Histoire du Bas-Empire. Tome 03
[179] Ammien Marcellin décrit d'une manière qui mérite d'être remarquée les armures persanes, et la sorte d'attaque que les Romains étaient obligés d'employer pour les mettre en défaut. Et primi Romani hostem undiquè laminis ferreis in modum tenuis plumæ conseptum, fidentemque quod tela rigentis ferri lapsibus impacta resiliebant, crebris procursationibus et minaci murmure lacessebant. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[180] Vimineas crates. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[181] Architectus.—S.-M.
[182] Reverberato lapide quem artifex titubanter aptaverat fundæ. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[183] Zosime qui rapporte ce fait, l. 3, c. 22, appelle ces trois cohortes (τρεῖς λόχοι) les Mattiaires, les Lanciaires et les Vainqueurs, Ματτιάριοι, Λακκινάριοι καὶ Βίκτωρες.—S.-M.
XXIV.
Prise de la ville.
La nuit était fort avancée, et Julien s'occupait à disposer le plan des attaques pour le lendemain. On vint lui dire que ses mineurs[184] avaient poussé leur travail jusque sous l'intérieur de la place, qu'ils avaient établi leurs galeries, et qu'ils n'attendaient que son ordre pour déboucher dans la ville. Il fait aussitôt sonner la charge: on court aux armes; et pour distraire les assiégés, et les empêcher d'entendre le bruit des outils qui ouvraient la mine, il attaque avec toutes ses troupes par l'endroit opposé. Pendant que toute l'attention et tous les efforts se portent de ce côté-là, les travailleurs percent la terre[185]: ils pénètrent dans une maison où une pauvre femme pétrissait son pain. On la tue de peur qu'elle ne donne l'alarme. On va aussitôt à petit bruit surprendre les sentinelles, qui pour se tenir éveillées chantaient, selon l'usage du pays, les louanges de leur prince, et disaient dans leurs chansons que les Romains escaladeraient le ciel plutôt que de prendre la ville[186]. Après les avoir égorgés, on se saisit de plusieurs portes, on donne le signal aux troupes du dehors. Tous fondent en foule, et malgré les cris de Julien qui leur commandait d'épargner le sang et de faire des prisonniers, les soldats irrités du massacre de leurs camarades et de ce qu'ils avaient souffert eux-mêmes, passent tout au fil de l'épée, sans distinction d'âge ni de sexe. Ils fouillent dans les retraites les plus cachées. Le feu, le fer, tous les genres de mort sont employés à la destruction des habitants. Plusieurs se jettent eux-mêmes du haut des murailles; d'autres y sont conduits par bandes et précipités, tandis que les vainqueurs les reçoivent au pied des murs sur la pointe de leurs lances et de leurs épées: et le soleil en se levant vit cette exécution terrible.
[184] Legionarios milites, quibus cuniculorum erant fodinæ mandatæ. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[185] Ammien Marcellin et Zosime nomment les trois guerriers qui se distinguèrent le plus dans cette attaque souterraine. C'étaient Exupérius du corps des Vainqueurs, Exsuperius, de Victorum numero miles; Zosime l'appelle Supérantius, Σουπεράντιος, ἐν τῷ λόχῳ τῶν Βικτώρων, le tribun Magnus, et Jovien du corps des Notaires, τοῦ τάγματος τῶν ὑπογραφέων προτεταγμένος, Jovianus Notarius, dit Ammien, l. 24, c. 4. Le tribun Magnus est peut-être le même personnage que l'auteur de ce nom, natif de Carrhes en Mésopotamie, qui, selon la chronique de Jean de Malala, avait accompagné Julien dans son expédition, et qui en avait écrit la relation.—S.-M.
[186] Obtruncarunt vigiles omnes, ex usu moris gentici justitiam felicitatemque regis sui canoris vocibus extollentes. Amm. Marc. l. 24, c. 4. Zosime rapporte en plus de mots la même circonstance; et on voit que les assiégés ne se bornaient pas, dans leurs chansons patriotiques à louer leur roi, mais qu'ils insultaient aussi leurs ennemis. Ἄσματα λέγουσιν ἐπιχώρια, τὴν μὲν τοῦ σφῶν βασιλέως ἀνδρίαν ὑμνοῦντα, διαβάλλοντα δὲ τὴν τοῦ Ῥωμαίων βασιλέως ἀνέφικτον ἐπιχείρησιν. Zos. l. 3, c. 22.—S.-Μ.
XXV.
Modération de Julien.
Nabdatès[187], commandant de la garnison, fut conduit chargé de chaînes à l'empereur avec quatre-vingts de ses gardes. Il ne devait s'attendre qu'à des traitements rigoureux, parce qu'ayant dès le commencement du siége promis secrètement à Julien de lui livrer la ville, il s'était, contre sa parole, obstiné à la défendre. Cependant l'empereur donna ordre de le garder sans lui faire aucun mal. Ce qu'il put sauver du butin fut distribué aux soldats à proportion de leurs services et de leurs travaux. Il ne se réserva qu'un jeune enfant muet, qui savait par ses gestes énoncer clairement toutes ses idées et parler un langage intelligible à toutes les nations[188]. Les femmes de Perse étaient les plus belles du monde. On avait mis à part plusieurs filles d'une rare beauté. Julien, aussi sage qu'Alexandre, et aussi maître de ses désirs que Scipion l'Africain, n'en voulut voir aucune. A l'exemple de ce qu'avait fait le même Scipion après la prise de Cartagène, il fit assembler son armée, et combla d'éloges[189] la valeur du soldat Exupérius, du tribun Magnus, et du secrétaire Jovien[190]: ces trois vaillants hommes étaient sortis les premiers du souterrain; il les honora d'une couronne. On détruisit la ville de fond en comble. Les Romains étaient eux-mêmes étonnés d'un exploit qui semblait être au-dessus des forces humaines; rien ne leur paraissait désormais difficile. Les Perses effrayés n'espéraient plus trouver de défense contre des guerriers qui forçaient les plus invincibles remparts de l'art et de la nature: et Julien, qui d'ordinaire laissait aux autres le soin de le vanter, ne put s'empêcher de dire qu'il venait de préparer une belle matière à l'orateur de Syrie[191]. C'était Libanius, son éternel panégyriste.
[187] Nabdates præsidiorum magister. Amm. Marc. l. 24, c. 4. Ce général, nommé Anabdatès par Zosime, (l. 3, c. 22 et 23) est aussi qualifié par lui de φρούραρχος, c'est-à-dire commandant de fort; mais dans un autre endroit, il lui donne le titre de grand-phylarque ἀρχιφύλαρχος, ce qui semble indiquer qu'il était le chef d'une ou de plusieurs des tribus qui habitaient dans ces régions, et que peut-être, il avait sur elles, une certaine suprématie.—S.-M.
[188] Ammien Marcellin ajoute que Julien reçut aussi, pour sa part du butin, trois pièces d'or qu'il accepta avec reconnaissance; et tribus aureis nummis partæ victoriæ præmium jucundum ut existimabat et gratum. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[189] Ii qui fecere fortissime, obsidionalibus coronis donati, et pro concione laudati veterum more. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[190] Ce Jovien était du corps des Notaires. Voyez ci-devant, p. 99, note 2; liv. XIV, § 24.—S.-M.
[191] Εἴη τῷ Σύρῳ δεδωκὼς ἀφορμὴν εἰς λόγον. C'est Libanius lui-même qui nous a conservé cette circonstance, qu'il était sans doute bien aise de rapporter, pour faire connaître l'estime que Julien faisait de lui; c'est de moi qu'il parlait, ἐμὲ δὴ λέγων ajoute-t-il.—S.-M.
XXVI.
Ennemis enfumés dans des souterrains.
L'armée décampait, lorsqu'on vint avertir l'empereur qu'aux environs de Maogamalcha étaient des grottes souterraines, telles qu'il s'en trouve en grand nombre dans toutes ces contrées[192], où s'était cachée une multitude de Perses, à dessein de venir le charger par-derrière pendant la marche. Il détacha sur-le-champ une troupes de ses meilleurs soldats, qui, ne pouvant pénétrer dans ces retraites obscures, ni en faire sortir les ennemis, prirent le parti de les y enfumer, en bouchant les ouvertures avec de la paille et des broussailles, auxquelles on mettait le feu. Ces malheureux y périrent: quelques-uns forcés de sortir pour n'être pas étouffés, furent aussitôt massacrés. Après les avoir détruits par le feu ou par le fer, les soldats rejoignirent l'armée. Il fallut encore passer sur des ponts plusieurs canaux qui communiquaient ensemble et se coupaient en diverses manières. On arriva près de deux châteaux décorés de superbes édifices[193]. La terreur en avait banni les habitants. Les valets de l'armée en pillèrent les meubles et les richesses: ils brûlèrent ou jetèrent dans les canaux ce qu'ils ne purent emporter. Ce fut là que le comte Victor, qui devançait l'armée, rencontra le fils du roi. Ce jeune prince était parti de Ctésiphon à la tête d'une troupe de seigneurs perses et de soldats pour disputer le passage des canaux. Mais dès qu'il aperçut le gros de l'armée, il prit la fuite.
[192] Profecto Imperatori index nuntiaverat certus, circa muros subversi oppidi fallaces foveas et obscuras, quales in tractibus illis sunt plurimæ, subsedisse manum insidiatricem latenter. Amm. Marc. l. 24, c. 4.—S.-M.
[193] Ad munimenta gemina venimus ædificiis cautis exstructa.—S.-M.
XXVII.
On détruit le parc du roi de Perse.
Amm. l. 24, c. 5.
Liban. or. 10, t. 2, p. 319.
Zos. l. 3, c. 23 et 24.
Plus on approchait de Ctésiphon, plus le pays devenait riant et embelli de tous les agréments de la culture[194]. C'étaient les plaisirs du roi de Perse. On rencontrait à chaque pas de magnifiques édifices et des jardins charmants. Le soldat romain marchait le fer et le feu à la main; et pour se venger d'un peuple qu'il traitait de barbare, il ne laissait lui-même que des traces funestes de barbarie. On n'épargna qu'un seul château, parce qu'il était bâti à la romaine[195]. On arriva dans un grand parc[196], où étaient renfermés des lions, des sangliers, des ours plus cruels en Perse que partout ailleurs, et quantité d'autres bêtes féroces. Les rois de Perse y venaient souvent prendre le plaisir de la chasse. On enfonça les portes, on fit brèche en plusieurs endroits aux murailles, et les cavaliers se divertirent à détruire ces animaux à coups d'épieux et de javelots.
[194] Zosime rapporte, l. 3, c. 23, qu'après la prise de Maogamalcha, on traversa encore plusieurs places indignes d'être mentionnées, καὶ ἕτερα οὐκ ὀνομαϛὰ φρούρια.—S.-M.
[195] Ubi reperta regia Romano more ædificata, quoniam id placuerat, mansit intacta. Amm. Marc. l. 24, c. 5. Il est facile de reconnaître dans ce qui reste des monuments, élevés par les rois Sassanides que des architectes ou des sculpteurs grecs y ont mis la main. Les auteurs orientaux font eux-mêmes mention de quelques-uns de ces artistes appelés par les rois de Perse.—S.-M.
[196] Zosime rapporte, l. 3, c. 23, que ce lieu était appelé la chasse du Roi, Βασιλέως Θήρας. On trouvait dans la Perse et dans l'Arménie beaucoup de ces endroits clos de murs, et destinés aux plaisirs des princes. Ils étaient souvent magnifiquement ornés, leurs murs étaient couverts de belles peintures ou de sculptures; on y joignait ordinairement un palais, qui servait de rendez-vous de chasse.—S.-M.
XXVIII.
Suite de la marche.
La commodité des eaux et du fourrage engagea Julien à faire reposer son armée en ce lieu pendant deux jours. Il fortifia son camp à la hâte, et partit lui-même à la tête de ses coureurs pour aller aux nouvelles. Il s'avança jusqu'à Séleucie[197]. Cette ville, autrefois nommée Zochase[198], réparée et agrandie par Séleucus Nicator qui lui avait donné son nom, avait été deux cents ans auparavant ruinée par Cassius, lieutenant de Lucius Vérus[199]. Il n'y restait plus que des masures et un lac qui se déchargeait dans le Tigre[200]. On y trouva un grand nombre de corps attachés à des gibets: c'étaient les parents de Mamersidès qui avait rendu Pirisabora. Le roi s'en était vengé sur toute sa famille. Julien étant retourné au camp fit brûler vif Nabdatès, qu'il avait épargné jusqu'alors. Ce prisonnier ne cessait au milieu de ses chaînes d'accabler d'injures le prince Hormisdas, comme l'auteur de tous les désastres de sa patrie. L'armée s'étant mise en marche, Arinthée enleva quantité de fugitifs qui s'étaient retirés dans les marais. Les détachements qui sortaient de Ctésiphon commencèrent alors à inquiéter les Romains. Tandis qu'un escadron de Perses était aux mains avec trois compagnies de coureurs, une autre troupe vint fondre sur la queue de l'armée, enleva plusieurs chevaux de bagage, et tailla en pièces quelques fourrageurs répandus dans la campagne. L'empereur résolut de s'en venger sur un château très-fort et très-élevé nommé Sabatha[201], à trente stades de Séleucie. S'étant avancé lui-même avec une troupe de cavaliers jusqu'à la portée du trait, il fut reconnu. On le salua aussitôt d'une décharge de flèches: une machine plantée sur la muraille fut pointée contre lui avec assez de justesse, pour blesser son écuyer à ses côtés. Il se retira à l'abri d'une haie de boucliers. Irrité du risque qu'il venait de courir, il se préparait à forcer la place. La garnison était déterminée à se bien défendre; elle comptait sur la situation du lieu, qui paraissait inaccessible, et sur le secours de Sapor qu'on attendait à la tête d'une armée formidable[202]. Les Romains étaient campés au pied de l'éminence, et tous les ordres étaient donnés pour commencer l'attaque au point du jour. A la fin de la seconde veille, la garnison s'étant réunie, sort tout à coup à la faveur de la lune qui répandait une vive lumière: elle tombe sur un quartier du camp, y fait un grand carnage, et tue un tribun qui mettait les troupes en ordre. En même temps un parti de Perses, ayant passé le fleuve, attaque un autre quartier, égorge ou enlève plusieurs soldats. Les Romains prennent d'abord l'épouvante; ils croient avoir sur les bras toute l'armée des Perses. Mais s'étant bientôt rassurés, honteux de leur surprise, et animés par le son des trompettes, ils marchent l'épée à la main vers l'ennemi qui ne les attendit pas. L'empereur punit sévèrement un corps de cavalerie qui avait mal fait son devoir: il cassa les officiers, et réduisit les cavaliers au service de l'infanterie. Il s'attacha ensuite à l'attaque du château, combattant à la tête de ses troupes, et les animant de ses regards et de son exemple. Cent fois dans cette journée, il exposa sa vie avec la témérité d'un simple soldat. L'armée fit des efforts incroyables, et ne revint au camp qu'après avoir pris et brûlé la place. Accablés de fatigue ils se reposèrent le jour suivant. Julien leur distribua des rafraîchissements en abondance; et comme il était aux portes de Ctésiphon, d'où il avait à craindre des excursions soudaines, il prit plus de précaution que jamais pour mettre son camp hors d'insulte[203].
[197] Cette ville qu'on appelait Séleucie sur le Tigre, ἡ ἐπὶ τῷ Τίγρει ou ἡ ἐπὶ τῷ Τίγριδι, pour la distinguer des autres qui portaient le même nom, avait été pendant très long-temps, une des plus puissantes villes de l'Orient. Sous la domination des rois Parthes, elle avait conservé le droit de se gouverner par ses propres lois; elle formait ainsi une petite république, au milieu de leur vaste empire. Plusieurs autres cités, fondées par les Grecs, avaient obtenu le même droit; elles en furent privées sous le règne des Sassanides; la population et la langue grecques qui s'y étaient conservées jusqu'alors, finirent par s'y éteindre.—S.-M.
[198] Ζωχάσης; c'est Zosime, l. 3, c. 23, qui rapporte ainsi le plus antique nom de Séleucie. On a cru que les manuscrits de cet auteur étaient altérés en cet endroit, parce que tous les autres écrivains anciens attestent que le premier nom de Séleucie avant la fondation macédonienne avait été Coche. Un passage des Parthiques d'Arrien, cité par Étienne de Byzance (in Χωχή), fait voir cependant qu'il existait encore du temps de Trajan un bourg du nom de Choche, dans le voisinage de Séleucie et distinct de cette ville. Il pourrait bien se faire alors que Zosime eût conservé réellement la plus ancienne dénomination de l'emplacement occupé par Séleucie. Ce qui ferait croire encore que ce renseignement n'est point inexact, c'est que tous les auteurs qui parlent de l'expédition de Julien, font mention de Coche comme d'une ville puissante, et on verra bientôt qu'Ammien Marcellin, nous montrera l'empereur marchant contre cette place. Ainsi Rufus Festus dit: Cochen et Ctesiphontem urbes Persarum nobilissimas cepit. Eutrope s'exprime à peu près de même, l. 9, c. 12: Cochen et Ctesiphontem, urbes nobilissimas. On voit dans Orose, l. 7, c. 24: Duas nobilissimas Parthorum urbes, Cochen et Ctesiphontem cepit. S. Grégoire de Nazianze (orat. 4, t. 1, p. 115) parle aussi de Coche comme d'une place très-forte, φρούριον, aussi bien défendue par la nature que par l'art, ὅση τὲ φυσικὴ, καί ὅση χειροποίητος. Il ajoute qu'elle était tellement unie avec Ctésiphon, que les deux endroits ne semblaient former qu'une seule ville, ὡς μίαν πόλιν δοκεῖν ἀμφοτέρας. Cette indication me fait croire que la cité, appelée par les auteurs orientaux Madaïn, c'est-à-dire les deux villes, qui fut la résidence des rois Sassanides, et qu'on nommait quelquefois Ctésiphon, n'était autre que les deux places dont parle St. Grégoire de Nazianze, je veux dire Coche et Ctésiphon, et non pas Séleucie et Ctésiphon, comme on le croit ordinairement. Les Syriens appelaient ces deux villes Medinata, c'est-à-dire, les villes ou bien les villes Arsacides. La partie occidentale était aussi nommée particulièrement par les auteurs syriens Koucha (Assem. Bib. Orient. t. 2, part. 2, p. 622.). Ctésiphon était à l'orient du Tigre, et Coche à l'occident, du même côté que Séleucie. Il est probable que Coche en avait fait partie à l'époque de sa splendeur, de sorte qu'on aura pu facilement les confondre. Ammien Marcellin ne peut laisser aucun doute sur ce point; il distingue, l. 24, c. 5, de la manière la plus claire les ruines de Séleucie, de la ville ou du bourg de Coche, et malgré cela il ne laisse pas de dire Coche quam Seleuciam nominant, confondant la partie ruinée et celle qui était encore habitée. On apprend de Pline (l. 6, c. 26) que Ctésiphon, séparée par le fleuve de Coche, était à trois milles, a tertio lapide, c'est-à-dire à vingt-quatre stades de Séleucie, et comme ce sont des stades de Babylonie, qui sont très-courts, cette distance n'était pas d'une lieue. On voit que tous ces endroits étaient très-voisins les uns des autres.—S.-M.
[199] Zosime (l. 3, c. 23) attribue à Carus la ruine de Séleucie. Comme cette ville fut prise d'abord par les généraux de Vérus et ensuite par Carus, sa ruine, commencée sous l'un, put être consommée par l'autre. Ces deux témoignages ne sont pas contradictoires.—S.-M.
[200] In qua perpetuus fons stagnum ingens ejectat, in Tigridem defluens. Amm. Marcell. l. 24, c. 5.—S.-M.
[201] Σαβαθὰ. Ammien Marcellin ne le nomme pas, il se contente de dire l. 24, c. 5, que c'était un château haut et fortifié, celsum castellum et munitissimum. C'est Zosime, l. 3, c. 23, qui nous apprend son nom. Pline (lib. 6, cap. 26) le met dans la Sittacène, région limitrophe du Tigre, non loin des lieux où se trouvaient Séleucie et Ctésiphon. Cette indication est conforme à celle qui est donnée par Zosime. Des notions aussi claires ont cependant embarrassé les modernes; ils n'ont osé admettre l'identité de la Sabata de Pline, avec la Sabatha de Zosime, et ils ont négligé de les placer sur leurs cartes. Il faut que les géographes orientaux viennent confirmer, par leur témoignage, des renseignements déja si clairs. Je ne citerai ici que le seul Abou'lfeda, il me suffira pour l'objet que je me propose en ce moment. Cet écrivain nous apprend donc qu'il existait auprès de Madaïn, ancienne capitale de la Perse, c'est-à-dire de Ctésiphon, Séleucie et Coche, une ville appelée Sabath, et qui devait à la proximité où elle se trouvait de la résidence royale des Sassanides, le surnom de Madaïn. On la nommait donc Sabath de Madaïn, voyez la traduction d'Abou'lfeda par Reiske, insérée dans le Magasin Géographique de Busching, en allemand, t. 4, p. 253. On voit par les Annales du même auteur que la ville de Sabath existait encore en l'an 636 de notre ère, lorsque les Arabes vinrent mettre le siége devant Madaïn; ils campèrent même auprès de cette place, et le récit de cet auteur prouve qu'elle était située sur les bords d'un bras dérivé de l'Euphrate, appelé dans le langage perso-arabe, usité alors dans cette région, Nahar-schir ou le fleuve royal. Voyez Abou'lfeda Annal. Mosl. t. 1, p. 233. La géographie d'Abou'lfeda nous apprend encore une circonstance, propre à éclaircir les notions géographiques transmises par les Anciens sur la Babylonie. Cet auteur rapporte que les Persans appelaient Balaschabad (la ville de Balasch) la ville de Sabath. Sabatha serait donc alors le lieu nommé par les anciens Vologesia, Vologesias et Vologesocerta, c'est-à-dire, la ville de Vologèse. Cette ville que d'Anville et les géographes modernes ont placée dans le désert d'Arabie, fort loin de l'Euphrate à l'occident, était cependant sur ce fleuve ou plutôt sur un de ses bras, selon Ptolémée et Étienne de Byzance, sur le Nahar-schir ou le fleuve royal, appelé Marsares ou plutôt Narsares par Ptolémée (l. 5, c. 20). Ils sont donc d'accord avec les géographes arabes. Pline fait voir (l. 5, c. 26) que cette ville n'était pas éloignée de Ctésiphon; car aussitôt après avoir parlé de cette dernière, il ajoute: Vologesus rex aliud oppidum Vologesocertam in vicino condidit. Sabatha était le nom syrien et arabe, et Vologesia, ou Vologesocerta, ou Balaschabad, les noms persans ou grecs d'une même localité. Je suis entré dans de plus grands détails à ce sujet dans mon Histoire de Palmyre, actuellement sous presse, en expliquant une inscription où il est question de Vologesias comme d'un lieu de commerce sur l'Euphrate.—S.-M.
[202] Malgré son bon sens ordinaire, Ammien Marcellin sacrifie ici, comme en bien d'autres endroits, au mauvais goût de son siècle. Le style des rhéteurs se montre partout dans les écrits de ce temps; il n'était plus permis alors de rien dire simplement. Ainsi pour annoncer que les habitants de Sabatha comptaient sur l'assistance du roi de Perse qui s'approchait, l'historien se sert des expressions, Rex cum AMBITIOSIIS COPIS, passibus citis incidens. Amm. Marc. l. 24, c. 5.—S.-M.
[203] On éleva un rempart défendu par un fossé profond et de fortes palissades. Vallum sudibus densis et fossarum altitudine cautiùs deinde struebatur. Amm. Marc. l. 24, c. 5.—S.-M.
XXIX.
Passage du Naarmalcha.
Amm. l. 24, c. 6.
Liban. or. 10, t. 2, p. 319-322.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 115.
Zos. l. 3, c. 24 et 25.
Soz. l. 6, c. 1.
Sextus Rufus.
Suid. in Γυμνικοὶ.
Plin. l. 6, c. 30.
Cellar. Geog. l. 3, c. 16.
Il fallait passer le Tigre pour arriver à Ctésiphon; mais il se présentait une difficulté presque insurmontable. Laisser la flotte sur l'Euphrate, c'était l'abandonner à la merci de l'ennemi, et exposer l'armée à manquer de provisions et de machines. La faire descendre dans le Tigre par l'endroit où les deux fleuves réunissent leurs eaux au-dessous de Ctésiphon, c'était l'exposer elle-même à une perte certaine. Il aurait fallu lui faire remonter un fleuve très-rapide, et la faire passer entre Ctésiphon et Coché, qui n'étaient séparées l'une de l'autre que par le Tigre. Julien avait fait une étude des antiquités de ce pays. Voici ce qu'il en avait appris. Les anciens rois de Babylone avaient conduit d'un fleuve à l'autre un canal nommé le Naarmalcha, c'est-à-dire, le fleuve royal[204], qui se déchargeait dans le Tigre assez près de Ctésiphon[205]: Trajan l'avait autrefois voulu déboucher et élargir, pour faire passer sa flotte dans le Tigre[206]; mais il avait renoncé à cette entreprise, sur l'avis qu'on lui avait donné que le lit de l'Euphrate étant plus élevé que celui du Tigre[207], il était à craindre que l'Euphrate ne se déchargeât tout entier dans ce canal, et qu'il ne restât à sec au-dessous. Sévère avait achevé cet ouvrage dans son expédition de Perse[208], et sans tomber dans l'inconvénient qu'on avait appréhendé, il avait réussi à faire passer ses vaisseaux de l'Euphrate dans le Tigre. Ce canal était depuis long-temps à sec et ensemencé comme le reste du terrain[209]. Il s'agissait de le reconnaître. Julien à force de questions tira d'un habitant de ces contrées fort avancé en âge, des connaissances qui le guidèrent dans cette découverte. Il le fit nettoyer. On retira les grosses masses de pierres dont les Perses en avaient comblé l'ouverture. Aussitôt les eaux du Naarmalcha reprenant avec rapidité leur ancienne route, y entraînèrent les vaisseaux, qui après avoir traversé cet espace long de trente stades, débouchèrent sans péril dans le Tigre[210]. Les habitants de Ctésiphon furent avertis du succès de ce travail par l'épouvante que leur causa la crue subite des eaux de leur fleuve, qui ébranla leurs murailles.
[204] Tel est en effet en syriaque le sens des mots nahara-malka. C'est Ammien Marcellin qui le donne (l. 24, c. 6), fossile flumen Naarmalcha nomine, quod amnis Regum interpretatur. Le même nom se trouve traduit ou corrompu dans un très-grand nombre d'écrivains. Polybe appelle ce canal (l. 5, § 51) βασιλική διώρυξ, le canal royal. Isidore de Charax, Ναρμάλχα (ap. geog. Græc. min. t. 2, p. 5); dans les fragments d'Abydène conservés par Eusèbe (Præp. evang. l. 9, c. 41), on trouve Ἀρμακάλης; dans Strabon, l. 16, p. 747, ποταμὸς βασίλειος, le fleuve royal; dans Pline c'est Armalchar, ce qui dit-il (l. 6, c. 30) signifie fleuve royal; Armalchar, quod significat regium flumen. Ptolémée l'appelle aussi fleuve royal, βασίλειος ποταμὸς, mais par erreur, il le distingue du Maarsares, Μααρσάρης ou Naarsares, dont il fait un autre bras de l'Euphrate, tandis que ce n'est qu'une des dénominations orientales du même canal. Les Arabes l'ont nommé Nahar-almelik, qui a toujours le même sens, ainsi que Nahar-schir, qui fut aussi en usage dans la même région. Ce dernier nom appartient à la langue pehlwie ou à l'idiome persan mêlé d'arabe et de syriaque qui fut en usage dans cette contrée du temps des Sassanides.—S.-M.
[205] Cette notion n'est exacte dans aucun auteur moderne, ni même chez la plupart des anciens. Le Nahar-malka ne se rendait point dans le Tigre auprès de Ctésiphon, mais bien au sud de cette ville, auprès d'Apamée de Mésène, qui était selon Pline (l. 6, c. 31) à 125 milles, ou plutôt à 1000 stades babyloniens de Séleucie. Ptolémée est positif sur ce point, auprès d'Apamée, dit-il (l. 5, c. 18) est l'embouchure du fleuve royal dans le Tigre. Ὑπ' ἣν (Ἀπαμεῖαν), ἠ τοῦ Βασιλείου ποταμοῦ πρὸς τὸν Τίγριν συμβολή. Cette indication formelle est d'accord avec ce que nous savons d'ailleurs de la direction du fleuve royal, qui coulait dans l'origine du nord-est au sud-ouest, traversant tout l'intervalle qui sépare l'Euphrate du Tigre. Quand dans la suite la fondation de Séleucie et celle de Ctésiphon, et enfin l'accroissement de ces deux villes, firent sentir le besoin d'avoir de nouveaux moyens de communication, on fit au Nahar-malka, des saignées latérales destinées à porter un peu plutôt dans le Tigre les eaux de l'Euphrate. Ces dérivations reçurent, ou partagèrent plutôt, le nom du canal principal. Comme elles n'étaient pas favorisées par la disposition naturelle du terrain, elles exigeaient de grands soins, s'obstruaient facilement, et restaient bientôt à sec. C'est l'état dans lequel elles se trouvent maintenant; à peine peut-on en suivre la trace. Les terres qui séparent les deux fleuves, sont très-meubles, il n'est pas difficile d'y ouvrir des canaux, mais aussi ils y disparaissent avec la même facilité. L'un des meilleurs observateurs qui aient parcouru ces régions, M. Raymond, ancien consul de France à Bassora, rapporte dans les remarques qu'il a ajoutées à sa traduction française du voyage de M. Rich aux ruines de Babylone, p. 203, que l'on apperçoit dans le voisinage de Tak-Kesra (l'ancienne Ctésiphon) la trace de quelques canaux, négligés maintenant, mais qui se remplissent quelquefois dans les grandes eaux.—S.-M.
[206] Zosime est en ce point bien plus exact qu'Ammien Marcellin. Il dit (l. 3, c. 24) que Julien arriva auprès d'une grande dérivation qui avait été pratiquée, disait-on, par Trajan et dans laquelle le Narmalachès, en y tombant se déchargeait dans le Tigre; ἦλθον εῖς τινα διώρυχα μεγίϛην, ἥν ἔλεγον οἱ τῇδε, παρὰ Τραϊανοῦ διωρύχθαι· εἰς ἥν ἐμβαλών ὁ Ναρμαλάχης ποταμὸς εἰς τὸν Τίγριν ἐκδίδωσι. On voit que cet auteur ne commet pas l'erreur commune de confondre le grand canal avec la petite dérivation placée au-dessus de Ctésiphon. Lebeau n'a pas fait attention non plus, que depuis long-temps Julien n'était plus sur les bords de l'Euphrate même, mais qu'il suivait précisément le Nahar-malka. Arrivé à la hauteur de Ctésiphon il fallait rouvrir une ancienne communication obstruée, ou se séparer de sa flotte. Theophylacte Simocatta (l. 5, c. 6) donne quelques détails curieux et exacts sur les divers bras naturels ou artificiels de l'Euphrate. Gibbon (t. 4, p. 500) a mieux compris qu'aucun autre les opérations de Julien dans cette contrée.—S.-M.
[207] Cette remarque, qui est de Dion Cassius (l. 68, § 28, t. 2, p. 1142, ed. Reimar), est confirmée par les observateurs modernes, et en particulier par M. Raymond, que j'ai déja cité ci-dev. p. 109, note 1.—S.-M.
[208] C'est Ammien Marcellin qui nous apprend seul (l. 24, c. 6) cette circonstance. On ne la retrouve pas dans ce que nous savons d'ailleurs de l'histoire de Sévère et de ses opérations militaires dans l'Orient; mais elles nous sont connues d'une manière si imparfaite, que ce n'est pas une raison pour révoquer en doute l'exactitude de ce renseignement.—S.-M.
[209] Il en est actuellement de même; tout le terrain compris du Tigre à l'Euphrate, entre l'emplacement de l'antique Séleucie et celui de Babylone, est en culture, et les canaux destinés autrefois à le fertiliser et à y porter les eaux de l'Euphrate sont comblés, et n'ont de l'eau que dans les grandes crues des deux fleuves.—S.-M.
[210] Et on se dirigea vers Coché, iter Cochen versus promovit, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 6; il distingue bien Coche de Séleucie. Ammien Marcellin remarque de plus que l'armée sur des ponts volants jetés sur le nouveau canal, et contextis illico pontibus transgressus exercitus.—S.-M.
XXX.
Julien rassure ses soldats.
L'armée s'arrêta à la vue de Coché et de Ctésiphon dans une belle campagne plantée d'arbustes, de vignobles et de cyprès dont la verdure charmait les yeux. Au milieu s'élevait un château de superbe architecture, embelli de jardins, de bocages, et de portiques où les chasses du roi étaient peintes[211]. Les Perses n'employaient la peinture et la sculpture qu'à représenter des chasses ou des combats. Mais le plaisir que l'on ressentait à la vue de tant d'objets agréables, était troublé par un autre spectacle tout-à-fait effrayant. Les bords opposés du Tigre étaient hérissés de piques, de javelots, de casques, de boucliers, et d'éléphants armés en guerre. Les Romains à cette vue, plongés dans un morne silence, se livraient à de tristes réflexions. Ils avaient devant eux une armée formidable, composée des meilleures troupes de la Perse, autour d'eux de larges canaux, à leur droite une autre armée qu'on disait s'approcher à grandes journées; tout le pays derrière eux saccagé et ruiné: ils ne s'étaient pas ménagé la ressource du retour; et c'est en effet une des grandes fautes qu'on ait à reprocher à Julien dans une expédition si hasardeuse. Il fallait périr en ce lieu, ou affronter au travers des eaux du Tigre une mort presque assurée. Pour les distraire de ces sombres pensées, et pour leur inspirer l'allégresse et le mépris des ennemis, Julien, qui connaissait le caractère du soldat, fit aplanir le terrain en forme d'hippodrome, et proposa des prix pour la course des cavaliers. Les troupes d'infanterie, assises à l'entour, comme dans un amphithéâtre, jugeaient avec intérêt du mérite des cavaliers et des chevaux, et faisaient ainsi diversion à leur inquiétude. L'armée des Perses de dessus l'autre bord, et les habitants des deux villes du haut de leurs murailles, spectateurs oisifs du divertissement qui occupait les Romains, s'étonnaient de leur sécurité; ils voyaient avec dépit qu'il leur était impossible de troubler une fête, qui semblait être celle de la victoire. Pendant ces jeux, Julien qui mettait à profit tous les moments, faisait décharger les vaisseaux sous prétexte de visiter le blé et les autres provisions; mais en effet pour y faire embarquer les soldats dès qu'il le jugerait à propos, sans leur laisser le temps de murmurer et de contrôler ses ordres.
[211] J'ai déja parlé ci-devant, p. 103, note 3, l. XIV, § 28, des maisons de plaisance et des rendez-vous de chasse des anciens rois de Perse. Les Grecs, qui en cela imitaient sans doute les Persans, les nommaient παραδείσους, c'est-à-dire, paradis. Zosime appelle celui dont il s'agit ici παράδεισον βασιλικὸν. Il est souvent question dans Quinte-Curce, Xénophon et d'autres encore de ces lieux de plaisance. Les voyageurs modernes, Malcolm, auteur d'une histoire de Perse, et sir Robert Ker Porter particulièrement nous ont fait connaître quelques monuments et bas-reliefs destinés à les orner, et tout-à-fait propres à confirmer les descriptions que les anciens en donnent.—S.-M.
XXXI.
Passage du Tigre.
Amm. l. 24, c. 6.
Liban. or. 10, t. 2, p. 320-322.
Zos. l. 3, c. 25.
Soz. l. 6, c. 1.
Sextus Rufus.
La nuit étant arrivée, il assembla dans sa tente les principaux officiers, et leur déclara qu'il fallait passer le Tigre, au-delà duquel ils trouveraient la victoire et l'abondance. Tous gardaient le silence, lorsqu'un des généraux de l'armée que l'histoire ne nomme pas, celui même qui devait commander le passage[212], élevant la voix, lui représenta la hauteur des bords opposés et la multitude des ennemis: La disposition du terrain le rendra aussi difficile à défendre qu'à attaquer, repartit Julien; il sera favorable à ceux qui en oseront braver les désavantages: quant au nombre des ennemis, depuis quand les Romains ont-ils appris à les compter? En même temps il charge le général Victor de tenter le passage, à la place de cet officier timide: Vous en serez quitte, dit-il à Victor, pour quelque légère blessure. Les troupes s'embarquent par divisions de quatre-vingts soldats. Julien, ayant partagé sa flotte en trois escadres, tient pendant quelque temps les yeux fixés vers le ciel, comme s'il en attendait le signal; et tout à coup élevant un drapeau, il fait partir le comte Victor à la tête de cinq vaisseaux[213] qui traversent rapidement le fleuve. A l'approche du bord, les ennemis lancent des torches et des flèches enflammées[214]. Le feu gagnait déja, et ce spectacle glaçait d'effroi le reste de l'armée, lorsque Julien s'écrie: Courage, soldats, nous sommes maîtres des bords: c'est le signal dont je suis convenu. Le fleuve était fort large, et l'éloignement ne permettait pas de distinguer clairement les objets. Cet heureux mensonge rassure et ranime tous les cœurs. Tous partent, et faisant force de rames, ils dégagent d'abord du péril les cinq premiers vaisseaux; et malgré une grêle de pierres et de traits, ils se jettent à l'envi dans l'eau dès qu'ils y peuvent assurer le pied. L'ardeur était si grande, que lorsque la flotte partit, plusieurs soldats craignant de n'y pas trouver de place, se servirent de leurs boucliers comme de nacelles[215]; et s'y attachant fortement, les gouvernant comme ils pouvaient, ils passèrent malgré l'impétuosité du fleuve, et arrivèrent aussitôt que les vaisseaux.
[212] Gibbon (t. 4, p. 502) croit qu'il s'agit du préfet Salluste; mais il est évident qu'il s'est mépris sur le sens du passage de Libanius (or. 10, t. 2, p. 321), où il est question de cette circonstance. Les paroles du rhéteur d'Antioche ne peuvent s'appliquer qu'à un simple commandant de détachement, et non à un personnage aussi éminent que Salluste, préfet d'Orient.—S.-M.
[213] Zosime (l. 3, c. 25) n'en compte que deux.—S.-M.
[214] Facibus et omni materiâ quâ alitur ignis. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[215] Les boucliers des soldats légionaires étaient larges et creux. Scutis quæ patula sunt et incurva, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 6.—S.-M.
XXXII.
Combat contre les Perses.
On aborda sur le minuit. Il eût été difficile en plein jour et sans avoir en tête aucun ennemi, de franchir des bords si escarpés: alors il fallait au milieu des ténèbres forcer à la fois les obstacles de la nature et la résistance d'une armée. Ils les forcèrent: ils parvinrent avec des peines incroyables sur la crête du rivage: ils gagnèrent assez de terrain pour se mettre en bataille. Les Perses leur opposèrent une nombreuse cavalerie, dont les chevaux étaient bardés et caparaçonnés de cuirs épais[216]: sur la seconde ligne était rangée l'infanterie[217], derrière laquelle les éléphants formaient une barrière soit pour retenir les fuyards, soit pour arrêter les progrès des ennemis[218]. Suréna était secondé de deux braves généraux, nommés Pigrane[219] et Narsès[220]. Pigrane tenait après Sapor le premier rang entre les Perses par sa naissance et par la considération due à ses qualités personnelles. Julien rangea son armée sur trois lignes[221]: il plaça dans la seconde les troupes sur lesquelles il comptait le moins, afin qu'elles ne pussent ni se renverser sur l'armée et y jeter le désordre, ni avoir les derrières libres pour prendre la fuite. Les premiers rayons du jour perçaient déjà les ténèbres: on voyait flotter les aigrettes des casques; les armes commençaient à étinceler. Le combat s'engagea par les escarmouches des troupes légères; en un moment la poussière s'élève: les deux armées donnent le signal, et poussent le cri ordinaire. Les Romains s'avancent d'abord lentement, observant la cadence militaire[222]; mais bientôt, pour éviter les décharges de flèches, en quoi les Perses étaient plus redoutables, ils doublent le pas, et fondent sur eux l'épée à la main. Julien à la tête d'un peloton de cavalerie se trouve dans tous les endroits, d'où le péril aurait éloigné un général ordinaire[223]. Il soutient par des troupes fraîches celles qui sont rebutées: il ranime ceux dont l'ardeur se ralentit. Le combat dura jusqu'à midi[224]. La première ligne des Perses ayant commencé à plier, toute leur armée recula d'abord à petits pas: enfin précipitant sa retraite, elle gagna Ctésiphon qui n'était pas éloignée[225]. Les Romains épuisés de fatigue, et accablés des ardeurs d'un soleil brûlant, trouvèrent encore des forces pour achever de vaincre. Ils poursuivirent les fuyards l'épée dans les reins jusqu'aux portes de la ville. Ils y seraient entrés avec eux, si le comte Victor, blessé lui-même à l'épaule d'un dard qui était parti du haut de la muraille, ne les eût arrêtés par ses cris et par ses efforts, s'opposant à leur passage[226], et leur représentant que dans le désordre où les mettait la poursuite, ils allaient trouver leur tombeau dans une ville si vaste et si peuplée.
[216] Contra hæc Persæ objecerunt instructas cataphractorum equitum turmas sic confertas, ut laminis coaptati corporum flexus splendore præstringerent occursantes obtutus, operimentis scorteis equorum multitudine omni defensa. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[217] L'infanterie persane, défendue par des boucliers oblongs et creux, tissus d'osier et recouverts de cuir crud, combattait en bataillons serrés. Quorum in subsidiis manipuli locati sunt peditum, contecti scutis oblongis et curvis, quæ texta vimine et coriis crudis gestantes, densiùs se commovebant. Amm. Marc. l. 24, c. 6. On voit par là que les Persans à cette époque avaient acquis une certaine habileté dans l'art de la guerre, et on n'est pas étonné des avantages qu'ils obtinrent souvent sur les Romains, et de la résistance qu'ils leur opposèrent presque toujours avec succès.—S.-M.
[218] Amm. Marcellin parle, l. 24, c. 6, des éléphants comme de collines mouvantes, qui par leur masse répandaient partout la terreur. Post hos elephanti gradientium collium specie, motuque immanium corporum propinquantibus exitium intentabant. Libanius est plus exagéré encore: les éléphants auraient pu, selon lui, fouler aux pieds les légions romaines, comme des épis de blé. Καὶ μεγέθεσιν ἐλεφάντων, οἷς ἷσον ἔργον δι' ἀσταχύων ἐλθεῖν καὶ φάλαγγος. (Or. 10, t. 2, p. 320.)—S.-M.
[219] Dans quelques manuscrits d'Ammien Marcellin ce général est appelé Tigrane, nom plus commun; mais Zosime (l. 3, c. 25) le nomme Pigraxès, et il ajoute que par sa naissance et par sa dignité, il l'emportait sur tous les autres après le roi de Perse. Πιγράξης, γένει καὶ ἀξιώσει προέχων ἁπάντων μετὰ τὸν σφῶν βασιλέα. Il place Suréna après lui; ce passage est très-propre à confirmer ce que j'ai dit p. 79, note 2, liv. XIV, § 15, au sujet de ce dernier général, pour faire considérer son nom, plutôt comme un nom propre, que comme un titre.—S.-M.
[220] Quelques manuscrits lui donnent le nom de Nartéus; il est appelé Anarréus ou Anaréus, Ἀνάρεος, par Zosime, l. 3, c. 25.—S.-M.
[221] Selon la disposition d'Homère, secundùm Homericam dispositionem, dit Ammien, l. 24, c. 6; il paraît que Julien, grand admirateur d'Homère, avait pris dans ce poète l'idée d'un pareil ordre, attribué à Nestor, comme on peut le voir par ces vers de l'Iliade, l. 4, v. 297:
«Il place d'abord les cavaliers avec leurs chevaux et leurs chars; aux derniers rangs, sont les nombreux et braves fantassins, défense des armées, et au milieu sont les guerriers timides, etc.»—S.-M.
[222] Vibrantesque clypeos, velut pedis anapæsti, præcinentibus modulis leniùs procedebant. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[223] Ipse cum levis armaturæ auxiliis per prima postremaque discurrens. Amm. Marc., l. 24, c. 6. Cependant, selon Zosime, l. 3, c. 25, il semblerait que Julien ne se trouva pas à cette affaire, et qu'il n'aurait passé le fleuve que le troisième jour après. Il y a quelque chose d'obscur dans son récit. Il aura confondu le passage de vive force avec le passage tranquille que l'armée effectua trois jours après. Julien avait alors pu repasser le fleuve pour se mettre à la tête de son armée.—S.-M.
[224] Selon Zosime, l. 3, c. 25, le combat dura depuis minuit jusqu'à midi, ἐκ μέσης νυκτὸς διέμεινε μέχρι μέσης ἡμέρας ἡ μάχη. Ammien Marcellin l. 24, c. 6, le fait durer pendant toute la journée, miles fessus..., dit-il, adusque diei finem a lucis ortu decernens.—S.-M.
[225] Laxata itaque acies prima Persarum, leni antè, dein concito gradu calefactis armis retrorsùs gradiens, propinquam urbem petebat. Amm. Marc. l. 24, c. 6. L'expression calefactis armis est remarquable.—S.-M.
[226] Selon Sextus Rufus, ce fut au contraire l'avidité des soldats qui empêcha la prise de Ctésiphon. Apertis Ctesiphontem portis victor miles intrasset, nisi major prædarum occasio fuisset, quàm cura victoriæ. Libanius en dit à peu près autant, dans son oraison funèbre de Julien, or. 10, t. 2, p. 322.—S.-M.
XXXIII.
Suites de la victoire.
Les Romains avaient fait dans cette mémorable journée des prodiges de valeur. Ils avaient résisté aux plus extrêmes fatigues. Ils s'en récompensèrent par le pillage du camp des Perses, où ils trouvèrent des richesses immenses; de l'or, de l'argent, des meubles précieux, de magnifiques harnais, des lits, et des tables d'argent massif[227]. Au retour du combat, encore couverts de sang et de poussière, ils s'assemblèrent autour de la tente de Julien: ils le comblaient de louanges; ils lui rendaient avec de grands cris mille actions de graces, de ce que n'ayant pas épargné sa personne, il avait su tellement ménager le sang de ses soldats, qu'il n'en était resté que soixante-dix[228] sur le champ de bataille. Il n'est guère moins étonnant qu'un combat si long et si opiniâtre contre des soldats tels que ceux de Julien, n'ait coûté aux vaincus que deux mille cinq cents hommes[229]; ce qu'on ne peut guère attribuer qu'à la force de leurs armes défensives. Des éloges animés d'une si juste reconnaissance, étaient pour Julien le fruit le plus doux et le plus glorieux de sa victoire. Il songea de son côté à récompenser ceux qui l'avaient procurée par une brillante valeur[230]. Les appelant lui-même par leurs noms, il leur distribua différentes couronnes[231], selon le mérite des actions, dont il avait été le témoin. Se croyant encore plus redevable à l'assistance divine, il voulut offrit à Mars Vengeur[232] un pompeux sacrifice. La cérémonie ne fut pas heureuse. Des dix taureaux choisis, neuf tombèrent d'eux-mêmes avant que d'être arrivés au pied de l'autel; le dixième ayant rompu ses liens, ne se laissa reprendre qu'après une longue résistance, et ses entrailles n'offrirent aux yeux que de sinistres présages. La dévotion de l'empereur fut rebutée: il jura par Jupiter qu'il n'immolerait de sa vie aucune victime au dieu Mars. Il mourut trop tôt pour être tenté de se dédire[233]. La joie de l'armée était un peu troublée par la blessure du comte Victor, le plus estimé des généraux après l'empereur. Mais cet accident n'eut aucune suite fâcheuse; et ce qui fit sans doute le plus d'impression, ce fut la prédiction de Julien, qui, par une parole jetée au hasard, s'était préparé l'avantage d'être regardé de ses troupes comme un prince inspiré des dieux.
[227] Ces détails viennent de Zosime, l. 3, c. 25.—S.-M.
[228] Selon Ammien Marcellin, l. 24, c. 6; mais Zosime, l. 3, c. 25, en compte soixante-quinze.—S.-M.
[229] Ammien Marcellin et Zosime sont d'accord sur ce nombre; mais Libanius (or. 10, t. 2, p. 322), compte six mille ennemis de tués.—S.-M.
[230] Zosime, l. 3, c. 25, remarque que les Goths se distinguèrent beaucoup dans cette affaire.—S.-M.
[231] Navalibus donavit coronis, et civicis, et castrensibus. Amm. Marc. l. 24, c. 6.—S.-M.
[232] Mars Ultor; c'était une des divinités favorites de Julien. Voyez ci-devant, p. 39, note 3, liv. XIII, § 31, et p. 42, § 32.—S.-M.
[233] Jovemque testatus est, nulla Martis jam sacra facturum: nec resecravit, celeri morte præreptus. Amm. Marc., l. 24, c. 6.—S.-M.
XXXIV.
Julien se détermine à ne pas assiéger Ctésiphon.
Amm. l. 24, c. 7.
Liban. or. 10, t. 2, p. 301 et 322.
[Zos. l. 3, c. 26.]
Vopisc. in Caro. c. 9.
C'était un ancien préjugé, que Ctésiphon était pour les Romains le terme fatal de leurs conquêtes. La fin tragique de l'empereur Carus avait, quatre-vingts ans auparavant, confirmé cette opinion populaire; et ce qui nous reste à raconter de l'expédition de Julien, ne servit pas à la détruire. Il semblait que la fortune, lasse de le suivre et de le tirer de tant de périls qu'il affrontait en soldat, l'eût abandonné sur les bords du Tigre. Il ne lui resta que la valeur. Les Romains demeurèrent cinq jours campés dans un lieu nommé Abuzatha[234]. De là, Julien s'étant approché de Ctésiphon jusqu'à la portée de la voix, cria aux sentinelles qui paraissaient sur la muraille, qu'il leur offrait la bataille; qu'il ne convenait qu'à des femmes de se tenir cachées derrière des remparts; que des hommes devaient se montrer et combattre. Ils lui répondirent: Qu'il allât faire ces remontrances à Sapor; que pour eux ils étaient prêts à combattre, dès qu'ils en auraient reçu l'ordre. Piqué de cette raillerie, il tint conseil pour décider si l'on devait assiéger Ctésiphon. Les plus sages lui représentèrent que cette entreprise difficile par elle-même, paraissait trop téméraire[235], lorsqu'on était à la veille d'avoir sur les bras toutes les forces de la Perse, conduites par Sapor. Il eut encore assez de prudence pour se rendre à cet avis. Il envoya le général Arinthée avec un corps d'infanterie légère faire le dégât dans les campagnes d'alentour; il lui donna ordre en même temps de poursuivre les ennemis qui s'étaient dispersés après leur défaite. Mais comme ceux-ci connaissaient parfaitement le pays, ils échappèrent à toutes les poursuites.
[234] Ἀβουζαθὰ n'est connu que par le récit de Zosime (l. 3, c. 26). Cet auteur ne donne aucun détail qui puisse indiquer au juste la position de cette place. Ammien Marcellin, si abondant en détails jusqu'ici, en donne fort peu sur cette partie de l'expédition. Cette disette provient de ce qu'il se trouve entre les chap. 6 et 7 du livre 24 de cet historien, une lacune reconnue par tous les éditeurs. Zosime est plus satisfaisant.—S.-M.
[235] Facinus audax et importunum esse noscentium id aggredi: quod et civitas situ ipso inexpugnabilis defendebatur. Ammien Marcellin, l. 24, c. 7.—S.-M.
XXXV.
Il refuse la paix.
Liban. or. 10, t. 2, p. 301 et 322.
Socr. l. 3. c. 21.
Sapor, soit qu'il voulût amuser Julien, soit qu'il fût en effet effrayé de ses succès, lui députa un des grands de sa cour, pour lui proposer de garder ses conquêtes, et de conclure un traité de paix et d'alliance. Ce député s'adressa d'abord à Hormisdas frère de son maître; et se jetant à ses genoux, il le supplia de porter à Julien les paroles de Sapor[236]. Le prince perse s'en chargea avec joie; la prudence lui persuadait qu'une pareille ouverture ne pouvait être que très-agréable à l'empereur: c'était acquérir une vaste et riche province, et recueillir le plus grand fruit qu'il pût raisonnablement espérer de ses travaux. Mais Julien séduit par des songes trompeurs, et par les prédictions de Maxime aussi vaines que ces songes, s'était enivré du projet chimérique de camper dans les plaines d'Arbèles et de mêler ses lauriers à ceux d'Alexandre; déjà même il ne parlait que de l'Hyrcanie et des fleuves de l'Inde[237]. Il reçut froidement Hormisdas; il lui commanda de garder un profond silence sur cette ambassade, et de faire courir le bruit que ce n'était qu'une visite que lui rendait un seigneur de ses parents. Il craignait que le seul nom de paix ne ralentît l'ardeur de ses troupes.
[236] Ammien Marcellin ne dit rien de ces propositions de paix.—S.-M.
[237] Ce sont là des phrases de Libanius (or. 10, t. 2, p. 301.)—S.-M.
XXXVI.
Il est trompé par un transfuge.
Liban. or. 10, t. 2, p. 301 et 302.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 114 et 116.
Sext. Rufus. Vict. epit. p. 228.
Chrysost. de Sto Babyla, contra Jul. et Gent. t. 2, p. 575 et 576.
Amm. l. 24, c. 7.
[Zos. l. 3, c. 26.]
Socr. l. 3, c. 22.
Theod. l. 3, c. 21.
Soz. l. 6, c. 1.
Philost. l. 7, c. 15.
Oros. l. 7, c. 30.
Zon. l. 13, t. 2, c. 26.
On attendait inutilement les secours d'Arsace[238], et les troupes commandées par Procope et par Sébastien, à qui Julien avait donné ordre de le venir joindre au-delà du Tigre. Arsace s'était contenté de ravager un canton de la Médie, nommé Chiliocome, c'est-à-dire, les mille bourgades[239]; et les deux généraux ne se pressaient pas de passer le fleuve. L'accident arrivé à quelques-uns de leurs soldats tués à coups de flèches pendant qu'ils se baignaient, leur faisait craindre de trouver sur l'autre bord plus d'ennemis qu'ils n'en cherchaient. D'ailleurs, la mésintelligence rompait toutes leurs mesures. Ils faisaient leur cour aux soldats en dépit l'un de l'autre: quand l'un voulait faire marcher l'armée, l'autre trouvait des prétextes pour la retenir. En vain Julien leur dépêchait courriers sur courriers. Il prit enfin le parti de les aller joindre lui-même. Il se disposait à prendre sa route par le Tigre, et à faire remonter sa flotte, lorsqu'un vieillard Perse[240], renouvelant la ruse de ce Zopyre, qui avait aidé Darius à se rendre maître de Babylone, vint se jeter entre ses bras. Il feignait de fuir la colère du roi de Perse, qu'il avait, disait-il, offensé; il suppliait Julien de lui donner asyle entre ses troupes. Il sut si bien feindre le désespoir, que l'empereur prit confiance en lui, et l'interrogea sur la route qu'il devait tenir: «Prince, lui dit ce vieillard, vous savez la guerre mieux que moi; mais je connais mieux que personne le pays où vous êtes. Quel usage prétendez-vous faire de cette flotte qui côtoye votre armée? Elle vous a jusqu'ici occupé plus de vingt mille hommes. Espérez-vous forcer la rapidité du Tigre? La moitié de votre armée ne suffirait pas pour tirer ces barques le long des bords. Quelle diminution de forces, si les ennemis vous attaquent! sans compter ce que vous perdez de courage dans vos soldats, qui, assurés de leurs subsistances, en ont moins d'ardeur à s'en procurer à la pointe de leurs épées. Cette flotte vous fait encore un autre mal. C'est un hôpital qui suit votre armée: c'est l'asyle des poltrons qui s'y font transporter sous prétexte de maladie. Retranchez cet obstacle à vos succès: éloignez-vous des bords du fleuve. Je vous guiderai par une route plus sûre et plus commode jusque dans le cœur de la Perse. Vous n'aurez que trois ou quatre jours au plus de chemin rude et difficile. Ne portez des vivres que pour ce temps-là. Le pays ennemi sera ensuite votre magasin. Je ne vous demande de récompense, que quand mon zèle aura mis entre vos mains les gouvernements et les dignités de la Perse».
[238] Voy. ci-dev. p. 37-43, liv. XIII, § 31 et 32 et page 63, note 4, liv. XIV, § 6—S.-M.
[239] Voyez ci-devant, p. 63, note 4, et ci-après, p. 126, note 2, livre XIV, § 39.—S.-M.
[240] C'était, dit saint Grégoire de Nazianze, un homme d'un rang distingué, ἀνὴρ γάρ τις τῶν οῦκ ἀδοκίμων, ἐν Πέρσαις. Or. 4, t. 2, p. 115.—S.-M.
XXXVII.
Il brûle ses vaisseaux.
Un conseil si singulier était assorti au caractère de l'empereur. Ainsi, loin d'écouter ses officiers et surtout Hormisdas, qui l'avertissaient de se défier de ce transfuge, il leur reprochait de vouloir sacrifier à leur paresse et au désir du repos une conquête assurée. Il fit donc enlever de la flotte les machines et ce qu'il fallait de vivres pour vingt jours. Il réserva douze barques[241], qu'on devait transporter sur des chariots, pour servir de pontons sur les rivières: il mit le feu à tout le reste[242]. Le spectacle de ces flammes qui dévoraient toutes les espérances des Romains, jetait les troupes dans la consternation et le désespoir. On murmure, on s'attroupe, on va crier à la tente de Julien, que l'armée est perdue sans ressource, si la sécheresse du pays, ou la hauteur des montagnes l'obligeaient de rebrousser chemin. On demande que l'auteur de ce funeste conseil soit appliqué à la question. Julien y consent enfin; et le transfuge déclare, dans les tourments, qu'il a trompé les Romains; qu'il s'est dévoué à la mort pour le salut de sa patrie: il défie les bourreaux de l'en faire repentir. L'empereur ordonne aussitôt d'éteindre les flammes; il était trop tard: on ne put sauver que douze vaisseaux[243].
[241] Exuri cunctas jusserat naves, præter minores duodecim. Amm. Marc., l. 24, c. 7. Selon Libanius, (or. 10, t. 2, p. 302), ces barques étaient au nombre de quinze; selon Zosime (l. 3, c. 26), il y en avait vingt-deux; dix-huit bâtiments romains, et quatre persans: πλὴν ὀκτωκαίδεκα Ῥωμαϊκων, Περσικῶν δέ τεσσάρων.—S.-M.
[242] Il semblait, dit Ammien Marcellin, l. 24, c. 7, armé du funeste flambeau de Bellone, funestâ face Bellonæ.—S.-M.
[243] La résolution de Julien a été blâmée par presque tous ses contemporains, et même par le judicieux Ammien Marcellin, mais tous ils ont été évidemment influencés par la malheureuse issue de l'expédition. En examinant avec attention les faits, il est facile de reconnaître qu'il n'était pas possible de faire mieux. Un capitaine expérimenté ne pouvait agir autrement, dans la position où se trouvait Julien, et du moment qu'il avait renoncé au parti peu honorable, et très-difficile lui-même, de revenir en remontant l'Euphrate. On voit que Julien connaissait bien le pays qui lui restait à parcourir. Les eaux de l'Euphrate et du Tigre, sorties des montagnes de l'Arménie, se précipitent avec une égale impétuosité vers la Babylonie; mais ce qui avait heureusement secondé la rapide marche de Julien jusque sous les murs de Ctésiphon, aurait été, par la même raison, un des plus grands inconvénients de ses nouvelles opérations sur les bords du Tigre, où il lui importait de ne pas mettre moins de célérité dans ses mouvements. Sa flotte occupait vingt mille hommes sur l'Euphrate, où elle avait été si bien favorisée par le courant, combien n'en aurait-il pas fallu sur le Tigre, pour remonter un courant non moins fort? De plus, et c'est un fait observé par tous les voyageurs qui ont descendu le Tigre, le cours de ce fleuve est extrêmement tortueux, embarrassé de rochers et de petites cataractes; ce qui a été aussi remarqué par Strabon (l. 16, p. 740). Il faut encore faire attention que Julien avait descendu l'Euphrate au printemps, c'est-à-dire à l'époque où ses eaux sont considérablement grossies par les neiges de l'Arménie, et il lui aurait fallu remonter le Tigre dans la saison de l'année (on était au mois de juin) où ses eaux sont si basses, qu'on peut le passer à gué en plusieurs endroits. Julien aurait donc eu contre lui la rapidité du courant, le peu d'élévation des eaux, les nombreuses sinuosités du fleuve, et les cataractes, plus difficiles et plus dangereuses dans les basses eaux, que dans les temps d'inondation. Ainsi, indépendamment des autres raisons qui ont pu influer sur le parti que prit Julien, on voit que tout se réunissait pour le confirmer dans son dessein. Plus on y réfléchit, et plus on est convaincu que dans cette occasion Julien ne démentit en rien sa prudence et sa sagacité ordinaires. Les écrivains anciens et modernes ont été les échos aveugles des contemporains ignorants ou abusés. Libanius seul cherche à défendre Julien, mais c'est faiblement; on s'aperçoit qu'il craint de blesser l'opinion publique (or. 10, t. 2, p. 302). Pour tout ce qui concerne le cours de l'Euphrate et du Tigre, et l'époque de leurs crues, on peut consulter l'ouvrage de M. Raymond (p. 31-37 et 192-207) déja cité plus haut, p. 109, note 1, liv. XIV, § 29.—S.-M.
XXXVIII.
Il ne peut pénétrer dans la Perse.
Amm. l. 24, c. 7 et 8.
Zos. l. 3, c. 26.
L'armée, devenue plus nombreuse par la réunion des soldats et des matelots de la flotte, s'éloigna du Tigre à dessein de pénétrer dans l'intérieur du pays. Elle traversa d'abord des campagnes fertiles; mais bientôt elle ne vit plus devant elle que les tristes vestiges d'un vaste incendie. Les Perses avaient consumé par le feu les arbres, les herbes et les moissons déja parvenues à leur maturité. On fut contraint de s'arrêter dans un lieu nommé Noorda[244], pour attendre que le terrain fût refroidi et la vapeur dissipée. Pendant ce séjour, les Perses ne donnaient point de repos: tantôt, partagés en petites troupes, ils venaient insulter le camp à coups de flèches; tantôt réunis en gros escadrons, ils jetaient l'alarme. On croyait que le roi était arrivé avec toutes ses forces. L'empereur et les soldats regrettaient la perte de leurs magasins consumés avec leurs vaisseaux. Ils ne pouvaient se garantir des incursions importunes d'une cavalerie plus prompte que l'éclair, qui frappait et disparaissait aussitôt. Cependant on tua et on prit quelques coureurs dans ces diverses attaques; et Julien, pour relever le courage de ses troupes, leur donna le même spectacle qu'Agésilas avait autrefois donné aux Grecs pour leur inspirer le mépris de ces mêmes ennemis. Les Perses étaient naturellement d'une taille grêle, décharnés et sans apparence de vigueur. Il fit dépouiller les prisonniers, et les ayant exposés nus à la vue de l'armée: Voilà, dit-il, ceux que les enfants du dieu Mars regardent comme des adversaires redoutables; des corps desséchés et livides; des chèvres plutôt que des hommes, qui ne savent que fuir avant même que de combattre.
[244] Cette ville de Noorda, Νοορδᾶ, n'est mentionnée que dans Zosime. Elle était à l'orient du Tigre. Il ne faut pas la confondre avec une ville de Néarda ou Naarda, située sur l'Euphrate, dans la Babylonie, et célèbre par une fameuse école juive, qui y existait dans les premiers siècles du christianisme (Joseph., Antiq. Jud. l. 18, c. 12). Il est impossible de déterminer la position de la ville nommée par Zosime. On possède bien moins de moyens de suivre la marche de Julien au-delà du Tigre, que sur les bords de l'Euphrate. On est presque également dépourvu de renseignements anciens et modernes.—S.-M.
XXXIX.
Il prend le chemin de la Corduène.
Amm. l. 24, c. 8.
[Zos. l. 3, c. 26.]
C'eût été une témérité trop visible de conduire l'armée au travers de ces campagnes brûlées, qui n'étaient plus couvertes que de cendres. On délibéra sur le parti qu'on devait prendre. La plupart proposaient de retourner par l'Assyrie[245], et c'était l'avis des soldats qui le demandaient à grands cris. Julien, et avec lui, les plus sages représentaient qu'ils s'étaient eux-mêmes fermé cette route, en détruisant les magasins, consumant les grains et les fourrages, ruinant et brûlant les villes et les châteaux; qu'ils n'avaient laissé après eux, dans ces plaines immenses, que la famine et la plus affreuse misère; qu'ils trouveraient les torrents débordés, les digues rompues, et tout le terrain noyé par la fonte des glaces et des neiges de l'Arménie[246]; que, pour surcroît de maux, c'était la saison de l'année ou la terre échauffée des ardeurs du soleil, produisait, dans ces climats, des essaims innombrables de moucherons et d'insectes volants; plus opiniâtres et plus dangereux que les Perses. Il était plus aisé de montrer la difficulté de cette route que d'en indiquer une meilleure. Après de longues et inutiles délibérations, on consulta les dieux: on chercha dans les entrailles des victimes, s'il valait mieux traverser de nouveau l'Assyrie, ou suivre le pied des montagnes, et tâcher de gagner la Corduène[247], province de l'empire, que borde le Tigre au sortir de l'Arménie. Une partie de cette province appartenait encore aux Perses, qui y entretenaient un satrape. Les victimes furent muettes à leur ordinaire. Selon Ammien Marcellin, elles donnèrent à entendre que ni l'un ni l'autre parti ne réussirait. Cependant, on s'en tint au dernier, comme au moins impraticable.
[245] Utrùm nos per Assyriam reverti censerent. Amm. Marc., l. 24, c. 8. Par le nom d'Assyrie l'auteur entend la partie de la Mésopotamie arrosée par l'Euphrate, et non le pays qui portait plus particulièrement ce nom, et qui était situé à l'orient du Tigre, et vers lequel l'armée de Julien s'avançait.—S.-M.
[246] On était alors au mois de juin. Comme c'est en avril et en mai, que se font sentir les plus grandes crues de l'Euphrate, produites par la fonte des neiges en Arménie, il n'était pas étonnant que les chemins fussent impraticables. Consultez l'ouvrage cité p. 109, not. 1, l. XIV, § 29, et p. 123, n. 1, liv. XIV, § 37, et particulièrement les endroits indiqués, p. 123.—S.-M.
[247] Sedit tamen sententia, ut omni spe meliorum succisâ Corduenam arriperemus. On espérait pouvoir de là, en suivant les montagnes, faire une irruption dans le pays de Chiliocome. An præter radices montium leniùs gradientes, Chiliocomum propè Corduenam sitam ex improviso vastare. Amm. Marc., l. 24, c. 8. On comptait s'y joindre aux troupes du roi d'Arménie. Il semblerait résulter de ce passage que la Chiliocome, dont la vraie situation est inconnue, était, comme je l'ai déjà pensé (voyez plus haut, p. 63, note 4, liv. XIV, § 6), vers les fertiles plaines voisines du lac d'Ourmi, situé assez loin au nord des montagnes des Curdes, qui séparent l'Arménie, de la Médie et de l'Assyrie.—S.-M.
XL.
Marche de l'armée.
On décampa le 16 de juin. Au point du jour, on aperçut un tourbillon épais: les uns conjecturaient que c'étaient des Sarrasins[248], qui, sur une fausse nouvelle que l'empereur attaquait Ctésiphon, accouraient pour se joindre aux Romains et prendre leur part du pillage. D'autres se persuadaient que c'étaient les Perses qui venaient encore fermer ce passage. D'autres, enfin, se moquaient de la timidité de ces derniers; ce n'étaient, selon eux, que des troupeaux d'ânes sauvages, dont ces contrées sont remplies, et qui ne vont jamais qu'en grandes troupes, pour être en état de se défendre contre les attaques des lions. Cependant, comme cette nuée de poussière ne s'éclaircissait pas, de crainte de quelque surprise, Julien suspendit la marche, et s'arrêta dans une assez belle prairie au bord d'une petite rivière nommée Durus[249]. Il fit camper ses troupes en rond et les rangs serrés, pour plus de sûreté. Le temps était fort couvert, et le soir arriva, avant qu'on pût distinguer ce que c'était que cette nuée qui donnait tant d'inquiétude.
[248] Le texte d'Ammien, l. 24, c. 8, porte sacenæ duces; il est reconnu qu'il faut lire Saracenos duces.—S.-M.
[249] In valle graminea propè rivum. Amm. Marc. l. 24, c. 8. Zosime est le seul qui parle de cette rivière; Ἐλθόντες δὲ, dit-il, εἰς τὸν Δοῦρον ποταμόν. Il pourrait se faire que le Durus fût l'Odoneh qui se joint au Tigre entre Bagdad et Tékrit. Tous les détails qui suivent sont omis par Zosime, dont la narration concise ferait croire, qu'aussitôt arrivé sur le bord de la rivière, on y jeta un pont pour passer, διέβησαν τοῦτον, γέφυραν ζεύξαντες.—S.-M.
XLI.
Arrivée de l'armée royale.
Amm. l. 25, c. 1.
Liban or. 10, t. 2, p. 302.
Zos. l. 3, c. 27 et 28.
La nuit fut noire[250]; la crainte tint les soldats alertes; aucun d'eux ne se permit le sommeil. Les premiers rayons du jour découvrirent une cavalerie innombrable, marchant en bon ordre, toute brillante d'or et d'acier[251]. C'était enfin l'armée du roi de Perse. A cette vue, le courage du soldat romain se réveille; il veut passer la rivière[252], et courir au-devant de l'ennemi. L'empereur, qui songe à ménager ses troupes, les retient avec peine: il y eut, assez près du camp, une vive rencontre entre deux gros partis de coureurs. Un commandant romain, nommé Machamée, s'étant jeté au travers des ennemis, en tua quatre, et fut abattu par un escadron qui l'enveloppa, et dont un cavalier le perça d'un coup de lance: son frère Maurus, qui fut depuis duc de Phénicie, emporté par la vengeance et par la douleur, s'élance dans le plus épais de l'escadron, écarte, renverse tout ce qu'il trouve en son passage, tue celui qui avait porté le coup mortel, et, blessé lui-même, il enlève le corps de son frère, qui n'expira que dans le camp[253]. Le combat fut opiniâtre: on s'attaqua à plusieurs reprises. La chaleur, qui était excessive, et les efforts redoublés avaient extrêmement fatigué les deux partis, lorsque les Perses se retirèrent avec une grande perte.
[250] Hanc noctem nullo siderum fulgore splendentem. Amm. Marcell. l. 25, c. 1.—S.-M.
[251] Loricæ limbis circumdatæ ferreis, et corusci thoraces. Amm. Marcell. l. 25, c. 1.—S.-M.
[252] Ici Ammien Marcellin, l. 25, c. 1, se sert des mots fluvio brevi, pour désigner le Durus de Zosime.—S.-M.
[253] Il a déja été question de ces deux généraux, ci-devant, p. 67, note 5, l. XIV, § 8.—S.-M.
XLII.
Divers événements de la marche.
Les Romains passèrent la rivière sur un pont de bateaux, laissèrent à droite[254] l'armée des Perses, et arrivèrent à une ville nommée Barophthas[255]. Les ennemis y avaient brûlé tout le fourrage. On aperçut d'abord une troupe de Sarrasins, qui disparurent à la vue de l'infanterie romaine: ils revinrent bientôt avec un corps de cavalerie perse, qui faisait mine de vouloir enlever les bagages. L'empereur accourut pour les combattre lui-même: ils ne l'attendirent pas, et prirent la fuite. On se rendit près d'un bourg nommé Hucumbra[256], entre les deux villes de Nisbara et de Nischanabé[257], bâties des deux côtés du Tigre. On y trouva les restes d'un pont que les Perses avaient brûlé. Les fourrageurs rencontrèrent quelques escadrons ennemis qu'ils mirent en fuite. Comme ce lieu était fourni de vivres, on s'y reposa pendant deux jours. L'armée, après s'être refaite, emporta ce qu'elle put de provisions, et brûla le reste. Elle avançait à petits pas entre les villes de Danabé et de Synca[258], lorsque les Perses vinrent fondre sur l'arrière-garde: ils y auraient fait un grand carnage, si la cavalerie romaine ne fût promptement accourue, et ne les eût vivement repoussés. Dans cette action, périt Adacès, satrape distingué[259], le même que ce Narsès, député cinq ans auparavant, à Constance, dont il s'était fait aimer par sa modestie et par sa douceur. L'empereur récompensa le soldat qui lui avait ôté la vie, et donna en même temps un exemple de sévérité. Toutes les troupes accusaient une brigade de cavalerie[260], d'avoir tourné bride au fort du combat; Julien, indigné, voulut punir ces fuyards par tous les affronts militaires: il leur ôta leurs étendards, fit briser leurs lances, et les condamna à marcher parmi les bagages et les prisonniers. Comme on rendait témoignage à leur commandant, qu'il avait bien fait son devoir, l'empereur le mit à la tête d'une autre brigade, dont le tribun était convaincu d'avoir fui honteusement. Il cassa quatre autres tribuns[261], coupables de la même lâcheté. Selon la rigueur de la discipline, ils méritaient la mort; mais les circonstances critiques, où se trouvait l'armée, l'engagèrent à épargner leur sang, et à leur laisser, avec la vie, le moyen de réparer leur honneur. Le jour suivant, après avoir fait environ trois lieues[262], on rencontra, près de la ville d'Accéta[263], les ennemis, qui mettaient le feu aux moissons et aux arbres fruitiers: on les dissipa, et le soldat sauva des flammes tout ce qu'il eut le temps d'emporter. On campa près d'un lieu nommé Maranga[264].
[254] Julien cherchait à se rapprocher du Tigre pour rejoindre l'armée qu'il avait laissée en Mésopotamie.—S.-M.
[255] Βαροφθὰς: rien ne peut nous apprendre quelle était la position de cette place, qui n'est connue que par le seul témoignage de Zosime, l. 3, c. 27.—S.-M.
[256] Ad Hucumbra nomine villam pervenimus. Amm. Marcell. l. 25, c. 1. Ce lieu qualifié de bourg, κώμην, par Zosime, est appelé Symbra par le même historien, l. 3, c. 24; c'est lui aussi qui rapporte qu'on le trouvait entre les deux villes de Nisbara et de Nischanabé, séparées par le cours du Tigre.—S.-M.
[257] Νίσβαρα et Νισχανάβη: ces deux villes ne nous sont connues que par Zosime, l. 3, c. 24; il est impossible d'indiquer leur position.—S.-M.
[258] Μεταξὺ Δανάβης πολέως καὶ Σύγκες. C'est encore à Zosime, l. 3, c. 24, que nous sommes redevables de l'indication de ces deux villes. En général, cette partie de sa narration est plus abondante en détails géographiques que celle d'Ammien Marcellin.—S.-M.
[259] Adaces nobilis satrapa. Amm. Marc. l. 25, c. 1. Ammien Marcellin et Zosime remarquent tous deux que ce satrape était venu comme ambassadeur auprès de Constance; mais ce n'est pas là une raison suffisante pour le confondre avec ce Narsès, envoyé cinq ans auparavant par Sapor, et dont il a été question ci-devant l. X, § 24 et 25, t. 2, p. 244. Le roi de Perse avait eu assez souvent des relations diplomatiques avec Constance, pour qu'on croie qu'il lui avait envoyé d'autres ambassadeurs que Narsès. La différence des noms suffit pour faire voir l'erreur de Lebeau, et pour montrer qu'il s'agit réellement de deux personnages distincts. Zosime dit aussi, l. 3, c. 25, que c'était un des plus illustres seigneurs persans, σατράπης τὶς τῶν ἐπιφανῶν. Il diffère un peu d'Ammien Marcellin pour son nom; il l'appelle Dacès (ὄνομα Δάκης), au lieu d'Adaces. Cette légère différence tient uniquement à la langue persane, qui dans certains dialectes ajoute un A devant beaucoup de mots.—S.-M.
[260] Ce corps de cavalerie est désigné ainsi par Ammien Marcellin, l. 25, c. 1: Tertiacorum equestris numerus.—S.-M.
[261] Ceux-ci appartenaient aux troupes auxiliaires, vexillationes. C'est ainsi qu'on désignait les troupes légères fournies par les provinces, et qui ne faisaient pas partie des légions.—S.-M.
[262] C'est-à-dire soixante-dix stades, selon le texte d'Ammien Marcellin, l. 25, c. 1.—S.-M.
[263] C'est encore au seul Zosime qu'on doit la connaissance de ce lieu.—S.-M.
[264] Selon Zosime (l. 3, c. 28), Maronsa, Μάρωνσα.—S.-M.
XLIII.
Bataille de Maranga.
Au point du jour, on vit les ennemis approcher avec une contenance fière et menaçante[265]: à leur tête paraissait Méréna, général de la cavalerie, deux fils du roi, et un grand nombre de seigneurs[266]. Derrière, marchaient les éléphants, dont les guides, assis sur leur cou, portaient un ciseau tranchant attaché à leur main droite, pour s'en servir, si les éléphants venaient à s'effaroucher et à se renverser sur leurs escadrons, comme ils avaient fait, quelques années auparavant, au siége de Nisibe. On enfonçait ce ciseau, d'un coup de marteau, dans la jointure du cou et de la tête; et il n'en fallait pas davantage pour ôter sur-le-champ la vie à ce puissant animal. C'était une invention d'Hasdrubal, frère d'Hannibal[267]. Julien, escorté de ses principaux officiers, rangea promptement son armée en forme de croissant, donna le signal, et courut d'abord à l'ennemi, pour épargner à ses soldats la décharge meurtrière d'une multitude innombrable de flèches. L'infanterie romaine fond, tête baissée, et sur le front et sur les flancs des Perses; elle tue les chevaux; elle abat et terrasse les cavaliers. Dès le premier moment, la mêlée fut horrible: le choc des boucliers, le bruit des armes, les cris des vainqueurs et des vaincus portaient l'épouvante où le fer ne pouvait atteindre. Cette manière de combattre déconcerta les Perses. Accoutumés à voltiger, à se battre de loin, et à fuir en tirant des flèches par derrière, ils ne purent tenir contre une infanterie impétueuse, qui les pressait corps à corps, et qui ne leur laissait ni le temps ni l'espace nécessaire pour leurs évolutions. Ils abandonnèrent le champ de bataille, jonché de leurs hommes et de leurs chevaux. Il n'en coûta que peu de sang aux Romains; leur plus grande perte fut la mort de Vétranion, vaillant officier, qui commandait le bataillon des Zannes[268]; c'étaient des peuples voisins de la Colchide, qui servaient alors dans les armées de l'empire, en qualité d'auxiliaires.
[265] Ammien Marcellin donne, à l'occasion de la bataille de Maranga, une description du costume militaire des Perses, assez curieuse pour être transcrite ici. «Ces soldats, dit-il, étaient des bataillons de fer; chacun de leurs membres était couvert d'épaisses lames de fer, qui s'adaptaient exactement aux jointures. Des simulacres de visage humain y étaient si bien disposés pour la défense de la tête, qu'elles semblaient être des masses dures et solides, qui malgré la multitude des traits, ne pouvaient être blessées que par les petites ouvertures ménagées pour les yeux et pour la respiration. Ceux qui devaient combattre avec la lance, semblaient être attachés avec des chaînes d'airain.» Erant autem omnes catervæ ferratæ, ita per singula membra densis laminis tectæ, ut juncturæ rigentes compagibus artuum convenirent: humanorumque vultuum simulacra ita capitibus diligenter aptata, ut imbracteatis corporibus solidis, ibi tantum incidentia tela possint hærere, quà per cavernas minutas et orbibus oculorum affixas parciùs visitur, vel per supremitates narium angusti spiritus emittuntur. Quorum pars contis dimicatura stabat immobilis, ut retinaculis æreis fixam existimares. Amm. Marcell. l. 25, c. 1.—S.-M.
[266] Immensa Persarum apparuit multitudo, cum Merene equestris magistro militiæ filiisque regis duobus, et optimatibus plurimis. Amm. Marc. l. 25, c. 1. Je pense que Merene ou plutôt Merena, comme on le voit plus bas dans Ammien Marcellin (l. 25, c. 2), est la même chose que Mihran, nom alors porté par presque tous les personnages d'une illustre maison appelée Mihranienne. Ce général était sans doute de cette famille, dont je parlerai plus amplement dans la suite.—S.-M.
[267] Tite-Live (l. 27, c. 49), et Zonare (l. 9, t. 1, p. 433), donnent des détails sur cette invention d'Hasdrubal.—S.-M.
[268] Qui legionem Ziannorum regebat. Amm. Marcell. l. 25, c. 1. Les Zannes, on plutôt Tzannes, étaient une des nations barbares, qui habitaient les montagnes, qui séparent l'Arménie du territoire de Trébisonde et de la Colchide. On voit par le témoignage de la chronique de Malala (part. 2, p. 42) que, malgré leur alliance avec l'empire, ces Barbares ravageaient quelquefois l'Asie-Mineure. Les Arméniens les connaissaient sous le nom de Djannik, et à cause d'eux ils donnent encore ce nom à la région montagneuse située au midi de Trébisonde. La Notice de l'empire, écrite sous le règne de Théodose le jeune, nous apprend que les troupes des Tzannes au service de l'empire, étaient ordinairement sous la direction du maître de la milice de Thrace. Le même ouvrage nous fait connaître qu'une neuvième cohorte de ces troupes était ordinairement en garnison à Nitria (cohors IX, Thanorum, Nitriæ), dans le désert de Libye sur les frontières de l'Égypte.—S.-M.
XLIV.
Inquiétudes de Julien.
Amm. l. 25, c. 2.
Chrysost. de Sto Babyla, et contra Jul. et Gent. t. 2, p. 576.
[Zos. l. 3, c. 28.]
Cette victoire releva les espérances des Romains. Ils prirent trois jours de repos, pour panser et soulager les blessés. Ils arrivèrent ensuite à Tummara[269], où ils furent encore harcelés par les ennemis, qu'ils repoussèrent: les vivres leur manquèrent en ce lieu. Les Perses avaient retiré le blé et les fourrages dans les châteaux fortifiés. On éprouvait déja les extrémités de la famine. Les bêtes de somme n'étant plus en état de suivre l'armée, on fut réduit à les manger. Les officiers, plus sensibles à la misère de leurs gens qu'à la crainte de manquer eux-mêmes, partagèrent avec eux les vivres qu'ils faisaient porter pour leur propre subsistance. L'empereur, logé sous un pavillon étroit, faisant sa nourriture ordinaire d'une méchante bouillie de gruau[270], dont un valet d'armée se serait à peine contenté, distribua aux plus pauvres soldats cette chétive provision. Après quelques moments d'un sommeil inquiet et interrompu, il s'assit sur son lit, pour rédiger son journal, comme il avait coutume de faire, à l'imitation de Jules César. Là, pendant qu'il était enseveli profondément dans une réflexion philosophique, qui était venue le distraire, il crut voir le même génie de l'empire, qui lui avait apparu, lorsqu'il avait pris, en Gaule, le titre d'Auguste. Ce spectre couvert d'un voile, dont sa corne d'abondance était aussi enveloppée, marchait tristement, et sortait du pavillon dans un morne silence. Julien, d'abord saisi de terreur, se rassure, se lève, et ayant fait part à ses amis de cette vision effrayante, il s'abandonne, en tout événement, à la volonté des dieux. Cependant, pour détourner leur colère, il leur immola une victime. Durant le sacrifice, il vit en l'air comme une étoile[271], qui disparut après avoir tracé un sillon de lumière. Frappé de ce nouveau prodige, il craignit que ce ne fût une menace du dieu Mars, qu'il avait outragé[272]; il consulta les aruspices[273]: tous déclarèrent que ce phénomène l'avertissait de ne point combattre ce jour-là, et de suspendre toute opération de guerre. Comme il parut ne faire aucun cas de leur réponse, ils le prièrent de différer son départ, du moins de quelques heures: il ne voulut rien écouter, et partit au point du jour.
[269] C'est encore une indication géographique que nous devons au seul Zosime (l. 3, c. 28).—S.-M.
[270] Pultis portio parabatur exigua, etiam munifici fastidienda gregario. Amm. Marc. l. 25, c. 2.—S.-M.
[271] Flagrantissimam facem cadenti similem visam, aeris parte sulcatâ evanuisse existimavit. Il crut que c'était l'étoile menaçante de Mars, horroreque perfusus est, ne ita apertè minax Martis apparuerit sidus. Ammien Marcellin, l. 25, c. 2.—S.-M.
[272] Voyez ci-devant, p. 39, note 3, et p. 42, liv. XIII, § 31 et 32.—S.-M.
[273] On consulta les livres Tarquitiens, Tarquitianis libris. C'est ainsi que s'appelaient les livres sur les choses divines et sur les sciences augurales des Etrusques, composées par un certain Tarquitius. M. Hase, a donné tout récemment une excellente édition d'un ouvrage composé sous le règne de Justinien, sur cette vaine science, par un certain Laurent de Lydie. Cette compilation contient beaucoup de renseignements curieux. C'est ce que nous avons de plus complet sur cet objet.—S.-M.
XLV.
Blessure de Julien.
Amm. l. 25, c. 3.
Liban. or. 10, t. 2, p. 302 et 303.
Zos. l. 3, c. 28 et 39.
Philost. l. 7, c. 15.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 298.
Zon. l. 13, t. 2, p. 27, 28.
Les Perses, souvent battus, n'osaient plus paraître devant l'infanterie romaine. Cachés derrière les collines qui bordaient le chemin sur la droite, ils se contentaient de côtoyer l'armée et de l'incommoder par des décharges de flèches et des alarmes fréquentes. Les Romains marchaient en un seul bataillon quarré[274]; mais la disposition des lieux rompait souvent leur ordonnance, et les obligeait de couper leurs rangs. Julien était partout, à la tête, à la queue, sur les flancs, courant à toutes les attaques, conduisant des secours à tous les endroits où il en était besoin. Les Perses étaient rebutés: on dit même que Sapor, craignant que les Romains ne prissent des quartiers d'hiver dans ses états, choisissait déja des députés pour porter à Julien des propositions de paix, et qu'il préparait des présents[275], entre lesquels était une couronne: il devait les faire partir le lendemain, et laisser Julien maître des conditions du traité[276]. Sur les neuf heures du matin, un tourbillon de vent faisant voler la poussière, et le ciel s'étant couvert de nuages épais, les Perses profitèrent de l'obscurité pour tenter un dernier effort. Ils attaquent l'arrière-garde. L'empereur, que la chaleur avait obligé de se défaire de sa cuirasse[277], s'étant saisi d'un bouclier de fantassin, court au péril. Pendant qu'il s'y livre avec courage, il apprend que la tête, qu'il vient de quitter, est dans le même danger: il y vole, et la cavalerie des Perses tourne en même temps la queue de l'armée. Bientôt l'aile gauche, enveloppée, accablée de traits, chargée à grands coups de javelines, épouvantée du cri et de la fureur des éléphants[278], commence à plier. Tandis que l'empereur, accompagné seulement d'un écuyer, court de toutes parts, son infanterie légère prend les Perses par derrière, coupe les jarrets de plusieurs éléphants, et fait un grand carnage. Les Perses fuient: Julien les poursuit avec ardeur, animant ses soldats des gestes et de la voix, levant les bras pour leur montrer les ennemis en déroute. En vain les cavaliers de sa garde[279], se ralliant autour de lui, le conjurent de ménager sa personne[280]; en vain ils l'avertissent que les Perses ne sont jamais plus redoutables que dans leur fuite: en ce moment le javelot d'un cavalier lui effleure le bras droit, et va lui percer le foie[281]. Il s'efforce de l'arracher, et se coupe les doigts: il tombe de cheval, on le relève: il tâche de cacher sa blessure, et remonte sur son cheval. Mais ne pouvant arrêter le sang qui sort à gros bouillons de sa plaie, il crie à ses soldats de ne point s'alarmer; que le coup n'est pas mortel. On le porte sur un bouclier dans sa tente, et l'on s'empresse de le secourir. Quand on eut mis l'appareil, et que sa douleur fut un peu calmée, il redemande ses armes et son cheval[282]: plus occupé du péril de ses gens que du sien propre, il veut retourner au combat, pour achever la victoire: les forces manquent à son courage. Les efforts qu'il fait pour se relever, rouvrent la plaie, d'où le sang jaillit avec violence: il s'évanouit. Étant revenu à lui, il demande le nom du lieu où il se trouve; comme on lui répond que ce lieu s'appelle Phrygie[283], il juge sa mort prochaine, et s'écrie, en soupirant: O Soleil, tu as perdu Julien![284] Le soleil était, comme nous l'avons dit, sa divinité chérie; et l'on raconte qu'étant à Antioche, il avait vu en songe un jeune homme à cheveux blonds, tel qu'on représentait Apollon, qui lui avait déclaré qu'il mourrait en Phrygie[285].
[274] A cause de la disposition des lieux, l'armée, dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 3, marchait formée en bataillons carrés; mais il observe qu'ils étaient peu serrés. Exercitus pro locorum situ quadratis quidem sed laxis incedit.—S.-M.
[275] Δῶρα ἀριθμοῦντος, il comptait des présents. Liban. or. 10, t. 2, p. 303.—S.-M.
[276] Ceci s'accorde avec les indications réunies ci-devant p. 120, l. XIV, § 35, et celles qui se trouvent ci-après, p. 158, note 2, et p. 158, not. 2, l. XV, § 9.—S.-M.
[277] Cette circonstance vient de Zonare (l. 13, t. 2, p. 27). Ammien Marcellin dit seulement, l. 25, c. 3, qu'il avait oublié sa cuirasse, oblitus loricæ.—S.-M.
[278] Ammien Marcellin y ajoute, l. 25, c. 3, la puanteur, fætorem stridoremque elephantorum impatienter tolerantibus nostris.—S.-M.
[279] Ces soldats portaient le nom de Candidati.—S.-M.
[280] Ut fugientium molem, tamquam ruinam malè compositi culminis declinaret. Amm. Marc. l. 25, c. 3. L'historien veut dire que la masse des fuyards était aussi terrible que l'éboulement d'une montagne.—S.-M.
[281] Et incertum subita equestris hasta, cute brachii ejus præstrictâ, costis perfossis hæsit in ima jecoris fibra. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[282] Moxque ubi lenito paulisper dolore timere desiit, magno spiritu contra exitium certans, arma poscebat et equum. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[283] Ideὸ spe deinceps vivendi absumptâ, quὸd percunctando Phrygiam appellari locum ubi ceciderat comperit. Amm. Marc. l. 25, c. 3. La chronique d'Alexandrie (p. 298) et celle de Malala (part. 2, p. 20 et 22) rapportent cette circonstance; mais l'une appelle Rhasia, Ῥασία, le lieu où Julien succomba, et l'autre lui donne le nom d'Asia; elle ajoute qu'il était voisin de Ctésiphon, πλησίον τῆς πόλεως Κτησιφῶντος. L'auteur dit ensuite que c'était un endroit en ruines et presque désert, où il se trouvait encore quelques habitations, χωρίον ἑστώτων μὲν τῶν οἰκημάτων, ἔρημον δὲ ἦν, ὅπερ ἐλέγετο Ἀσία.—S.-M.
[284] Ce sont les auteurs chrétiens qui rapportent cette imprécation. Elle se trouve dans Philostorge et dans la chronique Paschale. Elle est aussi mentionnée dans la chronique de Malala (part. 2, p. 22.).—S.-M.
[285] Ce songe, rapporté par la chronique Paschale, p. 298, a été copié par Zonare, l. 13, t. 2, p. 28.—S.-M.
XLVI.
Succès du combat.
La chute de Julien avait rendu le courage aux Perses. Le combat continuait avec acharnement. Les Romains frappant leurs boucliers à grands coups de piques, couraient déterminément à la mort. Malgré la poussière qui les aveuglait, malgré l'ardeur du soleil dont ils étaient brûlés, croyant après la perte de leur prince n'avoir plus d'ordre à prendre que de leur désespoir, et pas un ne voulant lui survivre, ils s'élançaient à travers les dards et les javelots des Perses. Ceux-ci se couvraient d'une nuée de traits qu'ils déchargeaient sans relâche: les éléphants, dont la grandeur et les aigrettes flottantes effrayaient les chevaux, leur servaient de remparts. Julien entendait de sa tente le choc, le cliquetis, les cris, le hennissement des chevaux; jusqu'à ce qu'enfin la nuit sépara les combattants couverts de blessures, épuisés de sang et de forces. Les Perses laissèrent sur le champ de bataille un grand nombre de morts, entre lesquels étaient cinquante seigneurs ou satrapes, et les deux premiers généraux Méréna et Nohodarès[286]. Du côté des Romains, Anatolius, grand-maître des offices[287], fut tué à la tête de l'aile droite. Salluste, préfet du prétoire d'Orient, s'exposa cent fois à la mort; il vit tomber à côté de lui Sophorius, son assesseur[288]: lui-même renversé par terre allait être accablé d'une foule d'ennemis, sans la bravoure d'un de ses gardes, qui sacrifiant sa vie, lui donna son cheval pour se sauver. Deux compagnies de la garde de l'empereur l'escortèrent jusqu'au camp. Il dut son salut à l'amour des troupes, et il devait cet amour à son caractère généreux et bienfaisant. Un corps de Perses sorti d'un château voisin nommé Vaccat[289], fondit sur la brigade d'Hormisdas, et lui disputa long-temps la victoire. Dans le même temps une troupe de soixante soldats qui fuyaient, rappelant la valeur romaine, perça les escadrons qui combattaient Hormisdas, s'empara du château, et s'y défendit pendant trois jours contre une multitude de Perses.
[286] Quinquaginta tum Persarum optimates et satrapæ cum plebe maximâ ceciderunt, inter has turbas Merenâ et Nohodare potissimis ducibus interfectis. Amm. Marc. l. 25, c. 3. Nohodarès avait déjà commandé dans la Mésopotamie pour Sapor; voyez ci-devant, t. 2, p. 71 et 72, liv. VIII, § 7.—S.-M.
[287] Qui tunc erat officiorum magister. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[288] Consiliarius.—S.-M.
[289] Munimentum Vaccatum. Amm. Marc. l. 25, c. 6. Ce fort, dont nous ignorons la position, n'est connu que par le récit d'Ammien Marcellin.—S.-M.
XLVII.
Dernières paroles de Julien.
Amm. l. 25, c. 3.
Liban. or. 10, t. 2, p. 303, 304 et 323.
[Aur. Vict. epit. p. 228.]
Hier. chron. Philost. l. 7, c. 15.
Cependant Oribasius ayant déclaré que la blessure de l'empereur était mortelle, cette parole parut être pour toute l'armée une sentence de mort. Tous fondaient en larmes, tous se frappaient la poitrine, et l'inquiétude seule suspendait encore les derniers transports de la douleur. Les principaux officiers s'étant rendus dans la tente de Julien, Maxime et les autres fourbes, qui par leurs flatteries meurtrières l'avaient engagé dans cette expédition funeste, pleuraient autour de ce prince, dont ils avaient empoisonné la vie et causé la mort. Pour lui, soutenant mieux que ces imposteurs le personnage de philosophe, dont ils l'avaient revêtu dès sa jeunesse, l'œil sec, couché sur une natte couverte d'une peau de lion (c'était son lit ordinaire), il adressa ces paroles à cette triste assemblée, qui s'empressait de le voir et de l'entendre pour la dernière fois: «Mes amis, voici le moment où je vais quitter la vie; et je ne dois pas me plaindre d'en sortir trop tôt. La vie n'est qu'un prêt à volonté, que nous fait la nature: je la rends avec joie, comme un débiteur de bonne foi. La philosophie m'a enseigné que l'ame étant plus précieuse que le corps, elle n'a sujet que de se réjouir lorsqu'elle s'épure en se séparant d'une matière vile et grossière. Les dieux, pour honorer la piété de plusieurs vertueux personnages qu'ils chérissaient, n'ont point trouvé de plus belle récompense que la mort. Ils m'ont déja récompensé pendant ma vie, en m'inspirant un courage à l'épreuve des périls et des travaux. Dans une si courte carrière j'ai mille fois reconnu que les douleurs ne triomphent que de ceux qui les fuient, mais qu'elles cédent à ceux qui osent les combattre. Je ne sens ni repentir ni remords de tout ce que j'ai fait, soit dans l'ombre de la retraite, où l'injustice a tenu ma jeunesse cachée, soit dans le grand jour de la puissance souveraine où les dieux m'ont placé. J'avais hérité cette puissance de mon aïeul associé aux honneurs des dieux; je l'ai, à ce que je crois, conservée sans tache, gouvernant mes sujets avec bonté, attaquant et repoussant mes ennemis avec justice. Le succès n'a pas couronné mon entreprise; mais les êtres supérieurs aux hommes se sont réservé le pouvoir de dispenser les succès. Persuadé qu'un prince n'est établi que pour rendre ses sujets heureux, je me suis interdit ce despotisme qui corrompt les états et les mœurs: je me suis regardé comme le premier soldat de ma patrie, toujours prêt à la servir au péril de ma vie, ferme dans les dangers, bravant les caprices de la fortune. Je savais, je vous l'avoue, je savais, sur la foi infaillible des oracles que je périrais par le fer: je remercie l'Éternel[290] de ne m'avoir pas condamné à mourir par le glaive de la trahison, ni dans les tortures d'une longue maladie, mais de mettre fin à mes jours sur un théâtre glorieux, dans le cours des plus brillants exploits. C'est une lâcheté égale de désirer la mort, quand il est à propos de vivre, et de la fuir quand il est temps de mourir. Je ne vous en dirai pas davantage; je sens que mes forces m'abandonnent.»
[290] Sempiternum veneror numen. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
XLVIII. Sa mort.
Ce discours, plusieurs fois interrompu par de vifs accès de douleur, ne fut pas plus tôt achevé, que ses officiers le conjurèrent avec larmes de nommer son successeur. Ayant promené ses regards autour de son lit: Non, dit-il, je ne vous le désignerai point; peut-être ne nommerais-je pas le plus digne; et peut-être en le nommant, ne lui ferais-je qu'un présent funeste: vous lui en préféreriez un autre. Plein de tendresse pour la patrie, je souhaite que vous lui choisissiez un maître qui comme moi se souvienne toujours qu'il est son fils: songez à vous conserver tous; tel a toujours été l'objet de mes travaux. Après ces paroles prononcées d'un ton tendre et touchant, il recommanda que l'on portât son corps à Tarse, où il avait résolu de s'arrêter au retour de son expédition. Il fit à ses amis le partage des biens qui lui appartenaient en propre[291]; et voulant donner à Anatolius des marques de sa bienveillance, il demanda où il était. Salluste ayant répondu qu'il avait reçu la récompense de sa vertu, Julien comprit qu'il avait perdu la vie; et ce prince qui regardait sa propre mort avec tant d'indifférence, s'attendrit sensiblement sur celle de son ami. Comme il voyait fondre en larmes les officiers et les philosophes qui l'environnaient: Cessez, leur dit-il, de déshonorer par vos larmes un homme qui va s'élever au séjour des dieux[292]. Il continua de s'entretenir avec Priscus et Maxime sur l'excellence de l'ame. On remarque même qu'il jeta encore dans cette conversation toutes les subtilités de sa métaphysique, et que dans Julien, le philosophe n'expira qu'avec l'empereur. Enfin vers le milieu de la nuit du 26 au 27 de juin[293], sa blessure s'étant rouverte peut-être par la contention de son esprit et la vivacité de ses discours, l'inflammation dévorant ses entrailles, il demanda un verre d'eau fraîche: dès qu'il l'eut bu, il rendit le dernier soupir. Il était dans la trente-deuxième année de son âge, ayant régné depuis la mort de Constance un an sept mois et vingt-trois jours[294].
[291] Familiares opes junctioribus velut supremo distribuens stilo, Amm. Marc. l. 25, c. 3. Ce qui veut dire que Julien fit un testament sans remplir les formalités ordinaires, selon la faculté accordée aux guerriers qui périssaient sur le champ de bataille. Cette sorte de testament s'appelait in procinctu.—S.-M.
[292] Humile esse, cœlo sideribusque conciliatum lugeri principem dicens. Amm. Marc. l. 25, c. 3.—S.-M.
[293] Du 26 au 27 Désius, selon les Grecs de Syrie, qui avaient donné au mois de juin, le nom macédonien de Desius. On était alors, selon la chronique de Malala (part. 2, p. 22), en l'an 411 de l'ère d'Antioche.—S.-M.
[294] Les renseignements géographiques que nous possédons sur la route suivie le long du Tigre par Julien, sont si peu nombreux et si défectueux, qu'il est presque impossible d'indiquer approximativement le lieu où il périt. Les efforts faits par d'Anville (L'Euphrate et le Tigre, p. 95 et 97, et Geograph. Anc. t. 2, p. 248) ont eu peu de succès. Il existe cependant une indication, négligée par ceux qui se sont occupés de ce point, et qui ne me paraît pas sans importance. Elle se trouve dans la chronique de Malala. J'ai déja eu l'occasion de remarquer l'exactitude des détails que cet auteur nous a transmis sur l'expédition de Julien. On ne doit pas en être surpris, puisqu'il les avait empruntés à deux écrivains qui avaient fait cette campagne. C'était Magnus de Carrhes que j'ai déja mentionné ci-devant, p. 58, note 3, p. 66, note 2, et p. 99, note 2, livre XIV, § 3, 7 et 24, et un certain Eutychianus Cappadocien, qui était vicaire de la première cohorte des troupes arméniennes, ὁ Καππάδοξ, ϛρατιώτης ὤν, καὶ βικάριος τοῦ ἰδίου ἀριθμοῦ τῶν Πριμοαρμενιακῶν. Jean Malala rapporte donc, d'après ces deux auteurs, que le lieu qu'il appelle Asia (voyez ci-devant, § 45, p. 137, note 1), était voisin d'une ville antique et presque ruinée, τείχη παλαιὰ πεπτωκότα πόλεως, qui se nommait Bubion, Βουβίων. Cette ville qui n'est mentionnée par aucun autre auteur, était selon lui à 150 milles, ἐπὶ μίλια ρν' de Ctésiphon. Cette indication fait voir que c'est environ à 50 lieues au nord de Ctésiphon, en suivant les bords du Tigre, qu'il faut placer le lieu où Julien finit sa vie. Je ferai usage de cette notion, pour dresser cette partie de la carte de l'expédition de Julien, qui doit être jointe à cet ouvrage.—S.-M.
XLIX.
Précis de son caractère.
Ainsi périt ce prince, le problème de son siècle et de la postérité. Ses qualités brillantes éblouissent les yeux[295]. Si l'on en considère le principe, l'admiration diminue. On aperçoit dans cette ame élevée tout le jeu de la vanité. Avide de gloire, comme les avares le sont de richesses, il la chercha jusque dans les moindres objets. Sa tempérance poussée à l'excès devint une vertu de théâtre. Son courage passa de bien loin les bornes de la prudence[296]. Une grande partie de ses sujets ne trouva jamais en lui de justice. S'il eût été vraiment le père de ses peuples, il eût cessé de haïr les chrétiens lorsqu'il commença à leur faire la guerre, c'est-à-dire au moment qu'il devint leur empereur. Il n'épargna leur vie que dans ses paroles et dans ses édits. Julien est le modèle des princes persécuteurs, qui veulent sauver ce reproche par une apparence de douceur et d'équité[297].
[295] Je ne puis m'empêcher de rapporter ici les vers du poète chrétien Prudence sur Julien. Ils sont peut-être les plus beaux de son poëme, et ils font honneur à son impartialité. Les torts et les erreurs de Julien, ne lui empêchent pas de rendre justice à ses belles qualités, comme guerrier, et ce qui est plus remarquable encore comme législateur.
Prudent. Apotheos. 450.
La mémoire d'un grand homme, semble élever le talent du poète, presque partout fort médiocre.—S.-M.
[296] La plupart de ces traits ont été empruntés à Aurélius Victor (epit. p. 228 et 229), qui s'exprime ainsi. Cupido laudis immodicæ: cultus numinum superstitiosus: audax plus, quam imperatorem decet; cui salus propria, cum semper ad securitatem omnium, maximè in bello conservanda est.—S.-M.
[297] Ammien Marcellin rapporte tout le bien et tout le mal qu'on peut dire de ce prince; en lisant cet auteur avec attention et impartialité, on trouve dans son ouvrage que le bien l'emporte de beaucoup sur le mal. Le plus grand défaut de Julien fut peut-être de n'avoir pas bien jugé son siècle; toujours transporté en imagination aux époques brillantes de l'empire, plein de la haute idée qu'il s'était formé de la grandeur romaine, enthousiaste d'Homère, il ne s'était pas aperçu que tout avait changé autour de lui, et que ce n'était plus que par des moyens nouveaux qu'on pouvait accomplir de grandes choses. Les malheurs de son enfance et le massacre de sa famille, eurent une fâcheuse influence sur sa conduite. L'aversion qu'il devait avoir contre Constance, son oppresseur et l'assassin de tous les siens, lui fit haïr la religion que celui-ci professait, et elle le mit involontairement en relation avec les mécontents, les adversaires de l'ordre de choses établi, c'est-à-dire avec tout ce qui était resté attaché à l'ancienne religion de l'état.—S.-M.