Histoire du Bas-Empire. Tome 04
LIVRE XX.
I. Les Visigoths obtiennent la permission de passer en Thrace. II. Ils passent le Danube. III. Mauvaise conduite des Romains. IV. L'arianisme s'établit chez les Goths. V. Les Ostrogoths demandent le passage qui leur est refusé. VI. Avarice des Romains. VII. Révolte des Visigoths. VIII. Horribles ravages en Thrace. IX. Siége d'Andrinople. X. Valens et Gratien y envoient des secours. XI. Les deux armées se préparent au combat. XII. Bataille de Salices. XIII. Suites de la bataille. XIV. Ravages par toute la Thrace. XV. Succès de Frigérid. XVI. Préparatifs de Valens. XVII. Irruption des Allemans dans la Gaule. XVIII. Bataille d'Argentaria. XIX. Gratien réduit les Allemans Lentiens. XX. Il se met en marche pour aller joindre Valens. XXI. Valens à Constantinople. XXII. Sébastien général. XXIII. Il taille en pièces un grand parti de Goths. XXIV. Valens marche aux ennemis. XXV. Ruse de Fritigerne. XXVI. Valens range son armée en bataille. XXVII. Nouvelle ruse de Fritigerne. XXVIII. Bataille d'Andrinople. XXIX. Fuite des Romains. XXX. Mort de Valens. XXXI. Perte des Romains. XXXII. Divers traits du caractère de Valens. XXXIII. Les Goths attaquent Andrinople. XXXIV. Belle défense des assiégés. XXXV. Les Goths marchent à Périnthe. XXXVI. Ils sont repoussés de devant Constantinople. XXXVII. Massacre des Goths en Asie. XXXVIII. Ravages des Goths. XXXIX. Théodose rappelé. XL. Victoire de Théodose. XLI. Gratien rétablit en Orient les affaires de l'Église. XLII. Ausone consul. [XLIII. État de l'Arménie sous le règne de Varazdat. XLIV. Assassinat du connétable Mouschegh. XLV. Manuel son frère se révolte contre Varazdat. XLVI. Varazdat est détrôné. XLVII. Manuel est maître de l'Arménie. XLVIII. Alliance des Arméniens avec la Perse.] XLIX. Théodose empereur. L. Partage de l'empire.
VALENS, GRATIEN, VALENTINIEN II.
I.
Les Visigoths obtiennent la permission de passer en Thrace.
Amm. l. 31, c. 4.
Hier. chron.
Zos. l. 4, c. 20.
Idat. chron.
Eunap. excerpt. leg. p. 19 et 20.
Socr. l. 4, c. 34.
Soz. l. 6, c. 37.
Oros. l. 7, c. 33.
Jorn. de reb. Get. c. 25.
Lupicinus, comte de la Thrace, était en cette qualité général de toutes les troupes de la province, et Maxime, avec le titre de duc, commandait les garnisons de la frontière. A la nouvelle d'un mouvement si extraordinaire, ils s'avancèrent au bord du Danube pour en défendre le passage. Ils virent sur la rive opposée une multitude innombrable qui leur tendait les bras en posture de suppliants, et poussait de grands cris. Les principaux de la nation des Visigoths[232], s'étant jetés dans une barque, vinrent exposer leurs désastres, conjurant les Romains de leur accorder un asile[233], et protestant qu'ils se consacreraient au service de l'empire avec une fidélité inviolable[234]. On leur répondit qu'il fallait attendre les ordres de l'empereur. On dépêcha aussitôt des courriers à Antioche, et les députés des Visigoths partirent avec eux[235]. Les avis furent d'abord partagés dans le conseil. Mais dès qu'on sentit que Valens était flatté d'acquérir en un moment tant de nouveaux sujets, on s'empressa de seconder sa vanité: C'était, disait-on, la fortune du prince qui lui amenait des troupes assez nombreuses pour former une armée invincible: qu'au lieu des recrues qu'il tirait tous les ans des provinces, il en tirerait de l'or; que cet accroissement de forces allait donner à l'empire d'Orient une supériorité décidée: qu'on ne devait rien craindre d'un peuple ignorant et grossier; que ce n'était qu'une multitude de bras, dont l'empereur réglerait les mouvements à son gré, et que la politique Romaine saurait profiter du service de ces Barbares, tant qu'ils seraient fidèles, et les détruire dès qu'ils deviendraient suspects. Ces mauvaises raisons suffisaient dans une occasion où il n'en fallait aucune, parce que l'empereur avait pris son parti. Il accorda aux Visigoths le passage et un établissement en Thrace[236], à condition qu'ils remettraient auparavant leurs armes entre les mains des officiers Romains. Pour avoir des gages de leur fidélité, il ordonna que les plus jeunes seraient transportés en Asie; et il chargea le comte Jules de veiller à leur entretien.
[232] C'est-à-dire des Thervinges. Primates eorum et duces, qui regum vice illis præerant. Jornand. c. 26. Les premiers chefs de cette nation qui descendirent sur le territoire romain, étaient Alavivus et Fritigerne, qui sont souvent appelés rois. Fritigerne est qualifié de regulus Gothorum par Jornandès, c. 26.—S.-M.
[233] Selon Jornandès, c. 25, les Goths demandaient qu'on leur cédât une partie de la Thrace ou de la Mésie pour la cultiver et y vivre selon leurs lois; ut partem Thraciæ, sive Mæsiæ si illis traderet ad colendum, ejus legibus viverent. Ceci est confirmé par ce que dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 4, des vivres et des terres données par l'empereur à Fritigerne, à Alavivus, et aux Goths qui les suivaient. Et primus cum Alavivo suscipitur Fritigernus, quibus et alimenta pro tempore et subigendos agros tribui statuerat imperator.—S.-M.
[234] Jornandès ajoute, c. 25, qu'ils promettaient de se faire chrétiens, pourvu qu'on leur donnât des catéchistes qui sussent leur langue, promittunt se, si doctores linguæ suæ donaverit, fieri christianos. On pourra voir ci-après, soit dans le texte, soit dans les notes du § 4, que les Goths étaient déja pour la plupart chrétiens. Il ne s'agit sans doute ici que de l'adoption de l'arianisme, professé par Valens, et qui fit alors des progrès très-rapides parmi les Goths, qui l'embrassèrent presque tous.—S.-M.
[235] Selon Sozomène, l. 6, c. 37, le chef de cette ambassade était le célèbre évêque des Goths, Ulfilas. Voy. ci-après, § 4, p. 102. Philostorge en dit autant, l. 2, c. 5.—S.-M.
[236] Il en fit, dit Jornandès, de reb. Get. c. 25, comme un mur contre les autres Barbares. Susceptosque in Mœsiæ partibus Getas, quasi murum regni sui contra cæteras gentes statuit.—S.-M.
II.
Ils passent le Danube.
Pendant le cours de la négociation, quelques Goths plus fougueux et plus hardis que les autres, s'ennuyant d'attendre la réponse de l'empereur, entreprirent de forcer le passage. Ils abordèrent, mais ils furent taillés en pièces. La nation envoya sur-le-champ porter ses plaintes à Valens, qui, regardant déjà les Goths comme ses sujets, cassa les officiers qui avaient fait leur devoir: peu s'en fallut même qu'il ne les condamnât à mort. Enfin la permission de l'empereur arriva, et les conditions qu'il exigeait furent acceptées. Lupicinus fit passer sur la rive où les Goths étaient assemblés, des officiers et des soldats[237], avec ordre de n'en laisser embarquer aucun qui n'eût rendu ses armes. On prépara en diligence des barques, des bateaux plats, des canots[238]. Les Visigoths s'y jetaient en foule, mais tous n'atteignirent pas l'autre bord. Quelques-uns furent emportés et engloutis par la rapidité du fleuve que les pluies avaient grossi depuis peu. D'autres coulèrent à fond avec les bateaux trop chargés, ou qui se brisaient en se heurtant mutuellement. Il y en eut d'assez téméraires pour se jeter à la nage: ils se noyèrent. On employa plusieurs jours et plusieurs nuits à ce passage. Les Barbares abordaient avec tant de confusion, qu'on entreprit inutilement de les compter[239].
[237] On envoya même, selon Ammien Marcellin, l. 31, c. 4, des personnes qui pénétrèrent dans l'intérieur du pays, pour amener des Goths sur des voitures. Hacque spe mittuntur diversi, qui cum vehiculis plebem transferant truculentam. On en eut le plus grand soin; on n'en abandonna aucun, pas même ceux qui étaient attaqués de maladies mortelles. Et navabatur opera diligens, ne qui Romanam rem eversurus derelinqueretur, vel quassatus morbo lethali.—S.-M.
[238] Transfretabantur in dies et noctes, navibus ratibusque et cavatis arborum alveis agminatim impositi. Amm. Marc. l. 31, c. 4.—S.-M.
[239] Illud sanè neque obscurum est neque incertum, infaustos transvehendi barbaram plebem ministros, numerum ejus comprehendere calculo sæpe tentantes, conquievisse frustratos. Amm. Marc. l. 31, c. 4.—S.-M.
III.
Mauvaise conduite des Romains.
La plupart gardèrent leurs armes. Ceux qui étaient chargés de les désarmer, songèrent bien plutôt à satisfaire leur avarice et d'autres passions encore plus honteuses. Ils enlevaient dans la jeunesse des deux sexes tout ce qui plaisait à leurs yeux; ils ravissaient les filles à leurs mères, les femmes à leurs maris; ils saisissaient les troupeaux et les bagages de quelque valeur. Les Goths abandonnaient tout, n'étant occupés que du soin de leurs armes; ils achetaient même à grand prix la permission de les conserver, persuadés que leurs javelots et leurs épées leur rendraient bientôt plus qu'ils ne perdaient. Ainsi se préparait la révolution qui allait éclater; et l'on peut dire qu'en cette occasion les Romains firent le rôle des Barbares, les Barbares celui qui convenait à des Romains. Les Visigoths, contents d'avoir échappé à la fureur des Huns, s'étendirent le long du Danube, dans les plaines et sur les montagnes de la Mésie et de la Thrace. Ils se consolaient de leur infortune, qui leur faisait trouver un climat plus doux et un pays plus riche et plus fertile[240].
[240] En échange des déserts de la Scythie et d'un abîme, dit Eunapius, excerpt. leg., p. 20, ils obtinrent l'empire romain. Οἵγε ἀντὶ τῆς Σκυθῶν ἐρημίας, καὶ τοῦ βαράθρου, τὴν Ῥωμαϊκὴν ἀρχὴν ὑπελάμβανον.—S.-M.
IV.
L'Arianisme s'établit chez les Goths.
Hier. chron.
S. Aug. de Civ. l. 18, c. 52, t. 7, p. 535.
Socr. l. 4, c. 33.
Theod. l. 4, c. 37.
Soz. l. 6, c. 37.
Oros. l. 7, c. 32 et 33.
Jorn. de reb. Get. c. 25.
Isidor. chron. Goth.
Vulcanius de litteris et lingua Goth.
Till. Arian. art. 132 et 133.
Fleury, Hist. Eccl. l. 16, c. 42, l. 17, c. 36.
Ce fut alors que l'arianisme jeta chez les Goths de plus profondes racines. Il y avait environ un siècle que la religion chrétienne s'était introduite parmi eux[241]. Leur évêque Théophile avait assisté au concile de Nicée[242]: mais la croyance orthodoxe commençait à s'altérer depuis quelque temps. Ils avaient pour évêque Ulphilas, Cappadocien d'origine[243], prélat plus zélé qu'éclairé sur les matières alors contestées dans l'Église. Il avait converti un grand nombre d'idolâtres: car l'idolâtrie était encore parmi les Goths la religion dominante, et Athanaric persécutait même les chrétiens avec violence[244]. Ulphilas encourageait les fidèles[245]; il contribua aussi par ses sages avis à adoucir les mœurs de la nation: ses paroles étaient respectées comme des lois[246]. Les auteurs anciens lui attribuent l'honneur d'avoir inventé l'alphabet gothique, et communiqué aux Goths la connaissance des lettres[247]. Cependant il paraît, par les caractères runiques gravés sur les rochers de la Suède, et qu'on croit antérieurs à la migration des Goths, que ce peuple avait l'usage de l'écriture avant que de quitter le pays de son origine[248]. La langue gothique en traversant la Germanie et la Scythie, dut se charger de plusieurs termes étrangers[249]; elle dut aussi contracter quelque teinture de la langue grecque, par le voisinage des colonies grecques établies sur le bord du Pont-Euxin[250]. En effet on aperçoit plusieurs caractères grecs dans l'alphabet attribué à Ulphilas[251]. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il traduisit la Bible en langue du pays[252], à l'exception des livres des Rois, qu'il ne voulut pas mettre sous les yeux des Goths, de peur que la lecture de tant de guerres n'enflammât encore la passion que ce peuple avait pour les combats[253]. Mais il ne fut pas en garde contre les artifices des Ariens: il se laissa corrompre, et corrompit ensuite sa nation[254]. Il s'était trouvé en 360 au concile de Constantinople, où les Anoméens l'avaient engagé à signer le formulaire de Rimini[255]. Fritigerne ayant ensuite embrassé l'arianisme en reconnaissance des secours que Valens lui avait prêtés contre Athanaric[256], l'erreur s'était peu à peu répandue[257]. Enfin lorsque les Goths demandèrent à Valens la permission de passer en Thrace, Ulphilas étant le chef de la députation, les évêques Ariens qui se trouvaient à la cour, profitèrent de l'occasion pour achever de le pervertir. Ils lui firent entendre qu'il ne s'agissait entre les deux partis que d'une dispute de mots, et l'appuyèrent de leur crédit auprès de l'empereur, à condition qu'il prêcherait leur doctrine. Valens fit partir avec lui[258] des évêques ariens[259]. Ainsi les Visigoths infectés de l'hérésie, la communiquèrent aux Ostrogoths, aux Gépides[260], aux Vandales, aux Bourguignons. Tous ces peuples la portèrent avec eux dans leurs conquêtes, et y demeurèrent opiniâtrement attachés.
[241] Le christianisme avait été introduit chez les Goths par les esclaves qu'ils avaient amenés de l'Asie-Mineure, et particulièrement de la Cappadoce, lors des expéditions qu'ils y entreprirent, pendant les troubles qui agitèrent l'empire sous le règne de Gallien. On peut voir à ce sujet le récit de Philostorge, l. 2, c. 5. Les auteurs arméniens font aussi souvent mention des captifs de Cappadoce, qui portèrent la religion chrétienne chez les Goths.—S.-M.
[242] On doit la connaissance de ce fait important à l'historien Socrate, l. 2, c. 41. Selon le P. Lequien (Oriens Christ. p. 1241), Théophile serait le même qu'Ulfilas. Cette opinion est peu vraisemblable; l'intervalle de temps est trop considérable.—S.-M.
[243] Cet évêque que Philostorge, l. 2, c. 5, appelle Ourphilas, descendait de ces captifs amenés de Cappadoce. Ses ancêtres avaient habité dans ce pays le bourg de Sadagolthina, situé près d'une ville de Parnassus dont on ignore la position. Oἱ Οὐρφίλα πρόγονοί, Καππαδόκαι μὲν γένος, πόλεως δὲ πλησίον Παρνασσοῦ, ἐκ κώμης δὲ Σαδαγολθινὰ καλουμένης.—S.-M.
[244] Socrate, l. 4, c. 33, et particulièrement Sozomène, l. 6, c. 37, donnent des détails circonstanciés sur les persécutions que les chrétiens de la Gothie eurent à souffrir de la part d'Athanaric, fort zélé pour l'ancien culte de sa patrie. Orose en parle en ces termes, l. 7, c. 32: Athanaricus, rex Gothorum, christianos in gente sua crudelissime persecutus, plurimos barbarorum ob fidem interfectos, ad coronam martyrii sublimavit, quorum tamen plurimi in romanum solum non trepidi, velut ad hostes, sed certi, quod ad fratres, pro Christi confessione, fugerunt.—S.-M.
[245] Selon Philostorge, l. 2, c. 5, Ulfilas avait été ordonné évêque des Goths, ou plutôt des chrétiens de la Gothie, τῶν ἐν τῇ Γετικῇ χριστιανιζόντων par l'arien Eusèbe de Nicomédie et par les prélats de son parti. Il fut, selon Socrate, l. 4, c. 33, le directeur spirituel de tous les Visigoths, non-seulement de ceux qui obéissaient à Fritigerne, mais encore de ceux qui reconnaissaient la souveraineté d'Athanaric. Ἐπειδὴ δὲ Οὐλφίλας οὐ μόνον τοὺς ὑπὸ Φριτιγέρνην, ἀλλὰ καὶ τούς ὑπὸ Ἀθανάριχον ταττομένους βαρβάρους τὸν χριστιανισμὸν ἐξεδίδασκεν.—S.-M.
[246] Τοὺς ἐκείνου λόγους ἀκινήτους ὑπελάμβανον νόμους. Theod., l. 4, c. 37. Gibbon a remarqué, t. 5, p. 175, que le comte Du Buat avait eu (hist. des anc. peup. de l'Eur., t. 6, p. 407) la singulière idée de croire que l'évêque Ulfilas était le même qu'Alavivus prince des Visigoths, dont Ammien Marcellin parle si souvent dans son récit de la guerre de Valens contre les Goths. M. Graberg de Hemso, dans son Essai sur les Scaldes (Saggio sugli Scaldi, p. 131), a émis au sujet du même personnage une opinion non moins extraordinaire. Il a pensé qu'il était le même que le roi de Suède Gylfe, qui, selon les récits historiques du Nord, fut détrôné par Odin. Il imagine que Gylfe se retira alors sur les bords du Danube, où il se fit chrétien et devint évêque, sans qu'il fasse aucune mention, sans qu'il paraisse se rappeler de ce que Philostorge raconte, l. 2, c. 5, de l'origine cappadocienne d'Ulfilas.—S.-M.
[247] Socrate, l. 4, c. 33, Sozomène, l. 6, c. 37, et Philostorge, l. 2, c. 5, s'accordent sur ce point. «Ulfilas, évêque des Goths, dit Socrate, imagina les lettres des Goths.» Οὐλφίλας, ὁ τῶν Γότθων ἐπίσκοπος, γράμματα ἐφεῦρε Γοτθικὰ· «Il donna aux Goths, dit Philostorge, des lettres qui leur furent propres», καὶ γραμμάτων αὐτοῖς οἰκείων εὑρετὴς καταστὰς. Selon Sozomène, il fut chez eux le premier inventeur des lettres, πρῶτος δὲ γραμμάτων εὑρετὴς αὐτοῖς ἐγένετο. Voilà donc un fait qui paraît hors de doute. Il en est aussi question dans Jornandès, c. 51, qui donne aux Goths, régis par Ulfilas, le surnom de petits. Erant siquidem, dit-il, et alii Gothi, qui dicuntur minores, populus immensus, cum suo pontifice, ipsoque primate Ulfila, qui eis dicitur et litteras instituisse; hodieque sunt in Mæsia regione incolentes Nicopolitanam. On voit que Jornandès désigne les Goths qui existaient encore de son temps sur les bords du Danube où ils étaient restés, n'ayant pris aucune part aux entreprises des Ostrogoths et des Visigoths dans l'Occident. L'alphabet inventé par Ulfilas, est celui que nous connaissons sous le nom de Méso-gothique, parce qu'il fut en usage chez les Goths établis dans la Mésie, sur les bords du Danube, où il fut destiné à écrire la langue gothique qui porte aussi par la même raison le nom de Méso-gothique. Il est impossible en jetant les yeux sur les lettres méso-gothiques, de ne pas reconnaître tout de suite, les rapports qu'elles présentent avec l'alphabet grec, de manière à confirmer ce que les auteurs racontent de leur origine. Il ne doit, ce me semble, y avoir aucune incertitude sur ce point. Mais doit-on penser que les Goths n'eussent jamais connu l'usage des lettres avant Ulfilas? c'est un fait que je ne crois pas possible. Pour s'en convaincre il suffit de jeter les yeux sur la version gothique du Nouveau Testament, pour reconnaître que la langue qu'elle nous retrace, était une langue cultivée et écrite depuis long-temps. Jornandès rapporte, c. 5, que l'étude de la sagesse, avait fait de grands progrès parmi les anciens Goths, et il s'appuie de l'autorité de Dion Cassius, qui avait lui-même écrit une histoire de ce peuple. Le même Jornandès parle, c. 11, des ouvrages composés par Dicénéus le législateur des Gètes et qui existaient encore de son temps. Quand on n'admettrait pas à la lettre ce qu'il rapporte des connaissances des Goths, il est impossible en comparant son récit avec ceux de plusieurs autres auteurs de ces temps, de ne pas se convaincre que les Goths n'étaient plus alors des Barbares. Jornandès et le géographe anonyme de Ravenne, citent des historiens et des géographes goths appelés Ablabius, Athanarid, Edelvald et Marcomir, ce qui est une forte présomption pour croire que ce peuple connaissait depuis long-temps l'écriture. L'alphabet méso-gothique semble en fournir lui-même la preuve; car, indépendamment des lettres grecques et latines qu'il contient, il en renferme quelques-unes qui sont destinées à exprimer des articulations propres à la langue gothique. La lettre TH qui existe dans toutes les langues gothiques ou germaniques, est d'une forme presque semblable à celle qu'elle a dans tous les alphabets runiques ou saxons, ce qui en supposant leur identité, établit leur haute antiquité. Je ne crois pas qu'on puisse douter qu'au quatrième siècle de notre ère, au temps d'Ulfilas, il y avait déja long-temps que l'écriture était établie chez toutes les divisions de la nation gothique.—S.-M.
[248] Ceci est une suite de l'opinion adoptée par Lebeau sur l'origine des Goths (voy. t. 3, p. 324, l. XVII, § 29). Parce qu'il les distingue mal à propos des Gètes, et qu'il les fait venir en corps de nation de la Scandinavie, il a cru qu'ils ont dû nécessairement se servir de l'écriture propre à cette région. La chose pourrait être, sans qu'on fût obligé de l'expliquer ainsi. Les Goths auraient pu se servir de runes avant l'alphabet d'Ulfilas, sans qu'on dût supposer qu'ils vinssent de la Scandinavie. Il est à croire en effet que les lettres runiques ont été en usage chez tous les peuples scythiques et si on les retrouve dans la Scandinavie, c'est que des colonies scythiques y ont porté la connaissance de ces lettres, et qu'elles s'y conservèrent jusqu'à l'établissement du christianisme et même long-temps après. Déja quelques savants ont remarqué que ces caractères sont peu appropriés aux sons des langues scandinaves et qu'ils s'adaptent mieux à ceux des idiomes germaniques; ce qui semblerait indiquer qu'ils appartiennent originairement aux nations du midi de la Baltique. Partout où l'on se servait des runes, on était dans l'habitude de les tracer sur des baguettes ou des bâtons. Cette manière d'écrire s'est conservée jusqu'à une époque très-récente, dans les régions où les Goths avaient autrefois habité. On apprend de l'historien hongrois Thwrocz, que les Szekels ou Sicules, ancien peuple de la Transylvanie, avait conservé jusqu'à son temps cette manière d'écrire inséparable des runes, comme nous en avons un témoignage incontestable dans le poète Vénance Fortunat, carm. VII, v. 18, qui était évêque de Poitiers au milieu du sixième siècle:
Ce passage atteste non-seulement l'usage dont je viens de parler, mais encore il démontre l'antiquité des runes, chez les Francs et par conséquent chez les nations germaniques. On sait aussi que les Anglo-Saxons, se servaient des mêmes lettres avant qu'ils fussent chrétiens. Rhaban Maur atteste que de son temps, c'est-à-dire au huitième siècle, tous ceux des Nordmani, un des peuples qui occupaient les bords de l'Elbe, qui étaient restés païens, qui adhuc paganis ritibus involvuntur, pratiquaient encore l'usage des runes. Il est bon de faire observer que partout où les runes existent, elles disparaissent avec le christianisme. On en conçoit sans peine la cause. L'usage de ces lettres dont le nom signifie mystères, était intimément lié avec toutes les pratiques superstitieuses de l'idolâtrie; il n'est donc pas étonnant qu'elles aient été proscrites par les missionnaires chrétiens, qui devaient les regarder comme indignes d'exprimer les vérités évangéliques. Il a dû en résulter, que partout ils leur substituèrent les lettres latines; c'est ainsi qu'ils en agirent en Allemagne, en Angleterre et dans le Nord, et il est probable qu'Ulfilas en avait fait autant avant eux dans la Mésie et au nord du Danube.—S.-M.
[249] La langue des Goths, telle qu'on la connaît par ce qui reste de la version d'Ulfilas, présente un idiome arrivé à un haut degré de perfection, sous le rapport grammatical. Tout le fond de la langue, soit pour les mots, soit pour la grammaire, soit pour la syntaxe est identique avec l'allemand, surtout avec les anciens dialectes teutoniques. Les mots qu'on sait être communs à l'allemand et au persan, et qui sont en si grand nombre, se retrouvent aussi dans le méso-gothique, avec une orthographe qui les rapproche davantage de la manière d'écrire usitée dans les anciens dialectes du persan. C'est un fait très-remarquable et qui peut fournir de nouvelles lumières pour expliquer l'origine des langues répandues dans presque toute l'Europe et en Asie. On remarque de plus que le méso-gothique a un certain nombre d'expressions qui semblent avoir été empruntées au grec, au latin, et au slavon, et qui sont très-propres à faire reconnaître une langue qui a dû se parler sur les rives du Danube, à la proximité des Grecs et des Romains et au milieu de nations qui devaient appartenir à la race des Slaves.—S.-M.
[250] Les Goths étant les mêmes que les anciens Scythes établis depuis le Danube jusqu'au Tanaïs et même au-delà, il est impossible que les fréquentes relations politiques et commerciales qu'ils eurent avec les nombreuses colonies grecques établies sur les côtes de la mer Noire, n'aient pas exercé une très-grande influence sur la langue, et même sur les mœurs et les opinions de ces nations. On voit par les récits d'Hérodote, que cette influence s'exerçait depuis long-temps.—S.-M.
[251] L'alphabet méso-gothique contient vingt-cinq lettres, dont quinze sont évidemment prises dans l'alphabet grec, huit appartiennent à celui des latins; pour les deux autres, le th et le hw, comme ils expriment des sons que les lettres grecques et latines ne pouvaient rendre exactement, ils furent pris ailleurs. Ce sont sans doute d'anciens caractères dont on conserva l'usage. L'une d'elles, le th, est tout-à-fait semblable à la lettre runique qui a la même valeur. On voit que les éléments d'origine grecque prédominent dans l'alphabet d'Ulphilas, et il devait en être ainsi, à cause du voisinage et des fréquentes relations des Goths avec Constantinople et les pays où se parlait la langue grecque.—S.-M.
[252] Nous avons encore sur ce point l'autorité réunie des trois historiens Socrate, l. 4, c. 33, Sozomène, l. 6, c. 37, et Philostorge, l. 2, c. 5. «Il traduisit les livres saints dans leur langue nationale, dit Sozomène, Καὶ εἰς τὴν οἰκείαν φωνὴν μετέφρασε τὰς ἱερὰς βίβλους.» En traduisant «les saintes écritures dans la langue des Goths, il rendit les Barbares capables de comprendre les préceptes divins», dit Socrate, Καὶ τὰς θείας γραφὰς εἰς τὴν Γότθων μεταβαλὼν, τοὺς βαρβάρους μανθάνειν τὰ θεῖα λόγια παρεσκεύασεν. Beaucoup de faits viennent à l'appui de ces paroles de Socrate, et font voir qu'effectivement la vérité évangélique fit de grands progrès parmi les Goths. Théodoret donne de grands détails à ce sujet, l. 5, c. 30 et 31. Les lettres de S. Jérôme nous attestent que plusieurs Goths correspondaient avec lui, dans le but de comparer les versions gothique, grecque et latine, avec la vérité hébraïque. Quis hoc crederet, dit-il, ut barbara Getarum lingua hebraicam quæreret veritatem; et dormitantibus, immo contendentibus Græcis, ipsa Germania Spiritus Sancti eloquia scrutaretur? Epist. 106, t. 1, p. 635. Ce saint père, qui devait être bon juge des travaux entrepris dans le but d'interpréter l'Écriture, place les ouvrages des Goths bien au-dessus de ceux des Grecs. On croit qu'Ulfilas avait été secondé dans son travail par Sélénas, qui fut après lui évêque des Goths et qui était son secrétaire ὑπογραφὲυς (Socrate, l. 5, c. 23, Soz., l. 7, c. 17). Ce Sélénas était né d'un père goth et d'une mère phrygienne. Il nous reste une portion considérable de la traduction gothique d'Ulfilas. Un manuscrit très-célèbre connu sous le nom de manuscrit d'argent, codex argenteus, qui fut trouvé au seizième siècle à Wenden auprès de Cologne, et qui se garde actuellement à Upsal, contient les quatre évangiles presqu'en totalité. Il est écrit en lettres d'argent sur parchemin pourpre. Il en existe un grand nombre d'éditions. La dernière et la plus estimée a été donnée à Weissenfels en Saxe, en 1805, par J. Christ. Zahn, un volume grand in-4º. En 1762, Fr. Ant. Knittel, découvrit, dans un manuscrit palimpseste de Wolfenbuttel, cinq chapitres de la version gothique de l'épître de saint Paul aux Romains, qui furent publiés en la même année à Brunswick et réimprimés à Upsal en 1763. Depuis cette époque, le célèbre abbé Maï, a retrouvé dans un manuscrit palimpseste de Milan, une portion très-considérable de la version d'Ulfilas avec plusieurs autres fragments qui appartiennent à la littérature gothique. Il en a publié une portion en 1819 en un petit volume in-4º, sous ce titre Ulphilæ partium ineditarum in Ambrosianis palimpsestis ab Ang. Maïo repertarum specimen. Ce volume contient un fragment du 2e chapitre d'Esdras, plusieurs versets des chapitres 5, 6, et 7 de Néhémie, des morceaux de l'évangile de saint Mathieu qui manquent dans le manuscrit d'argent, et des fragments assez considérables des épîtres de saint Paul aux Philippiens, à Titus et à Philémon. Ce volume contient en outre des portions d'une homélie et d'un calendrier, aussi en langue gothique.—S.-M.
[253] C'est Philostorge qui nous instruit de cette omission. «Il traduisit en leur langue, dit-il, l. 2, c. 5, toutes les écritures excepté les livres des Rois, etc. Μετέφρασεν εἰς τὴν αὐτῶν φωνὴν τὰς γραφὰς ἁπάσας, πλὴν γε δὴ τῶν βασιλειῶν, κ. τ. λ.—S.-M.
[254] On apprend de S. Epiphanes que l'hérésie des Audiens s'était aussi répandue parmi les Goths, et il nomme deux évêques de ces sectaires établis au-delà du Danube. C'étaient Uranius et Silvanus. Epiph. hæres. 70, t. 1, p. 823 et 824.—S.-M.
[255] Les Pères de l'église n'en jugeaient pas tous, ni toujours ainsi; on pourrait même croire qu'Ulfilas n'avait pas complètement embrassé l'hérésie d'Arius, ou que cette hérésie n'avait pas fait de grands progrès chez les Goths, car S. Basile (ep. 164, t. 3, p. 254), S. Ambroise (in Luc. l. 2, c. 26), et S. Augustin (de Civ. Dei, l. 18, c. 52, t. 7, p. 535), ne doutent pas que les martyrs de la Gothie ne fussent orthodoxes. Ceci est confirmé par le passage déja cité de S. Épiphanes, dans lequel il n'est question que de Goths catholiques et de ceux qui partageaient les opinions des Audiens. Saint Jérôme (Chron.) et Orose, l. 7, c. 32, en parlant des Goths morts pour la foi, ne paraissent pas douter de leur orthodoxie: il n'y a donc aucune raison de croire que l'hérésie d'Arius se fût répandue chez les Goths, avant qu'ils eussent passé le Danube, pour venir s'établir sur les terres de l'empire.—S.-M.
[256] Isidore se trompe en rapportant que les secours de Valens furent accordés à Athanaric, qui triompha de Fritigerne, et répandit l'arianisme chez les Goths. Fridigernum Athanaricus Valentis imperatoris auxilio superans, hujus rei gratia cum omni gente Gothorum in Arianam hæresim devolutus est. Isid. Chron. Goth. Il est évident que ce fut précisément le contraire.—S.-M.
[257] Il est possible que Fritigerne et quelques autres Goths de son parti aient embrassé l'arianisme, mais il paraît constant que cette hérésie ne fit pas de grands progrès parmi eux, avant le passage du Danube. Voyez à ce sujet une savante note de Tillemont, dans son Histoire ecclésiastique, t. VI, Arianisme, note 97.—S.-M.
[258] Valens faisait une si grande estime d'Ulfilas, qu'il l'appelait, selon Philostorge, l. 2, c. 5, le Moïse de son temps, ὁ ἐφ' ἡμῶν Μωσῆς λέγειν περὶ αὐτοῦ. Le zèle de Valens pour l'arianisme est trop connu, on doit donc en conclure que de tels éloges s'adressaient à un évêque arien. Il est bien probable en effet qu'Ulfilas et les chefs des Goths avaient adopté l'arianisme, pour se concilier la bienveillance de Valens.—S.-M.
[259] C'est ce que dit Jornandès, c. 25. Et quia tunc Valens imperator Arianorum perfidia saucius, nostrarum partium omnes ecclesias obturasset, suæ partis fautores ad illos dirigit prædicatores, qui venientibus rudibus et ignaris, illicò perfidiæ suæ virus defundunt. Ce passage est tout-à-fait propre à confirmer l'opinion que j'ai émise dans les notes précédentes, sur l'époque vraisemblable de l'introduction de l'arianisme parmi les Goths.—S.-M.
[260] Sic quoque Vesegothœ a Valente imperatore Ariani potius, quam Christiani effecti. De cætero tam Ostrogothis, quam Gepidis parentibus suis per affectionis gratiam evangelizantes, hujus perfidiæ culturam edocentes, omnem ubique linguæ hujus nationem ad culturam hujus sectæ invitavere. Jornand. c. 25.—S.-M.
An 377.
V.
Les Ostrogoths demandent le passage qui leur est refusé.
Amm. l. 31 c. 4.
Les Ostrogoths[261], campés au bord du Dniester [Danastris], y passèrent l'hiver dans de continuelles alarmes, appréhendant sans cesse d'être forcés dans leurs retranchements, et foulés aux pieds par la cavalerie innombrable des Huns. Au retour du printemps, Gratien étant consul pour la quatrième fois, avec Mérobaudès, Alathée et Saphrax, tuteurs de Vidéric[262], s'approchèrent du Danube, et envoyèrent demander à Valens la même grâce qu'il avait déjà accordée à leurs compatriotes. On s'aperçut enfin qu'on ne pouvait sans un danger évident recevoir tant de Barbares dans le sein de l'empire. On leur refusa le passage. Ce refus ôta toute espérance à Athanaric, qui se souvenait d'ailleurs que huit ans auparavant il s'était lui-même fermé cet asile, lorsque, pour se dispenser de se rendre auprès de Valens, il avait allégué un serment qu'il avait fait de ne jamais entrer sur les terres des Romains[263]. Il prit donc alors le parti de se retirer dans un lieu nommé Caucalande[264], environné de hautes forêts et de montagnes inaccessibles, dont il chassa les Sarmates[265].
[261] C'est-à-dire les Greuthunges, comme les appelle Ammien Marcellin.—S.-M.
[262] Ammien Marcellin y joint un autre seigneur, nommé Farnobius.—S.-M.
[263] Voyez t. 3, p. 353, l. XVII, § 52.—S.-M.
[264] Ad Caucalandensem locum altitudine silvarum inaccessum et montium cum suis omnibus declinavit, Sarmatis inde extrusis. Am. Marc. l. 31, c. 4. Les savants ont beaucoup différé d'opinion sur la position de ce pays, dont le nom par sa forme extérieure semble être tout-à-fait germanique ou gothique. On y reconnaît à la fin le mot land, qui signifie terre, pays. L'opinion émise par M. Malte-Brun, dans son Précis de Géographie universelle, t. 1, p. 325, me paraît la plus vraisemblable de toutes. Il pense que le pays de Caucaland est le territoire des Cacoenses, placé par Ptolémée, l. 3, c. 8, vers les monts Carpathes, du côté de la Transylvanie actuelle, et qui doit être le canton de Cacawa; situé au sud d'Hermanstadt, capitale de cette principauté. Il est évident que Caucaland est la forme gothique de ces différents noms. La Transylvanie est tout-à-fait propre, et par son nom et par sa constitution montagneuse, à rendre raison des expressions employées par Ammien Marcellin, locum altitudine silvarum inaccessum et montium. M. Graberg de Hemso a pensé (Scandinavie vengée, p. 91, 95 et 158), que ce pays devait être plus éloigné, parce que, selon Ammien Marcellin, il était habité par des Sarmates; comme si, à cette époque, les Sarmates n'étaient pas répandus dans toute la partie de la Hongrie, qui s'étendait du Danube aux monts Crapacks, depuis l'embouchure de la Save, de sorte que la Transylvanie a dû nécessairement faire partie du territoire qu'ils occupaient. Trompé par un passage d'Ammien Marcellin qu'il ne paraît pas avoir bien compris, ce savant a cru qu'Athanaric s'était retiré dans une région bien éloignée. Ce passage s'applique au contraire à la portion des sujets d'Athanaric, qui s'étaient séparés de leur souverain, c'est-à-dire les Goths de Fritigerne et d'Alavivus, qui avaient passé le Danube, pour chercher une habitation éloignée des Barbares, qui leur causaient tant de terreur. Populi, major pars quæ Athanaricum deseruerat, quæritabat domicilium remotum ab omni notitia Barbarorum. Am. Marc. l. 31, c. 3. Ce texte ne présente aucune difficulté, et ne peut s'appliquer au pays de Caucaland, mais au territoire de l'empire. Il faut donc renoncer à toutes les conséquences que M. Graberg s'est cru en droit de tirer de ces rapprochements.—S.-M.
[265] Nous verrons bientôt, l. XXI, § 21, ci-après pag. 195, qu'Athanaric fut chassé de cet asile par de nouveaux ennemis, et qu'il fut obligé de se réfugier à Constantinople, auprès du grand Théodose, et qu'il y mourut bientôt après. Aucun des auteurs contemporains ou des écrivains originaux, qui ont raconté l'histoire des Goths, n'a douté de la parfaite identité du roi des Goths Athanaric, célèbre par les guerres qu'il soutint contre Valens, et de celui qui mourut auprès de Théodose, en l'an 381. Il semble qu'il ne peut y avoir de discussion sur un point d'histoire aussi clair et aussi bien constaté. Cependant M. Graberg de Hemso a tenté de le révoquer en doute et d'établir que cet Athanaric, réfugié dans le pays de Caucaland, était différent de celui qui mourut à Constantinople, et il a supposé que ce prince s'était retiré avec les siens dans la Scandinavie, et qu'il était le même que Sigge, fils de Fridulf, plus connu sous le nom d'Odin, et dont on place ordinairement l'existence au premier siècle avant notre ère. Quand il serait vrai qu'il fallût beaucoup rapprocher de nous l'âge de ce fameux conquérant et le faire descendre jusqu'au quatrième siècle, ce ne serait pas au moins par les raisons qui ont été alléguées par M. Graberg en faveur de son opinion (Scandinavie vengée, pag. 88, 91, 150 et 158). S'il pouvait rester des doutes sur ce point, le témoignage d'Isidore, dans sa Chronique des Goths, suffirait pour les lever. On sait, à n'en pouvoir douter, qu'Athanaric devint roi des Goths, durant la guerre que cette nation soutenait contre Valens. On était alors en la 5e année de ce prince, c'est-à-dire en l'an 368. En nous apprenant que, depuis cette époque, il régna treize ans, ce qui porte sa mort en l'an 381, Isidore nous fait voir que l'Athanaric dont il parle, est bien celui qui mourut en la même année à Constantinople. Anno Valentis quinto, dit-il, Gothorum gentis administrationem Athanaricus accepit, regnans annos tredecim. Le même auteur place la mort de cet Athanaric en la troisième année de Théodose, c'est-à-dire en l'an 381. Anno imperii Theodosii Hispani tertio, Athanaricus cum Theodosio jus amicitiæ disponens, mox Constantinopolim pergit: ibique XV die ex quo fuerat a Theodosio favorabiliter susceptus, interiit. Tout démontre donc la solidité d'un fait qui n'a jamais été contesté que par le savant que j'ai cité.—S.-M.
VI.
Avarice des Romains.
Amm. l. 31, c. 4, 5 et 6.
Hier. chron.
Oros. l. 7, c. 33.
Idat. chron.
Jorn. de reb. Get. c. 26.
Isidor. chron. Goth.
Toute la prudence humaine eût été nécessaire pour contenir cette nation turbulente et indocile. Mais il semblait que Valens avait rassemblé autour des Visigoths tout ce que l'empire avait alors d'officiers injustes, violents, ravisseurs. Lupicinus et Maxime, les chefs et les plus avares de tous, s'acharnèrent sur ces nouveaux hôtes comme sur une proie; et après les avoir dépouillés, ils les abandonnaient encore à l'avidité de leurs subalternes[266]. Au lieu de leur fournir des subsistances, on ferma les magasins. On leur fit acheter bien cher les plus misérables nourritures; ils furent réduits à manger des chiens[267]; on leur vendait un chien pour un esclave; et ces malheureux, après s'être défaits de tout ce qu'ils possédaient, furent réduits à livrer leurs propres enfans, auxquels ils ne pouvaient conserver la vie qu'au prix de leur liberté. Les principaux même de la nation ne furent pas exempts de cette nécessité déplorable[268]. Ils n'avaient plus de ressource que dans le désespoir; et il allait éclater, lorsque Lupicinus, prévoyant l'orage, les fit presser par ses soldats d'abandonner les bords du Danube, et d'avancer dans l'intérieur du pays, où il espérait les affaiblir, ou les détruire en les séparant les uns des autres. Pendant que les troupes romaines, qui gardaient le passage du fleuve, s'en éloignaient pour escorter les Barbares, Alathée et Saphrax ne voyant plus d'obstacles, traversèrent le Danube en diligence à la tête des Ostrogoths, et suivirent la trace de Fritigerne[269].
[266] On les laissait errer sur les bords du fleuve, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 5. At vero, Thervingi jamdudum transire permissi, prope ripas etiamtum vagabantur.—S.-M.
[267] Jornandès décrit ainsi, c. 26, les vexations et les maux que l'avarice des généraux romains fit éprouver aux Goths. Cæperunt duces avaritia compellente, non solum ovium, boumque carnes, verum etiam canum, et immundorum animalium morticina eis pro magno contradere: adeo ut quodlibet mancipium in unum panem, aut decem libras in unam carnem mercarentur. Sed jam mancipiis, et supellectili deficientibus, filios eorum avarus mercator victûs necessitate exposcit. Haud enim secus parentes faciunt, salutem suorum pignorum providentes, satius deliberant ingenuitatem perire, quam vitam; dam misericorditer alendus quis venditur, quam moriturus servatur.—S.-M.
[268] Cum traducti Barbari victûs inopiâ vexarentur, turpe commercium duces invisissimi cogitarunt; et quantos undique insatiabilitas colligere potuit canes, pro singulis dederant mancipiis, inter quæ et filii ducti sunt optimatum. Amm. Marc. l. 31, c. 4.—S.-M.
[269] Ils passèrent sur des radeaux faits à la hâte et vinrent se camper fort loin de Fritigerne, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 5; id tempus opportunum nacti Greuthungi, cum alibi militibus occupatis... ratibus transiere malè contextis, castraque a Fritigerno locavere longissimè.—S.-M.
VII.
Révolte des Visigoths.
Ce général prudent et avisé, instruit de ce qui se passait derrière lui, continua sa marche, mais avec lenteur, pour leur donner le temps de le joindre[270]. On arriva à Marcianopolis[271]; et ce fut en ce lieu que la guerre s'alluma[272]. Lupicinus ayant invité à un repas Alavivus et Fritigerne, avec un petit nombre des principaux seigneurs de la nation, plaça des gardes aux portes de la ville, pour en interdire l'entrée aux Barbares. Ceux-ci demandant avec instance la permission d'entrer pour acheter des vivres, la querelle s'échauffa; on en vint aux mains; les Goths animés par la faim et par la fureur, se jetèrent sur les soldats romains, les massacrèrent et se saisirent de leurs armes. Lupicinus plongé dans les excès de la débauche et déjà plein de vin, étant informé de ce désordre, l'augmenta par un trait de perfidie: il fit égorger la garde d'Alavivus et de Fritigerne. Cet ordre cruel ne put être si secrètement exécuté, que les cris des mourants ne pénétrassent jusque dans la salle du festin; et dans le même moment la nouvelle s'en étant répandue hors de la ville, les Goths persuadés qu'on en voulait à leurs capitaines, accoururent en foule, poussant des cris horribles, et menaçant de la plus terrible vengeance. Fritigerne qui avait l'esprit présent et l'ame intrépide, voulant s'échapper des mains de Lupicinus, et sauver avec lui les seigneurs qui l'avaient accompagné, se lève, s'écrie que tout est perdu, si on ne les laisse sortir pour se montrer à la nation qui les croit égorgés; que leur présence peut seule rétablir le calme. En même temps il met l'épée à la main, et sort de la ville avec ses camarades[273]. Il est reçu avec des acclamations de joie: Alathée et Saphrax venaient d'arriver. Toute la nation monte à cheval; on déploie les étendards[274]; les Goths marchent, et avec eux le carnage et l'incendie. Lupicinus rassemble à la hâte tout ce qu'il a de troupes, les poursuit avec plus de hardiesse que de prudence, et les atteint à trois lieues[275] de Marcianopolis. A la vue des Romains la rage des Barbares s'allume; ils fondent sur les bataillons les plus épais, ils percent, ils massacrent, ils taillent en pièces tout ce qu'ils rencontrent. Ceux mêmes qui sont désarmés, se jettent à corps perdu sur l'ennemi, ils lui arrachent ses armes; ils enlèvent les enseignes: presque tous les Romains périssent avec leurs tribuns. Lupicinus, épouvanté d'une si étrange furie, prit la fuite dès le commencement du combat, et regagna à toute bride Marcianopolis. Les vainqueurs s'emparèrent des armes des vaincus, et ne trouvant plus de résistance, ils portèrent au loin tous les désastres d'une guerre sanglante.
[270] Il marchait lentement, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 5, pour obéir à l'empereur et pour se joindre à des rois puissants, ut et imperiis obediret et regibus validis jungeretur, incedens segnius. Ces rois puissants, reges validi, sont Alathée et Saphrax, tuteurs du roi Vidéric.—S.-M.
[271] Cette ville dont on ignore le nom moderne, était dans la partie septentrionale de la Thrace, voisine de la mer noire, sur les frontières de la Mésie.—S.-M.
[272] Ubi aliud accessit atrocius, quod arsuras in commune exitium faces furiales accendit. Amm. Marc. l. 31, c. 5.—S.-M.
[273] Jornandès, qui parle de ce festin, c. 26, et de la perfidie du général romain, ne relate pas cette ruse de Fritigerne; il rapporte qu'il se fraya jusqu'aux siens un chemin l'épée à la main. Fridigernus, dit-il, evaginato gladio in convivio, non sine magna temeritate, velocitateque egreditur, suosque socios ab imminenti morte ereptos ad necem Romanorum instigat.—S.-M.
[274] Selon l'usage de la nation, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 5, et ils font retentir l'air du son lugubre de leurs instruments de guerre; vexillis de more sublatis, auditisque triste sonantibus classicis.—S.-M.
[275] A neuf milles, in nono ab urbe milliario stetit. Amm. Marc. l. 31, c. 5.—S.-M.
VIII.
Horribles ravages de la Thrace.
La prudence de Fritigerne, soutenue d'une éclatante valeur, lui attirait la confiance de la nation, et ses avis n'étaient jamais contredits. Il répandit les Goths dans toutes les parties de la Thrace, mais avec ordre. Leurs différents corps se donnaient la main les uns aux autres, et avaient tous un point de réunion. Les gens du pays qui se rendaient à eux, ou qu'ils faisaient prisonniers, leur servaient de guides pour les conduire dans les cantons les plus riches et les mieux pourvus de vivres. Leurs compatriotes enlevés autrefois par les pirates de Galatie[276], et vendus en Thrace, ceux que la famine les avait eux-mêmes obligés de vendre quelques jours auparavant, venaient en foule les rejoindre. Les ouvriers employés au travail des mines, et qui étaient surchargés d'impôts, accouraient aussi se jeter entre leurs bras: ceux-ci leur furent d'un grand secours pour déterrer les magasins, et pour découvrir les souterrains où les habitants se cachaient eux-mêmes avec leurs richesses. Toute la Thrace fut bouleversée; rien n'échappa à leurs recherches que ce qui était inaccessible: et tandis qu'on fouillait les entrailles de cette terre malheureuse, sa surface était couverte de sang et de flammes. On massacrait les enfants entre les bras de leurs mères, on brûlait les vieillards dans leurs cabanes; les jeunes hommes et les jeunes femmes étaient seuls réservés pour un esclavage plus cruel que la mort même.
[276] J'ai déja fait voir, t. 2, p. 403, note 1, l. XII, § 10, que les Galates étaient alors des marchands d'esclaves, mais que la situation continentale de leur pays ne leur permettait pas d'y joindre le métier de pirates. Ammien Marcellin dit seulement, l. 31, c. 6, a mercatoribus venum dati.—S.-M.
IX.
Siége d'Andrinople.
Amm. l. 31, c. 6.
Les Visigoths et les Ostrogoths réunis composaient une armée innombrable: il y avait outre ceux-là un troisième corps commandé par Suéridus et Colias. C'étaient des Visigoths, indépendants de Fritigerne, arrivés en Thrace avant l'irruption des Huns[277]. Valens, qui n'espérait pas un grand succès de la négociation entamée avec Sapor, les avait pris à la solde de l'empire, et les tenait campés auprès d'Andrinople [Hadrianopolis], à dessein de les faire passer en Asie, et de les joindre aux troupes d'Orient, dès que la guerre serait déclarée. Ils ne prirent d'abord aucune part au soulèvement de la nation: contents de la paie qu'ils recevaient de l'empereur, ils demeuraient simples spectateurs des hostilités de leurs compatriotes. Valens leur ayant donné ordre de passer l'Hellespont, ils témoignèrent qu'ils étaient prêts d'obéir; ils demandaient seulement le paiement de leur solde, des vivres, et deux jours de délai pour préparer leurs équipages. Le magistrat d'Andrinople, irrité de quelque dégât qu'ils avaient fait dans une terre qui lui appartenait, reçut fort mal leur demande; pour toute réponse, il fit armer la bourgeoisie[278], et signifia aux Goths que s'ils ne partaient sur-le-champ, il allait les faire charger[279]. Les Goths plus étonnés qu'alarmés de cette bravade, ne s'en mirent pas fort en peine: tant qu'on s'en tint aux injures, ils les reçurent sans s'émouvoir. Mais quand ils virent leur camp attaqué, et les traits pleuvoir sur eux, ils tombèrent à grands coups d'épée sur cette populace téméraire; en tuèrent une partie, repoussèrent le reste dans la ville; et comme Fritigerne n'était pas éloigné, ils allèrent se joindre à lui, et revinrent ensemble mettre le siége devant Andrinople. S'il n'eût été besoin que de valeur, Andrinople était prise. Les Goths bravaient la mort avec une audace intrépide: les flèches, les javelots, les pierres lancées des machines en abattaient un grand nombre, sans ralentir le courage des autres. Mais Fritigerne voyant que, faute d'entendre l'art des siéges, le sang de tant de braves gens coulait en pure perte, laissa devant la ville un détachement pour la tenir bloquée, et décampa avec le reste de ses troupes, disant qu'il ne faisait pas la guerre aux murailles[280], et que les Goths trouveraient dans les campagnes de la Thrace beaucoup plus de profit et moins de péril.
[277] Rien ne prouve qu'ils fussent Visigoths, Ammien Marcellin se contente de dire que c'étaient des nobles Goths; Sueridus, dit-il, l. 31, c. 6, et Colias, Gothorum optimates, cum populis suis longè antè suscepti. Ils étaient en quartier d'hiver auprès d'Andrinople, apud Hadrianopolim hiberna dispositi.—S.-M.
[278] Ammien Marcellin dit, l. 31, c. 6, que c'était la populace et les ouvriers employés dans les fabriques d'armes. Plebem omnem cum fabricensibus, quorum illic ampla est multitudo. On apprend de la Notice de l'empire et de quelques autres ouvrages qu'il se trouvait effectivement à Andrinople une fameuse fabrique d'armes.—S.-M.
[279] Jussisque bellicum canere buccinis, ni abirent ocius ut statutum est, pericula omnibus minabatur extrema. Amm. Marc. l. 31, c. 6.—S.-M.
[280] Pacem sibi esse cum parietibus memorans. Amm. Marc. l. 31, c. 6.—S.-M.
X.
Valens et Gratien envoient des secours.
Amm. l. 31, c. 7.
Valens apprit avec douleur ces tristes nouvelles. Il se hâta de conclure la paix avec Sapor[281], et résolut d'aller à Constantinople[282]. Comme l'été était déjà fort avancé, et que la Thrace avait un besoin pressant de secours, il envoya d'avance Profuturus et Trajan[283], à la tête des légions qui revenaient d'Arménie. C'étaient des troupes d'une valeur éprouvée. A leur approche les Goths se retirèrent au-delà du mont Hœmus[284]. Les Romains s'emparèrent des passages, à dessein de leur fermer l'entrée de la Thrace, et d'attendre les secours que Gratien envoyait à la prière de Valens[285]. Frigérid, excellent capitaine, amenait des troupes de la Gaule et de la Pannonie; et Richomer, comte des domestiques[286], marchait séparément avec un autre corps[287] tiré aussi de la Gaule, mais dont la plus grande partie déserta dans la route, et retourna sur ses pas. On soupçonna le consul Mérobaudès d'être l'auteur secret de cette désertion, parce qu'il craignait que la Gaule trop dégarnie ne demeurât exposée aux incursions des Allemans. Frigérid, attaqué de la goutte, fut obligé de s'arrêter en chemin; et l'envie ne manqua pas de publier que ce n'était qu'un prétexte pour couvrir sa timidité. Richomer s'étant donc chargé de la conduite des deux corps, joignit Profuturus et Trajan, lorsqu'ils marchaient à Salices[288], ville de la petite Scythie.
[281] Il envoya le général de la cavalerie Victor du côté de la Perse, pour arranger les affaires de l'Arménie, qui n'était pas tranquille à cette époque, comme on peut le voir par les détails que j'ai placé ci-après § 43-47. Confestim Victore magistro equitum misso ad Persas, ut super Armeniæ statu pro captu rerum componeret impendentium. Amm. Marc. l. 31, c. 7.—S.-M.
[282] Valens passa encore toute cette année à Antioche; ses lois font voir qu'il était dans cette ville le 4 avril, tandis que le 4 juillet et le 9 août suivants il se trouvait à Hiérapolis. Il était de retour à Antioche le 24 septembre, sans doute après l'époque à laquelle il fit partir Trajan et Profuturus, avec les troupes qu'il avait retirées de l'Arménie.—S.-M.
[283] C'étaient deux officiers ambitieux, dit Ammien Marcellin, mais peu capables, ambo rectores, anhelantes quidem altiùs, sed imbelles. C'est Trajan qui avait fait assassiner dans un repas le roi d'Arménie. Voyez ci-devant, p. 24 et suiv., l. XIX, § 19.—S.-M.
[284] Ce sont les Romains au contraire qui les repoussèrent au-delà du mont Hémus; truso hoste ultra Hæmi montis abscisos scopulos faucibus insedere prœruptis. Amm. Marc. l. 31, c. 7.—S.-M.
[285] Depuis le commencement de son règne, Gratien n'avait pas quitté Trèves, alors résidence impériale. On voit par les lois de l'an 377 qu'il était le 28 juillet de cette année à Mayence, à cause, à ce qu'on présume, d'une expédition contre les Allemans. De retour à Trèves le 17 septembre, il y resta jusqu'au commencement de l'année suivante.—S.-M.
[286] Richomeres domesticorum tunc comes. Ce général fut ensuite fait maître de la milice par Gratien, qui le mit bientôt après au service de Théodose. Il fut créé consul en l'an 384. Il paraît qu'il était païen, car Libanius (de Vita, t. 2, p. 67), l'appelle un homme dévoué au culte des Dieux. Ἱεροῖςτε καὶ θεοῖς προσκείμενος ἄνθρωπος. Il mourut avec le grade de maître de l'infanterie et de la cavalerie, magister peditum equitumque. On croit sans en citer des preuves bien évidentes qu'il était du sang royal des Francs.—S.-M.
[287] Il paraît que c'étaient de mauvaises troupes, car Ammien Marcellin dit, l. 31, c. 7, avec mépris, cohortes aliqua nomine tenus.—S.-M.
[288] Salices ou ad Salices, cette ville qui devait sans doute ce nom latin aux saules de son voisinage, est mentionnée dans l'Itinéraire d'Antonin (ed. Wessel, p. 227) qui la place non loin des bouches du Danube dans la mer Noire, à 43 milles de Halmyris et à 62 de Tomes, célèbre par l'exil d'Ovide.—S.-M.
XI.
Les deux armées se préparent au combat.
A quelque distance de cette ville campait un corps innombrable de Goths. Leurs chariots rangés en cercle autour d'eux, leur servaient de palissades. Les généraux Romains, qui brûlaient d'envie de se signaler[289], se tenaient prêts à les attaquer au premier mouvement qu'ils feraient pour décamper; car ces Barbares changeaient souvent de position. Les Goths, instruits de ce dessein par les transfuges, prirent le parti de rester en place; et voyant que l'armée romaine se fortifiait tous les jours par de nouveaux renforts, ils rappelèrent[290] les détachements qui couraient la campagne. Toutes leurs forces s'étant réunies, la vue d'une si grande multitude resserrée dans l'enceinte de leurs chariots[291], embrasait leur courage: un murmure confus, mêlé au bruit de leurs armes, annonçait leur impatience; et pour les satisfaire, leurs généraux déclarèrent qu'ils livreraient la bataille le lendemain. Ils passèrent la nuit sans dormir, préparant leurs armes, et appelant à grands cris le jour qui semblait devoir leur apporter la victoire. Les Romains, qui entendaient ce tumulte, n'osèrent prendre du repos, craignant d'être attaqués dès la nuit même; et quoiqu'inférieurs en nombre, ils espéraient tout de la protection du ciel et de leur bravoure.
[289] Ammien Marcellin blâme, l. 31, c. 7, la résolution des généraux romains, qui au lieu d'affaiblir l'ennemi par des escarmouches multipliées, prirent le funeste parti d'aller affronter, avec des troupes braves il est vrai, mais peu nombreuses, les forces bien plus considérables d'un ennemi qui couvrait les campagnes et les plaines de ses bataillons.—S.-M.
[290] Tessera data gentili. Amm. Marc. l. 31, c. 7. C'est-à-dire que les messagers chargés de porter des tessères ou baguettes, sur lesquelles étaient tracés des ordres de rappel, furent expédiés selon l'usage de la nation.—S.-M.
[291] Cette enceinte s'appelait Carrago, en leur langue; carraginem, quam ita ipsi appellant, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 7. C'était une espèce de camp retranché formé par des chariots. Il en est très-souvent question dans le récit des faits militaires, relatifs aux guerres contre les Barbares. Les Grecs du Bas-empire en adoptèrent l'usage et lui donnèrent le nom de καραγὸς. Claudien en donne la description, dans son 2e livre contre Rufin, v. 127 et suiv.
—S.-M.
XII.
Bataille de Salices.
Aux premiers traits de la lumière, les trompettes sonnèrent dans les deux camps: on prit les armes; et les Barbares après avoir, selon leur usage, fait serment entre eux de vaincre ou de mourir[292], allèrent en courant s'emparer des éminences, pour se porter de là avec plus de force et de rapidité sur l'armée ennemie. Les Romains se rangèrent dans la plaine, chacun ferme dans son poste, sans qu'aucun sortît de la ligne. Les deux armées restèrent ainsi quelque temps immobiles, s'observant l'une l'autre, dans une contenance fière et menaçante. Les troupes de Valens s'animèrent par le cri accoutumé[293], et les Goths par des chansons guerrières sur les exploits de leurs ancêtres[294]. Le combat s'engagea par de légères escarmouches. Après les décharges de flèches et de javelots, ils s'approchèrent la pique baissée, et couverts de leurs boucliers, ils se choquèrent avec fureur. Les Goths plus dispos et plus agiles, se ralliaient plus aisément, lorsque leurs rangs étaient rompus. Une partie d'entre eux était armée de fortes massues d'un bois durci au feu, qu'ils maniaient avec beaucoup de dextérité. L'aile gauche des Romains pliait déjà, et allait se mettre en déroute, si elle n'eût été soutenue par un grand corps qui se détacha du centre et repoussa les ennemis. Le carnage devint horrible; tout se mêla; on combattait, on fuyait de part et d'autre. Les cavaliers taillaient en pièces, à grands coups de sabre, les fantassins qui fuyaient; les fantassins coupant les jarrets des chevaux, abattaient les cavaliers, et les tuaient à terre. Le champ de bataille était jonché de morts, de mourants, de blessés. Cet affreux spectacle animait encore la rage des combattants; comme s'ils reprenaient de nouvelles forces dans le sang de leurs camarades, ils ne se lassaient ni de porter ni de recevoir des coups; et la fin du jour les surprit encore affamés de carnage. La nuit les sépara malgré eux; ils retournèrent dans leur camp, frémissant de fureur, et désespérés de laisser sur la place un si grand nombre de leurs plus braves soldats. Cette journée fut également funeste aux deux partis. La perte des Romains fut moindre à la vérité, mais beaucoup plus sensible que celle des Barbares, dont le nombre était fort supérieur. On enterra à la hâte les officiers les plus distingués; le reste fut abandonné sans sépulture; et après les ravages et les combats de cette guerre meurtrière, les plaines de Thrace dépouillées de culture et blanchies d'ossements, ne présentèrent pendant plusieurs années que les horreurs d'un vaste cimetière[295].
[292] Barbari inter eos ex more juratum est. Amm. Marc. l. 31, c. 7.—S.-M.
[293] Romani voce undique Martia concinentes, a minore solita ad majorem protolli, qua gentilitate appellant barritum. Amm. Marc. l. 31, c. 7.—S.-M.
[294] Barbari majorum laudes clamoribus stridebant inconditis. Amm. Marc. l. 31, c. 7. Jornandès parle plusieurs fois des chants nationaux des Goths, et plus particulièrement de ceux qui étaient consacrés à la gloire des héros Ethesmapar, Hanala, Fridigerne et Widicula. Cantu, dit-il, c. 5, majorum facta modulationibus, citharisque canebant, Ethesmaparæ, Hanalæ, Fridigerni, Widiculæ, et aliorum, quorum in hac gente magna opinio est, quales vix heroas fuisse miranda jactat antiquitas.—S.-M.
[295] Humatis denique pro locorum et temporis ratione honoratis quibusdam inter defunctos, reliqua peremptorum corpora diræ volucres consumpserunt, assuetæ illo tempore cadaveribus pasci, ut indicant nunc usque albentes ossibus campi. Amm. Marc. l. 31, c. 7.—S.-M.
XIII.
Suites de la bataille.
Amm. l. 31, c. 8.
Les Romains se retirèrent à Marcianopolis[296]; et les Goths renfermés entre leurs chariots, n'osèrent en sortir pendant sept jours[297]. Ce délai donna aux Romains le temps de fermer les gorges du mont Hœmus, afin d'arrêter de nombreuses troupes de Barbares qui campaient encore entre les montagnes et le Danube[298]. On espérait que tous les grains et les fourrages ayant été transportés dans les places fortes, ces Barbares mourraient de faim dans les plaines désertes de la Mésie. Richomer retourna en Gaule pour y chercher de nouveaux secours[299]. Valens, ayant reçu la nouvelle d'une bataille si sanglante et si peu décisive, envoya Saturninus avec un grand corps de cavalerie, pour se joindre à Profuturus et à Trajan. Cependant les Barbares enfermés dans la Mésie, après avoir consumé tout ce qui pouvait servir à leur nourriture, pressés de la faim, tâchaient de forcer leurs barrières. Toujours arrêtés par la vigoureuse résistance des Romains, ils implorèrent le secours de ces féroces ennemis, qui les avaient chassés de leurs terres, et attirèrent par l'espérance du pillage un grand nombre de Huns et d'Alains[300]. Saturninus qui était déjà arrivé, craignant avec raison que ce torrent n'emportât par sa violence ceux qui défendaient les défilés[301], replia ses postes les uns sur les autres, et retira toutes les troupes.
[296] Cette retraite prouve assez que les Romains n'eurent pas tout l'avantage dans cette première bataille. Aussi Théodoret dit-il, l. 4, c. 33, que Trajan avait été vaincu par les Barbares, ἐπειδὴ δὲ ἡττηθεὶς ἐπανῆλθεν ἐκεῖνος.—S.-M.
[297] Gothi intra vehiculorum anfractus sponte sua contrusi, numquam exinde per dies septem egredi vel videri sunt ausi. Amm. Marc. l. 31, c. 8.—S.-M.
[298] Immensas alias barbarorum catervas inter Hæmimontanas angustias clauserunt aggerum objectu celsorum. Amm. Marc. Ibid.—S.-M.
[299] On était alors, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 8, au commencement de l'automne, sous le 4e consulat de Gratien, avec Merobaudès, hæc Gratiano quater et Merobaude consulibus agebantur, anno in autumnum vergente.—S.-M.
[300] Chunorum et Alanorum aliquos ad societatem spe prædarum ingentium adsciverunt. Amm. Marc. l. 31, c. 8.—S.-M.
[301] Ne subita multitudo, uti amnis impulsu undarum obicibus ruptis emissus, convelleret levi negoti cunctos. Amm. Marc. ibid.—S.-M.
XIV.
Ravages de toute la Thrace.
Les passages étant ouverts, les Barbares pénétrèrent par toutes les gorges des montagnes. Toute la Thrace, depuis le Danube jusqu'au mont Rhodope, et même à la Propontide[302], ne fut plus qu'un théâtre d'horreurs, de massacres, de rapines et des violences les plus brutales. Les habitants dépouillés, meurtris de coups, enchaînés à la selle des chevaux, suivaient les cavaliers barbares, et tombant de lassitude étaient traînés et déchirés en pièces. Les chemins étaient remplis de filles et de femmes qu'on chassait à coups de fouet comme des troupeaux; on n'épargnait pas les femmes enceintes, et leurs malheureux enfants, captifs avant que de naître, ne recevaient la vie que pour la perdre aussitôt, ou pour gémir long-temps de ne l'avoir pas perdue. La jeunesse, la pudeur, la noblesse étaient la proie du soldat ivre de sang et de débauche. Un grand corps de Barbares rencontra près de la ville de Deultum[303] le tribun Barzimer[304], qui campait avec plusieurs cohortes[305]. C'était un officier expérimenté; la multitude des ennemis lui ôtait l'espérance, sans lui ôter le courage. Il rangea en bataille sa petite troupe, et chargea lui-même à la tête des plus braves. Après des prodiges de valeur, il succomba sous le nombre; mais la défaite de cette poignée de Romains coûta cher aux vainqueurs.
[302] Ou plutôt jusqu'au passage des Dardanelles ou l'Hellespont, qu'Ammien Marcellin appelle emphatiquement le détroit qui sépare d'immenses mers, fretum quod immensa disterminat maria.—S.-M.
[303] Oppidum nomine Dibaltum. Am. Marc. l. 31, c. 8. La ville de Dibaltum est appelée Debelcum dans l'Itinéraire d'Antonin, p. 229, Δεούελτον dans Ptolémée, l. 3, c. 11, Deultum dans Pline, l. 4, c. 11, et Δεβελτὸς, dans la Synecdème d'Hiéroclès. On voit que ce sont diverses orthographes d'un même nom. Elle était auprès d'un lac, non loin de la mer Noire, à 74 milles au sud de Marcianopolis.—S.-M.
[304] C'est celui qui avait laissé échapper le roi d'Arménie. Voyez ci-dev. p. 21 et suiv., l. XIX, § 18.—S.-M.
[305] Avec la cohorte des scutaires qu'il commandait, avec les Cornuti et d'autres troupes de pied. Obi tribunum Scutariorum Barzimerem inventum cum suis, Cornutisque et aliis peditum numeris. Amm. Marc. l. 31. c. 8.—S.-M.
XV.
Succès de Frigérid.
[Amm. l. 31, c. 9.]
Frigérid, rétabli de sa maladie, campait près de Bérhée, attendant l'occasion d'attaquer les Barbares avec avantage. Les Goths qui connaissaient sa prudence et sa capacité, le redoutaient comme le plus dangereux de leurs ennemis, et le cherchaient pour l'accabler avant qu'il eût réuni de plus grandes forces. Il fut averti de leur approche; et plus jaloux de la conservation de ses troupes que d'une fausse gloire, il se retira par les montagnes et les forêts, à dessein de regagner l'Illyrie. Sa valeur trouva dans cette retraite une occasion de se signaler. Il rencontra Farnobius, capitaine Goth[306], partisan redoutable, qui conduisait une troupe de Taïfales, et ravageait tout sur son passage. Les Taïfales, Scythes de nation, établis dans l'ancienne Dacie, au-delà du Danube[307], s'étaient depuis peu alliés avec les Goths, et ayant passé le fleuve, pillaient le pays abandonné par les Romains. Frigérid les enveloppa et les attaqua si brusquement, qu'ayant tué Farnobius et fait un grand carnage, il n'en aurait pas laissé échapper un seul, si ces misérables n'eussent mis les armes bas, demandant la vie à mains jointes. Il les fit conduire en Italie aux environs de Modène [Mutina], de Reggio [Regium] et de Parme, pour y cultiver les terres qui manquaient d'habitants. Les Taïfales étaient alors en horreur à toutes les nations, à cause de leurs usages abominables. Un jeune homme ne pouvait s'affranchir de la plus infâme servitude, qu'après avoir seul, et sans aucun secours, tué un ours ou un sanglier[308].
[306] Gothorum optimatem Farnobium. Amm. Marc. l. 31. c. 9. C'était un Greuthunge ou Ostrogoth, venu avec Alathée et Saphrax. Voy. ci-dev. § 5, p. 103, not. 3.—S.-M.
[307] Les Taïfales, qui habitaient à cette époque une partie des pays qui forment actuellement la principauté de Valachie, étaient, selon moi, le dernier reste de la grande et puissante nation des Daces (Daci ou Dahæ), qui avait donné son nom à ces régions, sur lesquelles elle avait dominé pendant long-temps. Les Taïfales passèrent alors avec les Goths sur le territoire de l'empire. Un grand nombre d'entre eux se mirent par la suite au service des Romains, qui en cantonnèrent plusieurs corps dans diverses provinces. Ils sont mentionnés dans la Notice de l'empire. Il y en eut en particulier un corps considérable dans le pays des Pictavi, c'est-à-dire le Poitou. Ils y conservèrent pendant long-temps leurs mœurs et leur langue, et ils firent donner le nom de Theofalgicus pagus au canton qu'ils habitèrent. Deux endroits du département de la Vendée, Tiffauges et la Tiffardière, conservent encore des traces évidentes de cette dénomination.—S.-M.
[308] Hanc Taifalorum gentem turpem ac obscenæ vitæ flagitiis ita accepimus mersam; ut apud eos nefandi concubitus fædere copulentur maribus puberes; ætatis viriditatem in eorum pollutis usibus consumpturi. Porro si qui jam adultus aprum exceperit solus, vel interemerit ursum immanem, colluvione liberatur incesti. Amm. Marc. l. 31, c. 9.—S.-M.
An 378.
XVI.
Préparatifs de Valens.
Hier. chron. Oros. l. 7, c. 33.
Socr. l. 4, c. 34, 35 et 37.
Soz. l. 6, c. 37, et 39.
Jorn. de regn. succes.
L'année suivante commença avec le sixième consulat de Valens, et le second du jeune Valentinien. Les inquiétudes que tant de désastres causaient à Valens, rendirent le calme à l'Église Catholique. La persécution cessa dans tout l'Orient. On dit même que ce prince se repentit des maux dont il avait affligé les orthodoxes, et qu'il rappela les évêques et les prêtres exilés[309]. Pierre rentra dans Alexandrie avec des lettres du pape Damase qui confirmait son élection; et le peuple chassa Lucius, qui se retira à Constantinople. Plusieurs autres prélats revinrent dans leurs églises; soit par un ordre exprès de l'empereur, soit qu'occupé de soins plus pressants, il eût perdu de vue les intérêts de l'arianisme. Ce prince reconnaissait alors son imprudence. Il s'était flatté que les Goths seraient la garde perpétuelle de l'empire, et qu'il n'aurait plus besoin de troupes romaines. En conséquence il avait congédié la plupart des vétérans, et taxé les villes et les villages à une somme d'argent, au lieu des soldats qu'ils devaient fournir. Trompé dans ces vaines espérances, il se vit obligé de lever à la hâte de nouvelles troupes, et se disposa à partir d'Antioche.
[309] Valens egressus de Antiochia: cum ultima infelicis belli sorte traheretur, sera peccati maximi pœnitentia stimulatus, episcopos cæterosque sanctos revocari de exiliis imperavit. Oros. l. 7. c. 33.—S.-M.
XVII.
Irruption des Allemans dans la Gaule.
Amm. l. 31, c. 10.
Gratien se préparait aussi à marcher au secours de son oncle, et il avait déjà fait prendre les devants à plusieurs cohortes[310], lorsqu'il se vit obligé lui-même de défendre ses États. L'exemple des Goths avait réveillé les Barbares voisins de la Gaule. Les Allemans nommés Lentiens, dont le pays s'étendait vers la Rhétie[311], rompant le traité fait avec eux sous le règne de Constance, commencèrent à ravager la frontière. Ils étaient attirés par un de leurs compatriotes, qui servait dans les gardes de Gratien; et croyant trouver la Gaule dégarnie de troupes, ils se divisèrent en plusieurs corps, passèrent le Rhin sur les glaces au mois de Février[312], et coururent au pillage. Deux légions[313] qui campaient dans le voisinage, tombèrent sur eux, et les forcèrent de repasser le fleuve avec une grande perte.
[310] Elles étaient déja arrivées en Pannonie, dit Ammien Marcellin, l. 31, c. 10—S.-M.
[311] Lentiensis Alamannicus populus, tractibus Rhætiarum confinis. Amm. Marc. l. 51, c. 10. La Rhétie répondait au pays des Grisons, et à une partie du Tyrol, de la Bavière, de la Souabe, du Voralberg et de la Suisse.—S.-M.
[312] Rhenum gelu pervium pruinis februario mense... Il se trouve après ces mots une lacune dans le texte d'Ammien Marcellin.—S.-M.
[313] C'étaient les Pétulans et les Celtes.—S.-M.
XVIII.
Bataille d'Argentaria.
Amm. l. 31, c. 10. et ibi Vales.
Hier. chron.
Oros. l. 7, c. 33.
Vict. epit. p. 231.
Till. Gratien. not. 10.
Alsat. illust. p. 193.
Tous les Lentiens prirent aussitôt les armes, et l'on vit rentrer en Gaule quarante mille combattants[314], qui ne respiraient que vengeance. Gratien alarmé de cette irruption imprévue, rappela les cohortes qui étaient déja en Pannonie; et ayant rassemblé ce qui restait de troupes dans la Gaule, il en donna le commandement au comte Nanniénus[315], et à Mallobaud[316]. Celui-ci était un roi des Francs, qui s'était attaché au service de l'empire, et qui tenait à honneur de porter le titre de comte des domestiques. Nanniénus, naturellement circonspect, voulait différer le combat[317]; mais Mallobaud, dont le courage était ardent et impétueux, brûlait d'impatience d'en venir aux mains. Son avis l'emporta; on marcha aux Allemans, qui attendirent fièrement les Romains dans la plaine d'Argentaria[318]. Cette ville, alors une des principales de la première Germanie, n'est plus maintenant qu'un village nommé Horburg, sur la droite de la rivière d'Ill, vis-à-vis de Colmar[319]. Le combat était à peine engagé, que les Romains, frappés d'une terreur panique, se débandèrent, et se jetèrent à l'écart dans des sentiers étroits et couverts de bois. Ce désordre qui devait causer leur perte, leur procura le succès. S'étant ralliés presque aussitôt, ils revinrent à la charge avec tant d'audace, que les Barbares s'imaginèrent que Gratien venait d'arriver avec des troupes fraîches[320]. La terreur passa de leur côté; ils se retirèrent, mais en bon ordre, s'arrêtant de temps en temps pour disputer la victoire qu'ils n'abandonnaient qu'à regret; et l'on peut dire qu'au lieu d'une bataille, cette journée vit plusieurs sanglants combats. Enfin les Allemans toujours vaincus et réduits au nombre de cinq mille, se sauvèrent à la faveur des bois[321]. Ils laissèrent trente mille morts, entre lesquels se trouva leur roi Priarius[322], qui mourut les armes à la main. Le reste fut fait prisonnier.
[314] Ou même au nombre de soixante-dix milles, ajoute Ammien Marcellin, l. 31, c. 10, comme l'ont dit quelques-uns par flatterie, pour augmenter la gloire de leur vainqueur. Cum quadraginta armatorum millibus, vel septuaginta, ut quidam laudes extollendo principis jactitarunt.—S.-M.
[315] Ce général était sans doute le même que le comte Nannenus ou Nanneius, dont il a déja été question à propos de la guerre contre les Saxons. Voyez t. 3, p. 409, l. XVIII, § 18. Ammien Marcellin en parle comme d'un officier également brave et prudent. Nannieno negotium dedit (Gratianus), dit-il, l. 31, c. 10, virtutis sobriæ duci.—S.-M.
[316] Eique junxit Mallobaudem pari potestate collegam, domesticorum comitem, regemque Francorum, virum bellicosum et fortem. Amm. Marc. l. 31, c. 10.—S.-M.
[317] Nannieno pensante fortunarum versabiles casus, ideoque cunctandum esse censente. Amm. Marc. l. 31, c. 10.—S.-M.
[318] La ville d'Argentaria, qui donnait son nom à cette plaine, a été appelée Argentovaria par plusieurs auteurs anciens, ce qui me paraît plus exact.—S.-M.
[319] Ce point de géographie ancienne me semble avoir été solidement établi par le savant Schoëpflin, dans son Alsatia illustrata, t. 1, pag. 193 et seq.—S.-M.
[320] Il semblerait par les termes dont se sert Ammien Marcellin, que les troupes de Gratien arrivèrent effectivement. Et splendore consimili, dit-il, proculque nitore fulgentes armorum, imperatorii adventus injecere Barbaris metum. Ce qui prouve qu'il faut entendre ainsi cet historien, c'est qu'il rapporte qu'aussitôt après la bataille, Gratien se mit en marche pour l'Orient. Hac læti successus fiduciâ Gratianus erectus, jamque ad partes tendens Eoas. Amm. Marc. l. 31, c. 10.—S.-M.
[321] Ex prædicto numero non plus quam quinque millia ut æstimabatur evaderent densitate nemorum tecta. Amm. Marc. l. 31, c. 10.—S.-M.
[322] Rege quoque Priario interfecto. Quelques savants ont cru qu'il fallait lire un peu autrement les manuscrits de l'historien latin et que ce roi devait s'appeler Priamus; ils se fondent sur ce qu'il est dit dans la Chronique de Prosper, qu'en la 4e année de Gratien, c'est-à-dire en l'an 379, un certain Priamus régna sur les Francs. IV Gratiani anno, Priamus quidam regnat in Francia, quantum altius colligere potuimus.—S.-M.
XIX.
Gratien réduit les Allemans Lentiens.
Gratien vint joindre son armée victorieuse[323], et passa le Rhin à dessein d'achever de détruire cette nation remuante et infidèle. A la nouvelle de son approche, les Lentiens affaiblis par leur défaite ne prirent cependant pas encore le parti de se soumettre. Ils abandonnèrent leurs habitations, et se réfugièrent avec leurs femmes et leurs enfants sur des montagnes escarpées, résolus d'en disputer tous les rochers comme autant de forteresses, et de s'y défendre jusqu'à la mort. Pour les forcer dans ces postes avantageux, le nombre était inutile; il n'était besoin que de courage et d'agilité. Ainsi Gratien tira de chaque légion cinq cents hommes d'élite. Ceux-ci animés par l'exemple du jeune empereur, qui s'exposait lui-même, s'efforçaient de gagner le haut des rochers, bien assurés de battre les ennemis, s'ils pouvaient seulement les atteindre. Il en coûta beaucoup de sang de part et d'autre. Les Allemans qui osaient descendre à la rencontre des Romains, n'échappaient pas à leurs coups: les Romains accablés de pierres énormes, roulaient avec elles jusqu'en bas; et comme il était facile de reconnaître l'escorte de l'empereur, les pierres et les javelots pleuvaient surtout de ce côté-là, et toutes les armes de ses gardes furent brisées[324]. L'attaque continua sans relâche depuis midi jusqu'à la nuit. Gratien assembla le conseil. On convint que de s'obstiner à forcer les ennemis, c'était vouloir perdre toute l'armée: on jugea qu'il était plus à propos de les réduire par famine. Dans ce dessein on commençait déja à disposer les postes, lorsque les Allemans s'en étant aperçus, s'évadèrent par des sentiers inconnus, et gagnèrent d'autres montagnes encore plus élevées. On les suivit, et on se préparait à leur couper tous les passages. Enfin effrayés d'une poursuite si opiniâtre, ils demandèrent grâce, et l'obtinrent à condition qu'ils donneraient leur plus vigoureuse jeunesse pour être incorporée aux troupes romaines[325]. Un exploit si difficile, exécuté avec tant de vivacité, retint dans le devoir tous les Barbares d'Occident, et Gratien fit connaître de quoi il eût été capable dans la guerre, s'il eût pu modérer sa passion pour la chasse et son goût pour les amusements frivoles. Le traître qui avait donné des avis aux ennemis, fut découvert et mis à mort.
[323] Gratien était encore à Trèves, le 22 avril 378. Selon Orose, l. 7, c. 33, il se trouva en personne à la bataille. Quoique avec des forces bien inférieures, dit-il, il se jeta au milieu des ennemis, longe impari militum numero sese in hostem dedit. Le texte d'Ammien Marcellin n'est pas assez précis pour qu'on sache positivement s'il est favorable ou contraire à cette assertion.—S.-M.
[324] Simul arma imperatorii comitatus auro colorumque micantia claritudine, jaculatione ponderum densa confringebantur. Amm. Marcel. l. 31, c. 10.—S.-M.
[325] Oblatâ, ut præceptum est, juventute valida nostris tirociniis permiscenda. Amm. Marc. l. 31, c. 10.—S.-M.
XX.
Il se met en marche pour aller joindre Valens.
Amm. l. 31, c. 10, 11 et 12.
Cellar. geog. antiq. l. 2, c. 3. § 42, et c. 7, § 42.
Après avoir fait les dispositions nécessaires pour la sûreté de la Gaule, Gratien prit sa route par la Rhétie. Il passa par Arbon [Arbor felix][326], au bord du lac de Constance, et arriva à Lauriacum, ville du Norique, célèbre en ce temps-là: c'est aujourd'hui le village de Lorch, sur le Danube, entre les rivières de Traun et d'Ens. Le jeune empereur fit alors une faute trop ordinaire aux souverains. Frigérid allait fermer le pas de Sucques, pour empêcher les Barbares de pénétrer en Occident. Ce général était habile, sage, d'un esprit solide, actif, mais plus occupé de projets utiles que d'entreprises brillantes, tel, en un mot, que dans de si fâcheuses conjonctures il aurait fallu le retenir au service, s'il eût voulu se retirer. Tandis qu'il travaillait avec zèle à servir l'État, les courtisans oisifs le ruinèrent dans l'esprit de Gratien; il l'éloigna, et envoya pour le remplacer le comte Maurus, fanfaron, étourdi, intéressé[327]: c'était le même qui avait mis son collier sur la tête de Julien, lorsqu'on avait proclamé ce prince empereur, et qu'on lui cherchait un diadème[328]. Gratien ayant mandé à son oncle la victoire qu'il venait de remporter sur les Allemans, fit conduire ses bagages par terre, et s'étant embarqué sur le Danube avec son armée, il arriva à Bononia[329], et s'arrêta quatre jours à Sirmium[330]. Une fièvre intermittente ne l'empêcha pas de continuer sa marche jusqu'à une ville de Dacie, nommée le camp de Mars[331]. Il fut attaqué dans cette route par un grand corps d'Alains, qui lui tuèrent plusieurs soldats. De là il dépêcha à Valens le comte Richomer, pour l'avertir qu'il allait incessamment le joindre, et pour le prier de l'attendre et de ne pas s'exposer seul au péril d'une bataille qui devait décider du sort de l'empire.
[326] Ce lieu, peu considérable, situé au midi du lac de Constance, dans le canton de Thurgovie, est placé par les itinéraires romains à 20 milles au nord-ouest de Brigantia, actuellement Brégentz.—S.-M.
[327] Successor Maurus nomine mittitur comes, venalis ferociæ specie, et ad cuncta mobilis et incertus. Am. Marc. l. 31, c. 10.—S.-M.
[328] Voyez t. 2, pag. 326, liv. XI, § 9.—S.-M.
[329] Voyez au sujet de cet endroit t. 2, p. 366, not. 2, l. XI, § 38.—S.-M.
[330] Gratianus docto litteris patruo, quâ industriâ superaverit Alamannos, pedestri itinere præmissis impedimentis et sarcinis, ipse cum expeditiore militum manu permeato Danubio, delatus Bononiam, Sirmium introiit. Amm. Marc. l. 31, c. 11.—S.-M.
[331] Ce lieu, qui était dans la partie de la Mœsie appelée Dacia ripensis, à cause de sa position sur le bord du Danube, est encore mentionné dans le Synecdème d'Hiéroclès; mais on ignore sa véritable position. On apprend de Sozomène, l. 9, c. 5, que c'était un siége épiscopal. Procope parle aussi de cette place dans son traité des édifices de l'empereur Justinien, l. 4, c. 6; mais ce qu'il y a de singulier dans ce qu'il dit, c'est qu'il en marque la position, non pas sur le bord du Danube, mais loin du fleuve, οὐ παρὰ τοῦ ποταμοῦ κειμένων τὴν ὄχθην, ἀλλὰ κατὰ πολὺ ἄποθεν ὄντων, tandis qu'il semble résulter bien clairement des paroles d'Ammien Marcellin, per idem flumen ad Martis castra descendit, que ce fort était situé sur les bords du Danube.—S.-M.
XXI.
Valens à Constantinople.
Amm. l. 31, c. 11.
Eunap. excerpt. leg. p. 21.
Zos. l. 4, c. 21 et 22.
Idat. chron.
Socr. l. 4, c. 38.
Theod. l. 4, c. 33 et 34.
Hist. misc. l. 12, ap. Murat, t. 1, p. 84.
Theoph. p. 55 et 56.
Zon. l. 13, t. 2, p. 31 et 32.
Cedr. t. 1, p. 313.
Suid. in Μελαντιάς.
Valens était arrivé à Constantinople le trentième de Mai[332]. Il y trouva le peuple dans la consternation. Les Goths faisaient des courses jusqu'aux portes de la ville[333]. L'empereur amenait avec lui un corps nombreux de cavaliers sarrasins, que Mavia leur reine lui avait envoyés, lorsqu'il était parti d'Antioche. Il les employa avec succès à nettoyer la campagne de tous les partis[334]. Ces cavaliers courant avec la rapidité de l'éclair, chargeaient à leur avantage, et échappaient à toutes les poursuites, rapportant tous les jours un grand nombre de têtes d'ennemis[335]. Valens, mécontent du succès de la bataille de Salices, ôta à Trajan le commandement des troupes; et comme il l'accablait de reproches: Prince, lui répondit hardiment ce général, ce n'est pas nous que vous devez accuser. Quel succès pouviez-vous espérer dans un temps où vous faisiez la guerre à Dieu même, dont vous persécutiez les vrais adorateurs? Tout retentissait de murmures contre Valens; on lui reprochait d'avoir introduit les Goths dans l'empire, et de n'oser se montrer devant eux, ni leur livrer bataille. Le 11 de Juin, comme il assistait aux jeux du Cirque, tout le peuple s'écria: Qu'on nous donne des armes, et nous irons combattre[336]. L'empereur, outré de colère, partit aussitôt avec son armée, menaçant de ruiner la ville de fond en comble à son retour, et d'y faire passer la charrue, pour la punir de son insolence actuelle, et des attentats qu'elle avait autrefois commis dans la révolte de Procope. Lorsqu'il sortait des portes, un solitaire nommé Isaac, saisissant la bride de son cheval: Prince, lui dit-il, où courez-vous? Le bras de Dieu est levé sur votre tête: vous avez affligé son Église; vous en avez banni les vrais pasteurs: rendez-les à leur troupeau, ou vous périrez avec votre armée. Je reviendrai, repartit Valens en colère, et je te ferai repentir de ta folle prédiction. En même temps il donna ordre de mettre aux fers ce fanatique, et de le garder jusqu'à son retour: J'y consens, s'écria le solitaire, ôtez-moi la vie, si vous conservez la vôtre. On voit par ce discours d'Isaac, que supposé que Valens eût permis aux évêques catholiques de retourner à leurs églises, cette permission n'était pas générale. Chargé de ces malédictions, il alla camper à six lieues de Constantinople, près du château de Mélanthias[337], qui appartenait aux empereurs.
[332] C'est Socrate, l. 4, c. 38, qui fournit cette date.—S.-M.
[333] Ils portaient d'un autre côté, selon Zosime, l. 4, c. 34, leurs ravages jusque dans la Macédoine et la Thessalie.—S.-M.
[334] Selon Zosime, ces Sarrasins inspiraient tant de terreur aux Goths, qu'ils auraient mieux aimé se livrer aux Huns, que de s'exposer aux atteintes de ces cavaliers. Καὶ σφᾶς ἐκδοῦναι τοῖς Οὔννοις μᾶλλον, ἤ ὑπὸ Σαῤῥακηνῶν πανωλεθρίᾳ διαφθαρῆναι. Zos. l. 4, c. 22.—S.-M.
[335] Les courses de ces cavaliers débarrassèrent le terrain, dit Zosime l. 4, c. 22, et donnèrent à l'empereur le moyen de faire avancer ses troupes: γέγονεν εὐρυχωρία τῷ βασιλεῖ παραγαγεῖν εἰς τὸ πρόσω τὸ στράτευμα.—S.-M.
[336] Ammien Marcellin dit même l. 31, c. 11. qu'il y eut une légère sédition. Moratus paucissimos dies seditioneque popularium levi pulsatus.—S.-M.
[337] Il était à 140 stades de Constantinople. C'était une maison de campagne impériale, villa cæsariana.—S.-M.
XXII.
Sébastien général.
Amm. l. 31, c. 11.
Zos. l. 4, c. 22 et 23.
Suid. in Σεβαστιανός.
Il y séjourna quelque temps, s'appliquant à gagner le cœur de ses soldats par de bons traitements et par des manières douces et familières. Les Goths, qui s'étaient avancés jusqu'aux bords de la Propontide, n'eurent pas plus tôt appris que l'empereur était sorti de Constantinople avec une nombreuse armée, qu'ils repassèrent le mont Rhodope et retournèrent vers Andrinople, dans le dessein d'y réunir leurs troupes, dont une partie était campée près de Bérhée et de Nicopolis. Valens instruit de ces mouvements, et craignant pour Andrinople, y envoya Sébastien, dont nous avons eu tant de fois occasion de parler. C'était le héros de ce temps-là; et comme il était manichéen et grand ennemi des catholiques, les ariens et les païens même affectaient d'en faire beaucoup d'estime. Ammien Marcellin le représente comme un parfait capitaine: brave avec prudence, ménageant le sang de ses troupes plus que le sien propre, méprisant l'argent et toutes les commodités de la vie, aimant ses soldats, mais aussi attentif à punir leurs désordres qu'à récompenser leurs services. Il s'était attaché à Valentinien, et après la mort de ce prince on avait appréhendé, comme nous l'avons dit, que l'affection des troupes ne l'élevât sur le trône. Les calomnies des eunuques, trop puissants dans les deux cours d'Occident, et toujours ennemis du mérite, le déterminèrent à passer au service de Valens[338], qui le reçut à bras ouverts, et voulut mettre en œuvre ses talents. L'ayant revêtu de la charge de général de l'infanterie à la place de Trajan, il lui permit de prendre à son choix trois cents hommes dans chaque légion, pour les conduire au secours d'Andrinople. Sébastien voyant la mollesse et la lâcheté qui s'étaient introduites dans les troupes de Valens, choisit parmi les nouvelles levées les soldats les mieux faits et qui donnaient plus de signes de courage; persuadé qu'il était plus facile de discipliner des milices, que de ramener à la discipline des troupes qui s'en étaient écartées. Il les sépara du reste de l'armée, les formant par de fréquents exercices à toutes les évolutions, punissant sévèrement la désobéissance, et leur inspirant cette sensibilité pour la louange qui produit de grandes actions, et qui en facilite la récompense.
[338] Il venait alors d'Italie, selon Ammien Marcellin, l. 31, c. 11, Sebastiano, dit-il, paulo ante ab Italia ut petierat misso, vigilantiæ notæ ductori pedestris exercitûs curâ commissâ, quem regebat antea Trajanus. Zosime se contente de dire, l. 4, c. 22, qu'il abandonnait l'Occident, καταλιπὼν Σεβαστιανὸς τὴν ἑσπέραν.—S.-M.
XXIII.
Il taille en pièces un grand parti de Goths.
Il paraît que la modestie n'était pas une des vertus de Sébastien. Il partit à la tête de son détachement[339], promettant à Valens qu'il apprendrait bientôt de ses nouvelles. A son approche d'Andrinople les habitants, craignant quelque surprise, fermèrent leurs portes, et se mirent en devoir de le repousser. Mais après l'avoir reconnu, ils le reçurent avec joie. Dès le lendemain il sortit sans bruit, et ayant appris de ses coureurs qu'on apercevait sur les bords de l'Hèbre un grand corps d'ennemis qui ravageaient la campagne, il attendit la nuit. Alors faisant filer ses troupes derrière des éminences et par des chemins fourrés, il surprit les Goths à la faveur des ténèbres, tomba sur eux avec furie, et n'en laissa échapper qu'un petit nombre. Il reprit en cette occasion une si prodigieuse quantité de butin, que la ville et les plaines d'alentour ne pouvaient le contenir. Fritigerne alarmé de cet échec rappela tous ses partis répandus dans la Thrace, et se retira près de la ville de Cabyle[340], dans des plaines fertiles et découvertes, où il n'avait à craindre ni la disette ni la surprise.
[339] Il était de deux mille hommes, selon Zosime, l. 4, c. 23.—S.-M.
[340] Cette ville située dans le centre de la Thrace était, selon l'Itinéraire d'Antonin, à 78 milles an nord d'Andrinople.—S.-M.
XXIV.
Valens marche aux ennemis.
Amm. l. 31. c. 12.
[Liban, vit. t. 2, p. 58.]
Zos. l. 4, c. 23 et 24.
Ce succès, et quelques autres encore, que Sébastien n'oubliait pas d'exagérer dans les lettres qu'il écrivait à Valens, relevaient le courage de ce prince; mais ce qui le piquait vivement, c'était la célèbre victoire de son neveu, dont il reçut alors la nouvelle. Il n'aimait pas Gratien ennemi de l'arianisme, et qui, sans le consulter, avait reconnu un nouvel empereur. Jaloux de la gloire que ce jeune prince venait d'acquérir, Valens brûlait d'envie de l'effacer par un exploit éclatant[341]. Il se voyait à la tête d'une belle armée; les vétérans, qu'il avait imprudemment congédiés, étaient revenus joindre leurs drapeaux; tout ce qu'il y avait de bons officiers dans l'empire, marchaient à sa suite. Trajan même, quoique disgracié, n'avait pas voulu manquer à son prince dans une occasion si importante. L'empereur partit donc de Mélanthias; et étant averti que les ennemis, afin de lui couper le passage des vivres, se disposaient à se rendre maîtres des défilés du mont Rhodope, dès qu'il les aurait traversés, il y laissa un corps de cavalerie et d'infanterie. Trois jours après son départ, il apprit que les Barbares marchaient vers Nicée[342], et qu'ils étaient déja à quinze milles d'Andrinople. Sur un faux rapport de ses coureurs, qu'ils n'étaient qu'au nombre de dix mille hommes, il se hâta d'aller à leur rencontre. Il fut bientôt détrompé par des avis plus certains. Pendant qu'il se retranchait près d'Andrinople[343], arriva Richomer avec les lettres de Gratien, qui le priait de l'attendre. Valens assembla le conseil; Sébastien et la plupart des officiers opinaient à donner bataille sans aucun délai: ils disaient que l'empereur ne devait partager avec personne l'honneur d'une victoire assurée; que les Barbares, déjà vaincus les jours précédents, n'étaient pas en état de la disputer. Victor, général de la cavalerie[344], plus sage et plus expérimenté que Sébastien, pensait au contraire, qu'il fallait profiter de la jonction des légions gauloises, pour faciliter la victoire; qu'il serait même plus prudent de ne rien hasarder contre une si grande multitude de barbares; de les affaiblir par des surprises et des attaques réitérées; de leur couper les vivres, et de les réduire par la famine à se rendre, ou à se retirer des terres de l'empire. Mais les conseils de Victor, autrefois si estimés de Julien, avaient moins de crédit auprès de Valens que les flatteries de ses courtisans. Son avis ne fut pas écouté, et la bataille fut décidée.
[341] E Melanthiade signa commovit, æquiparare facinore quodam egregio adolescentem properans filium fratris, cujus virtutibus urebatur. Amm. Marc., l. 31, c. 12.—S.-M.
[342] Cette ville qui faisait partie de la division de la Thrace, qu'on appelait Hémimont à cause de sa situation au pied du mont Hémus, était à 145 milles de Constantinople, non loin d'Andrinople. Cette ville est célèbre dans l'histoire ecclésiastique par le formulaire, que les Ariens y firent signer aux députés du concile de Rimini et à presque tous les évêques.—S.-M.
[343] Près du faubourg d'Andrinople, prope suburbanum Hadrianopoleos. Amm. Marc., l. 31, c. 12.—S.-M.
[344] Ammien Marcellin nous apprend à cette occasion, que cet habile général, dont il a été si souvent question sous le règne de Julien, n'était pas Romain, mais Sarmate. Victor, dit-il, nomine magister equitum, Sarmata. Ammien Marcellin, l. 31, c. 12.—S.-M.
XXV.
Ruse de Fritigerne.
Fritigerne, pour de meilleures raisons que Valens, désirait autant que lui de prévenir l'arrivée de Gratien; mais il attendait Alathée et Saphrax, qu'il avait mandés avec leurs troupes, et qui ne pouvaient arriver que le lendemain. Pour amuser l'empereur, il lui députa quelques-uns de ses moindres officiers, à la tête desquels était un prêtre chrétien[345]. Ils apportaient une lettre par laquelle les Goths s'engageaient à entretenir avec les Romains une paix éternelle, si l'on voulait leur abandonner la Thrace avec tout ce qui s'y trouvait de grains et de troupeaux[346]. Le prêtre était chargé d'une autre lettre secrète de Fritigerne[347], qui témoignant un grand désir de mériter l'amitié de l'empereur, lui mandait qu'il avait affaire à une nation turbulente et inconsidérée; qu'elle demandait avec empressement un combat qui ne pouvait que lui être funeste; que pour l'amener à des conditions raisonnables, il fallait lui montrer les forces romaines dont elle n'avait nulle idée; que la vue de l'empereur et de son armée porterait dans le cœur des Goths une impression de respect et de crainte. Valens renvoya les députés sans réponse; mais cette négociation consuma la journée, et augmenta la vanité de Valens et l'ardeur qu'il avait de combattre. C'était tout ce que souhaitait Fritigerne.
[345] Christiani ritus presbyter, ut ipsi appellant. Amm. Marc., l. 31, c. 12. Il n'était pas seul; d'autres députés d'un rang moins élevé l'accompagnaient; missus a Fritigerno legatus cum aliis humilibus venit ad principis castra.—S.-M.
[346] Habitanda Thracia sola cum pecore omni concederetur et frugibus. Amm. Marc., ibid.—S.-M.
[347] Ammien Marcellin lui donne, l. 31, c. 12, le titre de Roi. Secretas alias ejusdem regis obtulit litteras.—S.-M.
XXVI.
Valens range son armée en bataille.
Amm. l. 31, c. 12.
Zos. l. 4. c. 24.
Idat. chron.
[Socr. l. 4, c. 38.]
Soz. l. 6, c. 40.
Le lendemain, 9 août, l'empereur, dès la pointe du jour, se mit en marche, laissant sous les murs d'Andrinople les bagages avec une garde suffisante. Le préfet du prétoire, la maison du prince, ses trésors et ses équipages furent mis en sûreté dans la ville[348]. La chaleur était excessive ce jour-là. Après une marche de huit milles, par des chemins rudes et difficiles, on aperçut le camp des Barbares bordé de leurs chariots, et l'on entendit leurs cris confus et menaçants. Valens n'avait dressé aucun plan de bataille; il ne connaissait ni le terrain ni les forces des ennemis; il rangea son armée au hasard. La cavalerie formait les deux ailes; l'aile droite fut placée en avant, et couvrit une grande partie de l'infanterie; l'aile gauche avait marché dans un tel désordre, que les cavaliers dispersés çà et là par les chemins, arrivaient confusément, et prenaient leurs rangs avec peine. Fritigerne, déja rangé en bataille, sentait bien que c'était là le moment de charger l'ennemi; mais ce prudent capitaine, afin de ne point donner de jalousie aux Ostrogoths, ne voulait rien faire en l'absence d'Alathée et de Saphrax, qu'il attendait à chaque instant.
[348] Thesauri et principalis fortunæ insignia cætera, cum præfecto et consistorianis ambitu mænium tenebantur. Amm. Marc., l. 31, c. 12.—S.-M.
XXVII.
Nouvelle ruse de Fritigerne.
Pour leur laisser le temps de le joindre, il fit porter à Valens par quelques soldats de nouvelles propositions de paix. L'empereur demanda que pour traiter avec lui on envoyât des députés d'un caractère plus relevé[349]. Fritigerne traînait les choses en longueur, et cependant l'armée romaine, qui n'avait pris aucune nourriture, se consumait de faim, de soif et de chaleur. Outre les ardeurs du soleil, l'air était encore embrasé par la vapeur des flammes que les Goths allumaient à dessein, mettant le feu aux arbres, aux moissons, aux cabanes, dans toute l'étendue de la plaine; enfin, Fritigerne fit dire à Valens par un héraut, que s'il voulait lui envoyer en ôtage quelques personnes distinguées, il irait lui-même le trouver pour conclure la paix malgré l'ardeur et l'impatience de ses soldats. Cette proposition étant acceptée, on jeta les yeux sur le tribun Équitius, grand-maître du palais et parent de l'empereur[350]; mais comme il avait été fait prisonnier par les Barbares, et qu'il s'était échappé[351], il refusa de se remettre entre leurs mains, craignant d'en recevoir quelque mauvais traitement. Richomer s'offrit de lui-même, persuadé qu'une telle commission était digne d'un homme de courage[352], et que tout service était honorable dès qu'il était périlleux.