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Histoire du Bas-Empire. Tome 04

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[591] Il était à Milan, aux mois de mars et d'avril; à Aquilée, en septembre; on le retrouve à Milan pendant la fin d'octobre et le reste de l'année.—S.-M.

XXVIII.

[Théodose prend l'Arménie sous sa protection.]

[Faust. Byz. l. 5, c. 44 et l. 6, c. 1.

Mos. Chor. l. 3, c. 41.]

—[Théodose recouvrit dans la même année le pouvoir que ses prédécesseurs avaient eu en Arménie. Il s'était empressé d'accueillir la prière que Manuel lui avait adressée en mourant[592], et il avait accordé sa protection aux deux fils du roi Para, dans le temps même où les ambassadeurs persans qui étaient à Constantinople, le pressaient de conclure une paix durable entre les deux empires. Les Perses cherchaient alors à profiter de la mort de Manuel, et ils faisaient quelques entreprises sur les frontières de l'Arménie, pour tâcher de reconquérir ce royaume ou au moins pour le faire rentrer dans leur alliance. La démarche de Théodose ne fut pas propre à amener la conclusion des négociations. L'empereur crut qu'en laissant les deux frères sur le trône, il aurait une garantie plus forte de leur fidélité; il pensait qu'ils ne pourraient songer tous deux à la fois à se soustraire de son obéissance. Il garda cependant près de lui comme ôtage la reine leur mère, et il envoya en Arménie une armée commandée par des officiers d'une fidélité éprouvée; leur présence était nécessaire, car les seigneurs arméniens soutenaient contre les Perses une guerre sérieuse, qui cessa ou qui se ralentit lorsqu'on apprit l'arrivée des troupes impériales. Le trône d'Arménie ne fut pas long-temps partagé; Valarsace mourut au bout d'un an, laissant à son frère la totalité d'un empire, dont la moitié était déja pour lui un fardeau trop pesant. Arsace perdit aussi son épouse Vartandokht, fille de son tuteur; et il ne tarda pas d'épouser la fille de Babik, prince de Siounie[593], qui était mort dans la bataille où l'apostat Méroujan avait perdu la vie. Cet état de choses se maintint pendant quelques années, mais la jeunesse, la faiblesse et l'inexpérience d'Arsace amenèrent bientôt, comme on le verra en son lieu, la ruine de l'Arménie.—S.-M.]

[592] Voyez ci-dev., § 24, p. 274. La régence de Manuel, qui fut de sept années selon le témoignage formel de Faustus de Byzance, auteur contemporain, a été entièrement passée sous silence par Moïse de Khoren, dans son Histoire d'Arménie. Cette omission jette une grande obscurité dans la narration de cet écrivain, et trouble toute sa chronologie, qui ne peut plus s'accorder avec les annales de l'empire.—S.-M.

[593] Voyez ci-dev. p. 162, liv. XX, § 47. et p. 272, l. XXII, § 22.—S.-M.

XXIX.

Mort de Prétextatus.

Symm. l. 1. ep. 40, 47; l. 2, ep. 36; l. 10, ep. 23, 24, 25, 34 et 37.

Macrob. sat. l. 1, c. 1, 2, 6, 7, 17.

Socr. l. 5, c. 11.

Soz. l. 7, c. 13.

Hieron. ep. 23, t. 1, p. 124.

Grut. inscr. p. 309; nº 2, 3 et 4, p. 310, nº 1; p. 486, nº 3, et p. 1102, nº 2.

Till. Theod. art. 22, not. 19 et 20.

Probus, alors préfet d'Illyrie, conservait sous Valentinien la considération que sa naissance et ses richesses lui avaient depuis long-temps procurée. Principal ministre du jeune prince, il était chargé du gouvernement civil. Prétextatus, dont nous avons déja parlé, partageait le crédit de Probus: c'était le héros du paganisme, auquel il faisait honneur par l'élévation de son ame et par l'intégrité de ses mœurs. Les chrétiens ne lui ont reproché que son zèle pour l'idolâtrie; les païens relèvent par les plus grands éloges sa modération dans la haute fortune, sa compassion envers les malheureux, sa sévérité pour lui-même, sa douceur pour les autres, sa vaste érudition. Il consacrait à l'étude de l'antiquité tout le loisir que lui laissaient ses emplois. C'est dans sa maison que Macrobe place la scène de ces conversations savantes qu'il a intitulées Saturnales. On admirait en lui ce juste tempérament de qualités opposées, qui le rendait complaisant sans bassesse, ferme sans hauteur. Riche, mais désintéressé, il n'accepta jamais les legs qu'on lui faisait par testament, préférant à ces avantages la satisfaction généreuse de les laisser aux parents du défunt. Ses voisins le prenaient pour arbitre des prétentions qu'ils avaient sur ses terres. Cet homme si juste et si éclairé d'ailleurs, était aveugle et injuste sur le point le plus important de l'humanité. Ennemi de la religion chrétienne, il s'efforçait d'en retarder les progrès, et de conserver les restes de l'idolâtrie expirante. Il fuyait les honneurs, mais les honneurs le recherchaient: il avait été sept fois député par le sénat aux empereurs dans des conjonctures difficiles, il avait passé par toutes les charges, il était revêtu de tous les sacerdoces[594]. Préfet d'Italie, et désigné consul pour l'année suivante, il vint à Rome, et étant monté au Capitole au milieu des applaudissements de tous les citoyens, il exhorta, par deux discours éloquents, le sénat et le peuple à l'obéissance et à l'amour du gouvernement. Peu de jours après, la mort lui enleva toutes ses dignités[595]. Dès que la nouvelle s'en répandit dans Rome, le peuple qui était alors au théâtre, abandonna avec de grands gémissements les spectacles, pour lesquels il était passionné. La douleur fut si éclatante et si universelle que l'empereur aurait pu en être jaloux. On lui avait dressé des statues pendant sa vie, et le peuple dans un de ces caprices, qui lui sont si ordinaires, les ayant un jour abattues avec des clameurs séditieuses, les avait presque aussitôt vu relever par ordre du prince avec d'aussi vives acclamations. Après sa mort, le sénat obtint de l'empereur la permission de lui en élever une nouvelle, dont l'inscription subsiste encore[596]. Les vestales lui en décernèrent une autre en leur propre nom, ce qui était sans exemple. Jamais ces vierges respectées n'avaient rendu le même honneur aux hommes les plus religieux. La chose fut cependant exécutée[597], malgré l'opposition de Symmaque, ami de Prétextatus, mais encore plus attaché aux bienséances et aux usages de sa religion[598]. La femme de Prétextatus, Fabia Aconia Paulina, fille de Catulinus, consul en 349, décorée elle-même des titres les plus fastueux de la superstition païenne, honora la mémoire de son mari avec toute la pompe et la vanité de l'idolâtrie[599]. Elle fit son apothéose, et prétendit que son ame s'était établie dans la voie lactée, comme dans un palais semé d'étoiles[600].

[594] Une inscription antique qui se trouve à Rome fait connaître toutes les dignités et les fonctions qui avaient été exercées par Prétextatus ou réunies sur sa tête; cette inscription avait, à ce qu'il paraît, décoré jadis la base d'une de ses statues. Vettio Agorio Prætextato v. c. et inl. correctori Tusciæ et Umbriæ consulari Lusitaniæ proconsuli Achaiæ præf urb. præf. prætorii illyrici Italiæ et Africæ cons. designato legato amplissimi ordinis septies et ad impetrandum reb. arduis semper opposito parenti public. privatimque reverendo ut etiam statuæ ipsius domus honoraret insignia constitui locarique curavit. Gruter, p. 486, nº 3.—S.-M.

[595] O quanta rerum mutatio! Ille, quem ante paucos dies dignitatum omnium culmina præcedebant, qui, quasi de subjectis hostibus triumpharet, Capitolinas ascendit arces, quem plausu quodam et tripudio populus Romanus excepit, ad cujus interitum urbs universa commota est, nunc desolatus et nudus. Hieron. epist. 23, tom. 1, p. 125.—S.-M.

[596] Cette inscription, qui se trouve dans Gruter, pag. 1102, nº 2, fut faite le premier février sous le consulat de Valentinien III et d'Eutrope, ou en l'an 387, elle contient l'indication de toutes les charges religieuses et civiles de Prétextatus, disposées sur deux colonnes. Elle est conçue ainsi: Vettio Agorio Prætextato v. c. pontifici Vestæ, pontifici Soli, quindecim viro, auguri tauroboliato, curiali, neocoro, hierofantæ, patri sacrorum.

Quæstori candidato, prætori urbano, correctori Tusciæ et Umbriæ, consulari Lusitaniæ, proconsuli Achaiæ, præfecto urbi, præf. præt. II., Italiæ et Illyrici, consuli designato.

Dedicata kal. feb. D. n. Fl. Valentiniano Aug. III et Eutropio conss.—S.-M.

[597] On en a pour preuve une inscription trouvée à Rome, et faite par Fabia Paulina, femme de Prétextatus, en l'honneur de la vestale Cælia Concordia Maxima, qui avait contribué à faire décerner cet honneur à la mémoire de Prétextatus. Cette inscription curieuse est ainsi conçue: Cæliæ Concordiæ virgini vestali Maximæ Fabia Paulina c. f. statuam faciendam conlocandamque curavit cum propter egregiam ejus pudicitiam insignemque circa cultum divinum sanctitatem, tum quod hæc prior ejus viro Vettio Agorio Prætextato v. c. omnia singulari dignoque ejus ab hujusmodi virginibus et sacerdotibus coli statuam collocarat. Gruter, p. 310, nº 1.—S.-M.

[598] Prætextato nostro monumentum statuæ dicare destinant virgines sacri vestalis antistites. Consulti pontifices, priusquam reverentiam sublimis sacerdotii, aut longæ ætatis usum, vel conditionem temporis præsentis expenderent; absque paucis, qui me secuti sunt, ut ejus officium statuerent, adnuerunt. Ego, qui adverterem, neque honestati virginum talia in viros obsequia convenire, neque more fieri, quod Numa auctor, Metellus conservator religionum, omnesque pontifices Maximi numquam ante meruerunt. Symmach. lib. 2, ep. 36.—S.-M.

[599] Une inscription de Bénévent, presque entièrement conforme à une autre, qui existe à Rome dans l'église des Saints-Apôtres, fait connaître tous les titres de Prétextatus (Gruter. pag. 309, nos 2 et 3). Elles étaient destinées l'une et l'autre à orner la base des statues érigées en l'honneur de cette femme. Voici la dernière de ces inscriptions qui contient l'énumération la plus complète. Fabiæ Aconiæ Paulinæ. c. f. filiæ Aconii Catulini v. c. ex præf. et consulis ordin. uxori Vetti. Prætextati v. c. præf. et consulis designati sacratæ apud Eleusinam deo Baccho, Cereri et Coræ sacratæ apud Laernam, deo Libero et Cereri et Coræ sacratæ apud Æginam deabus taurobolitæ, isiacæ hierophantriæ deæ Hecatæ græco sacratæ deæ Cereris.—S.-M.

[600] Non in lacteo cœli palatio, ut uxor mentitur infelix, sed in sordentibus tenebris continetur (Prætextatus). Hieron. epist. 23, tom. 1. pag. 125 et 126.—S.-M.

XXX.

Symmaque préfet de Rome.

Symm. l. 4, ep. 8; l. 10, ep. 15, 16, 17, 21, 23, 27, et 47.

Olympiod. apud Phot. cod. 80.

Sidon. l. 2, ep. 10.

Cod. Just. l. 9, tit. 29, leg. 3.

Prétextatus laissait au paganisme, dans la personne de Q. Aurélius Symmachus, un défenseur encore plus ardent et aussi considérable par sa noblesse, par ses emplois et par ses éminentes qualités. Celui-ci était préfet de Rome depuis la fin de l'année précédente. Il posséda pendant trois ans cette dignité qu'il n'avait pas recherchée, et dont il demanda plusieurs fois d'être déchargé; il la devait à la recommandation de Théodose, dont il était estimé. Il passait pour l'homme le plus éloquent de son siècle. Sa femme, Rusticiana, fille d'Orfitus préfet de Rome sous Constance, secondait son amour pour l'étude, et l'on dit qu'elle lui tenait souvent le flambeau pendant qu'il lisait ou qu'il composait. Le père de Symmaque lui avait laissé une éclatante réputation à soutenir, mais une médiocre fortune. Quoiqu'il affectât de retracer l'ancienne simplicité romaine, on aperçoit dans sa conduite un combat de modestie et de vanité, où l'une et l'autre ont tour-à-tour l'avantage. Il refusa de se servir d'un char superbe que Gratien avait destiné à l'usage des préfets de Rome, et il débita sur ce sujet à Valentinien les plus sages maximes: Que le faste ne relève pas les magistratures; que les mœurs du magistrat en font le plus bel ornement; que Rome toujours libre, quoique soumise à ses princes, n'a jamais su et ne sait pas encore respecter une pompe frivole, qui n'est à ses yeux de nulle ressource pour suppléer à la vertu. Mais dans la suite, ce Romain si modeste, voulant par sa magnificence faire briller son fils alors préteur, trouva fort mauvais qu'on prétendît lui faire observer la loi qu'il avait sollicitée lui-même pour borner la dépense des magistrats: il se donna beaucoup de mouvements pour en obtenir la dispense, et n'eut point de repos qu'il n'eût dépensé en cette occasion deux mille livres pesant d'or. Il donna plusieurs fois de bons conseils à Valentinien. Ce prince voulut imposer une taxe à certaines compagnies chargées des fournitures de la ville de Rome; Symmaque lui représenta, qu'un prince compromettait son autorité en commandant l'impossible; que d'une imposition trop onéreuse, il ne recueillait que des mécontentements et des murmures; qu'en épuisant ses sujets, il gagnait moins qu'il ne perdait, puisqu'il les mettait hors d'état de rendre les services attachés à leur condition; que la richesse du prince et celle des peuples étaient inséparables, et que toutes les deux prenaient leur source dans l'humanité du souverain. En entrant en charge, il trouva en place d'assez mauvais officiers subalternes, qui avaient été nommés par l'empereur: il prit la liberté de lui mander, que la nature produisait toujours assez d'honnêtes gens pour remplir les postes de l'état; que pour les démêler dans la foule, il fallait d'abord écarter ceux qui demandaient; que ceux qui méritaient se trouveraient dans le reste. On peut aisément conjecturer que cette leçon ne plut pas au jeune prince: du moins je soupçonne qu'un rescrit adressé à Symmaque et qui se trouve entre les lois de Valentinien, servit de réponse à cette remontrance. En voici les termes: Il n'est pas permis de raisonner sur la décision du souverain; c'est offenser la majesté impériale que de douter du mérite d'un homme qu'elle a honoré de son choix. La date de ce rescrit tombe sur la fin de cette année, temps auquel le prince nommait les nouveaux officiers; et le ton que prend ici Valentinien, s'accorde assez bien avec la fierté présomptueuse d'un jeune empereur.

XXXI.

Requête de Symmaque à l'empereur en faveur du paganisme.

Symm. l. 10, ep. 54.

Ambr. t. 2, ep. 11, p. 810, ep. 12, p. 812, ep. 17, p. 824, ep. 18, p. 833, et ep. 57, p. 1010, et or. de obit. Valent. t. 2, p. 1179.

Paulin. vit. Ambr. § 26.

Ennodius, carm. 142.

Till. vie de S. Ambr. art. 37.

Mais l'intérêt de la religion païenne était l'affaire la plus importante de Symmaque. Ce fut pour la soutenir sur le penchant de sa ruine, qu'il réunit tout ce qu'il avait d'activité, d'adresse et d'éloquence. Il s'était déja inutilement adressé à Gratien, qui n'avait pas même daigné répondre à sa requête. Il comptait trouver moins de fermeté dans un prince de treize ans qui, malgré le traité de paix, devait craindre Maxime et ses intrigues. Dans cette espérance, il assembla le sénat; les sénateurs chrétiens furent exclus de la délibération. On fit un décret en forme de plainte, sur lequel Symmaque dressa son rapport[601]; il l'envoya à l'empereur en qualité de préfet de Rome, obligé par le devoir de sa charge de rendre compte au prince de ce qui se passait dans la ville.

[601] Cette pièce longue et curieuse, intitulée: Relatio Symmachi urbis præfecti, se trouve dans les œuvres de S. Ambroise, avec les lettres qu'il adressa à l'empereur Valentinien sur le même sujet.—S.-M.

XXXII.

Extrait de la requête.

Jamais la cause de l'idolâtrie ne fut plaidée avec plus de chaleur et d'éloquence. La requête contenait deux chefs; on demandait que l'autel de la Victoire fût rétabli dans le sénat, et qu'on rendît aux prêtres et aux vestales les fonds, les revenus, les priviléges dont Gratien les avait dépouillés. L'orateur faisait valoir l'ancienneté du culte qu'on prétendait proscrire; il tirait avantage de la tolérance de Constantin, de Jovien, de Valentinien le père, qui n'avaient troublé dans les temples ni les dieux ni leurs sacrificateurs; il étalait avec pompe les obligations que les Romains avaient à la Victoire, tant d'ennemis abattus, tant de royaumes conquis, tant de triomphes; il opposait, à l'exemple de Constant et de Constance, celui de Valentinien le père qui, du séjour des dieux où sa vertu l'avait élevé, considérait avec attendrissement les larmes des vestales, et s'offensait de voir détruire ce qu'il avait voulu conserver; il faisait parler Rome à Valentinien et à Théodose tout ensemble: «Princes généreux, disait-elle, pères de la patrie, respectez mes années. C'est au culte des dieux que je dois la durée de mon empire; je serais ingrate de les oublier. Permettez-moi de suivre mes maximes, c'est le privilége de ma liberté. Cette religion que vous m'arrachez m'a soumis l'univers, elle a repoussé Annibal de devant mes murailles, elle a précipité les Gaulois du haut de mon capitole. N'ai-je donc si long-temps vécu que pour tomber dans le mépris? Laissez-moi du moins le temps d'examiner ce nouveau culte qu'on veut introduire; quoiqu'après tout, vouloir me corriger dans ma vieillesse, c'est s'y prendre bien tard; c'est me faire un affront sensible.» Il ajoutait que tous les cultes, toutes les religions tendent au même but, quoique par des voies différentes; qu'il fallait laisser aux hommes la liberté de choisir le chemin pour arriver à ce sanctuaire auguste, où la divinité s'enveloppe de sa propre lumière, et se dérobe à leurs yeux; il relevait le ministère des pontifes et des vestales, et montrait combien il était injuste de les priver de leur subsistance, de leur ravir les droits qui leur revenaient de la libéralité des testateurs; il insistait beaucoup sur la famine dont Rome avait été désolée aussitôt après l'édit de Gratien: c'était, à l'entendre, un effet manifeste de la vengeance des dieux, qui, voyant que les hommes refusaient la subsistance à leurs prêtres, la refusaient eux-mêmes aux hommes: c'était le sacrilége de Gratien qui avait séché les fruits de la terre jusque dans leurs racines; il excusait cependant ce prince, séduit par de mauvais conseils; et il finissait en exhortant Valentinien à réparer le mal que son frère n'avait fait que par la malice des impies, qui avaient fermé l'accès du trône aux députés du sénat, dépositaires de la vérité.

XXXIII.

Elle est approuvée par le conseil.

Ces conseillers pervers, ces impies dont parlait Symmaque, étaient les hommes les plus saints et les plus respectables de l'empire; le pape Damase et saint Ambroise. La délibération du sénat avait été tenue fort secrète: la requête arriva à Milan, et fut présentée à l'empereur dans son conseil, avant que personne fût informé de l'entreprise. Ceux qui composaient le conseil, surpris de ce coup imprévu, et craignant que la partie ne fût déja liée avec Maxime pour appuyer la cabale, opinèrent tous, chrétiens ainsi que païens, à consentir à la demande. L'empereur seul ne jugea pas à propos de conclure, et remit la décision au lendemain.

XXXIV.

Combattue par S. Ambroise.

Saint Ambroise fut averti sur-le-champ du danger dont le christianisme était menacé. Il dresse aussitôt une requête contraire pour fortifier la religion du prince: il lui représente ce qu'il doit à Dieu; qu'il ne peut, sans une sorte d'apostasie, rendre aux païens ce que Gratien leur a ôté; qu'ils ont mauvaise grace de se plaindre de la soustraction de leurs priviléges, eux qui n'ont pas épargné le sang des chrétiens; que l'empereur ne les force pas à rendre hommage au vrai Dieu: qu'ils doivent au moins lui laisser la même liberté, et ne le pas contraindre à honorer leurs folles divinités; que c'était sacrifier aux idoles, que d'opiner en leur faveur; que les chrétiens faisant la plus grande partie du sénat, c'était une sorte de persécution, que de les forcer de s'assembler dans un lieu où il leur faudrait respirer la fumée des sacrifices impies; qu'un petit nombre de païens abusaient du nom du sénat; que si cette entreprise incroyable n'eût pas été tramée en secret, tous les évêques de l'empire seraient accourus pour s'opposer au succès. Il priait Valentinien de consulter Théodose, dont il avait coutume de prendre les avis sur les affaires importantes: et quelle plus importante affaire que celle de la religion et de la foi! Il demandait communication de la requête pour y répondre en détail. «Si vous prenez le parti des infidèles, continuait-il, les évêques ne pourront fermer les yeux sur une prévarication si criminelle: vous pourrez venir à l'église, mais vous n'y trouverez point d'évêque, ou l'évêque n'y sera que pour vous en interdire l'entrée. Que lui répondrez-vous, quand il vous dira: L'Église refuse vos dons; nos autels ne peuvent les souffrir; Jésus-Christ les rejette avec horreur; vous les avez prostitués aux idoles; pourquoi cherchez-vous les prêtres du Dieu véritable, après avoir reçu entre vos bras les pontifes des démons? Que répondrez-vous encore à votre frère, qui vous dira au fond de votre cœur: Je ne me suis pas cru vaincu, parce que je vous laissais empereur; j'ai vu la mort sans regret, parce que je me flattais que vous maintiendriez ce que j'avais établi pour l'honneur du christianisme. Hélas! que pouvait faire de plus contre moi celui qui m'a ôté la vie? Vous avez détruit les trophées que j'avais élevés à notre religion sainte; vous avez cassé mes ordonnances, ce que n'a osé faire mon rebelle meurtrier. C'est maintenant que je reçois dans mes entrailles la blessure la plus cruelle. La meilleure partie de moi-même est dans le cœur de mon frère; et c'est-là qu'on me poursuit encore; c'est-là qu'on me porte encore des coups mortels.» Il lui représente ensuite son père qui s'excuse d'avoir souffert l'idolâtrie dans le sénat de Rome, sur ce qu'il ignorait ce désordre. En effet, Valentinien n'était jamais entré dans Rome, depuis qu'il était parvenu à l'empire. Saint Ambroise conclut enfin que l'empereur ne peut souscrire à la requête de Symmaque, sans offenser à la fois tout ce qu'il doit respecter, son frère, son père et Dieu même.

XXXV.

Rejetée par Valentinien.

Le jeune Valentinien avait le cœur droit, et ne manquait pas de prendre le bon parti, lorsqu'il n'en était pas détourné par les artifices de Justine. La lettre de saint Ambroise trouva dans son ame des dispositions favorables; elle acheva de le déterminer. Il la fit lire dans le conseil; il reprocha aux chrétiens leur perfide faiblesse, et s'adressant ensuite aux païens: Comment osez-vous penser, leur dit-il, que je sois assez impie pour vous rendre ce que vous a enlevé la piété de mon frère? Que Rome demande de moi telle autre faveur qu'elle voudra: je la chéris comme ma mère; mais je dois plutôt obéir à Dieu. Il prononça ces paroles d'un ton aussi ferme que les aurait prononcées Théodose. Personne n'osa répliquer; et les comtes Bauton et Rumoridus, généraux des armées d'Occident, quoique nourris dans le paganisme, furent eux-mêmes d'avis de rejeter la requête[602]. On disait à cette occasion, que la Victoire était une ingrate qui, par un de ses caprices ordinaires avait abandonné son défenseur, pour favoriser son ennemi. L'affaire était terminée; cependant saint Ambroise crut que pour honorer la vérité, il devait réfuter les raisons que le préfet avait si pompeusement étalées en faveur de l'idolâtrie. Il s'en acquitta par un ouvrage que nous admirons encore; il y foudroie les sophismes de Symmaque avec cette supériorité que donne la vérité, quand elle est soutenue par la beauté du génie et la force de l'éloquence.

[602] S. Ambroise l'assure dans sa lettre au tyran Eugène, tom. 2, ep. 57, pag. 1010.—S.-M.

XXXVI.

Vestale punie.

Symm. l. 9, ep. 128 et 129.

[Ambr. t. 2, ep. 18, p. 836.]

La religion païenne fut bientôt après déshonorée par un scandale qui couvrit Symmaque de confusion. Saint Ambroise avait opposé au petit nombre de vestales, ce peuple nombreux de vierges chrétiennes, qui renonçaient pour toujours à tous les honneurs et à tous les plaisirs du siècle; il avait observé que les païens avaient bien de la peine à trouver parmi eux sept filles, en qui les plus flatteuses distinctions, la vie la plus commode et la plus fastueuse, l'espérance d'être libres après un certain nombre d'années, la terreur du plus affreux supplice, pussent conserver pendant quelque temps une virginité forcée. L'événement justifia deux ou trois ans après cette réflexion de saint Ambroise. Une vestale fut convaincue d'inceste[603]. Symmaque, revêtu du souverain pontificat, depuis que Gratien l'avait refusé, poursuivit devant le préfet de Rome, son successeur, la punition de la vestale coupable. Elle fut enterrée vive, selon les lois anciennes, et son corrupteur fut puni de mort.

[603] Cette vestale se nommait Primigenia.—S.-M.

XXXVII.

Symmaque accusé de maltraiter les chrétiens, s'en justifie.

Symm. l. 10, ep. 34 et 41.

Aug. conf. l. 5, c. 13, t. 1, p. 117, et contra Petil. l. 3, c. 25, t. 9, p. 311.

Cassiod. Var. l. 3, ep. 31.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 3, c. 22.

Till. vie de S. Damase, art. 14.

La guerre que Symmaque avait déclarée à la religion chrétienne, rendit quelques chrétiens injustes à son égard. Les murs de Rome étaient d'une construction solide et très-magnifique; les pierres remarquables par leur étendue, étaient liées ensemble avec l'airain et le plomb: les citoyens avides venaient pendant la nuit enlever ces métaux, et dégradaient leurs propres murailles. Valentinien chargea le préfet d'en informer. On accusa Symmaque d'avoir saisi cette occasion pour se venger du peu de succès de sa requête; d'avoir fait enlever des chrétiens du sanctuaire des églises, pour leur faire éprouver les tourments de la question; d'avoir mis en prison des évêques mêmes qu'il envoyait prendre dans les provinces. L'empereur, dans un premier mouvement d'indignation, rendit contre le préfet un édit sévère, lui ordonnant d'élargir tous les prisonniers, et de cesser ses poursuites injustes. Symmaque se justifia en défiant les accusateurs de prouver leur calomnie, en prenant à témoin toute la ville de Rome; et, ce qui n'admettait point de réplique, en s'appuyant du témoignage même du pape Damase, qui reconnut par écrit qu'aucun chrétien n'était fondé à se plaindre du préfet. Je ne dois pas oublier ici une circonstance qui fait honneur au christianisme, à l'occasion de l'ordre que Valentinien avait donné à Symmaque de mettre les prisonniers en liberté: J'ignore, répondit-il, quels sont ceux que votre majesté veut que je délivre; nous avons ici dans les prisons plusieurs criminels; j'en ai pris connaissance; il n'y a pas un chrétien. Peu de temps après, les habitants de Milan ayant prié Symmaque de leur envoyer un professeur d'éloquence, que la ville devait entretenir, saint Augustin, qui n'était pas encore revenu des erreurs de sa jeunesse, poursuivit cet emploi. La vanité l'avait conduit d'Afrique à Rome pour y enseigner la rhétorique; mais il n'était pas content des désordres qui régnaient dans les écoles. Symmaque, à la recommandation de quelques Manichéens, se détermina en sa faveur, après avoir éprouvé sa capacité par un discours public, dont il fut très-satisfait.

XXXVIII.

Sirice succède à Damase.

Prosp. Chr.

Idat. chron.

Marcel. chr.

Pagi ad Baron.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 4. c. 1.

Till. vie de S. Damase., not. 12. et vie de Sirice, art. 1 et 2.

Le pape Damase mourut le 10 ou le 11 décembre de cette année, ayant gouverné avec sagesse pendant dix-huit ans et environ deux mois. Onze jours après, Sirice fut élu en sa place. Ursinus renouvela en vain ses prétentions sur le siége de Rome; il fut rejeté par le peuple, et Valentinien soutint l'élection de Sirice par un rescrit du 23 février de l'année suivante. Le premier soin du nouveau pape fut de sonder les dispositions de Maxime. Les intelligences qu'on le soupçonnait d'entretenir avec les païens d'Italie, donnaient à l'église de justes alarmes. Sirice lui écrivit donc pour l'exhorter à demeurer fidèle à la religion qu'il avait jusqu'alors professée. Maxime, dans sa réponse, lui proteste d'un attachement inviolable à la doctrine catholique; il la maintint en effet; mais en tyran et avec une cruauté qui arracha des larmes à l'église même dont il prenait la défense.

XXXIX.

Commencement du priscillianisme.

Sulp. Sev. hist. l. 2. c. 61 et 62.

Prosp. Chr.

Hier. in Isai. c. 64, t. 4. p. 761.

Isid. de viris illustr.

Baron. an. 381.

Pagi ad Baron.

Till. hist. des Priscill. art. 1.

Les Priscillianistes furent l'objet de son zèle sanguinaire. Quoique cette hérésie n'ait pas été une de ces sectes dominantes qui ont agité l'empire et causé de grandes révolutions dans l'ordre civil, elle mérite cependant une place distinguée dans cette histoire: c'est la première contre laquelle le bras séculier se soit armé du glaive; et l'église témoigna pour lors, par un cri général, combien elle est éloignée de cet esprit de persécution, qui va le fer à la main chercher l'hérésie jusque dans le sein de l'hérétique. La source du mal vint de l'Egypte[604]. Marc de Memphis ayant formé un composé monstrueux de diverses erreurs[605], jointes aux pratiques les plus obscènes des païens, des Gnostiques, et des Manichéens, fut chassé par les évêques[606]. Il passa d'abord dans la Gaule, aux environs du Rhône, et de là en Espagne, où il séduisit une femme noble nommée Agape[607], et le rhéteur Helpidius. Priscillien, né en Galice, embrassa ses dogmes impies, et devint aussitôt le chef de la secte. Il était noble, riche, spirituel, éloquent, d'une grande lecture, et subtil dialecticien. A ces qualités[608] si propres à séduire, il joignait des apparences de vertu encore plus dangereuses, l'austérité des mœurs, l'humilité extérieure, le détachement des richesses, l'habitude des veilles, des jeûnes, des travaux. Mais il était vain, inquiet, enflé de son savoir; et, sous un visage mortifié, il cachait les plus honteux désordres. Il s'était dès sa jeunesse entêté des chimères de la magie. Flatteur et persuasif, il eut bientôt gagné un grand nombre d'Espagnols de toute condition, et surtout des femmes, légères, curieuses, avides de nouveautés. Cette contagion s'étendit en peu de temps presque dans toute l'Espagne; elle infecta même plusieurs évêques, entre autres Instantius et Salvianus, qui se lièrent par serment avec Priscillien.

[604] Origo istius mali oriens ab Ægyptiis. Sulp. Sev. l. 2, c. 61.—S.-M.

[605] Sulpice Sévère l'appelle, l. 3, c. 61, l'infame hérésie des Gnostiques, infamis illa Gnosticorum hæresis, une détestable superstition, superstitio exitiabilis.—S.-M.

[606] Idatius Hispaniarum episcopus, cognomento et eloquio clarus, scripsit quemdam librum sub apologetici specie: in quo detestanda Priscilliani dogmata, et maleficiorum ejus artes, libidinumque ejus probra demonstrat; ostendens Marcum quendam Memphiticum, magicæ artis scientissimum, discipulum fuisse Manis et Priscilliani magistrum. Isid. de Vir. illustr.—S.-M.

[607] Agape quædam non ignobilis mulier. Sulpic. Sev. lib. 2, cap. 61.—S.-M.

[608] Felix profecto, si non pravo studio corrupisset optimum ingenium; prorsus multa in eo animi et corporis bona cerneres. Sulp. Sev. l. 2, c. 61.—S.-M.

XL.

Concile de Sarragosse.

Sulp. Sev. l. 2, c. 62.

Baron. an. 381.

Till. Priscill. art. 5, not. 4.

Hygin, évêque de Cordoue et successeur du célèbre Osius, s'étant aperçu du progrès de l'erreur, en donna avis à Idatius, évêque de Mérida [Emerita]. Celui-ci, trop vif et trop ardent, ne fit qu'aigrir le mal, en poursuivant à outrance la nouvelle hérésie. Après de longs débats, on assembla un concile à Sarragosse [Cæsar-Augusta], où furent invités les évêques d'Aquitaine[609]. Les hérétiques n'osèrent s'y présenter. Ils furent condamnés par contumace, et on défendit sous peine d'anathème de communiquer avec eux. Ithacius, évêque d'Ossonoba[610], aujourd'hui Faro[611] dans les Algarves, fut chargé de notifier à toute l'église d'Occident le décret du concile, et d'excommunier Hygin, qui ayant été le premier à dénoncer les sectaires, s'était lui-même laissé surprendre par leurs artifices.

[609] Il nous reste les Actes d'une des séances de ce concile; ils sont datés du 4 octobre de l'an 380, par conséquent sous le règne de Gratien et de Théodose.—S.-M.

[610] Il est appelé dans Sulpice Sévère, l. 2, c. 62, Episcopus Sossubiensis, évêque de Sossuba; cette ville est inconnue, c'est par conjecture que l'on a substitué le nom d'Ossonoba dans ce passage.—S.-M.

[611] Selon d'autres, l'antique Ossonoba répond à Silvas dans les Algarves; c'est un point de géographie qui n'est pas encore éclairci.—S.-M.

XLI.

Rescrit de Gratien contre les Priscillianistes.

Sulp. Sev. l. 2, c. 63.

Idat. chron.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 3, c. 13.

Till. Priscill. art. 6.

Instantius et Salvianus, condamnés par le concile, n'en devinrent que plus opiniâtres. Pour fortifier leur parti, ils honorèrent du titre d'évêque Priscillien, auteur de tous ces maux, qui n'était encore que laïc, et le placèrent sur le siége d'Avila [Abila]. De l'autre côté, Idatius et Ithacius, encore plus emportés, implorèrent le secours de la puissance séculière, et après beaucoup de poursuites, dans lesquelles la passion déshonorait le caractère épiscopal, ils obtinrent de Gratien un rescrit qui bannissait les sectateurs de Priscillien, non-seulement de l'Espagne, mais même de tout l'empire. Les hérétiques, frappés de ce coup de foudre, prirent le parti de se cacher, et se dispersèrent en diverses provinces.

XLII.

Priscillien obtient un décret contraire.

Sulp. Sev. l. 2, c. 63.

Auson. in profess. 5.

Idat. chron.

Hermant, vie de S. Amb. l. 3, c. 14.

Till. Priscill. art. 6 et 7.

Mais Instantius, Salvianus et Priscillien prirent le chemin de Rome, se flattant de tromper le pape Damase. En traversant l'Aquitaine, ils y semèrent leurs erreurs, surtout dans la ville d'Eause [Elusa], alors métropole de la troisième Aquitaine. Saint Delphin évêque de Bordeaux, leur ferma l'entrée de sa ville; mais ils séjournèrent quelque temps dans le voisinage, sur les terres d'Euchrocia, veuve d'Atticus Tyro Delphidius, qui avait professé l'éloquence à Bordeaux avec réputation. Cette femme, fortement entêtée de la nouvelle doctrine, se mit à la suite de ces fanatiques avec sa fille Procula, qui s'abandonna si aveuglément à Priscillien, qu'elle devint enceinte, et se procura l'avortement pour sauver l'honneur de l'un et de l'autre. Ce nouveau crime fut inutile, et n'étouffa pas le bruit de leur infame commerce. Arrivés à Rome, ils ne purent obtenir audience de Damase. Ils allèrent à Milan, où saint Ambroise ne les rejeta pas avec moins d'horreur. Ils s'adressèrent à la cour, où ils espéraient que l'argent et l'intrigue leur procureraient plus de faveur. Ils ne se trompaient pas. Macédonius, maître des offices, gagné par leurs présents, obtint de Gratien un nouveau rescrit qui révoquait le précédent, et les rétablissait dans leurs églises. En vertu de cet ordre, Instantius et Priscillien retournèrent en Espagne; car Salvianus était mort à Rome. Ils rentrèrent sans obstacle en possession de leurs siéges. Ithacius ne manquait pas de courage pour s'y opposer; mais les hérétiques avaient mis dans leurs intérêts le proconsul Volventius: il leur était d'autant plus facile d'en imposer, qu'ils avaient pour maxime de ne pas épargner le parjure pour ne pas trahir le secret de leur secte; ils accusèrent même Ithacius comme perturbateur de la paix des églises, et obtinrent une sentence pour le faire arrêter. Ce prélat effrayé d'une si violente procédure, s'enfuit en Gaule et s'adressa au préfet Grégoire. Celui-ci, bien instruit des faits, se fit amener les auteurs du trouble; et pour fermer aux hérétiques toute voie de séduction, il informa l'empereur de la vérité. Mais tout était vénal à la cour. Les Priscillianistes achetèrent de nouveau la protection du maître des offices, qui persuada à Gratien de retirer cette affaire des mains du préfet, et d'en charger le vicaire d'Espagne; car on venait de supprimer la dignité de proconsul de cette province. Macédonius dépêcha en même temps des officiers, pour conduire en Espagne Ithacius qui s'était réfugié à Trèves. Le prélat se déroba à leur recherche, et se tint caché jusqu'à l'arrivée de Maxime, qui ayant déja pris le titre d'empereur dans la Grande-Bretagne, se disposait à passer en Gaule.

XLIII.

Concile de Bordeaux.

Sulp. Sev. l. 2, c. 64.

Prosp. chr.

Idat. chron.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 3, c. 15.

Till. vie de S. Mart. art. 9.

Ithacius attendit l'événement de la guerre civile. Après la mort de Gratien, lorsque Maxime eut choisi la ville de Trèves pour sa résidence, l'évêque vint faire sa cour au tyran, et lui présenta une requête dans laquelle il faisait une affreuse peinture des crimes de Priscillien et de sa secte. Maxime, qui affectait un grand zèle pour la foi et la discipline de l'église, manda aussitôt au préfet des Gaules et au vicaire d'Espagne, de faire transférer tous ces hérétiques à Bordeaux [Burdigala], où se devait assembler un concile. L'ordre fut exécuté. Instantius tenta en vain de se justifier devant le concile: il fut déclaré déchu de l'épiscopat. Priscillien, pour éviter la même condamnation, refusa de répondre, et en appela à l'empereur. Le concile eut égard à son appel; il s'abstint de prononcer contre lui, et toute l'église blâma ces évêques d'avoir renvoyé à la puissance séculière une cause ecclésiastique. On conduisit donc à la cour de Maxime, et le chef et les sectateurs. Idatius et Ithacius les y suivirent pour les accuser, et montrèrent, par un acharnement qui n'avait rien d'apostolique, que la passion les animait plutôt que le zèle de la vérité. Ithacius, le plus violent des deux, était un homme de peu de jugement, hardi, hautain, grand parleur, aimant la dépense et la bonne chère. Il voyait partout le Priscillianisme; la science, la régularité des mœurs, l'extérieur mortifié n'osaient paraître à ses yeux sans être soupçonnés d'hérésie.

XLIV.

S. Martin s'efforce de sauver la vie aux hérétiques.

Sulp. Sev. l. 2, c. 65.

Till. Priscill. art. 9, et vie de S. Martin, art. 9.

Une sainteté reconnue ne suffisait pas pour lui imposer silence. Saint Martin qui était pour lors à Trèves, ne cessait de l'exhorter à renoncer au personnage d'accusateur, si contraire à la douceur épiscopale. Ithacius lui reprocha d'être lui-même un Priscillianiste déguisé. Le saint prélat ne pouvant rien sur cet esprit opiniâtre, prit le parti de s'adresser à Maxime; il le supplia de ne pas verser le sang de ces malheureux: Qu'ils étaient assez punis par la sentence épiscopale qui les jugeait hérétiques, et les chassait de leurs églises; qu'il était inouï qu'un juge séculier prononçât dans une cause de foi. L'autorité d'un évêque si respectable arrêta Maxime tant que saint Martin fut à Trèves; et lorsque le prélat sortit de la ville, il se fit promettre par le tyran qu'on épargnerait le sang des accusés.

An 385.

XLV.

Punition de Priscillien et de ses sectateurs.

Sulp. Sev. l. 2, c. 65.

Pacat. paneg. § 29.

Prosp. chr.

Idat. chron.

Till. Priscill. art. 9.

A peine saint Martin fut-il éloigné, que les sollicitations cruelles d'Ithacius et de ses partisans firent oublier à Maxime la parole qu'il avait donnée. Il chargea de l'information le préfet Evodius, magistrat intègre, mais sévère. La cause fut examinée en deux audiences. Priscillien convaincu, n'osa désavouer ses infamies; il fut déclaré coupable et mis en prison, jusqu'à ce que le prince eût été consulté. Maxime ordonna de trancher la tête à Priscillien et à ses complices. Ithacius était l'ame de toute cette procédure; il avait assisté à la question. Mais après avoir conduit ces misérables jusqu'aux portes de la mort, il s'arrêta par une vaine politique; et comme s'il eût encore été temps d'éviter la haine publique, il refusa de se trouver au jugement définitif. L'avocat du fisc prit à sa place le rôle d'accusateur. Priscillien eut la tête coupée avec la veuve Euchrocia[612], et cinq de ses sectateurs[613]. Instantius et un autre complice qui n'est pas nommé[614], furent dépouillés de leurs biens, et relégués pour toujours dans les îles Sylines, nommées maintenant Sorlingues, à la pointe occidentale de l'Angleterre[615]. Quelques autres[616] en furent quittes pour un exil de quelque temps, parce qu'ils n'avaient pas attendu la question pour avouer leurs crimes et révéler leurs complices. Une femme nommée Urbica, connue pour être attachée à la doctrine de Priscillien, fut assommée à coups de pierres par la populace dans la ville de Bordeaux.

[612] En parlant du supplice d'Euchrocia, qu'il regarde, ainsi que les autres Priscillianistes, comme des victimes de Maxime, Pacatus dit, c. 29: De virorum mortibus loquor, cum descensum recorder ad sanguinem fœminarum, et in sexum cui bella parcunt, non parce sævitum? Sed nimirum graves suberant, invidiosæque causæ ut unco ad pœnam clari vatis matrona raperetur. Objiciebatur enim, atque etiam exprobrabatur mulieri viduæ nimia religio, et diligentius culta divinitas.—S.-M.

[613] Ils se nommaient Félicissimus, Arménius, Latronianus, Asarinus et le diacre Aurélius. Ces deux derniers furent exécutés quelque temps après Priscillien.—S.-M.

[614] Sulpice Sévère l'appelle Tibérianus. Il était né, selon S. Jérôme (de Vir. illust. c. 122) dans l'Espagne Bétique.—S.-M.

[615] Instantius, in Sylinam insulam, quæ ultra Britanniam sita est, deportatus. Sulp. Sev. lib. 2, cap. 65. L'île Sylina, faisait partie du groupe appelé plus anciennement les îles des Silures, Silurum insulæ. On les nomme actuellement Scilly; elles se trouvent à l'extrémité du pays de Cornouailles, dont elles sont séparées par un détroit orageux, turbidum fretum, dit Solin, c. 22. Elles sont célèbres par des mines d'étain, qui leur firent donner dans l'antiquité le nom de Cassitérides.—S.-M.

[616] Tertullus, Potamius et Johannes.—S.-M.

XLVI.

Lettre de Maxime au pape Sirice.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 3, c. 15.

[Till. Priscill. art. 10.]

Maxime n'oublia pas de tirer avantage de cette exécution cruelle et irrégulière, comme d'une action héroïque en faveur de la religion. Il envoya au pape Sirice un copie des pièces avec cette lettre: Nous vous protestons que nous ne désirons rien avec plus d'ardeur, que de conserver la foi catholique dans sa pureté, de bannir de l'église toutes les divisions, et de voir tous les évêques servir Dieu dans une parfaite union de cœur et d'esprit. Après un discours assez obscur, qui paraît avoir rapport au schisme d'Ursinus, qu'il se vante d'avoir étouffé, il ajoute: Pour ce qui concerne les horreurs des Manichéens, qui sont depuis peu parvenues à notre connaissance, et qui ont été vérifiées en jugement, non par des conjectures, mais par l'aveu des coupables, j'aime mieux que votre sainteté en soit instruite par les actes que je lui envoie, que par notre bouche, ne pouvant énoncer sans rougir, des crimes honteux tout à la fois à commettre et à rapporter.

XLVII.

Toute l'église blâme le supplice des Priscillianistes.

Sulp. Sev. dial. 3, art. 15.

Pacat. paneg. § 29.

Prosp. chr.

Isid. de viris illustr. c. 2.

Pagi ad Baron.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 3, c. 15.

Till. Priscill. art. 10, 11, 12 et 13.

Cette lettre ne fit pas sur le pape l'impression que Maxime avait espérée. Sirice blâma la rigueur employée contre les Priscillianistes, et les plus saints prélats de l'Occident furent du même avis. Jamais hérétiques n'avaient été plus dignes de punition; ils renouvelaient toutes les abominations de ces sectes hypocrites et voluptueuses qui avaient enveloppé sous de ténébreux mystères la débauche la plus effrénée; mais l'église, en poursuivant l'hérésie, avait toujours épargné la personne des hérétiques; elle ne connaissait d'autres armes que ses anathèmes, et cette mère tendre, priant sans cesse pour ses enfants égarés, demandait à Dieu, non pas leur mort, mais leur conversion. L'acharnement de ces évêques les déshonora aux yeux de toute l'église. Quoiqu'ils eussent été déclarés innocents dans un synode tenu à Trèves par leurs partisans, le concile de Milan en 390, et celui de Turin en 401, les condamnèrent. Idatius, qui était le moins coupable, se démit volontairement de l'épiscopat, et perdit ensuite le mérite de cette action par les efforts qu'il fit pour y rentrer. Ithacius fut excommunié, et mourut en exil.

XLVIII.

S. Martin se sépare de communion d'avec les Ithaciens.

Sulp. Sev. dial. 3, art. 15.

S. Ambr. ep. 24, t. 2, p. 891.

Till. vie de S. Martin. art. 9, 10.

Mais personne ne témoigna contre ce prélat sanguinaire, plus d'indignation que saint Martin. Dans le temps même que le synode de Trèves était assemblé, ce saint évêque vint à la cour pour intercéder en faveur de Narsès et de Leucadius[617]. Ces deux comtes allaient périr, parce qu'ils avaient été fidèles à Gratien. Les amis d'Ithacius venaient d'engager Maxime à envoyer des tribuns en Espagne, pour juger souverainement les Priscillianistes, et leur ôter les biens et la vie. C'était mettre en péril les plus innocents; car on confondait alors avec ces hérétiques tous ceux dont l'extérieur portait des marques de mortification. Dès que ces prélats apprirent que saint Martin approchait de Trèves, persuadés qu'il s'opposerait à l'exécution de ces ordres violens, ils lui firent interdire l'entrée de la ville au nom de l'empereur, s'il ne consentait à s'accorder avec eux. Saint Martin ayant répondu d'une manière qui ne l'engageait pas, entra dans Trèves, alla au palais, demanda la grace des deux comtes et la révocation des commissaires nommés pour l'Espagne. Maxime différa de lui répondre sur ces deux points, et saint Martin rompit toute communication avec Ithacius et ses partisans, qu'il traitait de meurtriers. Ceux-ci s'en plaignirent amèrement à Maxime: Nous sommes, lui dirent-ils, perdus sans ressource, si vous ne forcez l'évêque de Tours à communiquer avec nous; son exemple va former contre nous un préjugé universel. Martin n'est plus seulement le fauteur des hérétiques; il s'en déclare le vengeur: lui laisser ce pouvoir, c'est ressusciter Priscillien. Ils le suppliaient avec larmes de faire encore usage de sa puissance pour abattre un séditieux. Il ne tint pas à ces hommes injustes et inhumains, que Martin ne fût confondu avec les sectaires; mais le tyran respectait sa vertu. Il le manda: il lui parla avec douceur; il tâcha de lui faire approuver le traitement fait aux hérétiques; et le voyant inflexible, il entra dans une furieuse colère, quitta brusquement l'évêque, et donna ordre de mettre à mort Narsès et Leucadius. A cette nouvelle, Martin retourna promptement au palais; il promit de communiquer avec les autres évêques, si l'empereur pardonnait aux deux comtes, et s'il révoquait l'ordre donné aux deux tribuns. Maxime accorda tout. Martin rentra le lendemain en communion avec les Ithaciens; mais il partit le jour d'après, pénétré d'un vif repentir de s'être laissé entraîner à cette condescendance, qu'il se reprocha toute sa vie. Saint Ambroise témoigna deux ans après plus de fermeté. Il aima mieux sortir de la cour de Maxime, où il était retenu par un intérêt important, que de communiquer avec les évêques qui avaient fait périr Priscillien.

[617] Voyez ci-devant, p. 245, n. 1, liv. XXII, § 5.—S.-M.

XLIX.

Le supplice des Priscillianistes étend leur hérésie.

Sulp. Sev. l. 2, c. 66.

Idat. chron.

Cod. Th. l. 16, tit. 5, leg. 40, 43, 48, 59, 65.

Till. Priscill. art. 18.

La mort de cet hérétique montra dès lors quel effet devaient produire dans toute la suite des temps ces procédés inhumains. Loin d'éteindre l'hérésie, elle la répandit et l'accrédita. La Galice surtout en fut pour long-temps infectée. Ceux qui avaient écouté Priscillien comme un prophète, le révérèrent comme un martyr[618]. Son corps et ceux de ses adhérents mis à mort avec lui furent transportés en Espagne; on les honora de magnifiques funérailles. On jurait par le nom de Priscillien[619]. Le fanatisme devint plus vif et la discorde plus opiniâtre. Ses sectateurs furent condamnés l'an 400 par le concile de Tolède. Malgré tous ces anathèmes, malgré les lois accablantes d'Honorius et de Théodose le jeune, cette pernicieuse doctrine se soutint jusqu'au milieu du sixième siècle.

[618] Qui eum prius ut sanctum honoraverant, postea ut martyrem colere cœperunt. Sulp. Sev. l. 2, c. 66.—S.-M.

[619] Quin et jurare per Priscillianum, summa religio putabatur. Sulp. Sev. l. 2, c. 66.—S.-M.

L.

Consuls.

Idat. fast.

Pacat. paneg. § 29.

Aug. conf. l. 6, c. 6, t. 1, p. 123, et adv. Petil. l. 3, c. 15, t. 9, p. 311.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 4, c. 2.

Théodose, dont les sentiments s'accordèrent toujours avec la plus saine partie de l'Église, n'approuva pas l'emportement des Ithaciens. C'est ce qu'on peut conclure des titres odieux dont les charge Pacatus, orateur païen, dans un discours qu'il prononça quatre ans après en présence de Théodose. Ce prince avait donné le consulat à son fils Arcadius; et Valentinien lui avait nommé Bauton pour collègue. Saint Augustin, qui professait alors la rhétorique à Milan, composa, selon l'usage, le panégyrique de Bauton et de Valentinien. Il avoue dans ses Confessions, qu'il devait y débiter un bon nombre de mensonges, auxquels, dit-il, n'auraient pas laissé d'applaudir ceux mêmes qui en connaissaient la fausseté. De la manière dont il s'exprime, il semble qu'il ne l'ait pas prononcé.

LI.

Justine favorise les Ariens.

Ambr. ep. 20, t. 2, p. 852-859.

Serm. contr. Auxent. p. 863-874.

Aug. contra Julian. l. 6, c. 14, t. 10, p. 683.

Ruf. l. 12, c. 15.

Socr. l. 5, c. 11.

Soz. l. 7, c. 13.

Theod. l. 5, c. 13.

Mabill. Itin. Italic. p. 17.

Baronius.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 4, c. 34 et suiv.

Till. vie de S. Ambr. art. 38-42.

Tandis que Maxime défendait en apparence la foi catholique, Justine l'attaquait véritablement, et abusait de l'autorité de son fils pour relever le parti des Ariens. La fermeté de Valentinien son mari l'avait obligé de se contraindre tant qu'il avait vécu: elle n'avait pas trouvé Gratien plus disposé à seconder ses intentions. Mais après la mort de ce prince, lorsqu'elle crut la puissance de son fils affermie par le traité conclu avec Maxime, elle leva le masque, et se déclara hautement protectrice de l'Arianisme. Sa vivacité naturelle était encore animée par les dames de la cour qui, depuis la séduction d'Arius, s'étaient transmis comme de main en main le poison de cet hérésiarque. Elle n'eut pas de peine à se faire obéir du jeune Valentinien, esprit doux, facile, soumis sans réserve aux volontés de sa mère. Il était bien d'une autre difficulté de subjuguer Ambroise. Elle n'avait à lui opposer qu'un adversaire fort inégal dans la personne d'Auxentius, que les Ariens avaient choisi pour être leur évêque. Il était Scythe de nation, et se nommait Mercurinus. Mais ayant été contraint de quitter son pays à cause de ses crimes, il avait changé de nom, et pris celui de l'évêque Arien, auquel Ambroise avait succédé. Ce faux prélat, sans talents, comme sans mœurs, faisait peu de prosélytes: il ne comptait entre les siens aucun des habitants de la ville. Tout son troupeau se réduisait à un petit nombre d'officiers de la cour, et à quelques Goths. Il n'avait d'autre église que l'appartement ou le chariot de Justine[620], qu'il accompagnait dans ses voyages[621].

[620] L'impératrice en usait sans doute ainsi à l'imitation des Goths, dont les habitudes nomades ne permettaient pas qu'ils eussent d'autre église qu'une tente qui les suivait dans tous leurs déplacemens. Les Goths attachés au service impérial, avaient à ce qu'il paraît conservé cet usage.—S.-M.

[621] Prodire de Arianis nullus audebat; quia nec quisquam de civibus erat, pauci de familia regia, nonnulli etiam Gothi. Quibus ut olim plaustra sedes erat, ita nunc plaustrum Ecclesia est. Quocumque femina ista processerit, secum suos omnes cœtus vehit. Ambr., ep. 14, t. 2, pag. 855.—S.-M.

LII.

Elle tente de leur donner une église à Milan.

Cette princesse voulut l'établir dans une des églises de Milan. Elle choisit la basilique Porcienne, qui était dans ce temps-là hors des murs: c'est aujourd'hui l'église St.-Victor. Elle prévoyait une vive résistance de la part d'Ambroise; mais elle était résolue de mettre en œuvre en cette occasion toute la force du pouvoir impérial. Ne pouvant pardonner à l'évêque d'avoir malgré elle placé un catholique sur le siége de Sirmium, elle avait oublié l'important service qu'il avait rendu à son fils, en s'exposant lui-même pour arrêter les progrès du tyran, et ne cherchait qu'une occasion de le perdre. Valentinien fait venir Ambroise au palais; et suivant la leçon dictée par sa mère, il emploie d'abord la douceur pour l'engager à céder la basilique. Sur le refus du prélat, à quoi on s'était bien attendu, il prend le ton de maître; il commande, il menace. Ambroise est inébranlable: il rappelle au jeune prince la piété de son père; il l'exhorte à conserver cette précieuse portion de son héritage; il lui expose la croyance catholique; il lui en montre la conformité avec celle des Apôtres, et l'opposition de celle des Ariens. Cependant le peuple accourt en foule au palais; il demande à grands cris qu'on lui rende son évêque. On envoye un comte avec des soldats pour dissiper cette multitude: sans s'effrayer ni se mettre en défense, elle se présente aux soldats et s'offre à mourir pour sa foi. La cour intimidée de cette fermeté, prend le parti de céder pour le moment; elle prie saint Ambroise d'apaiser le peuple, et le renvoie avec parole de ne rien entreprendre sur la basilique.

LIII.

Entreprises contre S. Ambroise.

Cette promesse n'était qu'une feinte de Justine: elle accusait saint Ambroise d'être l'auteur de l'émeute; elle tâchait même de soulever le peuple contre lui, et prodiguait dans cette vue les caresses et les présents. Elle offrait des dignités à quiconque serait assez hardi pour le tirer de l'église où il se tenait renfermé, et le conduire en exil. Un officier nommé Euthymius se chargea de l'enlever; il alla se loger près de l'église, et tint un chariot préparé. Son projet fut découvert; le peuple prit l'alarme; et le courtisan craignant pour lui-même, se retira au palais. L'année suivante à pareil jour, Euthymius, ayant encouru la disgrace du prince, fut arrêté et conduit en exil sur le même chariot. Ambroise le fit alors repentir de son mauvais dessein, par la vengeance la plus digne d'une ame généreuse, et la seule que permette le christianisme: il le consola, il s'empressa de lui fournir de l'argent et tout ce qui lui était nécessaire pour adoucir sa disgrace. Auxentius de son côté servait le parti arien de tout ce qu'il avait de talents; il prêchait tous les jours et ne persuadait personne.

LIV.

Nouveaux efforts de Justine.

Justine n'était pas de caractère à se contenter d'une première tentative. Comme si elle eût voulu punir Ambroise de sa résistance, elle lui envoya demander de la part de l'empereur une autre basilique, nommée la Neuve, plus grande que la première et renfermée dans l'enceinte de la ville. Ambroise répondit, qu'il n'était permis ni à l'évêque de donner une église, ni à l'empereur de la recevoir: Vous n'avez pas droit, ajouta-t-il, d'ôter à un particulier sa maison; et de quel droit l'ôteriez-vous à Dieu? Les courtisans dans leur langage servile répondirent que tout était permis à l'empereur, que tout lui appartenait: Mais, dit Ambroise, Dieu est le souverain du prince; il a ses droits dont le prince n'est pas le maître. Néotérius, préfet du prétoire, vient le lendemain à l'église, où le peuple était assemblé avec son évêque; il conseille de livrer au moins la basilique Porcienne; qu'il fera en sorte que l'empereur veuille bien s'en contenter. La proposition est rejetée avec de grands cris, et le préfet obligé de se retirer. Le jour suivant, sixième d'avril (c'était le dimanche des Rameaux), les Ariens s'emparent de la basilique Porcienne: le peuple se soulève; il les chasse, il se saisit d'un de leurs prêtres nommé Castulus, et l'allait mettre en pièces, si saint Ambroise, qui célébrait alors le saint sacrifice, en étant promptement averti, n'eût envoyé aussitôt des prêtres et des diacres pour le tirer de leurs mains. La cour fit arrêter et charger de chaînes un grand nombre d'habitants. Ces violences allaient allumer une sédition: le saint évêque vint cependant à bout de la prévenir; mais il persista à ne point céder la basilique; et la nuit étant survenue, mit fin aux contestations.

LV.

Résistance de S. Ambroise.

L'orage paraissait apaisé. Deux jours se passèrent sans nouvelle entreprise. Mais saint Ambroise connaissait Justine; il attendait constamment dans sa maison les effets de la vengeance de cette princesse; lorsque le mercredi saint, les soldats prirent possession de la basilique neuve. Ils obéissaient aux ordres du prince, mais à regret; ils étaient catholiques, et tandis que leurs armes menaçaient leur évêque, leurs vœux le favorisaient. Ils firent dire à l'empereur, que s'il voulait venir à l'assemblée des catholiques, ils étaient prêts de l'accompagner; qu'autrement, ils allaient se joindre au peuple pour assister au service divin que l'évêque célébrait dans l'ancienne basilique. Les courtisans commençant à trembler pour eux-mêmes, changeaient de langage; ils tâchaient d'adoucir Justine. Les Ariens n'osaient se montrer. Ambroise fait signifier aux soldats qui entourent la basilique neuve, qu'il les sépare de sa communion. Aussitôt la plupart abandonnent leur poste et se rendent à l'église où était saint Ambroise. Leur arrivée apporte l'alarme; mais ils rassurent les fidèles en déclarant qu'ils ne viennent que pour prier avec eux. La cour avait tout à craindre, si le peuple eût eu un chef moins respecté, ou capable d'interpréter au gré de la passion, les maximes de l'évangile. Ambroise, maître de lui-même et des autres, les arrêtait sur les justes bornes qui séparent la résistance chrétienne d'avec la rébellion, bornes si étroites et si difficiles à ne pas franchir. Comme si l'empereur eût été présent, on criait de toutes parts: Prince, nous n'employons envers vous que les prières; nous n'avons pas la témérité de combattre contre vous; mais aussi nous ne craignons pas la mort. Écoutez nos supplications; c'est la religion attaquée qui vous présente sa requête. On souhaitait que saint Ambroise se transportât à la basilique neuve, près de laquelle une autre troupe de peuple l'attendait; il refusa d'y aller, de crainte que sa présence n'allumât la sédition; et pour occuper les esprits, et amortir tant de mouvements divers dont les cœurs étaient agités, il monta dans la tribune, et se mit à instruire son peuple aussi tranquillement que s'il eût été en pleine paix.

LVI.

L'empereur se désiste.

Il parlait encore, lorsque l'empereur envoya des officiers pour lui faire des reproches, qu'il réfuta avec une fermeté mêlée de respect. L'eunuque Calligonus, grand chambellan, s'étant approché du prélat, osa lui dire: Quoi! de mon vivant vous êtes assez hardi pour désobéir à l'empereur; je vais vous abattre la tête. Frappe, lui répondit Ambroise; je suis prêt à mourir; tu feras l'office d'un eunuque, et moi celui d'un évêque. Ce Calligonus eut, deux ans après, la tête tranchée pour un crime dont il semblait qu'un eunuque ne pût être soupçonné. Dans cette crise violente, le peuple ne voulut pas abandonner son évêque; il passa la nuit en prières dans l'église. Enfin, le jeudi saint, l'empereur fit donner ordre aux soldats de quitter la basilique neuve; et la tranquillité se rétablit dans la ville. Justine renferma son ressentiment pour le faire éclater dans une autre occasion. Valentinien, peu capable de distinguer entre ce qui lui était dû et ce qui était dû à Dieu, regarda l'évêque comme son ennemi déclaré; et sur les instances que lui faisaient les seigneurs de sa cour de se rendre à l'église, où le peuple l'attendait pour assurer la paix: Vraiment, leur dit-il, je crois que si Ambroise vous l'ordonnait, vous me livreriez pieds et mains liés à sa discrétion[622].

[622] Le jeune Valentinien passa les six premiers mois de l'année à Milan, où il était encore le 10 juillet. On le trouve ensuite à Aquilée depuis le 31 août jusqu'au 12 décembre.—S.-M.

LVII.

Mort de Pulchérie et de Flaccilla.

Greg. Nyss. de Pulch. t. 3, p. 514, de Placid. p. 524.

Hieron. ep. 79, t. 1, p. 493.

Claud. de nupt. Honor.

Themist. or. 18, p. 225, 19, p. 231.

Theod. l. 5, c. 18.

Chron. Alex. p. 304.

Zon. l. 13, t. 2, p. 35.

Ducange, fam. Byz.

Harduin. not. ad Them. p. 477.

Marc. chron.

Tel était alors l'aveuglement de ce prince, que la faiblesse de son âge assujettissait aux caprices d'une mère impérieuse. Théodose était bien capable de lui ouvrir les yeux, et d'arrêter les emportements de Justine, mais il respectait la veuve de Valentinien, et connaissait assez son caractère hautain et jaloux, pour craindre de l'offenser, s'il jetait ses regards sur l'Occident, qu'elle gouvernait. Il ne sortit pas cette année de Constantinople, et remporta en Orient, par ses généraux, quelques victoires, dont les annales de ce temps-là ne marquent aucune circonstance. Mais cette joie fut troublée dans sa maison par deux afflictions très-sensibles: il perdit d'abord sa fille Pulchérie. Cette jeune princesse donnait dès l'âge de six ans, les plus heureuses espérances; elle avait toutes les graces de la beauté; on voyait éclore en elle de jour en jour toutes les vertus de sa mère. Saint Grégoire de Nysse prononça son oraison funèbre, et rendit bientôt le même devoir à Flaccilla. Cette grande et sainte impératrice ne survécut pas long-temps à sa fille: elle mourut à Scotume[623] en Thrace, où elle était allée prendre les eaux minérales. Son corps fut rapporté à Constantinople. Elle fut honorée des larmes de tout l'empire, qui perdait en elle un ferme soutien des vertus de Théodose. Les pauvres surtout la pleurèrent; elle les aimait avec tendresse; ils n'avaient besoin auprès d'elle d'aucune autre recommandation que de leur misère, de leurs infirmités, de leurs blessures; sans gardes et sans suite, elle passait des jours entiers dans les hôpitaux, servant elle-même les malades, et leur rendant les plus humbles offices, que ses mains ennoblissaient. Comme on lui représentait un jour que ces fonctions ne s'accordaient pas avec la majesté impériale, et qu'il lui suffisait d'assister les pauvres de ses aumônes: Ce que je leur donne, dit-elle, n'est que pour le compte de l'empereur, à qui l'or et l'argent appartiennent. Il ne me reste que le service de mes mains, pour m'acquitter envers celui qui nous a donné l'empire et qui leur a transporté ses droits. Elle visitait fréquemment les prisonniers, et travaillait à leur délivrance. Sa mémoire est encore en vénération dans l'église grecque, qui célèbre sa fête le 14 septembre, qu'on croit être le jour de sa mort. Elle laissait deux fils; quelques auteurs y en ajoutent un troisième, nommé Gratien; mais ce dernier, qui mourut avant son père, naquit de la seconde femme de Théodose. Arcadius commençait sa huitième année; Honorius n'avait encore qu'un an; l'empereur le mit entre les mains de sa nièce Séréna. Flaccilla laissait encore dans le palais un neveu qu'elle avait pris soin d'élever avec Arcadius; c'était Nébridius. Théodose lui procura quelques années après une alliance illustre, en lui faisant épouser Salvina, fille de Gildon, prince maure et comte d'Afrique. Nébridius fut revêtu en 396 de la dignité de proconsul d'Asie. Saint Jérôme parle avec éloge de sa vertu. Un palais que Flaccilla avait fait bâtir à Constantinople, conserva dans la suite le nom de cette princesse. On lui avait de son vivant érigé une statue: elle était placée dans le sénat avec celle de son mari et de son fils Arcadius.

[623] Ce lieu, dit S. Grégoire de Nysse, de Flaccilla, t. 3, p. 527, était appelé Scotoumin, dans la langue des habitants de la Thrace, ἀκούω γὰρ, dit-il, κατὰ τὴν πάτριον ἀυτῶν γλῶσσαν Σκότουμιν τόν τόπον ἐπονομάζεσθαι. La position de cet endroit est tout à fait inconnue.—S.-M.

LVIII.

Lois de Théodose.

Cod. Th. l. 9. tit. 7, leg. 4, 5, 6, 7, 8, 9.

Cod. Just. l. 1, tit. 26, leg. 3, tit. 9, leg. 7.

God. ad Cod. Th. t. 4, p. 449.

Liban. or. 18, t. 2, p. 447.

Socr. l. 5, c. 18.

La douleur de Théodose ne lui faisait pas perdre de vue le bon ordre de l'empire et les devoirs du souverain. Tisamène gouvernait la Syrie avec une dureté insupportable; il n'avait aucun égard aux lois que l'empereur avait publiées pour le soulagement de ses peuples, et sous le règne d'un prince rempli d'humanité, la Syrie ressentait tout le poids de la tyrannie. Libanius en adressa des plaintes à l'empereur, par un discours, où il demandait au nom de la province, la déposition de ce magistrat inhumain. On ne sait pas de quelle manière fut traité Tisamène; mais nous avons une loi du 9 décembre de cette année, par laquelle Théodose donne ordre au préfet du prétoire de destituer tous les juges qui seront devenus odieux par leurs concussions, ou même inutiles par leur négligence ou par une longue maladie; il lui permet d'en nommer d'autres en leur place, et de punir ceux qui se trouveront coupables; il lui ordonne de ne faire à l'empereur le rapport de leur crime, qu'en lui annonçant leur châtiment. Deux jours après, il fit contre l'adultère une autre loi, qui ordonne de mettre à la torture pour tirer la preuve de ce crime, non-seulement les esclaves du mari accusateur, mais aussi ceux de la femme accusée. Ce prince témoigna toute sa vie une extrême horreur de ce désordre, et de tous ceux qui souillent la pureté des mœurs. Il écarta par ses lois tous les subterfuges, tous les délais qui pouvaient ou en éluder ou en retarder la punition. Il défendit aux Juifs la polygamie[624], et ordonna que les abominations contraires à la nature seraient expiées en place publique par le supplice du feu[625].

[624] Par une loi rendue à Constantinople le 30 décembre 393.—S.-M.

[625] Cette loi fut publiée à Rome, le 14 mai 390.—S.-M.

FIN DU VINGT-DEUXIÈME LIVRE.

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