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Histoire du Bas-Empire. Tome 03

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LIVRE XVII.

I. Altération dans le caractère des Romains. II. Consuls. [III. Situation de l'Orient. IV. Révolutions de l'Arménie. V. Arsace fait une irruption dans la Médie. VI. Sapor attaque l'Arménie. VII. Arsace résiste seul au roi de Perse. VIII. Les Arméniens trahissent leur roi. IX. Fidélité du patriarche Nersès. X. Arsace est prisonnier de Sapor. XI. Perfidie de Sapor. XII. Arsace est emmené prisonnier en Perse. XIII. Conquête de l'Arménie parles Perses.] XIV. Maladie de Valentinien. XV. Gratien Auguste. XVI. Paroles de Valentinien à son fils. XVII. Caractère du questeur Eupraxius. XVIII. Théodose dans la Grande-Bretagne. XIX. Conspiration de Valentinus étouffée. XX. Théodose bat les Saxons et les Francs. XXI. La ville de Mayence [Mogontiacum] surprise par les Allemans. XXII. Mort du roi Vithicabius. XXIII. Actions cruelles de Valentinien. XXIV. Rigueurs de Valentinien dans l'exercice de la justice. XXV. Prétextatus préfet de Rome. XXVI. Valens se déclare pour les Ariens. XXVII. Athanase est encore chassé de son siége. XXVIII. Commencement de la guerre des Goths. XXIX. Leur origine et leurs migrations. XXX. Guerres et incursions des Goths. XXXI. Leur caractère et leurs mœurs. XXXII. Division en Visigoths et Ostrogoths. XXXIII. Causes de la guerre des Goths. XXXIV. Valens refuse de rendre les prisonniers. XXXV. Disposition pour la guerre contre les Goths. XXXVI. Première campagne. XXXVII. Seconde campagne. XXXVIII. Guerre de Valentinien en Allemagne. XXXIX. Disposition des Romains et des Allemans. XL. Bataille de Sultz [Solicinium]. XLI. Second mariage de Valentinien. XLII. Réglement pour les avocats. XLIII. Loi contre les concussions. XLIV. Établissement des médecins de charité. XLV. Probus préfet du prétoire. XLVI. Caractère de Probus. XLVII. Olybrius préfet de Rome. XLVIII. Valentinien fortifie les bords du Rhin. XLIX. Les Romains surpris et tués par les Allemans. L. Punitions sévères. LI. Suite de la guerre des Goths. LII. Paix avec les Goths. LIII. Forts bâtis sur le Danube. LIV. Valens à Constantinople. LV. Incursions des Isauriens. LVI. Ravages en Syrie. [LVII. Sapor s'empare de l'Ibérie. LVIII. Ses cruautés en Arménie, LIX. Tyrannie de Méroujan. LX. Adresse de la reine Pharandsem. LXI. Para est rétabli en Arménie. LXII. Il est chassé. LXIII. Mort de Pharandsem. LXIV. Para est rétabli de nouveau. LXV. Les Arméniens entrent en Perse. LXVI. Les Perses chassés de l'Arménie. LXVII. Mort d'Arsace.]

VALENTINIEN, VALENS, GRATIEN.

An 367.

I.

Altération dans le caractère des Romains.

L'ancienne politique romaine, toujours ambitieuse, quelquefois injuste, en avait du moins imposé à l'univers par des dehors de probité et de justice. Ici l'histoire va nous montrer des rois assassinés, des peuples massacrés contre la foi des traités; la trahison substituée au courage; la bonne foi sacrifiée à l'intérêt, ce principe destructeur de lui-même; la réputation, ce puissant ressort de la prospérité des états, perdue pour toujours; et les Romains avilis par les vices avant que d'être vaincus par les Barbares.

II.

Consuls.

Liban. vit. t. 2, p. 54.

Amm. l. 31, c. 5.

Till. Valens, art. 6.

Jovinus, consul en l'année 367, aurait trouvé place entre les grands hommes de l'ancienne république. On l'a vu dans le temps même que Jovien le dépouillait du commandement dans la Gaule, y maintenir généreusement l'autorité de l'empereur. On vient de raconter ses exploits guerriers, comparables à ceux de L. Marcius en Espagne après la mort des deux Scipions. Mais Lupicinus, son collègue, n'avait pas l'ame plus élevée que le caractère de son siècle. Ses talents militaires, sa sévérité dans le maintien de la discipline, une connaissance assez étendue de la littérature et de la philosophie, l'avaient fait estimer de Julien, quoiqu'il fût chrétien. Mais il était avare et injuste. Nous verrons dans les années suivantes les funestes effets de ces vices.

III.

[Situation de l'Orient.]

[Amm. l. 25, c. 7 et l. 27, c. 12.]

—[Pendant que Valens défendait contre un usurpateur l'empire qu'il devait à la générosité de son frère, et dans le temps que Valentinien s'efforçait de renouveler chez les Barbares de la Germanie la terreur que le nom de Julien leur avait inspirée autrefois, des événements d'une grande importance s'accomplissaient dans l'Orient, et les Romains en étaient malgré eux les tranquilles spectateurs. On subissait, après quatre ans, les désastreuses conséquences du honteux traité que Jovien avait été obligé de conclure avec les Perses. On abandonnait sans secours aux armes et à la vengeance de Sapor le plus puissant et le plus utile des alliés de l'empire[526]. Enfin, après quatre ans d'une guerre sanglante et qui avait été poursuivie sans interruption, le roi d'Arménie venait de succomber; sa personne et ses états étaient restés au pouvoir des vainqueurs[527]. Les troupes de Sapor menaçaient d'envahir l'Asie Mineure, dans le temps où la guerre contre les Goths contraignait Valens de porter toutes ses forces sur les rives du Danube. La politique de Sapor était dévoilée toute entière. On comprenait pourquoi ce prince avait si facilement consenti à traiter avec les Romains après la mort de Julien, et pourquoi il avait laissé sortir de ses états leur armée affaiblie par la faim, la fatigue et les combats, se contentant de Nisibe, de Singara et des provinces au-delà du Tigre, qui avaient été enlevées autrefois à son aïeul Narsès[528]. Pour conquérir l'Arménie, il suffisait de l'isoler: la neutralité des Romains était ainsi plus avantageuse à Sapor que la cession passagère de quelques provinces, qu'il aurait fallu bientôt défendre les armes à la main. Pour parvenir à ses fins, il devait donc stipuler que les Romains abandonneraient Arsace à ses seules forces, et qu'ils n'interviendraient en aucune façon dans leurs démêlés. Le roi de Perse savait bien qu'Arsace ne pourrait lui résister long-temps. Le mépris et la haine que le roi d'Arménie s'était attirés par ses vices, ses cruautés et son caractère inconstant; les intelligences que Sapor s'était ménagées parmi les dynastes arméniens; les secours promis par ceux qui avaient ouvertement embrassé le parti des ennemis de leur patrie, tout promettait à Sapor de faciles succès[529]. Le prince persan pouvait ainsi se flatter de l'espoir certain de joindre bientôt à son empire[530] une vaste contrée, conquise par ses aïeux, et depuis un siècle objet de la haine jalouse de ses prédécesseurs, qui avaient été forcés par les armes romaines d'en reconnaître l'indépendance. Aussitôt après la remise de Nisibe, Sapor s'occupa des moyens de recueillir les avantages qu'il s'était ménagés par la paix qu'il venait de conclure, et, sans tarder, il tourna contre l'Arménie tout l'effort de ses armes[531]. En satisfaisant son ambition, Sapor voulait encore tirer vengeance des secours qu'Arsace avait fournis à Julien, et des ravages qu'il avait commis dans la Médie[532]. Nous allons maintenant retracer le récit de cette lutte opiniâtre; mais pour en mieux saisir toutes les circonstances, il faut remonter un peu plus haut, et faire connaître les révolutions survenues à la cour d'Arménie.

[526] Quibus exitiale aliud accessit et impium, ne post hæc ita composita, Arsaci poscenti contra Persas ferretur auxilium, amico nobis semper et fido. Amm. Marc., l. 25, c. 7. Voy. ci-devant p. 162, note 3, liv. XV, § 11.—S.-M.

[527] Postea contigit, ut vivus caperetur idem Arsaces, et Armeniæ maximum latus Medis conterminans, et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Voyez aussi ci-devant, p. 163, note 3 et p. 164, n. 1, liv. XV, § 11.—S.-M.

[528] Voyez ci-devant, p. 160, liv. XV, § 10.—S.-M.

[529] Et primò per artes fallendo diversas, nationem omnem renitentem dispendiis levibus afflictabat, sollicitans quosdam optimatum et satrapas, alios excursibus occupans improvisis. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Le même auteur avait déjà dit, l. 25, c. 7: Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi.—S.-M.

[530] Rex vero Persidis longævus ille Sapor....injectabat Armeniæ manum, ut eam.....ditioni jungeret suæ. Amm. Marc. l. 27, c. 12.—S.-M.

[531] Les paroles d'Ammien Marcellin sembleraient faire croire que, selon cet historien, l'Arménie avait été comprise dans le traité fait avec Jovien. Il s'exprime ainsi, l. 27, c. 12. Sapor.... post imperatoris Juliani excessum et pudendæ pacis icta fœdera, cum suis paulisper nobis visus amicus, calcata fide sub Joviano pactorum, injectabat Armeniæ manum..... velut placitorum abolita firmitate. Sapor pouvait ne pas se montrer ami des Romains, en attaquant un prince qui avait été et qui était encore leur allié; mais il ne violait pas précisément la paix conclue, puisque le traité avait expressément spécifié que les Romains n'accorderaient point à Arsace les secours qu'il pourrait demander, s'il était attaqué par Sapor, ne....Arsaci poscenti contra Persas ferretur auxilium. Comme Ammien Marcellin insiste sur cette clause, l. 25, c. 7, et qu'il en fait un vif reproche à Jovien, il est clair qu'il n'a pas songé à établir une exacte relation entre les deux endroits de son histoire, où il parle du traité fait avec les Perses, après la mort de Julien. Voy. aussi ci-devant, l. XV, § 11, p. 162, note 3. Cependant le même historien relate encore dans un autre endroit la convention faite avec Jovien, qui s'était engagé à ne pas défendre l'Arménie, attaquée par les Perses; hoc solo contenti (Persæ), quod ad imperatorem misêre legatos, petentes nationem eamdem, ut sibi et Joviano placuerat, non defendi. Amm. Marc. l. 27, c. 12. Il s'agit ici d'une ambassade envoyée par les Perses en 372, sur ce qu'au mépris des traités les Romains secouraient l'Arménie.—S.-M.

[532] Quod ratione gemina cogitatum est, ut puniretur homo, qui Chiliocomum mandatu vastaverat principis, et remuneret occasio, per quam subinde licenter invaderetur Armenia. Amm. Marc. l. 25, c. 7.—S.-M.

IV.

[Révolutions de l'Arménie.]

[Amm. l. 20, c. 11 et l. 23, c. 2.

Faust. Byz. hist. Arm. l. 4, c. 15.

Mos. Chor. hist. Arm. l. 3, c. 24.

Mesrob, hist. de Ners. c. 2 et 3.]

—[Le mariage contracté par le roi d'Arménie, avec la princesse Olympias, avait mis un terme aux longues indécisions de ce prince. Cet honneur insigne lui inspira une si vive reconnaissance, qu'il se décida enfin à rompre pour toujours avec le roi de Perse. C'était la première fois que l'orgueil romain consentait à s'allier au sang des Barbares: l'empire en murmurait[533], mais Arsace ne cessait en toute occasion de témoigner son dévouement pour Rome et pour Constance. Son zèle ne se démentit point tant que l'empereur vécut; aussi quand ce monarque se rendit dans l'Orient pour y combattre les Perses, Arsace s'empressa-t-il d'aller à sa rencontre, comme un sujet fidèle; et il revint dans ses états comblé de présents, et plus que jamais décidé à ne plus séparer sa cause de celle des Romains[534]. La mort prématurée de son bienfaiteur le mit dans une position difficile. Ses sentiments pour la mémoire de Constance, l'influence d'Olympias, l'attachement qu'il avait conservé pour la religion chrétienne, malgré tous les crimes dont il s'était souillé, devaient l'éloigner de Julien, ennemi lui-même de ceux que son prédécesseur avait protégé[535]. D'un autre côté, les intrigues de sa première épouse Pharandsem, qui cherchait à reprendre le rang qu'elle avait perdu, et l'opposition des princes dont il avait mérité la haine par ses cruautés, venaient encore jeter le trouble et la terreur dans l'ame d'Arsace, naturellement timide et irrésolue. C'est là ce qui lui avait mérité les reproches que Julien lui adressait en termes si fiers et si outrageants[536], quand, près d'entreprendre son expédition de Perse, il le sommait d'attaquer Sapor avec ses meilleures troupes du côté de la Médie[537]. En répudiant Pharandsem, Arsace n'avait pu oublier entièrement l'amour que cette princesse lui avait inspiré. Au lieu de la punir de l'aversion qu'elle lui témoignait, il avait allumé dans le cœur de cette femme orgueilleuse toutes les fureurs de l'ambition et de la jalousie. Pharandsem n'aimait pas le roi; la mort de son premier époux[538] était toujours présente à sa mémoire; mais indignée de voir une rivale préférée et honorée, tenir en Arménie le haut rang qu'elle avait occupé, elle ne songea plus qu'à recouvrer son pouvoir sur le faible Arsace et sur l'Arménie. Le crédit de son père et de sa famille, sa beauté, l'avantage d'avoir donné le jour à l'héritier du trône[539], l'amour enfin qui ramenait souvent Arsace à ses pieds, réunissaient autour d'elle un parti nombreux; et peut-être sans la crainte d'irriter les Romains, Arsace aurait-il consenti à renvoyer Olympias. Aussi embarrassé entre ses deux épouses qu'il l'avait été jadis entre les deux monarques, dont il avait tour à tour recherché l'alliance, les scènes qui troublaient sa cour faisaient le scandale et la honte de l'Arménie. Tant de faiblesse devait conduire à de nouveaux crimes. Aussi un attentat, non moins affreux que tous ceux par lesquels avait déjà été signalé le règne de ce coupable prince, vint bientôt frapper d'horreur tout le royaume. Lassée de persécuter Olympias, Pharandsem eut recours au fer et à la trahison pour se délivrer d'une rivale détestée. Ces moyens ne lui ayant pas réussi, le plus odieux sacrilége ne l'épouvanta pas. C'est jusqu'au pied des autels qu'elle poursuivit sa victime. Un prêtre au service de la cour fut le ministre de sa vengeance; et c'est au milieu du saint sacrifice, en présence de son Dieu, que l'infortunée Olympias reçut, avec le pain consacré, le poison subtil qui ne tarda pas à terminer ses jours[540]. L'histoire a conservé le nom de ce scélérat[541]. C'était un certain Merdchiounik, du canton d'Arschamouni[542], au pays de Daron; il obtint pour prix de son forfait, le bourg de Gomkoun où il était né. Après la mort d'Olympias, Pharandsem ne fut pas long-temps sans reprendre son empire sur l'esprit du roi, qui, en se laissant guider par elle, et en lui rendant le titre de reine, s'associa au crime qu'elle venait de commettre. Le patriarche Nersès, qui avait conseillé et conclu le mariage du roi avec Olympias, fut enveloppé dans le désastre de cette princesse. Trop convaincu enfin qu'il n'y avait plus rien à espérer d'Arsace, il quitta cette cour impie, où il n'était resté que pour défendre Olympias, et pour arrêter, s'il était possible, par sa présence, les cruautés du roi. Depuis lors, il ne reparut plus devant Arsace: retiré dans un asile éloigné[543], il y déplorait, en silence, les malheurs de sa patrie. Le roi alors fit déclarer patriarche un de ses serviteurs, qui se nommait Tchounak. Les évêques du royaume furent invités à le reconnaître; tous s'y refusèrent, à l'exception des prélats de l'Arzanène et de la Cordouène[544]. Tchounak passait pour un homme instruit, mais il était faible; il n'osait élever la voix contre les flatteurs d'Arsace, ni blâmer les crimes de ce prince; il ne savait qu'obéir à ses ordres.

[533] Voyez ci-devant, t. 2, p. 242, livre X, § 23, et p. 346 et 347, l. XI, § 23.—S.-M.

[534] Constantius accitum Arsacem Armeniæ regem, summaque liberalitate susceptum præmonebat et hortabatur, ut nobis amicus esse perseveraret et fidus. Audiebat enim sæpius eum tentatum a rege Persarum fallaciis, et minis, et dolis, ut Romanorum societate posthabita, suis rationibus stringeretur. Qui crebrò adjurans animam prius posse amittere quam sententiam, muneratus cum comitibus quos duxerat, rediit ad regnum, nihil ausus temerare postea promissorum, obligatus gratiarum multiplici nexu Constantio. Amm. Marc. l. 20, c. 11.—S.-M.

[535] Voyez ci-devant, p. 37, note 3, liv. XIII, § 31.—S.-M.

[536] Voy. ci-dev., p. 37-43, l. XIII, § 31 et 32, et p. 63, l. XIV, § 6.—S.-M.

[537] Arsacem monuerat Armeniæ regem, ut collectis copiis validis jubenda opperiretur, quò tendere, quid deberet urgere, properè cogniturus. Amm. Marc. l. 23, c. 2.—S.-M.

[538] Voy. t. 2, p. 228, liv. X, § 13.—S.-M.

[539] Ce prince appelé Para par Ammien Marcellin, est nommé Bab ou Pap, par les Arméniens. Voy. t. 2, p. 232, note 2, liv. X, § 14.—S.-M.

[540] C'est faute d'avoir connu ces détails que tous les auteurs modernes, tels que le savant Tillemont, et après lui Lebeau et Gibbon (t. 5, p. 103 et 106), ont prolongé jusqu'en 372, l'existence d'Olympias, lui attribuant ce qu'Ammien Marcellin raconte, l. 27, c. 12, de la reine d'Arménie, mère du jeune Para, fils du roi Arsace. Olympias n'est mentionnée que deux fois dans toute l'antiquité; d'abord dans S. Athanase (ad monach. t. 1, p. 385), et une autre fois dans Ammien Marcellin, l. 20, c. 11. Partout ailleurs cet historien ne se sert plus que des mots regina, on bien Arsacis uxor. Ce devait en être assez pour faire douter qu'il fût en effet question d'une même personne, dans les divers passages de cet auteur. Tillemont (Hist. des Emp., Valens, n. 12) a bien remarqué cette différence, mais pour en rendre raison, il aurait fallu qu'il eût connu les détails de l'histoire d'Arménie. Une considération fort juste fut la cause de son erreur, qui d'ailleurs était presque inévitable. Voyant que le fils d'Arsace, quoique fort jeune en 372, était cependant déja en état de gouverner par lui-même, et sachant qu'Olympias, mariée en 358 avec Arsace, vivait encore en l'an 360, il en a conclu qu'il ne pouvait être né d'une femme épousée après la mort d'Olympias. D'un autre côté, la reine qui avait survécu à la captivité d'Arsace étant mère de Para, elle ne pouvait être une autre qu'Olympias, à moins qu'on ne la supposât une première épouse d'Arsace, dont rien n'indiquait l'existence. Il aurait fallu admettre qu'Arsace avait eu deux femmes à la fois. Tillemont repousse cette idée, «Arsace qui était chrétien, dit-il, n'avait pas deux femmes en même temps.» Il se trouve justement que cette considération, aussi raisonnable que vraisemblable, est fausse; mais je le répète, il était impossible de le deviner, sans la connaissance des monuments historiques de l'Arménie. Tillemont est tout-à-fait exempt de blâme sous ce rapport; mais il n'en est pas de même de Lebeau et de Gibbon, car à l'époque où ils écrivaient, Moïse de Khoren avait été publié avec une version latine. Cet auteur distingue bien les deux femmes d'Arsace, Pharandsem et Olympias, et il fait voir clairement que le roi Bab ou Para était fils de la première.—S-M.

[541] Moïse de Khoren qui a raconté, l. 3, c. 24, l'histoire de l'empoisonnement d'Olympias, n'a pas rapporté le nom de son assassin; on le trouve dans Faustus de Byzance, l. 4, c. 15, et dans l'histoire de saint Nersès par Mesrob (c. 2, p. 71, édit. de Madras). Celle-ci l'appelle un peu différemment, Merdchemnig.—S.-M.

[542] Ce canton s'appelait aussi Aschmouni; ce qui n'est qu'une altération de l'autre nom. Cette dénomination venait de la ville d'Arschamaschad, appelée aussi Aschmouschad par une corruption du même genre. C'est l'Arsamosata des anciens, c'est-à-dire la ville d'Arsame, du nom d'un prince qui avait régné dans cette région au 3e siècle avant notre ère. L'étendue du pays d'Arschamouni a beaucoup varié. Il était situé près du bras méridional de l'Euphrate, au nord des montagnes qui séparent la Mésopotamie de l'Arménie. Voyez à ce sujet mes Mém. hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 100 et 105.—S.-M.

[543] Selon Mesrob, historien du dixième siècle, qui a écrit en arménien une vie de S. Nersès, remplie de fables et de faits controuvés, le patriarche se retira à Édesse (c. 4, p. 82, édit. de Madras). Cette indication peut être admise malgré le peu de confiance que doit, en général, inspirer cet auteur. Ce Mesrob qui était prêtre dans le bourg de Hoghots-gegh, dans le canton de Vaïots-dsor, dépendant de la province de Siounie, écrivit son ouvrage en l'an 962.—S.-M.

[544] Selon le même Mesrob (ch. 4, p. 83), ce Tchounak fut sacré par George, évêque de Karhni, ville du pays d'Ararad au nord de l'Araxes, qui fut assisté par Dadjad, évêque des Andsevatsiens dans la Moxoène, et par Siméon, évêque de l'Arzanène, (en arménien Aghdsnikh).—S.-M.

V.

[Arsace fait une irruption dans la Médie.]

[Amm. l. 23, c. 3, et l. 25, c. 7.

Faust. Byz. l. 4, c. 25.]

—[Ayant ainsi rompu tous les liens qui, en l'attachant à la mémoire de Constance, l'éloignaient de son successeur, et se trouvant dirigé par une femme qui avait de si puissants motifs de redouter l'alliance du roi de Perse, dont elle l'avait déja détaché une fois[545], Arsace n'eut plus aucune raison qui l'empêchât de seconder de toutes ses forces l'entreprise de Julien. Ses tergiversations, ses irrésolutions[546], qui devaient lui venir d'Olympias et du patriarche Nersès, firent place à des sentiments tous contraires qui lui étaient sans doute communiqués par Pharandsem. L'empereur n'eut plus besoin d'ordres pour presser un allié incertain: Arsace devançait ses vœux, et dans le temps où lui-même descendait l'Euphrate pour aller assiéger Ctésiphon, le roi d'Arménie se jetait de son côté sur les provinces de Sapor[547]. L'influence seule de Pharandsem suffit pour expliquer tous ces changements. La déposition du patriarche fut peut-être encore un dernier sacrifice destiné à apaiser les soupçons de Julien[548]. Tandis que le comte Sébastien et Procope, à la tête de l'armée de Mésopotamie, se préparaient à franchir le Tigre, pour appuyer les opérations de Julien, le roi d'Arménie rassemblait ses soldats pour faire une irruption dans la Médie, et effectuer sa jonction avec les généraux romains[549]. Aussitôt que les troupes auxiliaires qu'il avait demandées aux rois des Huns[550] et des Alains[551] furent arrivées, il se mit avec le connétable Vasag à la tête de son armée, et il pénétra dans l'Atropatène[552], où il mit tout à feu et à sang. Ammien Marcellin, qui raconte les ravages commis par Arsace dans le canton de la Médie, qu'il appelle Chiliocome[553], est le garant de la véracité de l'historien arménien Faustus de Byzance. Les succès du roi d'Arménie rendirent plus périlleuse la situation du monarque persan et les inquiétudes de Sapor furent telles, qu'au moment même où il voyait ses états sur le point d'être envahis par un ennemi bien plus formidable en apparence, qui menaçait déja la capitale de l'empire, il se crut obligé de se porter d'abord contre les Arméniens. Durant tout le temps que Julien fut sur le territoire persan, Sapor resta dans la Persarménie[554], sans pouvoir y obtenir aucun avantage sur les Arméniens, qui le battirent même dans les environs de Tauriz[555]. Sa position devenait tous les jours plus critique. La marche rapide de Julien l'alarmait. Ce monarque, en faisant sa jonction avec les troupes qu'il avait laissées en Mésopotamie, allait se trouver en communication avec Arsace[556]; et Sapor qui n'était pas en mesure de résister aux trois armées réunies, n'aurait pu empêcher l'empereur de s'avancer en vainqueur dans l'intérieur de la Perse[557]. Le prince sassanide fit alors partir de son camp dans la Persarménie, le général Suréna, pour entrer s'il était possible en négociation avec les Romains, et bientôt après traversant les montagnes des Curdes, il se dirigea, avec la meilleure partie de ses forces, vers l'Assyrie, pour faire en personne tête à l'orage. Il s'approchait à grandes journées du Tigre, quand Julien fut tué[558].

[545] Voy. t. 2, p. 233 et 235, liv. X, § 16 et 17.—S.-M.

[546] Voy. ci-devant, p. 37-43, l. XIII, § 31 et 32.—S.-M.

[547] Chiliocomum mandatu vastaverat principis. Amm. Marc. l. 25, c. 7. Voyez ci-devant, p. 163, l. XV, § 11.—S.-M.

[548] Voy. ci-devant, page 39, note 4, liv. XIII, § 31.—S.-M.

[549] Mandabatque (Julianus) eis, ut si fieri potius posset, Regi sociarentur Arsaci: cumque eo per Corduenam et Moxoenam, Chiliocomo uberi Mediæ tractu, partibusque aliis præstricto cursu vastatis, apud Assyrios adhuc agenti sibi concurrerent, necessitatum articulis adfuturi. Amm. Marc. l. 23, c. 3.—S.-M.

[550] Cette indication est de Faustus de Byzance, l. 4, c. 25. Les Huns qui ne semblent paraître pour la première fois dans l'histoire du Bas-Empire qu'en l'an 376, d'une manière un peu importante, sont connus depuis une époque plus ancienne par les auteurs arméniens; ce qui n'est pas étonnant, puisque les Arméniens étaient plus voisins des pays qu'ils habitaient. Leurs historiens font mention des guerres que leur roi Tiridate qui régna depuis l'an 259 jusqu'en 312, soutint contre ces peuples qui avaient fait une irruption en Arménie. J'ai déja remarqué, t. 2, p. 177, n. 1, l. IX, § 30, qu'il était bien probable que la nation alliée des Perses qui est appelée Chionitæ par Ammien Marcellin, (l. 16, c. 9, l. 17, c. 5, et l. 19, c. 1 et 2) était la même que celle des Huns qui s'était mise alors à la solde du roi de Perse comme nous la voyons maintenant au service du roi d'Arménie. Il est bien probable que les Huns n'étaient pas plus inconnus aux Persans qu'aux Arméniens. Les Huns étaient des peuples semblables aux Alains, aux Massagètes et aux autres nations établies entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, qui, soit isolément, soit ensemble, passaient souvent le mont Caucase, pour combattre ou pour servir les rois et les peuples qui se trouvaient au-delà de cette montagne. Nous aurons d'autres fois occasion de faire la même remarque.—S.-M.

[551] Les auteurs anciens et les Arméniens nous apprennent que les Alains erraient autrefois dans les vastes plaines désertes qui s'étendent au nord du mont Caucase. Ils faisaient de là de si fréquentes incursions au midi de cette montagne, que le grand défilé qui la traverse vers le milieu, en reçut chez les Arméniens le nom de porte des Alains. Il est certain qu'ils étaient établis, dès le premier siècle de notre ère, dans ces régions. Vers cette époque, ils firent dans l'Arménie une grande invasion qui est relatée dans l'histoire de Moïse de Khoren (l. 2, c. 47). La guerre se termina par une alliance entre les deux nations et le roi d'Arménie épousa Sathinik, fille du roi des Alains. Dans la suite, les enfants du roi d'Arménie passèrent le Caucase pour aller soutenir les droits du frère de Sathinik contre un usurpateur qui lui disputait son héritage (Mos. Chor., l. 2, c. 49). Une des familles nobles de l'Arménie, qui portait le nom d'Aravélienne, était Alaine d'origine (Mos. Chor., l. 2, c. 55).—S.-M.

[552] Ce pays portait, en arménien et en persan, le nom d'Aderbadegan, on l'appelle à présent Aderbaïdjan. (Voyez t. 1, p. 408, note 3, liv. VI, § 14). Cette région fut long-temps gouvernée par des rois particuliers, dont les derniers furent de la race des Arsacides; ensuite, selon les diverses fortunes de la guerre, elle appartint en tout ou en partie aux Persans ou aux Arméniens. Quand ces derniers en étaient les maîtres, ils y entretenaient pour la garde de cette frontière, un officier qui résidait dans la ville de Tauriz, dont il sera question ci-après dans la note 4. (Faust. Byz., l. 4, c. 21, et l. 5, c. 4 et 5. Mos. Chor., l. 2, c. 84).—S.-M.

[553] Voyez ci-devant, p. 163, l. XV, § 11.—S.-M.

[554] Voyez ci-devant, p. 158, note 2, liv. XV, § 9.—S.-M.

[555] Cette ville, qui a été décrite par un grand nombre de voyageurs, est capitale de l'Aderbaïdjan, l'Atropatène des anciens, et actuellement la résidence du prince héritier du royaume de Perse. Elle porte encore le même nom. Cependant on l'appelle plus ordinairement Tébriz; c'est ainsi qu'elle est désignée dans les livres persans; l'autre dénomination est plus en usage dans le peuple et parmi les Arméniens, chez lesquels la prononciation de ce nom a varié plusieurs fois; car on le trouve dans leurs écrits sous les formes Thavresch et Tavrej. Les Arméniens expliquent d'une manière fabuleuse l'origine de ce nom; le vrai est qu'on l'ignore. Peut-être est-il venu de la Perse; car le véritable nom de cette ville, chez les Arméniens, était Kandsak ou Gandsak, qui paraît dans les auteurs anciens et dans les byzantins, sous les formes Γάζα, Γάζακα, Γαζακὸν, et Καντζάκιον. Ιl serait possible que cette dénomination lui vînt de ce que les trésors des rois du pays y étaient déposés; car le mot Gaza, qui se trouve avec ce sens dans le grec et le latin, existe aussi dans les langues orientales. Kenz, en persan et en arabe, et Gandz, en arménien, ont la même signification. On pourrait trouver dans les temps modernes des exemples de dénominations analogues. Pour distinguer cette ville d'une autre cité du même nom, située dans l'Arménie septentrionale, non loin du Cyrus, et voisine de l'Albanie, ils l'appellent Gandsak Schahasdan ou Gandsak Aderbadakani, c'est-à-dire Gandsak royale ou Gandsak de l'Aderbadagan. Elle devait encore à sa magnificence et à sa force les surnoms de Seconde Ecbatane et de ville aux sept enceintes. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 129.—S.-M.

[556] Voyez ci-devant, p. 126, l. XIV, § 39.—S.-M.

[557] Voyez ci-devant, p. 120, l. XIV, § 35; p. 157, et p. 158, note 2, l. XV, § 9.—S.-M.

[558] J'ai déjà fait voir, p. 158, note 2, que le roi de Perse n'était pas encore arrivé en présence des Romains quand Julien fut tué. Aux autorités que j'y ai déja alléguées, on peut joindre encore ce passage dans lequel Ammien Marcellin rapporte, l. 25, c. 7, que le roi avait été informé, pendant qu'il s'approchait, des pertes éprouvées par son armée avant son arrivée. Rex Sapor et PROCUL ABSENS, ET CUM PROPÈ VENISSET, exploratorum perfugarumque veris vocibus docebatur fortia facta nostrorum, fœdas suorum strages, et elephantos, quot numquam rex antè meminerat, interfectos.—S.-M.

VI.

[Sapor attaque l'Arménie.]

[Amm. l. 25, c. 7 et l. 27, c. 12.

Faust. Byz. l. 4, c. 21.

Mos. Chor. l. 3, c. 36.]

—[Cet événement tira le roi de Perse d'embarras: de suppliant il devint le maître d'imposer aux Romains de dures conditions; mais il préféra une modération apparente, qui livrait un royaume entier à son ambition et à sa vengeance. Peu de temps après que le traité eut été conclu et mis à exécution, ses troupes filèrent vers le nord pour tomber sur l'Arménie, laissée à ses seules ressources. Cependant ce ne fut pas uniquement à la force que Sapor fut redevable de ses succès. Il connaissait assez bien l'Arménie pour savoir qu'il n'était pas facile de pénétrer dans un pays hérissé de montagnes escarpées, coupé de vallées[559] profondes et de torrents rapides, et rempli de tant de difficultés naturelles, qu'il présentait presque partout aux habitants d'excellents moyens de défense. C'était en pratiquant des intelligences dans ce royaume, en le minant par de secrètes intrigues, en le fatiguant par de soudaines irruptions, renouvelées souvent sur une multitude de points à la fois, que Sapor pouvait espérer d'en achever la conquête[560]. Il voulait que la nation accablée, épuisée s'en prît à son roi de tous les maux qu'elle éprouvait. Pour désunir les dynastes du pays, et les armer contre leur souverain, ou les uns contre les autres, il flattait ceux-ci, attaquait ceux-là, portant partout la terreur et le désordre[561]. Les deux apostats, Méroujan l'Ardzrounien[562], et Vahan le Mamigonien[563], le secondèrent puissamment dans l'exécution de ses desseins. Les vastes possessions du premier lui ouvraient un passage jusque dans le centre du pays. L'ambition, la soif de la vengeance et la haine que Méroujan nourrissait contre le christianisme, furent les meilleurs auxiliaires de Sapor. Les liens de parenté qui unissaient les deux rebelles avec les grandes familles, pour la plupart ennemies du roi, favorisaient les succès de Méroujan. Pour l'encourager davantage, Sapor le flattait de l'espoir de monter sur le trône d'Arménie après la soumission complète du royaume, et sa sœur Hormizdokht, qu'il lui avait donnée en mariage[564], était garante de ses promesses. Fier d'une aussi belle alliance[565], Méroujan, soit seul, soit uni aux Persans, ne cessait de porter le fer et le feu dans le cœur de l'Arménie. Les princes de la noble famille de Camsar[566] n'y étaient plus pour la défendre: égorgés, dépouillés, exilés par Arsace, réfugiés chez les Romains, ils étaient forcés d'être les spectateurs de la ruine de leur patrie; il ne leur était pas même permis de s'associer à ses malheurs.

[559] C'est à cette disposition physique que la plupart des provinces ou cantons de l'Arménie doivent les terminaisons de dsor, phor et hovid, qui entrent dans la composition de leurs noms. Ces mots signifient tous vallée, creux, enfoncement. Les auteurs anciens avaient déja fait cette remarque; car Strabon en racontant, l. 17, p. 532, que Tigrane, retenu dans sa jeunesse en otage chez les Parthes, n'avait recouvré sa liberté qu'au prix d'une portion de ses états, dit qu'il fut obligé de leur abandonner soixante-dix vallées, ἑβδομήκοντα αὐλῶνας, c'est-à-dire soixante-dix cantons.—S.-M.

[560] Voyez les passages d'Ammien Marcellin, rapportés ci-devant, p. 270, note 2, liv. XVII, § 3.—S.-M.

[561] Sollicitans quosdam optimatum et satrapas, alios excursibus occupans improvisis. Amm. Marc., l. 27, c. 12.—S.-M.

[562] Voyez t. 2, p. 236, l. X, § 19.—S.-M.

[563] Voyez t. 2, p. 239, l. X, § 20.—S.-M.

[564] Selon Faustus de Byzance (l. 5, c. 59), cette princesse avait épousé le prince Mamigonien Vahan, qui s'était associé à l'apostasie de Méroujan et à sa haine contre l'Arménie. Selon Moïse de Khoren, au contraire, l. 3, c. 29 et 48, Vahan s'était marié à une princesse de la famille des Ardzrouniens, nommée Dadjadouhi, qui était sœur de Méroujan. C'est même cette grande parenté qui aurait donné naissance à leur intime union. Voy. t. 2, p. 239, l. X, § 20. Selon les deux historiens arméniens (Faust. Byz., l. 5, c. 59, et Mos. Chor., l. 3, c. 48), cet apostat périt par les mains de son fils Samuel, qui après ce meurtre chercha d'abord un asile dans la Chaldée Pontique, et puis ensuite chez les Romains. Il est à remarquer que Moïse de Khoren, par inadvertance sans doute, a placé dans ce dernier récit le nom de Vartan pour celui de Vahan. On peut voir, t. 2, p. 234, l. X, § 17, comment Vartan, frère de Vahan et du connétable Vasag, était mort victime de la perfidie du roi Arsace. Je crois, au sujet de ce mariage, devoir préférer le témoignage de Moïse de Khoren à celui de Faustus de Byzance; car si Vahan avait épousé Hormizdokht, il n'aurait pu être appelé le beau-frère de Méroujan; d'ailleurs Sapor n'avait pu donner sa sœur qu'au principal chef de ses partisans en Arménie, et il est évident par le récit des deux historiens arméniens que Méroujan fut toujours considéré comme occupant le premier rang.—S.-M.

[565] Moïse de Khoren rapporte (l. 3, c. 36), que Sapor donna en même temps à Méroujan plusieurs bourgs et diverses possessions en Perse.—S.-M.

[566] Voyez t. 2, p. 240, l. X, § 22. Voyez aussi, sur l'origine de cette famille, tome 1, page 408, note 1, l. VI, § 14. Le nom de Camsar venait d'un surnom que portait le premier de cette race, qui était venu s'établir en Arménie. Ce prince, fils de Pérozamad, et illustre par son courage, avait été blessé dans une bataille livrée par les Perses au grand Khakan de l'Orient. Comme il avait eu une portion du crâne emporté dans cette occasion, on lui donna le surnom de Camsar, dérivé des mots persans Kam (moins) et sar (tête), c'est-à-dire tête diminuée (Mos. Chor., l. 2, c. 84).—S.-M.

VII.

[Arsace résiste seul au roi de Perse.]

[Faust. Byz. l. 4, c. 22, 26-43 et 45-49.]

—[Cependant Arsace réduit à ses seules forces se prépara à soutenir dignement la lutte périlleuse dans laquelle il était engagé. Pharandsem, non moins illustre par son courage que par sa beauté, lui inspirait sans doute une partie de la noble énergie de son ame. Sans espoir d'être secouru par les Romains, sans moyen de désarmer la colère de Sapor, il prit le parti de ne devoir son salut qu'à lui-même. Aussitôt que les chefs des corps d'observation, placés dans l'Atropatène et à Gandsak-Schahastan, à présent Tauriz, eurent annoncé l'approche des ennemis, le connétable Vasag, dont la valeur et l'activité étaient infatigables, disposa tout pour une vigoureuse résistance. Cependant les soldats de Sapor s'avançaient vers l'Arménie, sur trois points à la fois. Hazaravoukhd commandait la première armée; la seconde marchait sous les ordres d'Andékan; le roi lui-même s'était réservé la troisième. A son exemple, Arsace divisa ses troupes en trois corps, destinés à faire face à chacune des armées persannes. Le premier fut confié au connétable; le second à Bagas, frère du roi, guerrier plus brave que prudent; Arsace garda le commandement du troisième. Les Persans étaient déja dans l'intérieur du royaume, et la division commandée par Hazaravoukhd avait passé l'Araxe, quand le connétable se présenta pour la combattre dans les plaines d'Érével, au pays de Vanand[567]. Le choc fut terrible; et les Persans vaincus furent obligés de recourir à la fuite, abandonnant aux Arméniens un immense butin et tous leurs éléphants. Le même jour, dit-on, le frère du roi triomphait sur un autre point: il avait rencontré les ennemis sur les bords septentrionaux du lac de Van à Arhesd[568], où quarante ans avant, Vatché, père du connétable Vasag, avait défait les Persans, unis aux rebelles de l'Arménie méridionale[569]. Le général de Sapor fut tué, laissant une victoire complète aux Arméniens, qui perdirent de leur côté celui qui les commandait. Bagas, emporté par sa valeur, s'était précipité au milieu des éléphants: un d'entre eux, qui était d'une taille extraordinaire, magnifiquement orné, et qui portait les marques royales, frappa ses regards; il crut que Sapor le montait; il met pied à terre, s'avance l'épée à la main et le frappe; dans l'instant même l'éléphant tombe accablé par une grêle de traits, et il écrase sous lui l'imprudent guerrier. Arsace n'était pas moins heureux de son côté contre Sapor lui-même. Ce prince s'était posté à Oskha dans la province de Pasen[570]. Arsace surprit son camp à la faveur de la nuit, passa au fil de l'épée un grand nombre de ses soldats, et le contraignit de prendre honteusement la fuite. Sapor résolut, après ce triple revers, de ne plus envoyer des corps de troupes considérables en Arménie, mais de harceler ce pays par de continuelles attaques, ou par de subites invasions, pour détruire en détail les forces de son adversaire: cette tactique lui réussit mieux. Malgré cela, Vasag, toujours à la tête des armées royales, ne cessait de faire partout face aux Persans, volant sans cesse d'une extrémité à l'autre du royaume: on le voyait sur toutes les frontières, chassant, repoussant, détruisant les ennemis de son roi; réprimant, punissant les rebelles, et déjouant ainsi tous les projets de Sapor, dont il rendait la réussite plus que douteuse. Plus d'une fois même il pénétra sur le territoire persan, et il y vengea par de sanglantes représailles les maux de l'Arménie. L'historien contemporain, Faustus de Byzance, a conservé les noms de tous les chefs[571] persans qui ravagèrent alors l'Arménie par les ordres de leur roi. Je ne donnerai pas ici le fastidieux récit d'expéditions toutes semblables, il me suffira de dire que ces généraux vaincus ou maltraités par les Arméniens furent toujours repoussés avec perte[572]. Enfin, après quatre ans d'une résistance glorieuse, signalée par une multitude de combats, l'Arménie intacte semblait encore défier tous les efforts de ses ennemis. Le traître Méroujan et ses adhérents, trompés dans leurs espérances criminelles, étaient obligés de cacher leur honte au milieu des ennemis de leur patrie. Si Arsace avait eu affaire à un adversaire moins opiniâtre, ou animé d'une haine moins vive, il aurait pu se tirer avec honneur d'une lutte aussi inégale. L'Arménie, épuisée, fatiguée de victoires, n'avait plus les moyens de renouveler ou de continuer une guerre si sanglante: des armées persannes remplaçaient sans cesse celles qui avaient été défaites. Arsace faisait encore bonne contenance, mais il ne pouvait dissimuler sa faiblesse, et le moment fatal où son sort devait se décider était arrivé.

[567] Ce pays, qui avait été occupé au deuxième siècle avant notre ère par une colonie de Bulgares, et qui avait pris le nom de leur chef Vound (Mos. Chor., l. 2, c. 6), faisait partie de la province d'Ararad et il était voisin du pays de Pasen. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 107 et 108.—S.-M.

[568] Ce bourg, où il se trouvait une pêcherie royale, était dans le pays des Peznouniens. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 26 et 252.—S.-M.

[569] Il s'agit ici d'une guerre faite à l'Arménie sous le règne de Chosroës II fils de Tiridate, par le dynaste des Peznouniens, nommé Tadapen ou Databès révolté contre son souverain (Faust. Byz., l. 3, c. 8).—S.-M.

[570] Voyez t. 1, p. 411, note 2, liv. VI, § 14.— S.-M.

[571] Une grande partie du quatrième livre de Faustus de Byzance, depuis le chapitre vingt-sixième jusqu'au cinquantième, est consacrée au récit de ces expéditions. Cet auteur fait connaître vingt-deux généraux persans différents, sur lesquels nous allons donner quelques notions sommaires. 1º Vin; il revint en Arménie après la prise du roi Arsace, pour achever la conquête du pays. 2º Andékan; différent, à ce qu'il paraît, de celui qui a été mentionné un peu plus haut; il périt dans son expédition. 3º Hazaravoukhd; il portait le même nom qu'un autre général défait par le connétable Vasag; il ravagea l'Arzanène, où il fut aussi vaincu par Vasag. Il périt dans le combat. L'histoire d'Arménie fait mention de plusieurs généraux persans qui vivaient à des époques plus modernes et qui s'appelaient de même Hazaravoukhd. 4º Vahridj; il fut vaincu et tué dans un lieu nommé Makhazian, dont la position est inconnue. 5º Goumand-Schahpour; celui-ci était accompagné du traître Méroujan. 6º Dehkan-Nahabied; il était Arménien et parent des Mamigoniens. 7º Souren; issu du sang des Arsacides; c'est celui dont il a déja été question ci-devant, p. 79, note 2, liv. XIV, § 15. 8º Abakan-Vsémakan. 9º Zik; il portait le nom de chef des messagers (Noviragabied) du roi. 10º Souren; il était Persan; c'est celui dont j'ai parlé ci-devant, page 79, note 2, liv. XIV, § 15. Il fut fait prisonnier. 11º Hrevscholom; il était parent du roi d'Arménie et de la même race, sans doute de la famille des Arsacides. 12º Alana-Ozan; il était aussi de la race des Arsacides. Il en sera encore question ci-après, p. 290, 393, § 10 et 11. 13º Boïekan; il est qualifié de grand prince persan. Il fut vaincu et tué auprès de Tauriz, dans l'Atropatène. 14º Vatchagan; ce nom fut porté par plusieurs des rois de l'Albanie Caucasienne. Il est dit que celui-ci était un des dynastes persans. Il fut vaincu dans le centre de l'Arménie, auprès du fort de Darioun, situé dans le canton de Gog, non loin des sources de l'Euphrate méridional. 15º Meschkan; dynaste persan. 16º Maridjan; autre dynaste. 17º Zindakapied; je soupçonne ce nom de n'être qu'un titre, attribué en Perse au surintendant des éléphants. Celui-ci n'est désigné que comme un simple général. 18º Le grand-maître de la garde-robe du Sakastan (Anterdsabied Sakesdan), pays appelé actuellement Sedjestan ou Sistan. Hanterdsabied signifie littéralement en arménien chef des vêtements. 19º Schabesdan Dagarhabied, c'est-à-dire le grand-échanson du Schabestan; j'ignore quel est ce pays. 20º Mogats Anterdsabied (le grand-maître de la garde-robe des mages); la nature et les fonctions de cette charge me sont également inconnues. 21º Hamparakabied (le grand-panetier du roi de Perse); il fut vaincu dans la Cordouène, auprès de la ville de Salmas, qui existe encore avec le même nom au nord-ouest du lac d'Ourmi; et enfin 22º Merhikan, qualifié du simple titre de général.—S.-M.

[572] Faustus de Byzance, ou plutôt les copistes qui nous ont transmis son histoire, pour relever d'autant les exploits des Arméniens, exalte outre mesure les forces des Persans; il ne les compte que par trois ou quatre cents myriades. Le même esprit d'exagération se remarque dans tout son ouvrage.—S.-M.

VIII.

[Les Arméniens trahissent leur roi.]

[Faust. Byz. l. 4, c. 50.]

—[Ce que la force n'avait pu, la trahison l'acheva; les secrètes menées de Sapor obtinrent enfin un plein succès auprès des seigneurs arméniens. Arsace était dans son camp sur le territoire persan, dans l'Atropatène, non loin du pays des Caspiens[573], quand il apprit la défection générale des grands du royaume et de toutes les familles puissantes. L'exemple fut donné par les dynastes du midi. Tous les satrapes de l'Arzanène[574], alliés par une origine commune avec la famille de Méroujan[575], se soulevèrent en même temps, fortifièrent leurs châteaux, garnirent de murs et de retranchements les issues de leurs vallées tournées vers l'Arménie, et se réunirent aux troupes du roi de Perse. On apprit presque aussitôt la révolte de la Gogarène[576] et des régions voisines situées sur la frontière septentrionale du royaume, du côté de l'Ibérie[577], vers les rives du Cyrus. Les princes de Gardman[578] et d'Artsakh[579] en firent autant. La contagion ne tarda pas à s'approcher du camp d'Arsace; les chefs de la Cordouène et des cantons voisins passèrent aussi du côté des Perses. Arsace n'eut bientôt plus les moyens de rentrer dans ses états; il se trouva cerné sur un territoire étranger. Tant de révolutions répandirent le désordre et la terreur dans son camp, et les murmures de ses soldats lui apprirent qu'il ne devait plus compter sur eux au moment du danger. Les princes mêmes qui ne le trahirent pas, l'abandonnèrent. Salmouth, seigneur de l'Anzitène[580], et le prince de la Sophène, regardant sa cause comme perdue et prévoyant tous les maux qui allaient fondre sur leur patrie, quittèrent le camp et se retirèrent chez les Romains.

[573] Les anciens plaçaient la Caspiène, c'est-à-dire le pays des Caspiens, dans le voisinage de l'Albanie, sur la rive droite du Cyrus, non loin de son embouchure dans la mer Caspienne, sur les frontières de l'Atropatène, à l'occident des Cadusiens, qui occupaient la plus grande partie du Ghilan moderne. Ce territoire semble répondre au pays qui porte actuellement le nom de Moughan, du côté de la ville d'Ardebil, dans l'Aderbaïdjan.—S.-M.

[574] Outre le pétéaschkh de l'Arzanène, Faustus de Byzance, § 4, c. 50, fait encore mention du pétéaschkh de Norschirag et des familles de Mahker et de Nihoragan. Le pays de Norschirag était sur les bords du Tigre, au nord de Ninive.—S.-M.

[575] La famille des princes de l'Arzanène, dont le chef portait par héritage le titre de pétéaschkh (voyez sur cette dignité, t. 2, p. 210, l. X, § 3, et ci-devant, p. 41, note 2, liv. XIII, § 32), descendait de Sennachérib, roi d'Assyrie, de même que la race des Ardzouniens, ainsi que nous l'apprend Moïse de Khoren, l. 1, c. 22. Schareschar, un des descendants de Sanasar, fils de Sennachérib, avait obtenu de Vagharschak, premier roi arsacide en Arménie, an milieu du deuxième siècle avant notre ère, le titre de grand-pétéaschkh du sud-ouest de l'Arménie ou du pays d'Aghdsen qui est l'Arzanène (Mos. Khor., l. 2, c. 7). Sa postérité était encore en possession de ce pays dix siècles après; un certain Abelmakhra, qui en était seigneur en l'an 896, en fut dépouillé par un prince arabe nommé Ahmed, qui régnait à Amid. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 164.—S.-M.

[576] Cette province, nommée par les Arméniens Koukar, et située sur les frontières de l'Ibérie, était aussi gouvernée par un grand pétéaschkh. Voyez sur ce pays mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 79-86.—S.-M.

[577] Comme les habitants de la Gogarène étaient pour la plupart de la même race que les Ibériens ou Georgiens, et que les gouverneurs militaires ou pétéaschkh de la frontière septentrionale de l'Arménie, étaient préposés pour défendre le royaume des attaques des Ibériens, ils étaient souvent appelés commandants militaires ou pétéaschkh de l'Ibérie, et leur pays recevait de là le nom d'Ibérie. Leur charge était héréditaire. Les Arméniens appellent les Ibériens Virk et leur pays Véria; c'est sans doute de là que vient le nom d'Iberia, que nous avons reçu des Grecs. Les Ibériens se désignent eux-mêmes par la dénomination de Kharthli.—S.-M.

[578] Ce pays, situé sur les bords du Cyrus, faisait partie de la province d'Arménie nommée Otène. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 87.—S.-M.

[579] Ce pays était aussi sur les bords du Cyrus, et limitrophe de l'Albanie. Ce nom d'abord propre à un petit canton, s'étendit ensuite à une grande partie de l'Arménie orientale. Voyez le même ouvrage, t. 1, p. 148-152.—S.-M.

[580] Voyez ci-devant, p. 43, note 1 l. XIII, § 32.—S.-M.

IX.

[Fidélité du patriarche Nersès.]

[Faust. Byz. l. 4, c. 51.]

—[La nouvelle de ces désastres jeta le trouble dans toute l'Arménie: les seigneurs, les chefs des villes et des campagnes, les gouverneurs et tous les officiers civils et militaires, se réunirent pour aviser aux moyens de préserver l'état des grands malheurs qui le menaçaient. Ils désiraient prévenir l'arrivée des Persans et désarmer Sapor, en lui envoyant une ambassade solennelle chargée de lui demander un autre roi, ou de lui livrer l'Arménie sans condition. Cependant ils n'osaient prendre, de leur chef, une aussi grande résolution; ils voulaient le consentement du clergé, très-prononcé contre les Perses; ils souhaitaient surtout que le patriarche Nersès approuvât et légitimât pour ainsi dire leur démarche. Ils vinrent donc le trouver dans sa solitude, et lui exposèrent la triste situation du royaume. «Voilà trente ans[581], lui dirent-ils, qu'Arsace est roi; il ne nous a jamais laissé une année de repos, jamais nous n'avons pu quitter nos épées, nos lances et nos cuirasses; épuisés de fatigues, il nous est impossible de supporter plus long-temps une telle lutte, il vaut mieux nous soumettre au roi de Perse et imiter ceux de nos compatriotes qui ont abandonné Arsace, pour se joindre à Sapor. Si le roi veut continuer la guerre, qu'il aille au combat avec son connétable Vasag et avec Antiochus, son beau-père; mais, pour sûr, aucun des nôtres ne marchera plus avec lui.» Les torts et les crimes d'Arsace eussent été plus grands encore qu'ils ne l'étaient, que Nersès n'aurait pu méconnaître quels étaient ses devoirs envers son roi, sa religion et son pays: aussi son langage fut-il bien opposé à ce qu'en attendaient les chefs arméniens. Le patriarche leur rappela les commandements de Dieu qui les obligeaient d'obéir à leur maître, sans juger sa conduite: il leur remontra que le Seigneur avait voulu les éprouver en leur donnant un prince injuste, mais qu'il n'en était pas moins leur souverain légitime, que l'Arménie était l'héritage des Arsacides, qu'on leur devait fidélité jusqu'au bout, et qu'enfin il ne fallait pas, en haine d'Arsace, livrer le pays à des infidèles; que ce serait trahir la loi de Dieu, dans laquelle on devait mettre sa dernière espérance. Les exhortations du saint patriarche furent si efficaces, que les seigneurs et les chefs arméniens consentirent à se séparer, sans envoyer vers le roi de Perse, et en abandonnant à Dieu le salut de l'Arménie.

[581] La guerre avait précédé l'avènement d'Arsace, qui, comme nous l'avons vu, t. 1, p. 406-412, l. VI, § 14, remonte à l'année 338, et on était alors en l'an 367. Il y avait donc effectivement trente ans que ce prince occupait le trône d'Arménie.—S.-M.

X.

[Arsace est prisonnier de Sapor.]

[Faust. Byz. l. 4, c. 52 et 53.

Mos. Chor. l. 3, c. 34.

Procop. de bell. Pers. l. 1. c. 5.]

—[Cependant Arsace était toujours au milieu de l'Atropatène, dans une situation désespérée; tous les jours, il voyait diminuer le nombre de ses soldats, et il ne comptait pas assez sur la fidélité de ceux qui lui restaient, pour aller avec eux tenter un dernier effort. L'armée qui le pressait, était commandée par un certain Alana-Ozan, issu d'une des nombreuses branches de la famille des Arsacides, qui subsistaient encore en Perse[582]. Le roi d'Arménie tenta de le gagner, en invoquant leur commune origine. «Tu es de mon sang et de ma race, lui disait-il; pourquoi me poursuis-tu avec tant d'acharnement? Je sais que c'est à regret que tu es venu me combattre, et que tu n'as pu éluder les ordres de Sapor. Laisse-moi quelques instants de repos, pour que je puisse me réfugier chez les Romains; je te donnerai des états, je te comblerai de bienfaits, je te traiterai enfin en bon et fidèle parent.» Ses offres et sa prière furent rejetés avec mépris. «Comment! lui répondit Alana-Ozan; tu n'as pas épargné les princes de Camsar[583], nos parents, qui te touchaient de bien plus près que moi, qui habitaient ton pays, qui suivaient ta religion; et tu penses que je t'épargnerai, moi qui suis éloigné de toi par ma patrie et par ma foi! tu t'imagines que, dans l'espoir de tes incertaines récompenses, j'irai perdre celles que je tiens de mon roi?» Il ne restait plus à Arsace d'autre ressource que de vendre chèrement sa vie; lui et son connétable étaient décidés d'aller chercher la mort au milieu des Perses. Le reste de l'armée refusait de s'associer à leur désespoir. Les messages continuels que Sapor ne cessait d'envoyer au camp, pour engager Arsace à venir traiter avec lui en s'abandonnant à sa foi, abusaient les soldats, et en leur faisant espérer la paix, les empêchaient de seconder la résolution de leur souverain. «Qu'il vienne conférer avec moi, disait le roi de Perse, je le recevrai comme un père; si nous ne nous accordons pas, je le renverrai en lui indiquant un lieu convenable pour combattre, et terminer nos différends par les armes.» Arsace était dans une position telle, qu'il ne pouvait accepter ni refuser les offres de Sapor. Devait-il, en effet, sans sûreté et sans garantie, aller trouver un roi, son mortel ennemi, également impatient de satisfaire son ambition et sa vengeance? Les siens, presque révoltés, joignaient leurs menaces aux invitations du monarque persan, qui, pour le rassurer complètement, lui adressa une lettre fermée d'un cachet, qui portait l'empreinte d'un sanglier. Tel était l'usage suivi par les rois de Perse, quand ils voulaient rendre leurs promesses inviolables[584]. Il fallut enfin se décider[585], Arsace et son connétable Vasag[586], s'acheminèrent donc, bon gré, mal gré, vers le camp des Perses, où aussitôt les gardes nobles de Sapor, les environnèrent comme pour leur faire honneur, et s'assurèrent de leurs personnes.

[582] Moïse de Khoren, l. 3, c. 34, donne à ce général le surnom de Balhavig ou Palhavik, commun à presque tous les princes issus de la famille des Arsacides de Perse. Ce surnom, selon le même auteur, l. 2, c. 27 et 65, leur venait de la ville de Balkh ou Balh, dans la Bactriane. C'est de cette ville, la Bactra des anciens, que les Arsacides tiraient leur origine, ou plutôt c'est là qu'ils s'étaient déclarés indépendants des Séleucides, plus de deux siècles avant notre ère.—S.-M.

[583] Voyez t. 2, p. 240, l. X, § 32.—S.-M.

[584] On ne trouve rien dans toute l'antiquité, sur cet usage, attesté de la manière la plus formelle par Faustus de Byzance, liv. 4, c. 53.—S.-M.

[585] L'histoire de la captivité du roi Arsace se trouve racontée dans Procope (de Bell. Pers. l. 1, c. 5), d'une manière toute conforme à ce que rapporte Faustus de Byzance. L'auteur grec atteste qu'il a puisé son récit dans les historiens arméniens (ἡ τῶν Ἀρμενίων ἱϛορία φησὶν, ou bien ἡ τῶν Ἀρμενίων συγγραφὴ λέγει); rien n'empêcherait donc de croire qu'il eût tiré sa narration de Faustus de Byzance lui-même. Il faut remarquer seulement que Procope au lieu de donner au roi de Perse son véritable nom, l'appelle, j'ignore par quelle raison, Pacurius. Ce n'est sans doute qu'une faute de copiste, Πακούριος pour Σαβούριος. Procope fait précéder son récit d'un petit abrégé, tiré aussi des livres arméniens, et dans lequel il raconte ce qui s'était passé avant la captivité du roi d'Arménie. Cet abrégé ressemble beaucoup à ce que j'ai extrait de Faustus de Byzance. On pourrait donc penser que Procope avait effectivement cet auteur sous les yeux; mais il faut supposer aussi qu'il ne l'entendait pas bien, ou qu'il a mis de la négligence dans son travail, car on pourra remarquer qu'il diffère en plusieurs points de Faustus. Il dit donc que les Arméniens et les Perses s'étaient fait une guerre implacable pendant trente-deux ans, δύο καὶ τριάκοντα ἔτη, sous le règne de Pacurius (Sapor) et d'Arsace du sang des Arsacides, ἐπὶ Πακουρίου μὲν Περσῶν βασιλεύοντος, Ἀρμενίων δὲ Ἀρσάκου Ἀρσακίδου ἀνδρὸς. On voit qu'il s'agit de l'état de guerre presque continuel, dans lequel l'Arménie s'était trouvée avec la Perse pendant le règne d'Arsace, depuis l'enlèvement et la mutilation de son père Diran (voy. t. 1, p. 408, liv. VI, § 14), et qui se prolongea après lui. C'est ce que les Arméniens rappelaient au patriarche Nersès dans leurs doléances et à peu près de la même façon, comme on le peut voir ci-devant, p. 288, § 9. Faustus de Byzance commence aussi dans les mêmes termes le récit de la dernière catastrophe d'Arsace, l. 4, c. 50, seulement il y dit que la guerre avait duré trente-quatre ans. Dans cet intervalle, ajoute Procope, les Persans eurent à soutenir la guerre contre d'autres Barbares, voisins des Arméniens, πρὸς ἄλλους βαρβάρους τινὰς, οὐ πόῤῥω Ἀρμενίων διῳκημένους. Ceux-ci, pour leur montrer le désir de rétablir la paix entre les deux états, attaquèrent et battirent ces Barbares. Le roi de Perse fut si touché de ce service qu'il appela Arsace auprès de lui et le traita comme un frère, τῆς τε ἄλλης αὐτὸν φιλοφροσύνης ἠξίωσε, καὶ, ἄτε ἀδελφὸν, ἐπὶ τῇ ἴσῃ καὶ ὁμοίᾳ ἔσχε. Faustus de Byzance emploie les mêmes expressions lorsqu'il parle de la reconnaissance que Sapor témoigna au roi d'Arménie après la prise de Nisibe; voyez t. 2, p. 220, liv. X, § 8. Les deux rois se lièrent par de mutuels serments. Mais peu de temps après, χρόνῳ δὲ οὐ πολλῷ ὕστερον, le roi de Perse ayant appris que le prince arménien se préparait à les violer, il le manda pour qu'il vînt conférer avec lui, τὸ κοινολογεῖσθαι ὑπὲρ τῶν ὅλων. La suite diffère peu de ce que raconte Faustus. Il est facile de voir en comparant les deux récits, comment Procope a altéré cette histoire en l'abrégeant.—S.-M.

[586] Procope donne le nom de Basicius, Βασίκιος, au connétable Vasag; c'était, dit-il, un homme distingué par sa valeur et par son extrême habileté et qui était, pour cette raison, général et conseiller du roi; στρατηγὸς καὶ ξύμβουλος ἦν, ἀνδρίας τε γὰρ καὶ ξυνέσεως ἐπὶ πλεῖστον ἀφῖκτο.—S.-M.

XI.

[Perfidie de Sapor.]

[Faust. Byz. l. 4, c. 54.

Mos. Chor. l. 3, c. 34 et 35.]

—[Sapor n'avait pas encore tout ce qu'il désirait, il savait bien que pour être sûr de la possession de l'Arménie, il fallait être maître de la reine, des principaux satrapes et de l'héritier légitime, qui pouvaient se réfugier chez les Romains, et y trouver des forces suffisantes pour lui ravir sa conquête. Arsace fut donc traité pendant quelque temps avec les égards dus à son rang, et laissé libre en apparence[587]; convié à la table de Sapor, il y prenait place sur un même coussin. Le roi de Perse parvint enfin à obtenir de ce prince infortuné des lettres par lesquelles il mandait auprès de lui la reine son épouse, son fils, et les plus puissants seigneurs du royaume avec leurs femmes, pour que leur présence rendît plus auguste la nouvelle alliance que la Perse allait contracter avec l'Arménie. Dans le dessein d'inspirer moins de défiance, Alana-Ozan fut envoyé dans ce pays, avec un faible détachement pour y faire connaître la volonté d'Arsace. Quand les dynastes, ceux même qui avaient trahi leur roi, furent informés de l'approche et de la mission du général persan, ils soupçonnèrent quel était le but de Sapor, ils se réunirent, battirent les troupes ennemies, et s'enfuirent chez les Romains avec leurs femmes et leurs enfants. Pharandsem n'obéit pas davantage aux ordres qui avaient été arrachés à son mari, elle prévint le danger en se jetant avec ses trésors et son fils Para, dans le fort d'Artogérassa[588], que sa position faisait regarder comme inexpugnable, et où elle se mit à l'abri des attaques des Persans.

[587] Procope remarque aussi (de bell. Pers. l. 1, c. 5), qu'Arsace et son connétable furent d'abord, quoique captifs, traités d'une manière honorable, τὰ μὲν οὖν πρῶτα ὁ Πακούριος (leg. Σαβούριος) αὐτοὺς ἐν ἀτίμιᾳ ἐφύλασσεν.—S.-M.

[588] Voy. t. 2, p. 241, note 2, liv. X, § 22.—S.-M.

[Arsace est emmené prisonnier en Perse.]

[Amm. l. 25, c. 8, et l. 27, c. 12.

Faust. Byz. l. 4, c. 54.

Mos. Chor. l. 3, c. 34 et 35.

Procop. de bell. Pers. l. 1, c. 5.]

—[Sapor était ainsi trompé dans ses espérances. Il ne savait comment violer la foi, si solennellement donnée au roi d'Arménie; il n'osait pas non plus se défaire de ce prince, les Persans n'auraient consenti qu'avec beaucoup de répugnance, à verser le sang d'un roi[589]. Pour se dégager de ses serments et mettre son honneur à couvert, il eut recours à un stratagème qui lui fut suggéré par les astrologues mages et chaldéens qu'il entretenait à sa cour[590]. Tous les grands de l'état furent appelés à un festin splendide où il invita le roi d'Arménie, qu'il combla d'attentions et d'amitiés. Tout le monde s'y livra à la joie; Arsace y prit part autant et plus qu'un autre. Quand il fut bien échauffé par le vin, Sapor amena la conversation sur les anciens griefs qui les divisaient depuis si long-temps, lui reprochant d'avoir trompé tant de fois, un ami qui lui avait donné la couronne d'Arménie, l'avait traité comme son égal et lui avait même offert sa fille en mariage. C'est en vain qu'Arsace lui témoignait et son repentir, et son inviolable dévouement pour l'avenir; Sapor revint si souvent sur le même sujet, qu'à la fin les deux princes s'échauffèrent, et Arsace, hors de lui, reprocha au roi de Perse les maux que lui et ses ancêtres avaient causés à l'Arménie, depuis qu'ils avaient usurpé sur sa famille le trône de Perse, qui leur appartenait. Sapor était arrivé où il voulait: interpellant les princes et les seigneurs qui assistaient au festin, il les prit à témoin de la haine irréconciliable que le roi d'Arménie nourrissait contre lui, et qu'il ne pouvait pas même contenir à sa table, assis à ses cotés[591]. Il fait aussitôt entrer sa garde, et charger de chaînes l'infortuné roi et son connétable. Ces fers étaient d'argent, vaine distinction dont les Perses honoraient leurs prisonniers illustres[592]. Par égard pour la dignité royale, on lui fit grace de la vie, on se contenta de le priver de la vue[593], et on le fit partir aussitôt pour le redoutable château de l'oubli[594], situé dans la Susiane[595]: c'était là, qu'en vertu d'un antique usage on gardait les prisonniers d'état; il était défendu, sous les peines les plus sévères, de prononcer le nom de ceux qui y étaient détenus; ils étaient retranchés du nombre des vivants. Cependant Arsace n'était pas encore arrivé au terme de ses infortunes, un sort plus tragique lui était réservé; il languit long-temps dans ce sinistre séjour, sans amis, sans domestiques, loin d'une patrie où il ne devait plus revenir, attendant dans les angoisses du désespoir une longue et cruelle mort, et enviant le sort plus heureux de son connétable, qui avait été livré à un supplice affreux; écorché vif, sa peau avait été remplie de paille[596], et transportée dans la forteresse de l'oubli, où on la gardait auprès du roi, qu'il avait si bien et si long-temps servi.

[589] C'est Procope qui nous apprend (de Bell. Pers. l. 1, c. 5), que les Persans avaient horreur de faire périr un homme issu du sang royal; οἱ δὲ, dit-il, κτεῖναι ἄνδρα βασιλείου αἵματος οὐδ' ὅλως ἔγνωσαν, ou bien ἀποκτεῖναι ἄνδρα τοῦ βασιλείου αἵματος ὄντα οὐδαμῆ εἶχεν.—S.-M.

[590] Faustus de Byzance (l. 4, c. 54) et Procope (de bell. Pers. l. 1, c. 5) racontent tous les deux, que les Mages pour fournir à leur roi un moyen d'enfreindre sa parole, sans compromettre son honneur, s'étaient avisés d'une ressource de leur métier, difficile à croire. Le sol de la tente où se réunissaient les deux rois, avait été couvert par portions égales de terre d'Arménie et de terre de Perse, et par la vertu de leurs enchantements, tant que le roi Arsace touchait le sol persan, il ne répondait aux interpellations de Sapor sur sa foi violée, sur les maux qu'il avait faits à la Perse, que par des protestations de dévouement; mais aussitôt qu'il arrivait sur la terre d'Arménie, son langage devenait malgré lui arrogant, il reprochait au roi de Perse, les maux que ses ancêtres avaient faits à l'Arménie, depuis qu'ils avaient usurpé le trône de Perse sur les Arsacides. Ces aveux involontaires furent regardés comme des preuves suffisantes de la trahison que méditait Arsace, par les Mages qui étaient présents; alors en sûreté de conscience, ils condamnèrent le roi d'Arménie. Cette fable absurde était de nature à obtenir confiance dans le siècle dont il s'agit. Sapor n'avait pas sans doute besoin d'une telle épreuve pour savoir qu'Arsace, fidèle sujet tant qu'il serait en Perse, reprendrait toute sa haine aussitôt qu'il reverrait l'Arménie. La chose était trop claire, il suffisait de donner au tout une forme propre à être adoptée par le vulgaire, pour sauver l'honneur du roi. Rien n'empêche donc de croire qu'une telle fable n'ait été réellement répandue dans le public, par les ordres du roi du Perse.—S.-M.

[591] Ammien Marcellin rapporte aussi, l. 27, c. 12, que le roi Arsace séduit par les belles promesses et les parjures de Sapor, se laissa attirer par lui à un festin, où il fut retenu prisonnier. Dein per exquisitas perjuriisque mistas illecebras captum regem ipsum Arsacem, adhibitumque in convivium jussit ad latentem trahi posticam.—S.-M.

[592] Vinctum catenis argenteis, quod apud eos honoratis vanum suppliciorum æstimatur esse solatium. Amm. Marcell. l. 27, c. 12. On voit que les deux traîtres Bessus et Nabarzanes, chargèrent de chaînes d'or Darius leur souverain légitime, qu'ils avaient détrôné, comme le rapportent Quinte Curce (l. 5, c. 12), et Justin (l. 11, c. 15). L'histoire ancienne offre d'autres exemples de ces honneurs dérisoires.—S.-M.

[593] C'est Ammien Marcellin qui nous apprend cette circonstance, eumque (Arsacem) effossis oculis... dit-il, l. 27, c. 12, exterminavit ad castellum Agabana nomine. Les auteurs arméniens n'en disent rien, non plus que Procope.—S.-M.

[594] Τὸν μέντοι Ἀρσάκην ἐν τῷ τῆς λήθης φρουρίῳ καθεῖρξε. Procop. de Bell. Pers. l. 1, c. 5.—S.-M.

[595] Τὸ τῆς λήθης φρούριον. Procope, (de Bell. Pers. l. 1, c. 5.) Agathias (l. 4, p. 138) et Cédrénus (t. 1, p. 356 et 396) font aussi mention de cette forteresse, sous la même désignation. Pour Ammien Marcellin, il donne, l. 27, c. 12, le nom d'Agabana au château dans lequel le roi d'Arménie fut retenu prisonnier. Ce nom qui ne se retrouve nulle part ailleurs, pouvait bien être le véritable nom d'un lieu plus connu dans le pays, sous une dénomination qui en indiquait mieux la terrible destination. Aucun des auteurs que je viens de citer ne nous apprend dans quelle portion de la Perse était située cette prison d'état. Les auteurs arméniens nous en informent, ils la placent dans le pays de Khoujasdan, qui est le Khouzistan des modernes et la Susiane des anciens (Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 54, et l. 4, c. 7. Μοs. Chor. l. 3, c. 35, 50 et 55). On le nommait en Arménien Aniouschpiert, ce qui signifiait aussi château de l'oubli. Il avait chez les Perses, selon Faustus de Byzance, le nom d'Andémesch, qui avait suivant lui la même signification. Les mots destinés à composer ce nom appartiennent sans doute à quelque dialecte de l'ancien persan; car ils ne se retrouvent pas dans le persan actuel.—S.-M.

[596] Ce supplice affreux est décrit dans Agathias (l. 4, p. 133). Selon Procope on fit une outre de la peau de Vasag, on la ficha sur un pieu, et on suspendit le tout à un arbre.—S.-M.

XIII.

[Conquête de l'Arménie par les Persans.]

[Amm. l. 25, c. 7.

Faust. Byz. l. 4, c. 55.

Mos. Chor. l. 3, c. 35.]

—[Aussitôt après Sapor fit partir pour achever la conquête de l'Arménie deux armées commandées par les généraux Zik et Caren. Ces officiers étaient sous les ordres des deux apostats, Méroujan et Vahan le Mamigonien, qui, pour satisfaire leur haine contre leur patrie et le christianisme, détruisirent tout sur leur passage. Pharandsem, enfermée dans la forteresse d'Artogérassa avec onze mille guerriers d'élite, y bravait tous les efforts des ennemis. Ce fort, situé sur un roc escarpé, était d'un trop difficile accès pour qu'il fût possible d'en entreprendre régulièrement le siége. On y laissa un corps pour le bloquer, et les armées persannes se répandirent dans l'intérieur du royaume; on passa l'Araxes et on vint attaquer la grande ville d'Artaxate[597]; elle fut prise, ses murailles renversées; on y fit un butin immense et une grande quantité de prisonniers. Neuf mille maisons juives y furent brûlées. Leurs habitants descendaient des captifs juifs emmenés autrefois de Palestine par Tigrane le Grand: leur postérité s'était fort multipliée en Arménie[598]; beaucoup d'entre eux avaient été convertis au christianisme par saint Grégoire, l'apôtre de l'Arménie. En outre, quarante mille autres maisons, les unes en pierre, les autres en bois, qui étaient occupées par des Arméniens[599], furent brûlées, tous les édifices publics furent renversés de fond en comble, on n'y laissa pas pierre sur pierre. Enfin, vide d'habitants, il ne resta plus que les décombres de cette antique métropole de l'Arménie, fondée par le Carthaginois Hannibal[600]. Les Persans marchèrent de là vers la ville royale de Vagharschabad[601], qui se trouvait aussi au nord de l'Araxes, non loin des lieux où fut bâtie depuis Edchmiadzin, qui est actuellement la résidence des patriarches de la grande Arménie[602]; elle ne fut pas mieux traitée: on y détruisit dix-neuf mille maisons; tout ce que l'épée épargna, hommes, femmes et enfants, fut mis en captivité. On enleva tous les châteaux fortifiés qui se trouvaient dans les environs; et on passa l'Araxes pour se diriger vers la grande ville d'Erovantaschad[603], cette belle résidence des princes de la race de Camsar, qui avait été depuis peu usurpée par Arsace[604]. On y détruisit vingt mille maisons arméniennes et trente mille maisons juives. Les ennemis se portèrent ensuite vers le centre de l'Arménie; ils entrèrent dans le canton de Pagrévant[605], où ils attaquèrent Zaréhavan[606], cité royale, qui contenait cinq mille maisons arméniennes et huit mille maisons juives[607]; ils y commirent les mêmes horreurs. Zaréschad, dans le canton d'Alihovid[608], qui était dans le voisinage et renfermait quatorze mille maisons juives et dix mille maisons arméniennes, subit le même sort. L'armée poursuivant sa marche, dévasta les rivages du lac de Van et pénétra jusqu'à la ville, célèbre chez les Arméniens par le nom et les monuments de Sémiramis[609]; elle ne fut pas traitée avec moins de rigueur: on y brûla cinq mille maisons arméniennes et dix mille maisons juives. Les Persans terminèrent le cours de leurs dévastations par la ville de Nakhdjavan[610], qui existe encore avec le même nom; elle avait alors deux mille maisons arméniennes et seize mille maisons juives. C'est là qu'ils déposèrent tout leur butin et leurs captifs, en attendant qu'ils fussent conduits en Perse[611]. En lisant dans les auteurs originaux le récit des ravages que les Persans commirent en Arménie, on est étonné de la population nombreuse que renfermait alors ce royaume, et de la grande quantité de Juifs qu'il contenait. Cette dernière indication est d'accord au reste, avec d'autres renseignements qui nous apprennent que dans les premiers siècles de notre ère, il se trouvait une multitude d'Israélites dans les régions arrosées par l'Euphrate et le Tigre, limitrophes de l'Arménie et de la Perse. Ils y étaient si puissants, que dans plusieurs lieux ils avaient des princes de leur nation et de leur religion. Ils attirèrent même sur eux les armes des Romains, contre lesquels ils soutinrent des guerres non moins opiniâtres, que celles qui avaient amené la destruction de leur nation par Titus[612]. Cependant personne ne se présentait pour résister au vainqueur. L'Arménie, privée de son roi et de son connétable, n'avait plus de défenseurs. Tous les dynastes, frappés de terreur, abandonnaient leurs femmes, leurs enfants et leurs richesses à la discrétion des Persans, et s'empressaient de chercher un asile dans l'empire romain, tandis que les plus braves se retiraient dans leurs meilleures forteresses ou dans les lieux les plus sauvages et les plus inaccessibles. Parmi ces derniers, on remarquait le brave Mouschegh, fils du connétable, impatient de venger la mort de son père et les malheurs de sa patrie. Malgré tant de succès, la conquête de l'Arménie n'était pas achevée[613]; la dernière espérance du royaume était renfermée dans les remparts d'Artogérassa, et l'intrépide Pharandsem n'était pas disposée à ouvrir la place aux Persans. Non contente de s'y défendre, elle ne cessait, soit par ses envoyés, soit au moyen des seigneurs fugitifs, de presser les secours des Romains[614]; mais les deux empereurs étaient trop occupés, en Orient, et en Occident, pour avoir le temps de songer à la triste Arménie[615].—S.-M.

[597] Ammien Marcellin fait aussi mention, l. 25, c. 7, de la conquête d'Artaxate par les Persans... et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. Cette ville, nommée Artaxata ou Artaxiasata par les auteurs anciens, était appelée par les Arméniens Ardaschad ou Artaschat. Elle est ruinée depuis long-temps. On trouve encore sur son emplacement le village d'Ardaschir ou Ardaschar. Les restes de cette antique métropole de l'Arménie ont été visités par Chardin et tout récemment par le voyageur Sir Robert Ker Porter, qui en a donné une description assez étendue (Travels in Georgia, Persia and Babylonia, etc., t. 1, p. 203-206, et t. 2, p. 619); il a dressé même un plan de ses ruines qui paraissent encore fort considérables. On peut consulter au sujet de cette ville mes Mémoires histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 117. Ce que j'avais dit dans cet ouvrage sur la position de cette ville s'est trouvé confirmé par les observations d'un voyageur anglais.—S.-M.

[598] Moïse de Khoren raconte, l. 2, c. 18, comment ces Juifs avaient été emmenés captifs par Bazaphran, on Barzaphranes, prince des Rheschdouniens et général des armées combinées des Parthes et des Arméniens, sous le règne de Tigrane.—S.-M.

[599] Ces indications, si elles ne sont pas suspectes d'un peu d'exagération, sembleraient donner à la ville d'Artaxate une population de trois cent mille habitants. On verra aussi d'après les autres renseignements fournis par Faustus de Byzance que proportionnellement les autres villes de l'Arménie ne devaient pas être moins peuplées.—S.-M.

[600] C'est Strabon qui nous apprend, l. XI, p. 528, ce fait, qu'Hannibal fonda cette ville pour Artaxias, prince contemporain d'Antiochus le Grand, roi de Syrie, et qui occupa le trône d'Arménie avant les Arsacides. Ἀρτάξατὰ, ἥν (πόλιν) καὶ Ἀρταξιάσατα καλοῦσιν Ἀννίβα κτίσαντος Ἀρταξίᾳ τῷ βασιλεῖ, ἐπὶ τῷ Ἀράξῃ. Artaxata, n'était pas précisément sur l'Araxes, mais non loin de ce fleuve. Son nom d'Artaxiasata, dont celui d'Artaxata n'est qu'une contraction, signifie, en Arménien, la ville d'Artaxias. Plutarque (in vit. Lucull. p. 513), donne quelques détails de plus sur la fondation d'Artaxate par les conseils d'Hannibal.—S.-M.

[601] Cette ville s'était nommée successivement Artimed-khaghakh, c'est-à-dire, la ville de Diane; Vardgisi-avan, ou le bourg de Vardgès, du nom d'un parent d'Evovant Ier, ancien roi d'Arménie, puis Nora-khaghakh, c'est-à-dire la nouvelle ville: ce nom se retrouve dans Dion Cassius (l. 71, t. 2, p. 1201, ed. Reimar), qui l'a traduit en grec par les mots, ἡ καίνη πόλις. Pour celui de Vagharschabad, elle le devait à un roi d'Arménie appelé Vagharsch, qui vivait au 2e siècle de notre ère. Voyez au sujet de cette ville mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 115.—S.-M.

[602] Voyez au sujet de ce lieu, mes Mém. histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 115.—S.-M.

[603] J'ai donné de grands détails sur cette ville, dans le même ouvrage, t. 1, p. 120 et 121. Voyez aussi ci-devant, t. 2, p. 241, note 1.—S.-M.

[604] Voyez t. 2, p. 240 et 241, l. X, § 22.—S.-M.

[605] Voyez t. 2, p. 224, note 1, l. X. § 11.—S.-M.

[606] Cette ville est nommée par Ptolémée (l. 5, c. 13) Zaruana. J'en ai parlé en détail dans mes Mémoires histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 125.—S.-M.

[607] Voyez ci-devant, t. 2, p. 230, note 1, l. X, § 13. Voyez aussi mes Mém. histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 106.—S.-M.

[608] Ce canton, dont le nom signifie vallée de sel ou vallée salée, et dont il était redevable sans doute à quelques circonstances naturelles, était compris dans la grande province arménienne du Douroupéran; il n'était pas très-éloigné du lac de Van du côté du nord-ouest.—S.-M.

[609] Il s'agit ici de la ville de Van, située au sud-est du lac qui porte son nom. Elle est encore puissante et peuplée, et le chef-lieu d'un pachalik qui comprend la plus grande partie de l'Arménie turque. A l'époque dont il s'agit cette ville portait déja le nom de Van, et elle appartenait aux princes de la race des Rheschdouniens. Elle avait été appelée dans l'origine la ville de Sémiramis; en arménien, Schamiramakerd. Elle avait été fondée par la reine d'Assyrie, femme de Ninus, quand elle fit la conquête de l'Arménie, environ vingt siècles avant notre ère. Cette princesse y fit construire de magnifiques monuments qui s'y voyaient encore long-temps après, au rapport de Moïse de Khoren, l. 1, c. 15. Les auteurs arméniens parlent de ruines considérables qui se trouvent dans le voisinage de cette ville, et sur lesquelles on remarque des inscriptions en caractères inconnus. Le nom de Sémiramis ne s'est pas encore perdu tout-à-fait dans ces régions, car on y fait mention d'un torrent qui se jette dans le lac de Van, et qui s'appelle Schamirama-arhou, c'est-à-dire le torrent de Sémiramis. Pour de plus amples détails, voyez mes Mémoires histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 137-140.—S.-M.

[610] Cette ville mentionnée dans Ptolémée, l. 5, c. 13, sous le nom de Naxuana, est appelée par les Arméniens Nakhdjavan, Nakhdchovan, Nakhtchovan, et par les Arabes Naschouy et Nakdjewan; on la nomme actuellement Nakhtchéwan. On la trouve au nord de l'Araxes; elle est encore grande et peuplée. J'ai parlé fort au long de ce qui concerne son histoire et ses antiquités, et en particulier de sa population juive, dans mes Mém. histor. et géogr. sur l'Arménie, t. 2, p. 126, 131, 132, 267 et 268.—S.-M.

[611] On sait par un grand nombre de passages des auteurs anciens que l'usage des rois de Perse était d'emmener avec eux et de transporter dans leur royaume les habitants des villes dont leurs armées se rendaient maîtresses de vive force. Tout le monde connaît l'exemple des habitants d'Erétrie en Eubée, transportés dans la Susiane, par les généraux de Darius, fils d'Hystaspe, qui furent vaincus à Marathon par les Athéniens. On pourrait y ajouter beaucoup d'autres translations exécutées de même par les ordres des rois de Perse. Nous avons vu ci-devant, t. 2, p. 342-344, l. XI, § 20, l'enlèvement des habitants de Bézabde en Mésopotamie. Nous verrons de même les habitants d'Antioche, de Jérusalem et de beaucoup d'autres villes conquises par les Perses, transplantés dans l'intérieur du royaume par les ordres des deux Chosroès.—S.-M.

[612] Dans un ouvrage sur l'époque de la naissance et de la mort de J. C. que je compte bientôt livrer à l'impression, je donnerai des détails circonstanciés sur l'histoire des Juifs établis dans les régions situées au-delà de l'Euphrate.—S.-M.

[613] Il paraîtrait d'après ce que dit Ammien Marcellin, l. 25, c. 7, que les Persans conquirent alors la plus grande partie, maximum latus, de l'Arménie, toute cette portion qui était voisine de la Médie, Medis conterminans, mais non pas la totalité du royaume. Ce qu'il dit à ce sujet est fort clair. Postea contigit, ut vivus caperetur Arsaces et Armeniæ maximum latus Medis conterminans, et Artaxata inter dissensiones et turbamenta raperent Parthi. En effet, Faustus de Byzance, qui nomme, l. 4, c. 55, un grand nombre de villes prises à cette époque par les Persans, ne fait mention que de villes situées dans l'Arménie centrale, ou limitrophes de la Médie. Il ne parle ni des places, ni des cantons de l'Arménie voisins de l'Euphrate et de l'empire. Ce fut sans doute là que les princes arméniens rassemblèrent les forces qui se joignirent ensuite aux Romains pour chasser les Persans. Zosime dit aussi, l. 3, c. 31, que les Persans firent la conquête de la plus grande partie de l'Arménie, n'en laissant aux Romains qu'une très-petite portion. Προσαφείλοντο δὲ καὶ Ἀρμενίας τὸ πολὺ μέρος οἱ Πέρσαι, βραχύ τι ταύτης Ῥωμαίοις ἔχειν ἐνδόντες. L'historien grec veut sans doute désigner par là tous les cantons de l'Arménie occidentale, qui ne furent pas envahis par les Persans.—S.-M.

[614] Indépendamment des instances de la reine, les Romains étaient encore pressés par le prince Mouschegh fils de Vasag et par le patriarche Nersès, qui se rendirent eux-mêmes sur le territoire de l'empire, pour obtenir plus promptement les secours qu'ils sollicitaient.—S.-M.

[615] Tous les faits que j'ai racontés depuis le § 3, n'occupent qu'une vingtaine de lignes dans le texte de Lebeau, elles font partie du § 32, de son livre XVIII. Elles ne suffisent pas pour instruire de toutes les révolutions arrivées à cette époque en Orient. Mais Lebeau ne pouvait faire mieux, ne connaissant toute cette partie de l'histoire que par ce qu'en raconte Ammien Marcellin; c'est pourquoi il n'offre pas plus de détails que l'auteur latin. Tout ce que celui-ci rapporte est exact; mais, comme il ne parle qu'en passant de l'histoire d'Arménie, sa concision le rend nécessairement obscur, et il n'est pas étonnant qu'il ait induit en erreur ceux qui ont voulu se servir de son récit. A l'exemple de Tillemont (Hist. des Emp., t. 4, Valens, art. 12, not. 11 et 12), Lebeau a placé tous ces événements en l'an 372, tandis qu'ils se rapportent aux années 367 et 368. Ils se sont, en ce point, écartés bien à tort d'Ammien Marcellin, qui les met en l'an 368, sous le second consulat de Valentinien et de Valens, ce qui est tout-à-fait conforme aux indications que fournit la chronologie arménienne. Ces erreurs viennent de ce qu'ils ont cru que le roi Para était fils d'Arsace et de la princesse Olympias, parce qu'ils ignoraient l'existence de Pharandsem. Ils ont été en conséquence obligés de retarder l'avènement de Para pour lui donner à peu près l'âge indiqué par le récit d'Ammien Marcellin.—S.-M.

XIV.

Maladie de Valentinien.

Amm. l. 27, c. 6.

Zos. l. 4, c. 12.

Symm. l. 3, ep. 1-9.

Pancirol. in not. imp. or. c. 93.

Valentinien fut attaqué à Rheims d'une longue maladie, qui le réduisit à l'extrémité. Il se formait déjà à la cour des cabales secrètes pour lui donner un successeur[616]. Les uns proposaient Rusticus Julianus, chargé d'expédier les brevets et de dicter les réponses que le prince faisait aux requêtes[617]. Il était éloquent et habile dans les lettres, mais cruel et sanguinaire[618]. D'autre penchaient pour Sévère, comte des domestiques[619], qui méritait en toute manière la préférence sur Rusticus. Personne ne parlait en faveur de Gratien, qui n'avait encore que huit ans.

[616] Ammien Marcellin attribue ce projet aux Gaulois qui étaient auprès de Valentinien, convivio occultiore Gallorum, dit-il, qui aderant in commilitio principis, ad imperium Rusticus Julianus poscebatur, l. 27, c. 6.—S.-M.

[617] Magister memoriæ.—S.-M.

[618] Quasi afflatu quodam furoris bestiarum more humani sanguinis avidus. Amm. Marc. l. 27, c. 6.—S.-M.

[619] Il était général de l'infanterie, selon Ammien Marcellin, l. 27, c. 6, magister peditum; il était aussi dur et redouté, mais cependant plus tolérable que Rusticus Julianus, asper esset et formidatus, tolerabilior tamen fuit. En le faisant comte des domestiques, Lebeau adopte une conjecture de Tillemont, Hist. des Emp. Valentinien, art. 15.—S.-M.

XV.

Gratien Auguste.

Amm. l. 27, c. 7.

Zos. l. 4, c. 12.

Idat. chron.

Vict. epit. p. 229.

Oros. l. 7. c. 32.

Socr. l. 4, c. 10.

Hier. Chron.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 301.

Le rétablissement de l'empereur fit avorter tous ces projets. Ayant enfin recouvré la santé vers le mois d'août, il se rendit dans la ville d'Amiens [Samarobriva][620]. Le danger qu'il venait de courir, et les sollicitations de sa belle-mère et de sa femme le déterminèrent à nommer Auguste son fils Gratien[621]. Après avoir disposé les esprits à seconder ses intentions, il assembla ses soldats le 24 août dans une plaine aux portes de la ville; et étant monté sur un tribunal, environné des grands de sa cour, il prit par la main le jeune prince, et le présentant aux troupes: «C'est vous, dit-il, braves soldats, qui m'avez choisi par préférence à tant d'illustres capitaines: vous avez droit de prendre part à mes délibérations, et la tendresse paternelle attend aujourd'hui vos suffrages. Le souverain maître des empereurs et des empires, le protecteur de la puissance romaine qu'il rendra immortelle, m'inspire les plus belles espérances; et un projet que je n'ai conçu que pour votre sûreté, ne peut manquer de vous plaire. C'est sur cette double confiance que j'ai formé le dessein d'associer mon fils à l'empire. Vous le voyez depuis long-temps entre vos enfants, et vous l'aimez comme un gage précieux de la tranquillité publique. Il est temps qu'il en devienne l'appui; il est vrai qu'il n'est pas né comme nous dans les travaux, qu'il n'est pas endurci dans les fatigues de la guerre. Son âge ne l'en rend pas encore capable; mais son heureux naturel ne dément pas la gloire de son aïeul, et si je ne suis pas abusé par mon amour pour lui et par le désir ardent de votre félicité, voici ce que ses inclinations naissantes me promettent pour la prospérité de l'empire: cultivé par l'étude des lettres, il saura bientôt peser dans une juste balance les bonnes et les mauvaises actions; il fera sentir au mérite qu'il en connaît le prix; il entendra la voix de la gloire; il y courra avec ardeur: vos aigles et vos enseignes composeront son cortège ordinaire. Il saura supporter les incommodités des saisons, la faim, la soif, les longues veilles; il combattra, il exposera sa vie pour le salut des siens; et, rempli des sentiments de son père, il chérira l'état comme sa famille». L'ardeur des soldats interrompit l'empereur: chacun semblait partager avec Valentinien la tendresse paternelle; chacun voulait prévenir ses camarades par les témoignages de son amour. Ils proclamèrent tout d'une voix Gratien Auguste.

[620] Valentinien passa la plus grande partie de cette année à Rheims, on le voit par ses lois, qui jusqu'au 5 de juin sont datées de cette ville. Le 6 août il était à Nemasiæ, qu'on croit être un lieu appelé à présent Nemay, et qui n'est pas éloigné de Rheims. Une loi du 18 du même mois nous fait voir qu'il était alors à Amiens. C'est sans doute la maladie grave qu'il éprouva en cette année qui le retint si long-temps à Rheims ou dans ses environs.—S.-M.

[621] Gratianum filium, nec dum plene puberem, hortatu socrus et uxoris Augustum creavit. Aur. Vict. epit. p. 229.—S.-M.

XVI.

Paroles de Valentinien à son fils.

Alors l'empereur, transporté de joie, embrassant tendrement son fils, après lui avoir posé le diadème sur la tête et l'avoir revêtu des autres ornements impériaux, lui adressa ces paroles que le jeune prince écouta avec attention: «Vous voilà, mon fils, élevé à la dignité souveraine par la volonté de votre père et par le suffrage de nos guerriers. Vous ne pouviez y monter sous des auspices plus heureux. Collègue de votre oncle et de votre père, préparez-vous à soutenir le poids de l'empire; à franchir sans crainte à la vue d'une armée ennemie, les glaces du Rhin et du Danube; à marcher à la tête de vos troupes; à verser votre sang, et à exposer votre vie avec prudence, pour défendre vos sujets; à ressentir tous les biens et tous les maux de l'état, comme vous étant personnels. Je ne vous en dirai pas davantage en ce moment; ce qui me reste de vie, sera employé à vous instruire. Pour vous, soldats, dont la valeur fait la sûreté de l'empire, conservez, je vous en conjure, une affection constante pour ce jeune prince, que je confie à votre fidélité, et qui va croître à l'ombre de vos lauriers». Les acclamations se renouvelèrent: on comblait de louanges les deux empereurs. Les graces du jeune prince, la vivacité qui brillait dans ses yeux, attiraient tous les regards. Il méritait les éloges que lui avait donnés son père; et il aurait égalé les empereurs les plus accomplis, s'il eût vécu plus long-temps, et si sa vertu eût pu acquérir assez de maturité et de force, pour n'être pas obscurcie par les vices de ses courtisans. Valentinien lui conféra le titre d'Auguste, sans l'avoir fait passer, selon la coutume, par le degré de César: il en avait usé de même à l'égard de son frère Valens. L. Vérus était le seul jusqu'alors qui sans avoir été César eût été élevé au rang d'Auguste.

XVII.

Caractère du questeur Eupraxius.

Dans cette brillante proclamation, Eupraxius de Césarée, en Mauritanie[622], employé pour-lors dans le secrétariat de la cour[623], eut l'avantage de signaler son zèle. Il fut le premier à s'écrier: Gratien mérite cet honneur; il promet de ressembler à son aïeul et à son père[624]. Ces paroles lui procurèrent la questure, dignité beaucoup plus éminente alors qu'elle n'avait été du temps de la république, et qui renfermait une partie des fonctions attribuées parmi nous au chancelier de France. Eupraxius n'était cependant rien moins que flatteur. Il laissa au contraire de grands exemples d'une franchise inaltérable. Plein de droiture, attaché inviolablement aux devoirs de sa dignité, il fut aussi incorruptible que les lois, qui parlent toujours le même langage malgré la diversité des personnes[625], et ni l'autorité, ni les menaces d'un prince absolu, et qu'il était dangereux d'irriter, ne lui firent jamais trahir les intérêts de la vérité et de la justice.

[622] Cette ville est celle qui porte actuellement le nom d'Alger.—S.-M.

[623] Magister ea tempestate memoriæ. Amm. Marc. l. 27, c. 6.—S.-M.

[624] Ammien Marcellin est plus concis; il dit seulement, l. 27, c. 6: Familia Gratiani hoc meretur.—S.-M.

[625] Constans semper, legumque similis, quas omnibus una eademque voce loqui in multiplicibus advertimus causis: qui tunc magis in suscepta parte justitiæ permanebat, cum eum recta monentem exagitaret minax imperator et nimius. Amm. Marcell. l. 27, c. 6.—S.-M.

XVIII.

Théodose dans la Grande-Bretagne.

Amm. l. 27, c. 8, et l. 28, c. 3.

Pacat. paneg. c. 6.

Symm. l. 10, ep. 1.

Claud. in consulatu Honorii.

L'empereur était en chemin pour se rendre à Trèves[626], lorsqu'il apprit que les Barbares qui habitaient la partie septentrionale de la Grande-Bretagne, étaient sortis de leurs limites, qu'ils portaient partout le fer et le feu, qu'ils avaient tué le comte Nectaride qui commandait sur la côte maritime[627], et surpris dans une embuscade le général Fullofaude: il fit sur-le-champ partir Sévère comte des domestiques; mais l'ayant presque aussitôt rappelé, il y envoya Jovinus, qui manda[628] à l'empereur que le péril était plus grand qu'il ne pensait, et que la province était perdue, si l'on n'y faisait passer au plus tôt une nombreuse armée. Toutes les nouvelles qui venaient de cette île, confirmaient ce rapport. Pour remédier à ces désordres, Valentinien jeta les yeux sur un officier déjà connu par ses services[629]. Il s'appelait Théodose, Espagnol de naissance[630], et d'une famille illustre. Sa valeur, jointe à une longue expérience, était encore relevée par sa bonne mine, par une éloquence vive et militaire, et par une noble modestie. Dès qu'il eut la commission de l'empereur, il se vit à la tête d'une brave jeunesse, qui s'empressait à servir sous ses ordres[631]. L'activité était une des qualités de Théodose: il arrive à Boulogne [Bononia], et passe sans danger à Rutupias, le port le plus proche de la Grande-Bretagne. Quatre cohortes des plus renommées y abordent à sa suite: c'étaient les Bataves, les Hérules, les Joviens, et ceux qu'on appelait les Vainqueurs[632]. Il marche aussitôt vers Londres [Lundinium], ville ancienne[633] et dès lors capitale du pays. Comme il avait divisé son armée en plusieurs corps séparés, il rencontra en chemin diverses troupes d'ennemis qui ravageaient la campagne, et emmenaient avec eux grand nombre d'hommes et de bestiaux. Il tombe sur eux, les met en fuite, enlève leur butin, et le rend aux habitants, qui lui en abandonnèrent volontiers une partie pour récompenser la bravoure de ses soldats. Il entre ensuite comme en triomphe dans Londres. Cette ville auparavant remplie d'alarmes, et qui ne s'attendait pas à un secours si prompt et si efficace, reçut avec joie son libérateur. Théodose s'y instruisit de l'état de la province: il apprit que les Pictes, qui se divisaient en deux peuples, les Calédoniens et les Vecturions, s'étaient joints aux Scots venus d'Hibernie[634], et aux Attacottes, autre nation très-belliqueuse[635]; et que tous ces Barbares, dispersés par pelotons, embrassaient dans leurs ravages une grande étendue de pays[636]. Théodose sentait tout l'avantage que des troupes réglées avaient sur des brigands indisciplinés; mais il n'était pas question de bataille rangée: pour venir à bout de joindre et de battre ces ennemis, il lui fallait partager son armée en un grand nombre de petits corps, qui se répandissent au loin; et il avait besoin de beaucoup de troupes. Il fit publier une amnistie en faveur des déserteurs qui reviendraient à leur drapeau, et rappela les vieux soldats, qui ayant eu leur congé, s'étaient dispersés dans le pays. En même temps pour l'aider dans cette expédition, il demanda à l'empereur, Dulcitius, officier d'une capacité reconnue[637]; et pour assurer ensuite le repos de la province par un sage gouvernement, il pria qu'on lui envoyât Civilis, en qualité de vicaire des préfets[638]: c'était un homme d'un caractère vif et ardent; mais plein de droiture et de justice. Après avoir pris ces prudentes précautions, il partit de Londres avec une armée considérablement augmentée, et vint à bout de délivrer le pays, prévenant partout les ennemis, leur dressant des embuscades à tous les passages, les enveloppant et taillant en pièces leurs partis les uns après les autres. Ce qui assurait le plus ses succès, c'est qu'étant infatigable, il se trouvait partout, payant lui-même de sa personne, et que dans toutes les opérations militaires, il ne commandait rien dont il ne donnât l'exemple. Ayant donc rechassé les Barbares dans leurs forêts et leurs montagnes[639], il rétablit les villes et les forteresses; il garnit de troupes les frontières, et rendit à ce pays désolé par tant de ravages une tranquillité durable. La Grande-Bretagne était divisée en quatre provinces[640]: des pays reconquis sur les Barbares il en forma une cinquième; et pour honorer la famille de l'empereur, il lui donna le nom de Valentia. C'est l'Écosse méridionale: elle fut ensuite gouvernée par un consulaire[641].

[626] Après l'élévation de Gratien, Valentinien était retourné à Rheims, où il se trouvait le 8 octobre; mais il en était bientôt après parti pour Trèves, d'où il rendit une loi le 13 octobre. Il paraît par ses autres lois qu'il séjourna dans cette ville le reste de l'année et le commencement de l'année suivante.—S.-M.

[627] On apprend par la Notice de l'Empire que le gouverneur de cette côte portait le titre de Comes Littoris Saxonici per Britannias. Toute la côte orientale de l'Angleterre devait aux ravages des Saxons, le nom de rivage Saxonique.—S.-M.

[628] Il lui dépêcha pour cet objet un officier qu'Ammien Marcellin, l. 27, c. 8, appelle Provertuide.—S.-M.

[629] Officiis Martiis felicissimè cognitus. Amm. Marc. l. 27, c. 8. On ignore quand et comment Théodose s'était distingué par ses exploits militaires.—S.-M.

[630] Tibi mater Hispania est, dit Pacatus, dans le panégyrique de l'empereur Théodose, fils de ce général, § 4.—S.-M.

[631] Adscita animosa legionum et cohortium pube. Amm. Marc. l. 27, c. 8.—S.-M.

[632] Unde cum consecuti Batavi venissent, et Heruli, Joviique et Victores, fidentes viribus numeri. Amm. Marcell. l. 27, c. 8.—S.-M.

[633] Vetus oppidum, elle portait aussi à cette époque le nom d'Augusta; quod Augustam posteritas appellavit, ajoute Ammien Marcellin, l. 27, c. 8. Ailleurs, l. 28, c. 3, il dit Augusta, quam veteres appellavere Lundinium.—S.-M.

[634] Ces Scots, qui ont fini par donner leur nom à toute l'Écosse (Scotland), étaient les ancêtres des peuples qui habitent encore les montagnes de la partie occidentale de ce pays, où ils ont conservé une grande partie de leurs anciens usages et leur antique idiome, qui n'est qu'un dialecte de la langue irlandaise. On voit par le témoignage de Bède dans son histoire ecclésiastique, qu'ils portaient alors le nom de Dalreudini. Ce qui est la même chose que le nom national de Dalriad, qui distinguait la plus illustre de leurs tribus. Selon Pinkerton, dans ses recherches sur l'histoire de l'Écosse (An Inquiry into the history of Scotland, 2e édit. Londres, 1814, 2 vol. in-8º), ce nom doit s'appliquer particulièrement aux peuples, qui furent appelés par les Romains Attacotti, et dont il sera question dans la note suivante.—S.-M.

[635] Illud tamen sufficiet dici, quὸd eo tempore Picti in duas gentes divisi, Dicalidonas et Vecturiones, itidemque Attacotti bellicosa hominum natio, et Scotti, per diversa vagantes multa populabantur. Amm. Marc. l. 27, c. 8. La Notice de l'empire nous apprend que la belliqueuse nation des Attacottes, fournissait des troupes auxiliaires aux Romains; elle fait connaître trois corps de troupes qui appartenaient à ce peuple, les Attacotti seniores, les Attacotti juniores, et les Honoriani Attacotti juniores. S. Jérôme qui avait vu des Attacotti dans la Gaule, rapporte qu'ils étaient anthropophages. Cùm ipse adolescentulus, dit-il, in Gallia viderim Attacottos, gentem britannicam, humanis vesci carnibus; et cum per silvas porcorum greges et armentorum pecudumque reperiant, pastorum nates et fæminarum papillas solere abscindere, et has solas ciborum delicias arbitrari! Hieron. adv. Jovin. l. 2, § 5, t. 2, p. 335.—S.-M.

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