait mangés. Quelques-uns l'attribuent simplement à une apoplexie. Enfin, on a dit qu'il avait été empoisonné, ou assassiné par ses propres gardes. Ammien Marcellin semble appuyer ce dernier sentiment par la remarque qu'il fait, que sa mort ne fut suivie d'aucune information, non plus que celle de Scipion Émilien. Si ce soupçon avait lieu, il ne pourrait tomber que sur Procope; Valentinien, comme le prouve l'histoire de son élection, n'avait nulle prétention à l'empire. Le corps fut porté à Constantinople dans l'église des Saints-Apôtres; sépulture ordinaire des empereurs depuis Constantin. Les païens le mirent au nombre des dieux[398]; et les deux empereurs chrétiens qui lui succédèrent, ne s'opposèrent pas à cette sorte d'idolâtrie, qui n'était plus regardée que comme une cérémonie politique. Sa femme n'eut pas la satisfaction de le voir empereur. Elle était en chemin pour le venir joindre avec toute la pompe d'une impératrice, lorsqu'elle reçut la nouvelle de sa mort. Elle venait de perdre en peu de temps et son père et son beau-père; elle eut encore la douleur de survivre à son époux pendant plusieurs années, mourant, pour ainsi dire, tous les jours, et tremblant sans cesse sur le sort de son fils, en qui la qualité de fils d'empereur pouvait tenir lieu de crime auprès des successeurs. La mort seule fixa pour elle les honneurs, dont la lueur rapide n'avait brillé à ses yeux que pour disparaître aussitôt: elle eut sa sépulture à côté de son mari.
[397] Dadastana, qui locus Bithyniam distinguit et Galatas, Amm. Marc., l. 25, c. 10. Sozomène (l. 6, c. 6) et Théophanes (p. 46) sont les seuls qui mettent cet endroit dans la Bithynie. Selon l'Itinéraire d'Antonin, Dadastana était à 117 milles de Nicée, capitale de la Bithynie, et à 125 d'Ancyre en Galatie. La table de Peutinger réduit par une autre route la distance de ce lieu à Nicée; il compte seulement 104 milles de distance entre ces deux villes.—S.-M.
[398] On ne connaît cependant aucune médaille authentique qui se rapporte à son apothéose, et qui lui donne le titre de Divus.—S.-M.