Histoire du Bas-Empire. Tome 04
[349] Optimates poscens, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 12.—S.-M.
[350] Tribunus Æquitius cui tunc erat cura palatii credita, Valentis propinquus, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 12.—S.-M.
[351] Il s'était échappé de Dibalte, lapsus a Dibalto, où on le tenait prisonnier. C'est la ville dont il a été question ci-devant sous le nom de Deultum. Voy. § 14, p. 117, note 2.—S.-M.
[352] Richomeres se sponte obtulit propria: ireque promiserat libens, pulchrum hoc quoque facinus et viro convenire existimans forti. Amm. Marc., l. 31, c. 12.—S.-M.
XXVIII.
Bataille d'Andrinople.
Amm. l. 31, c. 12 et 13.
Hier. chron.
[Socr. l. 4, c. 38.]
Soz. l. 6, c. 40.
Oros. l. 7, c. 33.
Avant qu'il se fût rendu auprès de Fritigerne, deux escadrons de la garde de l'empereur[353], emportés par une impatience téméraire, allèrent sans en avoir reçu l'ordre donner pique baissée sur les ennemis; et dans ce moment, Alathée et Saphrax arrivant avec leur cavalerie[354], fondirent sur eux, taillèrent en pièces tous ceux qu'ils purent atteindre, et repoussèrent le reste avec Richomer jusqu'au gros de l'armée romaine. La bataille devint générale; les deux armées s'ébranlèrent en lançant une grêle de flèches et de javelots; elles se choquèrent avec fureur, et se balancèrent quelque temps. Les cavaliers de l'aile gauche des Romains pénétrèrent jusqu'aux chariots qui formaient l'enceinte du camp des Barbares; mais n'étant pas secondés, ils furent rompus et renversés par la multitude des ennemis. Alors, toute la cavalerie tourna le dos, et ce fut la principale cause de la défaite. L'infanterie qui demeurait à découvert, fut bientôt enveloppée, et tellement resserrée, que les soldats n'avaient le libre usage ni de leurs bras ni de leurs armes. Aveuglés par une nuée de poussière, ils ne pouvaient ni adresser leurs coups ni éviter ceux des Barbares, qui s'abandonnant sur eux, les écrasaient sous les pieds de leurs chevaux. Dans une épaisse obscurité, on n'entendait que le bruit des armes, le cri des combattants, les gémissements des mourants et des blessés. Le massacre ayant éclairci les rangs, les Romains, quoiqu'épuisés de fatigue, retrouvaient des forces dans la rage et le désespoir. La terre n'était plus couverte que de sang, de carnage, de morts couchés sous des mourants; enfin, ce qui restait de Romains, réunissant leurs efforts, ils s'ouvrirent un passage et prirent la fuite.
[353] C'étaient les archers de la garde et les scutaires, qui étaient commandés par l'Ibérien Bacurius et par Cassion. Sagittarii et Scutarii, quos Bacurius Iberus quidam tunc regebat et Cassio. Amm. Marcell., l. 31, c. 12. Ce Bacurius si renommé par son courage et sa franchise, et qui se distingua beaucoup sous le règne de Théodose, avait été roi de l'Ibérie; il avait préféré le service des Romains au joug des Perses, et depuis long-temps il était employé dans les troupes impériales. Sous Théodose il fut duc de la frontière de Palestine, et ensuite comte des Domestiques, ce qui était une très-haute dignité. Il existe dans le recueil des lettres de Libanius, publié par Wolf, quelques lettres qui lui sont adressées. Zosime rapporte, l. 4, c. 57, qu'il était Arménien de naissance. Βακούριος, dit-il, ἕλκων ἐξ Ἀρμενίας τὸ γένος. Il est évident qu'il se trompe, car tous les autres témoignages, et ils sont assez nombreux, le font Ibérien. Rufin qui l'avait connu personnellement en parle dans son Histoire ecclésiastique, l. 10, c. 10, comme d'un homme très-zélé pour la religion catholique.—S.-M.
[354] Ils étaient mêlés avec des Alains. Equitatus Gothorum cum Alatheo reversus et Safrace, Alanorum manu permista. Amm. Marc., l. 31, c. 12.—S.-M.
XXIX.
Fuite des Romains.
L'empereur, environné d'un monceau de cadavres, et abandonné de ses gardes, s'alla jeter au milieu de deux légions[355] qui se défendaient encore. Trajan, résolu de périr avec lui, s'écria que l'unique ressource était de rallier auprès du prince les débris de l'armée[356]. Aussitôt le comte Victor courut à l'endroit où l'on avait placé les Bataves pour servir de réserve; et ne les trouvant plus, il jugea que tout était perdu, et se retira avec Richomer et Saturninus. Cependant, les Barbares, altérés de sang, poursuivaient à toute bride les fuyards, les uns épars dans la plaine, les autres ramassés en pelotons, se précipitant et se perçant mutuellement de leurs propres épées. Les Goths ne faisaient point de prisonniers. Les chemins étaient bouchés de cadavres d'hommes et de chevaux amoncelés. Le massacre ne cessa qu'à la nuit qui fut fort obscure.
[355] C'étaient les lancearii et les mattiarii.—S.-M.
[356] Eoque viso Trajanus exclamat, spem omnem absumptam, ni desertus ab armigeris princeps saltem adventicio tegeretur auxilio. Amm. Marc., l. 31, c. 13.—S.-M.
XXX.
Mort de Valens.
Amm. l. 31, c. 13 et 14.
Liban. or. de ulcisc. morte Jul. c. 3.
Hier. chron.
Eunap. vit. Max. t. 1, p. 63 et 64 ed. Boiss.
Vict. epit. p. 230.
Idat. chron.
Oros. l. 7, c. 33.
Chrysost. vid. iun. t. 1, p. 343 et ad Philip. hom. 15, t. 11, p. 318.
Socr. l. 4, c. 38.
Theod. l. 4, c. 36.
Soz. l. 6, c. 40.
Philost. l. 9, c. 17.
Zos. l. 4, c. 24.
[Theoph. p. 56.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 31 et 32.
Cedren. t. 1, p. 314.
Valens ne parut plus depuis cette funeste journée. On ne retrouva pas même son corps. Personne n'osa pendant plusieurs jours approcher du champ de bataille, où les vainqueurs s'arrêtèrent pour dépouiller les morts. Toutes les circonstances de la mort de Valens, rapportées par les historiens, ne sont fondées que sur des bruits incertains[357]. Les uns disent qu'au commencement de la nuit, ce prince, ayant pris l'habit d'un simple soldat, et s'étant mêlé dans la foule des fuyards, fut tué d'un coup de flèche. Libanius le fait mourir en héros: il dit que ses officiers le conjurant de mettre sa personne en sûreté, et ses écuyers lui offrant d'excellents chevaux, il répondit: qu'il serait indigne de lui de survivre à tant de braves gens, et qu'il voulait s'ensevelir avec eux; qu'en même temps il se jeta dans le fort de la mêlée, et qu'il périt en combattant. L'opinion la plus généralement reçue, c'est que ce prince étant blessé, et ne pouvant plus se tenir à cheval, fut porté dans une cabane par quelques-uns de ses eunuques; là, tandis qu'on pansait ses blessures, survint une troupe d'ennemis, qui, trouvant de la résistance, et ne voulant pas s'arrêter devant cette chaumière, où ils ignoraient que fût l'empereur, y mirent le feu et la brûlèrent avec ceux qui s'y étaient renfermés; il n'en échappa qu'un seul, et ce fut de lui que les Goths apprirent la fin tragique de Valens. Ils furent très-affligés d'avoir perdu l'honneur de tenir entre leurs mains le chef de l'empire[358]. On ajoute qu'après la retraite des Barbares, comme on cherchait entre les cendres de cette cabane les os de Valens, dont on ne put retrouver un seul, on découvrit un ancien tombeau avec cette inscription: Ici est enterré Mimas, capitaine macédonien[359]. Ce fait, s'il était véritable, serait l'accomplissement de l'oracle, que nous avons rapporté dans l'histoire de Théodore. Valens, naturellement timide, avait été si frappé de cette prédiction, que ne connaissant du nom de Mimas que la montagne voisine de la ville d'Erythres en Ionie, il ne pouvait, depuis ce temps-là, entendre sans trembler le nom de cette province[360]. Quelques auteurs rapportent qu'avant la bataille il avait consulté les devins pour savoir quel en serait le succès, et qu'il fut trompé, comme il était ordinaire, par des réponses équivoques.
[357] Neque enim vidisse se quisquam vel præsto fuisse adseveravit, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 13.—S.-M.
[358] C'est principalement dans le récit d'Ammien Marcellin, qu'ont été puisées toutes ces circonstances de la mort de Valens.—S.-M.
[359] Ἐνταῦθα κεῖται Μίμας Μακέδων στρατηγέτης.—S. M.
[360] Presque tous les auteurs originaux rapportent ces prédictions controuvées.—S.-M.
XXXI.
Perte des Romains.
Jamais une plaie si profonde n'avait affligé l'empire, et les historiens du temps ne trouvent dans les annales de Rome que la bataille de Cannes qui puisse être comparée à celle-ci. Les deux tiers de l'armée romaine restèrent sur la place[361] avec trente-cinq tribuns et commandants de cohortes[362]. Entre les capitaines distingués qui y périrent, on nomme Trajan, Sébastien, Valérien grand-écuyer, Équitius maître du palais, Potentius tribun de la première compagnie des cavaliers[363]. Ce dernier était un jeune homme de grande espérance, déja aussi recommandable par son mérite, que par celui de son père Ursicin, dont l'injuste disgrâce, arrivée sous le règne de Constance, donnait du prix et de l'éclat aux vertus du fils. La nouvelle de cet événement funeste s'étant répandue, on se rappela quantité de circonstances, la plupart frivoles, dont on fit après coup autant de présages de la mort de Valens. Je n'en rapporterai qu'une seule. On se ressouvint que pendant le long séjour de ce prince dans la ville d'Antioche, il s'était rendu si odieux, que le peuple, voulant affirmer quelque chose, disait communément par forme d'imprécation: Qu'ainsi Valens puisse être brûlé vif.
[361] Constat vix tertiam evasisse exercitus partem, dit expressément Ammien Marc., l. 31, c. 13.—S.-M.
[362] Tant ceux qui étaient en activité de service, que ceux qui étaient en retraite, mais qui servirent dans cette occasion comme volontaires. De ce nombre était Trajan, qui avait été destitué par Valens, peu de temps avant la bataille, XXXV oppetivere, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 13, tribuni vacantes, et numerorum rectores.—S.-M.
[363] C'est-à-dire qu'il commandait le corps de cavalerie des Promoti. Promotorum tribunus, Potentius, cæcidit in primævo ætatis flore, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 13.—S.-M.
XXXII.
Divers traits du caractère de Valens.
Amm. l. 31, c. 14. Them. or. 8, p. 119 et 120.
Il avait régné quatorze ans, quatre mois et treize jours[364]. Ses actions, que nous avons racontées, suffisent pour donner une juste idée de son caractère. Il ne sera pourtant pas inutile d'y ajouter quelques traits, qui pourraient n'avoir pas été assez sentis dans le détail de son histoire. Il se déterminait lentement, soit à donner les charges, soit à les ôter. Il était ennemi des brigues formées pour les obtenir, et s'étudiait surtout à réprimer l'ambition de ses parents. Jamais l'empire d'Orient ne fut moins chargé d'impôts que sous son règne; son avarice n'osait s'attaquer qu'aux biens des particuliers; mais il ménageait les provinces, modérant les tributs déjà établis, n'en imposant pas de nouveaux, exigeant sans rigueur les anciennes redevances, ne pardonnant jamais les concussions aux hommes en place. Il avait grand soin de s'instruire de l'état de ses finances. Ses prédécesseurs étaient dans l'usage d'abandonner à ceux qu'ils voulaient gratifier, les biens dévolus au fisc; ce qui redoublait l'avidité des courtisans. Valens permettait à chacun de défendre ses droits contre les entreprises du fisc; et quand les biens étaient déclarés caducs, il en partageait la donation entre trois ou quatre personnes, afin de diminuer l'empressement à poursuivre, en diminuant le profit qu'on pouvait retirer des poursuites. Il répétait souvent cette belle parole d'un ancien: que c'est aux pestes, aux tremblements de terre, et aux autres fléaux de la nature, à faire périr les hommes, mais aux princes à les conserver. Cette maxime ne fut jamais que dans sa bouche. L'histoire de son règne nous montre un prince sans lumières pour connaître ses devoirs, sans activité pour les remplir, injuste, sanguinaire, qui ne fit paraître de vigueur qu'à persécuter l'Église. Il ne laissa de sa femme Dominica que deux filles, Carosa et Anastasia. L'une des deux épousa Procope qui n'est guère connu que par le titre de gendre de Valens.
[364] Il était âgé d'environ cinquante ans, quinquagesimo anno contiguus, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 14.—S.-M.
XXXIII.
Les Goths assiègent Andrinople.
Amm. l. 31, c. 15.
Pendant la nuit qui suivit la bataille, les Romains échappés de la défaite se dispersèrent de toutes parts. Dès que le jour parut, la plus grande partie des Barbares marcha vers Andrinople; ils savaient par le rapport des transfuges, que les grands officiers de l'empire et les trésors de Valens y étaient renfermés. Ils y arrivèrent sur les neuf heures du matin, et environnèrent la ville, résolus de braver tous les périls d'une attaque précipitée. Les habitants n'étaient pas moins déterminés à se bien défendre: le pied des murs était au dehors bordé d'une multitude de fantassins et de cavaliers, qu'on n'avait pas voulu recevoir dans la ville, et qui, écartant l'ennemi à coups de flèches et de pierres, défendirent pendant cinq heures l'approche du fossé, toujours en butte eux-mêmes à tous les traits de l'ennemi. Enfin, la plupart ayant perdu la vie, trois cents qui restaient encore, mirent bas les armes, et passèrent du côté des Barbares qui les égorgèrent sans miséricorde. Ce spectacle inspira tant d'horreur aux habitants, qu'ils résolurent de périr plutôt que de se rendre. Les Goths, s'avançant jusqu'au bord du fossé, faisaient pleuvoir sur la muraille une grêle de traits, lorsqu'un furieux orage, mêlé de tonnerres affreux, les obligea de se retirer à l'abri de leurs chariots. De là ils firent sommer les assiégés de se rendre sur-le-champ, leur promettant la vie sauve. Le porteur de cet ordre n'ayant pas été reçu dans la ville, ils y envoyèrent un prêtre chrétien[365]. La lettre fut lue et méprisée; on employa le reste du jour et une partie de la nuit suivante, à préparer tout ce qui était nécessaire pour une vigoureuse défense. On doubla les portes en dedans de gros quartiers de pierres; on fortifia les endroits les plus faibles; on dressa les batteries; on plaça de distance en distance des vases remplis d'eau, parce que la veille plusieurs soldats qui bordaient le haut de la muraille, étaient morts de soif.
[365] Ammien Marcellin dit seulement, l. 31, c. 15, que c'était un chrétien, per christianum quemdam portatis scriptis.—S.-M.
XXXIV.
Belle défense des assiégés.
Les Goths dépourvus de machines, et ne sachant pas même faire les approches, n'imaginaient d'autre moyen que de tuer à coups de traits ceux qui paraissaient sur les murailles, et de monter ensuite à l'escalade; mais comme ils perdaient beaucoup plus de monde qu'ils n'en abattaient, ils eurent recours à un stratagème qui aurait réussi, s'il eût été mieux concerté. Ils engagèrent quelques déserteurs à retourner dans la ville, comme s'ils se fussent échappés des mains des assiégeants; ces traîtres devaient mettre secrètement le feu en divers endroits, pour faciliter l'escalade, tandis que les assiégés s'occuperaient à éteindre l'incendie. Sur le soir les déserteurs s'avancèrent au bord du fossé, tendant les bras et demandant avec instance d'être reçus dans la place. On leur ouvrit les portes; on les interrogea sur les desseins des ennemis: comme ils ne s'accordaient pas dans leurs réponses, on en conçut du soupçon; on les appliqua à la torture. Ils avouèrent leur trahison, et eurent la tête tranchée. Au milieu de la nuit, les Barbares ne voyant pas paraître de flammes, et se doutant que leur ruse était découverte, comblèrent le fossé, et vinrent en foule attaquer les portes, s'efforçant de les enfoncer ou de les rompre. Leurs principaux capitaines animaient leurs efforts, et s'exposaient eux-mêmes avec encore plus de hardiesse. Les habitants et les officiers du palais se joignant aux soldats de la garnison, opposaient la plus vigoureuse résistance. Aucun trait jeté même au hasard dans les ténèbres sur une si grande multitude, ne tombait en vain. Comme on remarqua que les Barbares faisaient à leur tour usage des flèches qu'on tirait sur eux, on ordonna aux archers de couper la corde qui tenait le fer fermement emmanché dans le bois; mais rien ne causa plus d'effroi aux ennemis, que la vue d'une pierre énorme lancée d'une machine, et qui vint en bondissant rouler à leurs pieds. Ils en furent tellement épouvantés qu'ils allaient prendre la fuite, si leurs généraux, faisant sonner toutes les trompettes, ne se fussent avancés à leur tête, leur montrant la ville et leur criant: Voilà le magasin où sont enfermées les richesses que l'avarice de Valens vous a enlevées; voilà la prison de vos femmes et de vos filles arrachées de vos bras, et qui gémissent dans une honteuse captivité. Tous aussitôt courent tête baissée vers les murailles; ils plantent les échelles; chacun s'empresse de monter le premier: on décharge sur eux des quartiers de roche, des meules de moulin, des fragments de colonnes. Les échelles sont brisées, et avec elles tombent les uns sur les autres les soldats écrasés de ces masses foudroyantes, ou percés de javelots. D'autres succèdent, et sont encore renversés. Mais comme ils voient aussi un grand nombre d'habitants tomber du haut des murailles, ils s'encouragent, ils se pressent les uns les autres, ils plantent de nouveau leurs échelles sur des monceaux de carnage; et n'observant plus aucun ordre, ils montent et sont précipités par pelotons. Cette horrible attaque, où la rage des assiégeants et des assiégés était égale, dura depuis le milieu de la nuit jusqu'à la nuit suivante. Alors les Goths désespérés se retirèrent sous leurs tentes, la plupart sanglants et estropiés, s'accusant mutuellement de n'avoir pas écouté Fritigerne qui les avait voulu détourner de cette funeste entreprise.
XXXV.
Les Goths marchent à Périnthe.
Amm. l. 31, c. 16.
Au matin ils tinrent conseil, et se déterminèrent à prendre la route de Périnthe, qu'on nommait aussi Héraclée. Les transfuges leur promettaient un riche butin. Ils marchèrent donc de ce côté-là sans se hâter, ne rencontrant ni ne craignant aucun obstacle. Lorsque les habitants d'Andrinople furent assurés de leur retraite, les soldats qui avaient si bien défendu la ville, n'étant pas instruits de la mort de Valens, et croyant qu'il s'était retiré du côté de l'Illyrie, résolurent d'aller en diligence rejoindre l'empereur. Ils partirent pendant la nuit avec tous les bagages, et prenant des chemins détournés et couverts de bois, dans l'incertitude où ils étaient, ils se partagèrent en deux divisions: les uns tournèrent vers Philippopolis et Sardique, les autres vers la Macédoine. Cependant les Goths ayant reçu un renfort considérable de Huns et d'Alains, que Fritigerne avait attirés[366], campèrent à la vue de Périnthe. Le mauvais succès de l'attaque d'Andrinople leur ôta l'envie d'approcher de la ville, mais ils désolèrent les vastes plaines d'alentour.
[366] At Gothi Hunnis Alanisque permisti nimium bellicosis et fortibus, rerumque asperarum difficultatibus induratis, quos miris præmiorum illecebris sibi sociarat solertia Fritigerni. Ammien Marcellin, l. 31, c. 16.—S.-M.
XXXVI.
Ils sont repoussés de devant Constantinople.
Amm. l. 31, c. 16.
Socr. l. 5, c. 1.
Soz. l. 7, c. 1.
L'avidité du pillage les conduisit à Constantinople. Ils en insultaient déja les faubourgs et couraient jusqu'aux portes. Dominica, veuve de Valens, sauva par son courage la capitale de l'empire: elle ranima les habitants consternés; elle leur distribua des armes; elle tira de grandes sommes du trésor pour les exciter par ses largesses à leur propre défense. La principale ressource de la ville consistait dans une troupe de cavaliers Sarrasins[367], qui sortirent sur les ennemis avec une audace déterminée, et donnèrent à grands coups de cimeterre au travers de leurs escadrons. Pendant ce combat, qui fut sanglant et opiniâtre, un Sarrasin, nu jusqu'à la ceinture, portant une chevelure longue et flottante, poussant des sons lugubres et menaçants, armé seulement d'un poignard, vint se lancer au milieu des Goths; et au premier qu'il égorgea, il attacha sa bouche sur la plaie pour en sucer le sang[368]. La vue d'une férocité si brutale glaça d'effroi les ennemis; ils sonnèrent la retraite, et allèrent camper à quelque distance, n'osant plus approcher de trop près d'une ville, qui leur semblait être un repaire d'animaux farouches. Quelques jours après, lorsqu'ils eurent considéré à loisir la vaste étendue de Constantinople, la hauteur de ses tours et de ses palais qui ressemblaient à autant de forteresses, la multitude infinie de ses habitants, la commodité du Bosphore qui lui donnait une communication toujours libre avec l'Asie et les deux mers, ils désespérèrent de la réduire ni par la force, ni par la famine. Ayant donc détruit tous les travaux qu'ils avaient commencés pour un siége, après avoir, par les différentes sorties, perdu plus de soldats qu'ils n'en avaient tués, ils se retirèrent pour se répandre vers l'Illyrie.
[367] Saracenorum cuneus. Un escadron de Sarrasins. Amm. Marc. l. 31, c. 16.—S.-M.
[368] Ex ea enim crinitus quidam, nudus omnia præter pubem, subraucum et lugubre strepens, educto pugione agmini se medio Gothorum inseruit, et interfecti hostis jugulo labra admovit, effusumque cruorem exsuxit. Ammien Marcellin, l. 31, c. 16.—S.-M.
XXXVII.
Massacre des Goths en Asie.
Amm. l. 31, c. 16.
Zos. l. 4, c. 26.
L'Asie aurait peut-être éprouvé les mêmes désastres, si le comte Jule[369] n'eût pris une de ces résolutions extrêmes, que l'humanité déteste, que la politique prétend justifier par la nécessité, mais qui ne paraissent jamais vraiment nécessaires aux yeux de la bonne foi et de la justice. Ce comte ayant, par ordre de Valens, conduit en Asie les plus jeunes d'entre les Goths, les avait dispersés en diverses villes au-delà du mont Taurus, dans la crainte que s'ils étaient réunis ils ne se portassent à quelque violence. Il fut averti que cette jeunesse fougueuse, instruite du traitement fait au reste de la nation, et de sa révolte, formait des complots secrets; et que par des messages mutuels, envoyés d'une ville à l'autre, elle prenait des mesures pour se rendre maîtresse des lieux où elle était établie, et pour venger ses parents et ses compatriotes. Sur cet avis il prend son parti: il écrit à tous les commandants des places. Conformément à ses ordres, on assemble les Goths dans chaque ville pour leur faire savoir: que l'empereur, désirant les incorporer à ses sujets, veut leur donner de l'argent et des terres; qu'ils aient donc à se rendre un tel jour à la métropole. Ces jeunes Barbares, ravis de joie, oublient leurs complots: ils attendent avec impatience le jour marqué, et se rendent à l'ordre. Tout était préparé pour les recevoir. Dès qu'ils sont assemblés dans la place publique de chaque capitale, les soldats cachés dans les maisons d'alentour se montrent aux fenêtres, et les accablent de pierres et de traits. On passe au fil de l'épée ceux qui prennent la fuite; et dans un seul jour, en diverses villes, comme par un même signal, un nombre infini de ces malheureux fut sacrifié à une défiance sanguinaire[370]. Ce massacre justifia les cruautés que leurs pères exerçaient alors en Occident.
[369] Il était maître de la milice au-delà du mont Taurus. Julius magister militiæ trans Taurum. Amm. Marc., ibid.—S.-M.
[370] Selon Zosime, l. 4, c. 26, ce massacre fut exécuté par les ordres du sénat de Constantinople.—S.-M.
XXXVIII.
Ravages des Goths.
Amm. l. 31, c. 16, et l. 20, c. 4
Greg. Naz. or. 14, t. 1 p. 214.
Hier. ep. 60, t. 1, p. 342.
Chrysost. ad vid. Jun. t. 1, p. 343,
Ambr. ep. 10. t. 2. p. 809.
Idat. chron.
Hermant, vie de S. Ambr. l. 2, c. 12, 14. et vie de S. Basil. l. 6, c. 10, 11. éclairciss.
Les autres Barbares d'au-delà du Danube, Sarmates, Quades, Marcomans, vinrent se joindre aux Goths, aux Huns, aux Alains. Réunis par leur haine commune contre les Romains et par le désir du pillage, ils ravageaient, ils brûlaient, ils détruisaient la petite Scythie, la Thrace, la Macédoine, la Dardanie, la Dacie, la Mésie[371]. Leurs partis étendaient leurs courses jusque dans la Pannonie, la Dalmatie, l'Épire et l'Achaïe. Le comte Maurus, successeur de Frigérid, avait laissé forcer le Pas de Sucques. Le sang romain coulait depuis Constantinople jusqu'aux Alpes Juliennes[372]. Les femmes et les filles étaient violées; les prêtres, traînés en esclavage, ou tués avec les évêques; les églises, changées en écuries; les corps des martyrs, déterrés. Ce n'était dans toutes ces contrées que deuil, gémissements, triste et affreuse image de la mort. Mursa fut ruinée; Pettau [Petobio], livrée aux Barbares[373]; on soupçonna de cette trahison un certain Valens que les Ariens avaient inutilement voulu faire évêque de cette ville. Fritigerne, voyant que tout fuyait devant lui, disait: qu'il s'étonnait de l'impudence des Romains qui se prétendaient maîtres d'un pays qu'ils ne savaient pas défendre; qu'ils le possédaient sans doute au même titre que des troupeaux possèdent la prairie où ils paissent. On ne voyait de toutes parts que des prisonniers exposés en vente. Les églises en rachetaient un grand nombre; et saint Ambroise signala en cette occasion sa charité inépuisable: il vendit les ornements du sanctuaire, il aurait vendu les vases sacrés, si les besoins l'eussent exigé. Quantité d'Illyriens abandonnèrent leur partie, et se retirèrent en Italie aux environs d'Imola, où il semble que Gratien leur donna des terres. Ils y portèrent l'hérésie d'Arius, qu'ils auraient répandue jusqu'à Milan, si le saint évêque n'en eût préservé le pays. Les Goths, dans le cours de leurs ravages, trouvèrent plusieurs catholiques de leur nation, qui pour se soustraire à la persécution d'Athanaric, s'étaient jetés entre les bras des Romains. Ils les invitèrent à se joindre à eux et à partager les dépouilles. Mais ces généreux fugitifs refusèrent de contribuer à détruire leur asile: ils aimèrent mieux, les uns se laisser égorger, les autres quitter leurs terres, et se retirer en des lieux forts d'assiette, pour conserver la pureté de leur foi et la fidélité qu'ils avaient promise à l'empire.
[371] Scythiam, Thraciam, Macedoniam, Dardaniam, Daciam, Thessaliam, Achaïam, Epiros, Dalmatiam, cunctasque Pannonias; Gothus, Sarmata, Quadus, Alanus, Hunni, Wandali, Marcomanni vastant, trahunt, rapiunt. S. Hieron., ep. 60, t. 1, p. 342, edit. Vallars.—S.-M.
[372] Les Romains, dit Eunapius, (excerpt. leg., p. 21) redoutaient autant le nom des Scythes (ou Goths), que ceux-ci le nom des Huns. Καὶ ΣκύΘας Οὔννων μὴ φέρειν ὄνομα, καὶ Ῥωμαίους Σκυθῶν.—S.-M.
[373] S. Ambroise donne à cette ville le nom de Patavio. Elle est appelée Παταβίων, par Priscus, excerpt. de leg., p. 57, v. ci-après t. 6, liv. XXXII, § 73.—S.-M.
XXXIX.
Théodose est rappelé.
Liban. de ulc. morte Jul. c. 1.
Them. or. 16, p. 205.
Pacat. paneg. c. 10.
Vict. epit. p. 232 et 233.
Idat. chron.
Marcell. chron.
Zos. l. 4, c. 24.
Joann. Ant. in excerptis Vales, p. 846.
Theod. l. 5, c. 5 et 6.
Zon. l. 13, t. 2. p. 33.
Till. Theod. art. 1, 2 et note 1, 2, 4.
Cellar. geog. ant. l. 2, c. 1, § 66.
Cependant le comte Victor, aussitôt après la défaite, était allé porter à Gratien cette triste nouvelle. Peu de temps après on fut informé de la mort de Valens; et ce fut pour l'empereur et pour tout l'empire un surcroît d'affliction. Gratien se rendit en diligence à Constantinople à travers mille périls: dans le désordre où il voyait les affaires, il se souvint de Théodose, qui après la mort de son père s'était retiré de la cour. Il sentit quel secours l'empire, sur le penchant de sa ruine, pourrait tirer de la valeur et de l'expérience de ce guerrier, et il résolut de le rappeler. Théodose vivoit depuis deux ans à Cauca[374] sa patrie, que les uns placent en Galice, les autres dans le pays des Vaccéens, aujourd'hui la province de Béïra en Portugal. Quelques auteurs le font naître à Italica près de Séville, patrie de Trajan; ils prétendent même, sans beaucoup de fondement, qu'il était de la famille de cet empereur; mais ce fut un plus grand honneur à Théodose d'avoir les vertus de Trajan, que de lui appartenir par la naissance[375]. La gloire de son père et la sienne l'avaient suivi dans son exil volontaire. Soumis aux lois, sobre, laborieux, aussi libéral qu'il était riche, il faisait, sans le savoir, dans l'état de particulier le plus utile apprentissage de la souveraineté. Il secourait ses amis et ses compatriotes de ses conseils et de sa fortune: la misère des provinces, qu'il voyait de près, lui imprimait dès lors ces tendres sentiments, que la Providence devait bientôt rendre efficaces. Souvent il se retirait à la campagne, et trouvait un délassement innocent dans les travaux de l'agriculture. Il avait épousé Flaccilla[376], vraiment digne de lui par sa vertu et par sa noblesse: il en avait déja un fils nommé Arcadius[377], lorsqu'il reçut l'ordre de retourner auprès de l'empereur. Il quitta sa retraite en soupirant, sans désirer ni prévoir la haute fortune qui l'attendait à la cour.
[374] Ἐκ μὲν τῆς ἐν Ἰβηρίᾳ Καλλεγίας, πόλεως δὲ Καύκας ὁρμώμενον. Zos. lib. 4, cap. 24.—S.-M.
[375] Ulpia progenies, dit Claudien, in 4º consul. Honor. v. 19.—S.-M.
[376] Ælia Flaccilla était espagnole, et fille d'un Antoine qui fut fait consul en 382.—S.-M.
[377] Il était né en l'an 377.—S.-M.
XL.
Victoire de Théodose.
Dès qu'il fut arrivé, Gratien le mit à la tête des troupes qu'il avait rassemblées. Théodose marcha aussitôt contre une grande armée de Goths et de Sarmates, et leur livra bataille près du Danube. Les ennemis furent enfoncés du premier choc et mis en fuite. On les poursuivit avec ardeur; on en fit un grand carnage; il ne s'en sauva qu'un petit nombre qui repassèrent le fleuve. Le vainqueur ayant mis ses troupes en sûreté dans les villes voisines, retourna à la cour, et alla lui-même porter à l'empereur la nouvelle de sa victoire. Une expédition si rapide[378] parut d'autant plus incroyable, que les défaites précédentes avaient laissé dans les esprits une vive impression de terreur. Les envieux de Théodose, plus désespérés que les ennemis vaincus, osaient l'accuser de mensonge; c'était, à les entendre, un imposteur qui avait pris la fuite après la défaite de son armée. L'empereur lui-même ne fut convaincu de la vérité, qu'après le retour des exprès qu'il envoya sur les lieux, pour s'instruire par leurs propres yeux et lui faire un rapport fidèle[379].
[378] Vix tecta hispana successeras, jam Sarmaticis tabernaculis tegebaris. Vix Iberum tuum videras, jam Istro prætendebas. Pac. pan., § 10.—S.-M.
[379] Il paraît que Gratien fit en personne quelques entreprises contre les Barbares, mais le souvenir vague ne s'en est conservé que dans quelques lignes d'Ausone, qui dit qu'en une seule année, il pacifia le Rhin et le Danube. Uno pacatus anno et Danubii limes et Rheni. Il semblerait aussi qu'il eut dans la même année vaincu et pardonné les Sarmates, ce qui aurait dû lui mériter les surnoms de Germanique, d'Alemannique et de Sarmatique. Vocarem Germanicum, deditione gentilitium; Alemannicum traductione captorum vincendo et ignoscendo Sarmaticum. Auson., grat. act. proconsul., p. 526 et 527.—S.-M.
XLI.
Gratien rétablit en Orient les affaires de l'Eglise.
Socr. l. 5, c. 2.
Theod. l. 5, c. 2.
Soz. l. 7. c. 1.
Joan. Ant. in excerpt. Val. p. 846.
Zon. l. 13, t. 2, p. 33.
Cod. Th. l. 16, tit. 5, leg. 5, l. 11, tit. 39, leg. 7.
Cette victoire rassura Constantinople, et réprima l'audace des Barbares, en leur apprenant que la valeur romaine n'était pas entièrement éteinte. Gratien après avoir mis ordre aux affaires de l'Orient, retourna à Sirmium, où son premier soin fut de réparer les maux que son oncle avait faits à la religion. Valens, avant son départ d'Antioche, avait permis aux évêques exilés de revenir dans leurs églises. Mais la supériorité que conservait toujours le parti arien, avait rendu cette permission presque inutile. Gratien ordonna par un édit que les prélats bannis rentreraient sans nul obstacle en possession de leurs siéges. Cependant comme en poussant à bout les Ariens qui dominaient dans la plupart des villes de l'Orient, il était à craindre qu'ils n'appelassent à leur secours les Goths protecteurs de la même hérésie, il accorda aux diverses communions, comme nous l'avons déja dit, la liberté de s'assembler, et la révoqua dès l'année suivante, lorsqu'il crut la tranquillité de l'empire mieux affermie. Il arrêta les nouvelles entreprises des sectateurs de l'anti-pape Ursinus; et sur la requête qui lui fut présentée de la part du pape Damase et d'un grand nombre d'évêques assemblés à Rome, il prescrivit les règles qu'on devait observer dans le jugement des évêques et des causes ecclésiastiques. Les accusations de magie avaient depuis quelque temps fait périr beaucoup d'innocents: dès le commencement de cette année, Gratien avait déclaré que l'accusateur serait obligé de prouver le crime en toute rigueur, sur peine d'être lui-même sévèrement puni.
XLII.
Ausone consul.
Auson. grat. act. et ad Syagr. et in epiced. patris.
Idat. chron.
Scalig. vit. Auson.
Till. Grat. art. 8, 21, 22 et not. 8, 9.
Mém. Acad. des Inscript. t. 15, p. 125, et suiv.
Le jeune prince ne se vit pas plutôt maître de nommer les deux consuls, qu'il voulut donner à son précepteur Ausone une marque éclatante de sa reconnaissance. Ausone[380], né à Bordeaux, avait d'abord suivi le barreau. Il le quitta pour prendre une chaire de Grammaire et ensuite de Rhétorique, qu'il enseigna long-temps dans sa patrie. Appelé à la Cour par Valentinien, il fut chargé de l'instruction de Gratien, déja Auguste; et il l'accompagna dans l'expédition d'Allemagne en 368. Il en ramena une jeune captive, nommée Bissula, dont il devint bientôt l'esclave, et qui contribua à égayer sa Muse naturellement lascive et licencieuse. Il fut honoré du titre de questeur; et après la mort de Valentinien, Gratien le fit préfet du prétoire, d'abord d'Italie, ensuite des Gaules. Il était revêtu de cette dernière dignité, lorsqu'il fut élevé au consulat; et ce fut pour cette raison que Gratien lui donna le rang au-dessus d'Olybrius, son collègue, qui avait été préfet de Rome en 368, et les deux années suivantes. Ausone nous a conservé la lettre par laquelle l'empereur lui annonça sa promotion; elle était conçue en ces termes: Lorsque je délibérais sur le choix des consuls que je devais nommer pour l'année prochaine, je me suis adressé à Dieu pour consulter sa volonté, comme vous savez que je fais dans toutes mes entreprises, et comme vous souhaitez vous-même que je fasse. J'ai cru lui obéir en vous désignant premier consul. Je vous rends ce que je vous dois, et je ne suis pas encore quitte avec vous après vous l'avoir rendu. Quoique cette lettre semble former un préjugé favorable à la piété d'Ausone, la religion de ce poète n'en est pas moins problématique. Entre les critiques, les uns faisant attention à quelques pièces chrétiennes répandues dans ses écrits, soutiennent qu'il était chrétien; d'autres prétendent que ces pièces lui sont faussement attribuées, et que le paganisme qui respire dans ses véritables ouvrages, ne permet pas de douter qu'il fût païen. Ce qu'il y a de plus certain, c'est que l'extrême licence de ses poésies prouve que s'il était chrétien, il ne l'était que de nom. La faveur s'étendit sur toute sa famille[381]: Jules Ausone, son père, qui était médecin, porta le titre de préfet d'Illyrie: Hespérius, son fils, fut vicaire de Macédoine[382], proconsul d'Afrique[383], enfin préfet du prétoire des Gaules, conjointement avec lui[384]; Thalassius, son gendre, fut aussi proconsul d'Afrique[385].
[380] Il se nommait Decimus Magnus Ausonius. On ignore l'époque précise de sa naissance; sa famille était honorable, non pœnitendam, dit-il. Son père Julius Ausonius était médecin et mourut en 377, âgé d'environ quatre-vingt-dix ans. Son fils avait obtenu pour lui de l'empereur, le rang de préfet honoraire de l'Illyrie.—S.-M.
[381] Ausone avait épousé Attusia Lucana Sabina, fille d'Attusius Lucanus Talisius, l'un des citoyens les plus distingués de Bordeaux. Elle mourut à l'âge de vingt-huit ans.—S.-M.
[382] C'est en l'an 376 qu'il était en Macédoine.—S.-M.
[383] Il occupa cette charge en 376 et 377 pendant dix-huit mois.—S.-M.
[384] C'est-à-dire dans les années 378, 379 et 380.—S.-M.
[385] En 378, sans doute après Hespérius. On cite plusieurs autres parents ou alliés d'Ausone, revêtus de hautes dignités, ou qui avaient rempli de grandes charges.—S.-M.
XLIII.
[Etat de l'Arménie sous le règne de Varazdat.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 35.
Mos. Chor. l. 3, c. 40.]
—[Les désastres que la mort de Valens et l'irruption des Goths causèrent à l'empire, contraignirent encore une fois les Romains d'abandonner à leur sort les états de l'Orient, toujours menacés par les entreprises des Perses, contenus depuis long-temps par la présence de l'empereur. Heureusement que la vieillesse et les revers qu'il avait éprouvés étaient venus mettre des bornes à l'ambition de Sapor. Arrivé au terme d'un règne aussi long que sa vie, le Roi de Perse ne songeait plus qu'à passer dans le repos les années qui lui restaient. Ses généraux inquiétaient bien les frontières de l'empire, mais ce n'était que des courses isolées, sans résultat intéressant. Ce fut un bonheur pour l'empire, qui semblait menacé alors d'une destruction totale. L'Arménie, grâce aux précautions prises par Valens pour s'en assurer l'occupation militaire, avait persisté dans l'alliance des Romains; elle était pour eux un boulevard et un poste avancé de la plus grande importance, où régnait un prince que la présence des lieutenants de l'empereur, réduisait à être plutôt un sujet qu'un allié. Ce n'est pas que le roi placé par Valens sur le trône des Arsacides, fût plus affectionné qu'aucun de ses prédécesseurs; mais les Romains cantonnés sur toutes ses frontières et dans le centre de ses états, ne lui permettaient pas d'hésiter. Sa nouvelle position avait changé ses sentiments: son dévouement à la cause des Romains, qui lui avait mérité la couronne, avait fait place au désir de régner en monarque indépendant. Le joug lui pesait, et il ne songeait qu'à s'en délivrer. Son courage à toute épreuve, son habileté à la guerre, lui auraient fait tout oser; mais par malheur Varazdat était loin d'avoir assez de prudence et de capacité pour concevoir un plan et le mettre à exécution. Faible de caractère, il fut bientôt le jouet de ses courtisans, qui furent sous son nom les maîtres du royaume, qu'ils remplirent de troubles[386]. Tous les jeunes seigneurs qui avaient été les compagnons de son enfance, obtinrent un grand crédit sur son esprit; leur vanité présomptueuse flatta les idées d'indépendance qu'il nourrissait déjà. Le prince des Saharhouniens[387] Bad, qui l'avait élevé, et qui était ennemi de Mouschegh, dont il ambitionnait la place, acquit bientôt la plus grande influence dans ses conseils; et sans la crainte qu'inspiraient les troupes romaines et le connétable, qu'on savait être attaché au parti de l'empire, Varazdat se serait jeté dans les bras du roi de Perse, avec lequel il était secrètement en relation. Celui-ci lui promettait, pour prix de sa défection, son alliance, ses soldats et la main de sa fille[388].]
[386] On a déja pu voir ci-devant, § 10, p. 111, note 2, que Valens, avant de quitter Antioche pour marcher contre les Goths, avait envoyé le général Victor, l'ancien compagnon de Julien, pour arranger les affaires de l'Arménie, alors agitée de troubles, ut super Armeniæ statu, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 7, pro capturerum componeret impendentium.—S.-M.
[387] La position du canton des Saharhouniens n'est pas connue. Il paraît cependant qu'il était dans la partie orientale de l'Arménie, vers les frontières de l'Albanie.—S.-M.
[388] Moïse de Khoren dit, l. 3, c. 40, que Varazdat avait envoyé à Sapor des députés chargés de lui offrir la soumission du royaume d'Arménie, s'il voulait consentir à lui donner une de ses filles pour épouse.—S.-M.
XLIV.
[Assassinat du connétable Mouschegh.]
[Amm. l. 31, c. 7.
Faust. Byz. l. 5, c. 35, 36 et 37.]
—[Cependant Varazdat accueillait avec empressement toutes les calomnies qu'on répandait contre le connétable. Les imputations odieuses déjà alléguées sous le règne de Para, se renouvelèrent[389]. Mouschegh avait, disait-on, favorisé Sapor, qu'il pouvait faire périr. On lui reprochait ses égards pour la femme du roi de Perse, qui avait été sa captive, et l'humanité qu'il avait montrée envers ses prisonniers persans. C'étaient là autant de trahisons. On lui faisait un crime d'avoir épargné le roi d'Albanie, qu'il pouvait immoler[390]; enfin on allait jusqu'à l'accuser de la mort de Para, qui avait été selon ses ennemis concertée entre lui et les généraux romains. Il ne réservait pas, ajoutait-on, un sort moins cruel à Varazdat. Il était évident, que si on ne se hâtait de le prévenir, après avoir égorgé son souverain, il livrerait l'Arménie aux Romains, et avec leur secours s'y ferait déclarer roi: ce qui était assez prouvé par le soin qu'il avait eu de remettre aux troupes impériales les places les plus fortes et les plus avantageusement situées. Ces accusations absurdes furent accueillies avec empressement par le roi; convaincu que Mouschegh était son plus implacable ennemi, il s'occupa secrètement des moyens de le faire périr; mais les Romains le gênaient. Il fut ainsi contraint d'ajourner ses desseins jusqu'à ce qu'il se présenta des circonstances plus favorables. Elles ne tardèrent pas. Valens ayant été obligé de rappeler Trajan et toutes ses troupes, pour les envoyer sur le Danube repousser les Goths, Varazdat se trouva sans partage souverain maître de l'Arménie. Il ne perdit pas de temps pour mettre son projet à exécution, et s'assurer une pleine indépendance. Mouschegh était le principal obstacle à son accomplissement; il résolut donc de s'en défaire promptement. Appelé à un superbe festin, le connétable s'y rendit sans défiance; et au milieu de la fête, douze assassins apostés se précipitent sur lui et le traînent devant Varazdat, en lui reprochant la mort de Para, dont il était innocent. Le prince des Saharhouniens lui plonge alors son poignard dans le sein, et lui coupe la tête. Ainsi périt misérablement le guerrier généreux qui avait délivré l'Arménie du joug des Perses. La place de connétable fut donnée à son lâche assassin, et Vatché, son parent, fut déclaré prince des Mamigoniens. Mouschegh laissait un fils bien jeune encore, qui s'appelait Hamazasp, et fut père de Vartan, que les Arméniens placent au nombre des grands hommes qui ont illustré leur pays. Hamazasp fut conduit dans les possessions que sa famille avait dans la province de Daik[391], dans le nord du royaume.]
[389] Voyez t. 3, p. 379 et 381, l. XVII, § 65 et 66.—S.-M.
[390] Voyez t. 3, p. 381, l. XVII, § 66.—S.-M.
[391] Il est remarquable que Moïse de Khoren ne parle qu'une seule fois, l. 3, c. 37, de Mouschegh, et pour dire qu'il blessa le roi d'Albanie à la bataille de Dsirav. Voyez tom. 3, p. 381, liv. XVII, § 66. Du reste il passe entièrement sous silence les victoires de ce général et les services qu'il rendit à sa patrie. En parlant d'Hamazasp, qui épousa la fille du saint patriarche Sahag, et fut père de Vartan, il néglige également de rappeler qu'il était fils de Mouschegh. Il est difficile de rendre raison d'une pareille réticence. Moïse de Khoren ne parle pas davantage de Manuel, frère de Mouschegh, dont il va bientôt être question, et qui se rendit aussi célèbre en Arménie. L'histoire d'Arménie, composée par cet auteur, est adressée à un prince de la race des Pagratides. Est-ce à cause de cette famille puissante et rivale de celle des Mamigoniens, qu'il a passé sous silence les belles actions de ces derniers, ou Mouschegh et Manuel auraient-ils eu avec les Pagratides des démêlés actuellement inconnus, que l'auteur arménien n'osait rappeler au souvenir d'un Pagratide. Je suis d'autant plus porté à le croire, que la défaite totale de Méroujan, le fameux dévastateur de l'Arménie, est attribuée à Sempad le Pagratide dans Moïse de Khoren, l. 3, c. 37, tandis qu'il est constant par le récit de Faustus de Byzance, l. 5, c. 43, que cette défaite fut un des exploits de Manuel le Mamigonien.—S.-M.
XLV.
[Manuel son frère se révolte contre Varazdat.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 37.]
—[Lorsque le roi Arsace était tombé entre les mains des Perses, avec le connétable Vasag, père de Mouschegh, deux des enfants de ce général avaient partagé leur sort. Ils se nommaient Manuel et Gouen. A l'exemple de beaucoup d'autres Arméniens, ces deux princes s'étaient mis au service de Sapor, qui les avait employés dans ses guerres contre le grand roi des Arsacides qui dominait sur les peuples du Kouschan[392]. Manuel et son frère s'y comportèrent vaillamment; mais la campagne fut malheureuse, et ils perdirent les récompenses que leur courage aurait mérité. Les troupes persanes victorieuses dans une première affaire, éprouvèrent ensuite des revers, et l'armée de Sapor fut entièrement détruite dans une seconde bataille. Manuel, son fils Ardaschir et son frère furent presque les seuls qui échappèrent, après avoir glorieusement combattu. Le désastre de son armée rendit le roi de Perse injuste envers les guerriers Mamigoniens; il les accabla de reproches et d'outrages, les chassa ignominieusement de sa présence, et les renvoya dans leur pays, comme des lâches indignes de le servir. Ils furent obligés de continuer leur route à pied. Manuel était blessé, il ne pouvait marcher, et son frère fut contraint de le porter pendant une partie du chemin, mais à la fin ils parvinrent à atteindre le pays de Daron, héritage des Mamigoniens[393]. A peine y furent-ils arrivés, que Vatché investi depuis peu de la souveraineté par Varazdat, se hâta de s'en démettre en faveur de Manuel, à qui elle appartenait légitimement, parce qu'il était l'aîné de la famille. Manuel n'attendit pas les ordres de Varazdat pour en prendre possession, et il ne tarda pas à lui écrire pour lui reprocher le meurtre de Mouschegh, et pour revendiquer la place de connétable donnée au prince des Saharhouniens. Depuis long-temps, lui disait-il, nos ancêtres se sont dévoués au service des Arsacides; nous nous sommes sacrifiés pour eux; mon père Vasag est mort pour Arsace; nous n'avons épargné ni nos biens, ni nos vies: les uns ont succombé sous le fer de vos ennemis, et ceux qui leur ont échappé ont péri par tes ordres: telle a été leur récompense. Le Vaillant Mouschegh, mon frère, qui dès son enfance a combattu pour l'Arménie, qui a vaincu et anéanti les ennemis de notre patrie, est tombé victime d'un lâche assassinat. Non, tu n'es pas du sang des Arsacides, tu n'es que le fils de l'adultère. Nous ne sommes pas vos serviteurs, mais vos alliés et même vos supérieurs; car nos aïeux étaient souverains de la Chine[394]. Des discordes de famille nous ont chassé de notre patrie; nous sommes venus parmi vous; nous y avons trouvé le repos et nous nous y sommes fixés. Les premiers rois Arsacides savaient qui nous étions, et tu nous méconnais, parce que tu n'es pas de leur sang. Sors donc de l'Arménie, si tu ne veux mourir de mes mains. Varazdat qui croyait avoir puni dans Mouschegh l'assassin de son frère, ne répondit pas à cette lettre en des termes moins fiers et moins outrageants. La guerre civile menaça d'étendre alors ses ravages sur toute l'Arménie, et les deux adversaires se préparèrent à une lutte qui ne pouvait se terminer que par la ruine totale de l'un ou de l'autre.]
[392] Telles sont les expressions employées par Faustus de Byzance, l. 5, c. 37. On peut, au sujet de ce peuple et de cette branche de la race Arsacide, voir ce que j'ai dit, t. 3, p. 385-387, l. XVII, § 67, et p. 386, not. 2 et 4.—S.-M.
[393] Voyez t. 2, p. 211, liv. X, § 4.—S.-M.
[394] Il n'y a pas de doute que le pays, appelé Djénastan, et les peuples, nommés Djen, par les Arméniens, ne soient la Chine et les Chinois. Je crois avoir établi ce fait dans une dissertation sur l'origine de la famille chinoise des Orpéliens, établie en Géorgie; dissertation que j'ai insérée dans le t. 2, p. 15-55, de mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie. On peut voir aussi ce que j'ai dit t. 2, p. 212, liv. X, § 4, sur les événements qui amenèrent les Mamigoniens en Arménie—S.-M.
XLVI.
[Varazdat est détrôné.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 37.
Mos. Chor. l. 3, c. 40.]
—[Varazdat et Manuel se trouvèrent bientôt en présence; leurs armées se rencontrèrent dans le canton de Carin[395], et elles en vinrent aux mains. Les deux chefs se cherchèrent au fort de la mêlée, et un combat singulier s'engagea entre eux: le courage, l'adresse et l'habileté de Varazdat ne purent prévaloir contre le courage non moins grand de Manuel, tout couvert de fer[396] et doué d'ailleurs d'une taille et d'une force extraordinaires. Varazdat eut du désavantage, et fut contraint de prendre la fuite; les deux fils de Manuel, Hamazasp et Ardaschir s'attachèrent à sa poursuite, et ils l'eussent tué, si leur père, qui avait horreur de commettre un régicide, ne les en eût empêchés. Il respecta la dignité royale dans le meurtrier de son frère, et le laissa échapper. La fuite de Varazdat acheva la défaite de son armée; les soldats de Manuel en firent un horrible massacre: des monceaux de cadavres couvrirent le champ de bataille. Un grand nombre de seigneurs y trouvèrent la mort; pour les autres ils évitèrent par une prompte retraite un pareil sort. Le prince des Rheschdouniens Garégin, le mari de l'infortunée Hamazaspouhi, qui avait éprouvé de la part de Sapor et de Méroujan[397] un si cruel traitement, combattit vaillamment pour Varazdat. Renversé au fort de la mêlée, il allait périr étouffé sous un amas de morts, quand il fut dégagé par le prince Mamigonien Hamazaspian, qui était uni avec lui par des liens de parenté. L'artisan de tous les malheurs de Varazdat, qui par ses perfides conseils avait causé la perte de Mouschegh, fut pris avec son fils. On les amena devant Manuel, qui fit égorger le fils d'abord: on trancha ensuite la tête au coupable Bad et à tous ceux qui avaient partagé ses crimes. Après un tel désastre, il ne resta plus aucun espoir à Varazdat de pouvoir se maintenir dans l'Arménie, dont il avait porté la couronne pendant quatre années[398]. Il fut bien malgré lui contraint de se retirer auprès des généraux romains postés sur les frontières du royaume, et qui avaient déjà informé l'empereur[399] de ses liaisons criminelles avec les Perses. Varazdat espérait pouvoir se justifier auprès de ce prince; mais celui-ci, irrité au dernier point, refusa de l'admettre en sa présence, le fit charger de fers et l'envoya en exil à l'extrémité de l'empire, dans l'île de Thulé, à ce que disent les écrits arméniens[400].]
[395] Le canton de Carin, appelé Caranitis par les auteurs anciens, répond au territoire d'Arzroum, que les Arméniens appellent encore actuellement du nom de Carin ou Garin. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 44 et 66.—S.-M.
[396] Il était, dit Faustus de Byzance, l. 5, c. 37, revêtu d'une forte armure de fer qui le couvrait de la tête aux pieds, monté sur un cheval robuste également armé. Comme les guerriers du moyen âge, les cavaliers arméniens se couvraient eux et leurs chevaux d'armures complètes, qui les mettaient à l'abri de toutes les atteintes de l'ennemi. Ammien Marcellin donne, l. 24, c. 4 et 6, et l. 25, c. 1, la description de leur costume de guerre. Voyez t. 3, p. 97, 114 et 131, not. 1.—S.-M.
[397] Voyez t. 3, p. 365, l. XVII, § 59.—S.-M.
[398] Le roi Bab ou Para avait été mis à mort en l'an 374; c'est donc en l'an 378 que tombe la fin du règne de Varazdat. Tous les écrivains arméniens lui donnent un règne de quatre ans.—S.-M.
[399] Il paraît que cet empereur était Théodose. Les Arméniens et Moïse de Khoren en particulier, l. 3, c. 40, le disent; il n'y a aucune raison valable pour ne pas admettre leur témoignage: cependant il serait possible aussi que ce fût Gratien, qui régnait alors. Mais, comme ainsi qu'on va le voir, Théodose monta sur le trône, peu après le 19 janvier 379, il se pourrait que l'exil de Varazdat, dont il sera question dans la note ci-après, ne se fût effectué que sous le règne de Théodose. On conçoit alors comment les Arméniens auront attribué à Théodose la destitution de Varazdat.—S.-M.
[400] Il l'envoya, dit Moïse de Khoren, l. 3, c. 40, à Thoulis, île de l'océan. On voit par ce que rapporte Procope, de bel. Goth. l. 2, c. 15, que les Romains et les Grecs de Constantinople donnaient alors le nom de Thulé à la Scandinavie, et qu'ils connaissaient fort bien cette presqu'île. Ces notions exactes leur venaient sans doute des Goths et des autres barbares, qui s'étaient établis sur le territoire de l'empire, et qui étaient eux-mêmes en relation avec ce pays éloigné, d'où quelques-uns d'entre eux tiraient leur origine. On est assez généralement d'accord de regarder l'attribution faite par Procope du nom de Thulé à la Scandinavie, comme l'emploi abusif d'une dénomination qui s'appliquait à une île située au nord dans l'océan Britannique, et rendue célèbre par les découvertes du fameux navigateur Pythéas de Marseille. Je connais toutes les opinions émises sur ce point difficile de géographie ancienne. Elles me semblent peu satisfaisantes, et je ne vois aucune solide raison qui puisse empêcher de croire que cette dénomination n'ait pu effectivement s'appliquer à toute la Scandinavie, connue seulement alors par les relations des navigateurs venus des îles Britanniques. Je ne vois pas pourquoi l'emploi de cette appellation ne serait qu'une hypothèse du seul Procope, lui qui pouvait peut-être encore consulter les écrits de Pythéas, ou au moins des ouvrages dans lesquels les découvertes du navigateur marseillais devaient être décrites avec plus de détails que dans les livres que nous possédons. Mais, quand on admettrait avec moi que le nom de Thulé doit s'appliquer ordinairement dans les auteurs anciens à la Scandinavie, ou quand il ne serait que la désignation vague de toute terre située le plus au nord au-delà de la Grande-Bretagne, il ne s'ensuivrait pas de là qu'on dût nécessairement croire que l'empereur romain eût exilé un roi d'Arménie dans une région si reculée, si éloignée des frontières de l'empire et hors des limites de sa domination: il est bien probable que Varazdat fut relégué dans une contrée lointaine, mais cependant soumise à sa puissance. Indépendamment de son application géographique, destinée à désigner la région la plus septentrionale du monde connu, ce nom s'employait aussi, d'une manière vague et indéterminée, pour indiquer, un pays très-reculé vers le nord et situé à la dernière extrémité du monde connu. Il pourrait donc se faire que les Romains eussent donné le nom de Thulé à la partie la plus reculée de l'empire vers le nord. Ce qui me porte à croire qu'il en fut effectivement ainsi, c'est un passage d'un écrivain latin de l'Angleterre, appelé Richard de Cirencester (Richardus Corinensis), qui vivait vers le 14e siècle, mais qui a pu puiser ses renseignements dans des auteurs plus anciens. Il est évident, au reste, qu'il en est ainsi pour divers faits qui nous sont bien connus, par des auteurs qui existent encore. Cet historien fait mention d'une province romaine qui exista autrefois dans les îles britanniques, et qu'il nomme Vespasiana. Cette province, dont il n'est question nulle part ailleurs, était formée d'une partie de l'Écosse septentrionale au nord du Forth et de la Clyde, au-delà du rempart élevé par les ordres d'Antonin le Pieux. Elle s'étendit, à ce qu'il paraît, jusqu'aux environs d'Inverness. Les détails que donne cet auteur paraissent mériter toute confiance; il y joint un itinéraire de cette partie de l'Écosse, semblable aux autres monuments de ce genre que les Romains nous ont transmis. Celui-ci ne paraît pas moins authentique. Cette province, selon cet écrivain, fut constituée du temps d'Antonin le Pieux, par suite des victoires de Lollius Urbicus, lieutenant de cet empereur, mentionné déja dans la vie d'Antonin par Jules Capitolin. Britannos, dit Richard de Cirencester, per Lollium Urbicum proprætorem, et Saturninum præfectum classis vicit. Cette province fut appelée Vespasiana, en l'honneur de la famille de Domitien, sous le règne duquel elle avait été conquise pour la première fois. En effet, c'est sous cet empereur que les victoires d'Agricola portèrent les armes romaines jusqu'à l'extrémité de l'île. Voici le texte de Richard. Hæc provincia dicta est in honorem familiæ Flaviæ, cui suam Domitianus imperator originem debuit, et sub quo expugnata, Vespasiana. Les vestiges de voie romaine et les inscriptions latines trouvées dans cette partie de l'Écosse, sont la preuve de l'existence de cette province. Richard de Cirencester ajoute que, sous les derniers empereurs, il croit quelle fut appelée Thulé; et, ni fallor, sub ultimis imperatoribus, nominata erat Thule, et il pense que c'est d'elle que Claudien a voulu parler, de qua Claudianus vates his versibus facit mentionem, dans ces vers (de 4º cons. Hon. v. 32,) où il dit que Thulé fut échauffée du sang des Pictes, et que la froide Ierne pleura des monceaux de Scots.
Comme Ierne est l'Irlande, habitée alors par les Scots, on ne peut guère douter que le poète n'ait voulu désigner par le nom de Thulé la terre occupée par les Pictes, c'est-à-dire l'Écosse septentrionale; ceci est d'autant plus vraisemblable, qu'il dit un peu avant, maduerunt Saxone fuso Orcades, ce qui fait voir que le nom de Thulé, ne peut s'appliquer aux Orcades. Ces vers se rapportent aux conquêtes de Théodose, père de l'empereur du même nom, qui poussa ses conquêtes jusqu'à l'extrémité de l'Écosse. C'est à ses victoires qu'on fut redevable de l'établissement de la province de Valentia, formée de la partie méridionale de l'Écosse, possédée autrefois et ensuite perdue par les Romains, ainsi que la Vespasiane. Il est à remarquer encore que la dénomination de la province fondée par Théodose, est tout-à-fait du même genre, se rapportant à Valentinien, sous le règne duquel elle fut érigée. Le général de ce prince pénétra alors dans l'ancienne Vespasiane, qui rentra en tout ou en partie, sous la domination de l'empire et put recevoir le nom de Thulé, comme étant située dans la partie la plus septentrionale et la plus reculée du monde romain. On conçoit alors que Théodose ait pu reléguer dans cette région lointaine et barbare un prince dont il avait à se plaindre. Les îles britanniques étaient un lieu d'exil rigoureux. On en voit plusieurs exemples dans l'histoire de l'empire, et on pourrait indiquer d'autres princes arméniens qui y avaient été envoyés.—S.-M.
XLVII.
[Manuel est maître de l'Arménie.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 37 et 42.]
—[La fuite de Varazdat laissa l'Arménie toute entière au pouvoir de Manuel, qui rassembla aussitôt les seigneurs du royaume, pour conférer avec eux sur les mesures qu'il fallait prendre pour le salut du pays. Il fit venir la reine Zarmandokht, veuve de Para, et ses deux fils, Arsace et Valarsace[401], trop jeunes encore pour qu'ils pussent régner. Manuel les traita avec tous les égards dus à leur illustre naissance. Il les fit élever royalement, en attendant qu'il pût leur remettre un jour le rang suprême, puis du consentement de leur mère et des grands de l'état, il prit les rênes du gouvernement et administra le pays avec la plénitude du pouvoir souverain. Tout fut remis sur l'ancien pied; les seigneurs qui avaient été dépossédés de leurs principautés, y furent réintégrés, et bientôt la plus grande tranquillité régna dans toute l'Arménie. La famille de Siounie, qui avait tant souffert au milieu de ces révolutions, et qui avait été presque toute exterminée par Sapor[402], fut rétablie dans son ancien rang. Babik, Sam et Valinak en étaient les derniers rejetons. Babik fut déclaré prince de Siounie, et ses frères furent pourvus de charges honorables. Ces changements n'étaient cependant pas de nature à satisfaire les Romains: Manuel le savait, et il songeait aux moyens de se mettre à l'abri du ressentiment de l'empereur. La position critique où étaient alors les affaires des Romains, dont toutes les forces étaient occupées dans la Thrace et sur les rives du Danube, les empêchèrent de se mêler des révolutions survenues en Arménie. Toutefois il n'était guère douteux que s'ils parvenaient à triompher des Barbares, ils ne cherchassent à rétablir leur autorité dans ce pays; c'est pour cette raison que Manuel songea à s'assurer contre eux de l'alliance des Persans.]
[401] Voy. t. 4, p. 27, liv. XIX, § 19.—S.-M.
[402] Voy. t. 3, p. 360, liv. XVII, § 58.—S.-M.
XLVIII.
[Alliance des Arméniens avec les Perses.]
[Faust. Byz. l. 5, c. 38.]
—[De concert avec la reine, Manuel fit partir une nombreuse ambassade, à la tête de laquelle il plaça le prince Gardchouil Malkhaz, dynaste des Khorhkhorhouniens[403]. Il fut chargé de présenter à Sapor, de la part de Zarmandokht et du connétable, des présents magnifiques et des lettres, dans lesquelles ils offraient de soumettre l'Arménie à ses lois, en échange des secours qu'ils lui demandaient. Après tant de travaux, Sapor obtint sans aucune peine, et par le libre consentement des Arméniens, ce qui avait toujours été l'objet constant de ses désirs. Il fut ravi de joie, et il en donna d'éclatantes marques aux envoyés de Manuel, qui furent comblés de ses dons. Le général Suréna[404] et plusieurs autres seigneurs persans furent chargés de reconduire les ambassadeurs arméniens, avec un corps de dix mille cavaliers armés de toutes pièces[405], destinés à défendre la reine Zarmandokht et ses enfants contre toutes les attaques de ses ennemis et des Romains. Suréna fut en outre chargé par son souverain d'offrir à la reine un diadème et des ornements royaux d'une magnificence extrême. Des présents semblables furent destinés pour les deux fils de Zarmandokht et pour Manuel. Les seigneurs ne furent pas traités avec des attentions moins flatteuses. Une telle conduite lui gagna tous les cœurs; les malheurs qu'il avait causés autrefois à l'Arménie furent oubliés; et, sous la protection des troupes persanes, la plus profonde paix régna dans ce pays. Suréna résida en Arménie avec le titre persan de Marzban, c'est-à-dire de commandant de frontière[406], dignité très-relevée, et qui conférait une grande puissance à celui qui en était revêtu. Les Arméniens profitèrent de la position difficile où se trouvait alors l'empire, pour seconder les opérations militaires des Persans. Tel fut le changement politique qui s'opéra dans l'Arménie, sous le gouvernement de Manuel.—S.-M.
[403] Le pays des Khorhkhorhouniens compris dans la grande province de Douroupéran, était situé au nord-ouest du lac de Van, et possédé par une famille issue de Haïk, premier roi de l'Arménie, par un nommé Khorh, qui avait fixé son séjour dans la région qui prit ensuite son nom. Cette famille fut appelée à une époque plus moderne Malkhazouni, à cause d'un certain Malkhaz, qui en était le chef au temps de Valarsace premier roi arsacide d'Arménie, au deuxième siècle avant notre ère. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 100 et 247-249.—S.-M.
[404] Voy. t. 3, p. 79, note 2, l. XIV, § 15.—S.-M.
[405] C'est ce que les auteurs grecs et latins appellaient des cataphractaires.—S.-M.
[406] Voyez t. 1, p. 408, note 2, l. VI, § 14.—S.-M.
An 379.
XLIX.
Théodose empereur.
Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 214.
Pacat. paneg. c. 11 et 12.
Them. or. 14, p. 182, or. 16, p. 207.
Claud. de 4º cons. Hon. Aug. de civ. l. 5, c. 25, t. 7, p. 142.
Sidon. Apol. carm. 5, v. 106-110.
Zos. l. 4, c. 24.
Vict. epit. p. 232.
Socr. l. 5, c. 2.
Theod. l. 5, c. 6.
Soz. l. 7, c. 2
Idat. chron. et fast.
Prosper, chr.
Marc. Chr.
Chron. Alex. p. 303.
Zon. l. 13. t. 2. p. 34.
Till. Grat. art. 9.
L'empire ne s'était jamais vu si près de sa perte. Les Barbares septentrionaux, arrêtés jusqu'alors par le Danube, avaient franchi cette barrière. La Thrace, la Dacie, l'Illyrie n'étaient couvertes que de sang et de cendres. Les Francs, les Allemands, les Suèves, et les autres nations germaniques murmuraient au-delà du Rhin: ils se préparaient à s'emparer de la Gaule, qui leur avait déjà coûté tant d'efforts, et dont la conquête irritait toujours leurs désirs[407]. Les Ibériens, les Arméniens[408], les Perses menaçaient les bords du Tigre et de l'Euphrate[409]. Il semblait que le moment était arrivé, où l'univers vaincu par les Romains allait rompre ses fers et enchaîner ses anciens maîtres. Gratien, âgé de vingt ans, ne pouvait trouver assez de ressources ni en lui-même, ni dans un enfant tel que son frère Valentinien, qui entrait dans sa huitième année. Il avait besoin d'un bras puissant, qui l'aidât à soutenir un fardeau prêt à l'accabler. Il eut assez de sagesse pour le sentir, et de force d'esprit pour le déclarer. Nul autre motif que l'intérêt public ne le détermina dans son choix. Il jeta les yeux sur Théodose, âgé pour lors de trente-trois ans, et qui joignait à la plus brillante valeur la prudence d'un âge avancé. C'était celui que tout l'empire aurait nommé, s'il eût été à son choix de se donner un maître. Le jeune empereur, s'il n'eût consulté qu'une politique jalouse et timide, aurait craint et les vertus et le ressentiment de Théodose, dont il avait sacrifié le père à une cruelle calomnie. Mais n'étant pas moins assuré de sa grandeur d'âme que de sa capacité, il le fit venir à Sirmium; et comme il agissait avec franchise, et qu'il avait pris fermement son parti, il lui déclara, en présence de toute sa cour, qu'il voulait l'associer à l'empire. Théodose, instruit par les malheurs de sa famille, n'attendait qu'une disgrâce pour récompense de ses services. Lorsque le diadème lui fut présenté de la main de l'empereur, il n'en fut pas ébloui; il n'y vit que les pénibles devoirs et les dangers du pouvoir suprême; et plus effrayé de la déclaration de Gratien, qu'il ne l'eût été d'une sentence d'exil, il refusa avec une sincérité capable de convaincre les courtisans mêmes[410]. Il ne se rendit qu'avec beaucoup de peine aux ordres réitérés du prince, et n'accepta la souveraineté que par un dernier acte de soumission et d'obéissance. Il reçut le titre d'Auguste le 19 janvier de l'année 379.
[407] Nescis me tibi, tuisque decrescere? Quidquid atterit Gotthus, quidquid rapit Hunnus, quidquid aufert Alanus, id olim desiderabit Arcadius. Perdidi infortunata Pannonias; lugeo funus Illyrici; specto excidium Galliarum. Pacat. pan. c. 11.—S.-M.
[408] Les hostilités des Arméniens qui n'étaient connues jusqu'à présent, que par un passage assez vague de l'orateur Thémistius, qui sera rapporté dans la note ci-après, devront désormais être regardées comme des faits hors de doute après les détails que j'ai donnés, § 47 et 48, p. 161-164, et qui sont tous tirés des auteurs arméniens.—S.-M.
[409] Ἀλλὰ καὶ συνελθούσης ἐπὶ τοὺς βαρβάρους τὰ τελευταῖα σχεδὸν ἁπάσης γῆς καὶ θαλάττης, καὶ περιστάντων αὐτοὺς ἔνθεν καί ἔνθεν Κελτῶν, Ἀσσυρίων, Ἀρμενίων, Λιβύων, Ἰβήρων, ὅσοι Ῥωμαίων προβέβληνται, ἐξ ἐσχάτων εἰς ἔσχατα γῆς. Them., or. 16, p. 207.—S.-M.
Claudian. de 4º cons. Honor. v. 46, et seq.—S.-M.
L. Partage de l'empire.
Le choix du nouveau Trajan fut applaudi de tout l'empire. On comparait Gratien à l'empereur Nerva. Les envieux n'osèrent murmurer qu'en secret, et furent les plus empressés à témoigner leur joie. Gratien partagea les provinces avec son collègue; il lui donna tout ce qu'avait possédé Valens, c'est-à-dire, l'Orient et la Thrace; il lui céda même une grande partie de l'Illyrie, qui fut alors divisée en deux. La Pannonie, le Norique et la Dalmatie demeurèrent à l'empire d'Occident. La Dacie, la Mésie, la Dardanie, la Prévalitaine, la Macédoine, l'Épire, la Thessalie, l'Achaïe, c'est-à-dire toute l'ancienne Grèce, en y comprenant le Péloponèse, la Crète, et toutes les îles, furent attachées à l'empire d'Orient. La plupart de ces provinces étaient occupées ou désolées par les Barbares; et ce n'était donner à Théodose qu'un accroissement de travaux et de périls. Thessalonique devint la capitale de l'Illyrie orientale, qui fut gouvernée par un préfet du prétoire particulier. Le gouvernement de l'Illyrie occidentale entra dans le département du préfet du prétoire d'Italie. Entre les généraux qui avaient jusqu'alors servi en Occident, Richomer et Majorien s'attachèrent à Théodose. Majorien avait succédé au comte Maurus dans l'emploi de général des troupes d'Illyrie: il fut l'aïeul maternel de l'empereur qui porta son nom dans la suite. Après ce partage, qui donnait à l'empire d'Orient une plus vaste étendue, Gratien s'arrêta encore quelque temps à Sirmium, et Théodose alla commencer à Thessalonique le cours d'un règne à jamais mémorable.