Histoire du Bas-Empire. Tome 04
LIVRE XXIV.
I. Désintéressement de Théodose. II. Il vient à Rome. III. Désordres abolis. IV. Lois contre les Manichéens et les magiciens. V. Réglements qui concernent le sénat et les jugements. VI. État de l'idolâtrie dans Rome. VII. Plusieurs sénateurs s'obstinent en faveur de l'idolâtrie. VIII. Elle est détruite à Rome. IX. Imposture d'un prêtre payen. X. Occasion d'une sédition des payens dans Alexandrie. XI. Fureur des payens. XII. Olympe se met à leur tête. XIII. Ils résistent aux magistrats. XIV. Les séditieux prennent l'épouvante. XV. L'empereur ordonne de détruire tous les temples d'Alexandrie. XVI. Description du temple et de l'idole de Sérapis. XVII. Fourberies des prêtres de Sérapis. XVIII. On met en pièces sa statue. XIX. Destruction du temple. XX. Débordement du Nil. XXI. Idolâtrie abolie dans Alexandrie. XXII. La ville de Canope purifiée. XXIII. Le paganisme détruit dans toute l'Égypte. XXIV. Temples abattus en Syrie. XXV. Lois contre l'idolâtrie. XXVI. État où Théodose laissa l'idolâtrie. XXVII. Libanius demande une loi contre les sollicitations faites aux juges. XXVIII. Il se plaint des protections que les officiers de guerre accordent aux paysans. XXIX. Valentinien en Gaule. XXX. Météores. XXXI. Lois. [XXXII. Partage de l'Arménie entre les Romains et les Perses.] XXXIII. Sédition de Thessalonique. XXXIV. Rufin excite Théodose à la vengeance. XXXV. Massacre de Thessalonique. XXXVI. Remontrance de saint Ambroise. XXXVII. Saint Ambroise refuse à Théodose l'entrée de l'église. XXXVIII. Théodose demande à être réconcilié. XXXIX. Entrevue de Théodose et de saint Ambroise. XL. Saint Ambroise lui impose la pénitence. XLI. Loi sur les diaconesses. XLII. Loi sur les moines. XLIII. Obélisques et statue de Théodose à Constantinople. XLIV. Lois de Théodose. XLV. Ravages des Barbares en Macédoine. XLVI. Théodose découvre leur retraite. XLVII. Ils sont taillés en pièces. XLVIII. Mort de Promotus. XLIX. Théodose à Constantinople. L. Église de saint Jean Baptiste.
VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS.
An 389.
I.
Désintéressement de Théodose.
Idat. fast.
Symm. l. 2. ep. 13.
Cod. Th. l. 4. tit. 4. leg. 2.
Timasius et Promotus qui venaient de servir l'état avec zèle dans la guerre contre Maxime, en furent récompensés par le consulat de l'année suivante. Les dépenses qu'avait entraînées une expédition si importante, ne rendirent pas Théodose moins scrupuleux sur les moyens d'acquérir. Il savait que la fraude déshonore les particuliers, et que le simple soupçon d'intérêt suffit pour avilir la majesté souveraine; en conséquence de ce principe, il abandonna un droit légitime qui pouvait quelquefois devenir suspect. Il publia le 23 de janvier une loi[687] par laquelle, permettant à ses sujets de profiter des codicilles et des fidéicommis, il y renonçait pour lui et pour sa famille, et déclarait que tout ce qui lui serait légué de cette sorte, demeurerait aux enfants du défunt ou à ses autres héritiers. Il acceptait cependant les donations qui lui seraient faites par des testaments revêtus de leur forme; mais il rejetait toute distinction, tout privilége qui s'écarterait du droit commun. Par cette générosité, il donnait aux particuliers un exemple que les princes, même ses successeurs, n'ont pas suivi. Justinien n'a pas inséré cette loi dans son Code.
[687] Théodose était encore à Milan lors de la promulgation de cette loi.—S.-M.
II.
Il vient à Rome.
Pacat. pan. c. 1, 2, 47.
Claud. in 6º Cons. Honor.
Idat. fast. et Chron.
Marcel. chr.
Chron. Alex. p. 305.
Socr. l. 5. c. 14.
Soz. l. 7. c. 14.
Philost. l. 10. c. 9.
Sidon. Apoll. l. 8, ep. 11.
Après avoir fait rentrer l'Occident sous l'obéissance de son prince légitime, Théodose partit de Milan pour aller à Rome. La longue absence des empereurs, et les troubles des dernières années avaient introduit dans cette dernière ville un grand nombre de désordres. L'idolâtrie, malgré les atteintes qu'elle avait reçues, s'y maintenait avec plus de fierté que dans le reste de l'empire. Théodose, touché de ces maux, voulut y remédier en personne. Accompagné de Valentinien et de son fils Honorius, qui n'avait pas encore cinq ans accomplis, et qu'il avait fait venir de Constantinople après la mort de Maxime, il entra dans Rome le treizième de juin, et cette entrée fut un magnifique triomphe[688]. On portait devant son char les représentations des batailles gagnées et des villes reprises sur les rebelles; mais rien n'attirait les regards autant que Théodose lui-même, qui, renonçant à sa propre grandeur, voulut faire à pied une partie du chemin, se laissant librement aborder, s'entretenant avec les citoyens, partageant leur joie, écoutant avec gaîté ces chansons folâtres et satiriques dont la liberté romaine avait conservé l'usage dans les triomphes. Il alla d'abord au sénat, et présenta aux sénateurs assemblés, son fils Honorius; de là il se rendit à la grande place, où il se montra sur la tribune aux harangues, et fit des largesses au peuple. Les jours suivants il prit plaisir à se promener dans la ville, sans gardes et sans autre escorte que la foule dont il était environné, visitant les ouvrages publics, entrant dans les maisons des particuliers, avec lesquels il conversait familièrement. Il lui fallut entendre dans le sénat son propre panégyrique prononcé par Latinus Pacatus Drépanius, le plus fameux orateur de ce temps-là. C'était un Gaulois[689] de la ville d'Agen (Nitiobriges)[690]: car depuis long-temps l'éloquence semblait s'être retirée dans la Gaule, et surtout dans l'Aquitaine, où perdant l'ancienne majesté romaine, elle avait pris le ton de saillie et cette délicatesse affectée qui dégénère en sécheresse et ramène enfin la barbarie. On vit quelques jours après arriver à Rome des ambassadeurs perses, qui venaient de la part de Sapor III[691] offrir des présents à l'empereur et renouveller le traité d'alliance.
[688] Cette date est donnée par les fastes d'Idatius et par la chronique du comte Marcellin.—S.-M.
[689] Cet orateur était venu, à ce qu'il dit, de l'extrémité des Gaules, des bords de l'Océan où le soleil termine son cours, des lieux où la terre habitée se mêle à l'élément humide, pour admirer par lui-même les vertus de Théodose. Sed cum admiratione virtutum tuarum ab ultimo Galliarum recessu, qua littus Oceani cadentem excipit solem, et deficientibus terris sociale miscetur elementum, ad contuendum te, adorandumque properassem, ut bona quæ auribus ceperam etiam visu usurparem. Pacat., c. 2.—S.-M.
[690] Sidonius Apollinaris parle, l. 8, ep. 11, d'un poète appelé Drépanius, qui était de cette ville. Ce qui fait présumer qu'il est le même que le panégyriste de Théodose, c'est qu'Ausone (Lud. sept. Sap.) parle d'un poète son contemporain, qui se nommait aussi Drépanius, et dont il égale le génie à celui de Virgile. Il fut proconsul d'Afrique en l'an 389, et intendant du domaine en l'an 393.—S.-M.
[691] Il est fort douteux que cette ambassade ait été envoyée par Schahpour III, ou Sapor: ce prince dont le règne fut de cinq ans et quatre mois, avait commencé sa sixième année le 18 mai 388. Il est donc certain qu'à l'époque où les ambassadeurs Persans arrivèrent à Rome en 389, un autre prince était sur le trône. Ce nouveau roi était un fils de Sapor; il se nommait en persan Bahram, ou en grec Ouararanès. Les orientaux le surnomment Kerman-schah, c'est-à-dire roi du Kirman, à cause d'une province de la Perse méridionale, dont il avait eu le gouvernement avant son avénement. Le même surnom se retrouve dans Agathias, l. 4, pag. 136, sous la forme Cermasaa. Οὐαραράνης ὁ παῖς (Σαβόρου), ὅς δὴ καὶ Κερμασαὰ ὠνομάζετο. Il lui venait, selon l'historien grec, de ce que du temps de son père, il avait soumis le pays de Cerma (le Kirman). Καὶ Κέρμα ἔθνους τυχὸν ἥ χώρας ὑπῆρχεν ἐπωνυμία· ταύτης δὲ τῷ πατρὶ τοῦ Οὐαραράνου δεδουλωμένης, εἰκότως ὁ παῖς τὴν ἐπωνυμίαν ἐκτήσατο. Ce surnom, comme il le remarque, était donc tout-à-fait analogue à ceux d'Africanus, de Germanicus, ou de tout autre dérivé du nom d'une nation vaincue, que les Romains étaient dans l'usage de donner à leurs généraux victorieux. Καθάπου πρότερον καὶ παρὰ Ῥωμαίοις ὁ μὲν Ἀφρικανὸς τυχὸν, ὁ δὲ Γερμανικὸς, ὁ δὲ ἐξ ἄλλου τοῦ γένους νενικημένου ἐπεκλήθη. Le règne de Bahram IV, fils de Sapor III, fut de onze ans accomplis, et on dut le compter à partir du 18 mai 388. J'aurai bientôt l'occasion de donner d'autres détails sur ce prince.—S.-M.
III.
Désordres abolis.
Socr. l. 5. c. 18.
Theoph. p. 63.
Cod. Th. l. 12. tit. 16. leg. unic.
Il s'appliqua ensuite à corriger les désordres. L'histoire en cite deux, dont on ne trouverait point d'exemple dans les nations les moins policées. On avait bâti depuis long-temps de vastes édifices, où l'on faisait le pain qu'on distribuait au peuple: ce travail était attaché à certaines familles à titre de servitude; c'était aussi la punition des moindres crimes, que d'être condamné à tourner la meule: car alors on écrasait encore le grain à force de bras. Comme le nombre des travailleurs diminuait tous les jours, les entrepreneurs, pour y suppléer, eurent recours à un expédient criminel et barbare. Ils établirent à côté de leurs boulangeries des cabarets où des femmes perdues attiraient les passants; on y avait ménagé des trappes, qui communiquaient à de profonds souterrains, où les moulins étaient placés. Les malheureux qui s'engageaient dans ces lieux de débauche, tombant dans ces cachots ténébreux, y étaient détenus et condamnés à tourner la meule toute leur vie, sans espérance de revoir le jour. Cette cruelle supercherie, ignorée de tout autre que de ceux qui la pratiquaient, s'exerçoit depuis plusieurs années, et quantité de personnes, surtout d'étrangers, avaient ainsi disparu. Enfin, un soldat de Théodose ayant donné dans ce piége, et se voyant environné de ces spectres hideux, se jeta sur eux le poignard à la main, en tua plusieurs, et força les autres à le laisser sortir. L'empereur en étant informé, punit sévèrement les entrepreneurs, détruisit ces repaires de brigands; et afin de ne pas laisser manquer le service du peuple, il fit un réglement pour y attacher un nombre suffisant de travailleurs. L'autre désordre était un scandale public. Lorsqu'une femme était convaincue d'adultère, on lui imposait pour châtiment la nécessité de multiplier ses crimes. Renfermée dans une cabane destinée à la débauche, elle était obligée de se prostituer à tous venants, et de sonner une cloche toutes les fois qu'elle recevait un nouvel hôte, afin que le voisinage fût averti de ses horreurs. L'empereur abolit cette détestable coutume, fit abattre ces cabanes, et condamna les femmes adultères à de rigoureuses punitions.
IV.
Lois contre les Manichéens et les magiciens.
Cod. Th. l. 9. tit. 16. leg. 11. l. 16. tit 5. leg. 18.
Hermant, vie de S. Ambr. l. 6. c. 2.
Il ne montra pas moins de zèle à réprimer les abominations des Manichéens. Il les chassa de Rome, et les déclara incapables de tester ni de recevoir par testament, comme étant exclus du commerce des hommes[692]. Il ordonna qu'après leur mort leurs biens seraient saisis, et distribués au peuple. Le pape Sirice joignit à cette sévérité du prince les rigueurs de la discipline ecclésiastique. Comme plusieurs d'entre eux, pour se déguiser, se mêlaient parmi les catholiques, il défendit de recevoir à la communion aucun de ceux qui auraient jamais été infectés de cette hérésie: mais s'ils étaient véritablement convertis, il commanda de les renfermer dans des monastères pour y faire une rude pénitence, et de ne leur accorder l'eucharistie qu'à la mort. Théodose fut plus indulgent à l'égard des Novatiens et des Donatistes, qui continuèrent d'avoir leurs évêques. Il ne fit aucune grace aux magiciens: il voulut qu'on les déférât aux tribunaux, dès qu'on en aurait connaissance[693]; mais comme ces malheureux fanatiques étaient censés proscrits, et que chacun se croyait en droit de les tuer d'autorité privée, l'empereur le défendit sous peine de mort. Il semble qu'il ait ignoré la véritable raison qui rend ces homicides criminels; celle qu'il apporte, c'est qu'il craint que leurs complices ne prennent ce moyen de se soustraire eux-mêmes à la justice, ou qu'on n'abuse de ce prétexte pour satisfaire des inimitiés particulières.
[692] Par sa loi rendue à Rome, le 17 juin 389.—S.-M.
[693] La loi donnée contre eux fut promulguée le 16 du mois d'août de cette même année.—S.-M.
V.
Réglements qui concernent le sénat et les jugements.
Symm. l. 4. ep. 29, 45. l. 5. ep. 9. l. 10. ep. 21.
Cod. Th. l. 2. tit. 8. leg. 12. et ibi God.
Le sénat n'avait pas moins besoin de réforme, que le peuple. Les richesses y avaient usurpé le rang au-dessus des dignités. Sans égard au grade supérieur que donnaient les magistratures, c'étaient les plus opulents qui opinaient les premiers. Cet avantage les rendant redoutables, ils captivaient les avis; en sorte qu'on n'osait les contredire, et que la fortune faisant taire la prudence, décidait dans tous les conseils. Théodose rappela l'ancien usage qui réglait l'ordre des avis sur celui des dignités; il voulut même rétablir la censure, depuis long-temps abolie. Cette magistrature semblait nécessaire pour resserrer la discipline, qui se relâchait de jour en jour dans toutes les parties de l'état; cependant Symmaque s'y opposa. Entre les raisons qu'il pouvait apporter, nous savons seulement qu'il allégua que, dans des temps où la cabale emportait presque toutes les charges, c'était ouvrir aux hommes puissants une porte à la tyrannie. Le sénat fut de son avis, et Théodose se désista de son dessein. Il fut plus heureux dans la réforme d'un abus qu'avait introduit la mollesse. Dès avant l'établissement des empereurs, le barreau était fermé pendant une grande partie de l'année. Auguste et ses successeurs avaient été de temps en temps obligés de retrancher des fêtes et des jeux publics, pour laisser un cours plus libre aux affaires. Marc-Aurèle avait fixé dans l'année deux cent trente jours pour l'exercice de la justice. C'était plus qu'il n'y en avait jamais eu depuis le temps de l'ancienne république. Ce nombre se trouvait fort diminué sous Théodose, et il était à craindre que la paresse, qui trouve aisément des prétextes, souvent même religieux, pour se dispenser du travail, ne le diminuât de plus en plus. Pour y remédier, l'empereur fit une loi[694] selon laquelle le barreau devait être ouvert tous les jours, excepté dans les temps qu'elle marquait expressément: c'étaient trente jours dans la saison de la moisson, autant dans celle des vendanges, le premier et le dernier jour de chaque année, le troisième de janvier, qui, selon une ancienne coutume, était consacré à des vœux pour le salut des empereurs, le 21 d'avril et le 11 de mai, jours de la fondation de Rome et de Constantinople, la quinzaine de Pâques, tous les dimanches de l'année, et l'anniversaire de la naissance et de l'avénement au trône des empereurs actuellement régnants. C'étaient là les seules vacations du barreau. Ainsi il restait deux cent quarante jours employés sans exception aux actes judiciaires. On voit que ni la fête de Noël, ni celle de l'Épiphanie, ni la Pentecôte, n'étaient même exceptées, quoiqu'elles fussent dès lors au nombre des fêtes les plus solennelles des chrétiens.
[694] Celle loi est datée de Rome, le 7 août 389.—S.-M.
VI.
Etat de l'Idolâtrie dans Rome.
Ambr. ep. 17. t. 2. p. 876.
Aug. serm. 62. t. 5. p. 364 et serm. 105. p. 547.
Prud. in Sym. l. 1.
Zos. l. 4. c. 59.
Suid. Θεοδόσιος.
Grut. inscr. p. 285. nº 8 et 286. nº 5.
Mais Théodose méditait depuis long-temps une entreprise bien plus importante et plus difficile. C'était la destruction de l'idolâtrie. Il était réservé à ce prince et à ses enfants de consommer ce grand ouvrage, et d'accomplir dans toute l'étendue de l'empire ces oracles fameux qui, tant de siècles auparavant, avaient annoncé la chute des idoles. Rome était déja remplie de chrétiens; ils composaient la plus grande partie du peuple et même du sénat; mais les sacrifices abolis dans plusieurs provinces, s'étaient jusqu'alors maintenus dans Rome. Symmaque les soutenait encore par son éloquence, par son crédit, par une réputation éclatante de probité et de vertu. Albinus, préfet de Rome, qui avait succédé dans cette charge à l'historien Aurélius Victor, avait aussi une grande autorité; et quoiqu'il eût deux filles Læta[695] et Albina[696], qui sont devenues célèbres dans l'Église par leur piété, il était considéré comme un des principaux chefs de la religion payenne. La superbe architecture des temples, la richesse de leurs ornements, la beauté des statues des divinités sorties de la main des plus célèbres ouvriers de l'ancienne Grèce, en un mot, tout le brillant appareil de la superstition attachait le peuple, dont l'esprit se laisse aisément séduire par les yeux. On préférait à une religion sérieuse et toute spirituelle un culte qui respirait la joie et les plaisirs. Les fêtes introduisaient les divertissements, souvent même les dissolutions; les cérémonies les plus augustes étaient égayées de danses, de festins et de spectacles.
[695] Elle fut mariée au sénateur Toxotius, père de sainte Paule. Voyez tom. 3, pag. 399, not. 1, liv. XVIII, § 8. S. Jérôme lui dit dans une lettre (ep. 107, tom. 1, pag. 671), Tu es nata de impari matrimonio: de te et Toxotio meo Paula generata est. Quis hoc crederet, ut Albini pontificis neptis de repromissione matris nasceretur: ut præsente et gaudente avo, parvulæ adhuc lingua balbutiens Christi alleluia resonaret, et virginem dei in suo gremio senex nutriret?—S.-M.
[696] Mère de sainte Mélanie la jeune.—S.-M.
VII.
Plusieurs sénateurs s'obstinent en faveur de l'idolâtrie.
Théodose assembla le sénat: il exposa en peu de mots la folie du paganisme; il exhorta les sénateurs à embrasser une religion sainte, émanée de Dieu même, dont les dogmes étaient autorisés par tant de miracles, et dont la morale pure, simple et sublime élevait sans recherche et sans étude, les derniers des hommes au-dessus des plus grands philosophes, supérieurs eux-mêmes aux dieux qu'ils adoraient. Il permit ensuite de parler, et il écouta les raisons de ceux qui défendaient la cause du paganisme. Ce qu'ils disaient de plus fort se réduisait à ceci: Que le culte qu'on voulait proscrire était aussi ancien que Rome; que leur ville subsistait avec gloire depuis près de douze cents ans sous la protection de leurs dieux; qu'il y aurait de l'imprudence à les abandonner pour adopter une religion nouvelle, dont les effets seraient peut-être moins heureux. Théodose les voyant obstinés, leur déclara, que Valentinien, aussi bien que lui, ne regardant qu'avec horreur le culte impie dont ils étaient entêtés, on ne devait plus s'attendre à tirer du trésor public les frais nécessaires pour les sacrifices; que d'ailleurs ce fardeau devenait insupportable à l'état, qui étant environné de barbares avait plus besoin de soldats que de victimes. Après ces paroles il les congédia.
VIII.
Elle est détruite à Rome.
Comme selon les maximes romaines, c'était le trésor public qui devait fournir aux dépenses de la religion, les sacrifices cessèrent dès que le trésor fut fermé: les temples furent abandonnés; une grande partie de leurs ornements furent transportés dans les églises chrétiennes; les fêtes des dieux tombèrent dans l'oubli, et les sacerdoces dans le mépris; on permit au peuple d'abattre les objets de la vénération païenne, car, selon saint Augustin, les chrétiens ne les détruisaient qu'avec la permission du prince: Nous songeons, dit-il, à briser les idoles dans le cœur des payens, avant que de les renverser de leurs autels. Mais l'empereur réserva pour l'ornement de la ville, et fit placer en différents lieux, les statues faites par d'excellens artistes. Dans cette proscription de l'idolâtrie, il y eut peu d'opiniâtres. Les grands et les petits couraient en foule à l'église de Latran, pour y recevoir le baptême. Plusieurs sénateurs reconnurent leur aveuglement[697]. L'empereur n'employa jamais les supplices, il n'exclut pas même les païens des dignités, et la différence de religion n'effaçait pas dans son esprit le mérite des talents ni des services. L'idolâtrie terrassée dans Rome par Théodose, affaiblie encore dans la suite par son fils Honorius, ne fut cependant tout-à-fait étouffée qu'en 451, par l'édit de Valentinien III et de Marcien.
[697] Prudence raconte longuement et en termes magnifiques, (in Symmach. l. 1, t. 545 et seq.) la conversion rapide des sénateurs romains.
—S.-M.
IX.
Imposture d'un prêtre payen.
Ruf. l. 12. c. 24, et 25.
Alexandrie était dans l'empire le second rempart où l'idolâtrie continuait à se défendre. La superstition égyptienne, la plus ancienne de toutes et la plus chargée des chimères que l'esprit humain sait produire, y dominait encore, malgré les efforts de tant de saints évêques. Cynégius, qui avait été envoyé en Égypte cinq ans auparavant, n'avait osé entreprendre de détruire le paganisme dans une ville fanatique et séditieuse; mais la découverte d'une horrible imposture, toute semblable à celle qui, du temps de Tibère, avait excité une indignation générale, aida beaucoup à décréditer les idoles. Un prêtre de Saturne, nommé Tyrannus, abusait des femmes les plus qualifiées de la ville, en persuadant à leurs maris que le Dieu exigeait qu'elles passassent la nuit dans son temple. Les maris s'estimaient honorés de la préférence; ils paraient eux-mêmes leurs épouses et les conduisaient au rendez-vous. La nuit venue, le prêtre, caché dans la statue du Dieu, faisait parler l'idole; il éteignait les lampes au moyen de certaines cordes disposées à ce dessein, et contentait ses désirs impurs. Une femme moins crédule que les autres le reconnut à sa voix; elle en avertit son mari. Le fourbe appliqué à la question avoua ses crimes: il fut puni; mais la honte de son impiété rejaillit sur tous les payens d'Alexandrie.
X.
Occasion d'une sédition des payens dans Alexandrie.
Ruf. l. 12. c. 22, et seq.
Socr. l. 5. c. 16 et 17.
Soz. l. 7. c. 15 et 20.
Eunap. in Ædesio. t. 1. p. 44 et 45. ed. Boiss.
Macrob. l. 1. c. 20.
Theod. l. 5. c. 22.
Suidas, Ὄλυμπος et Σάραπις.
Amm. l. 22. c. 16.
Liban. de templis. p. 20 et 21.
Prosp. prom. l. 3, c. 38.
Marc. chr. Theoph. p. 61 et 62.
Till. Theod. art. 51, et suiv. et not. 40, 41 et vie de Theoph. art. 7.
L'évêque Théophile acheva de les couvrir de confusion. Ce prélat était depuis quatre ans assis sur le siége de cette capitale de l'Égypte. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de savoir, hardi dans ses entreprises, constant et intrépide dans l'exécution. Il y avait dans la ville un ancien temple de Bacchus[698], dont il ne restait rien de solide que les murailles. Constance l'avait autrefois donné à ces faux évêques, qu'il envoyait pour prendre la place d'Athanase. Théophile le demanda à l'empereur pour ouvrir une nouvelle église au peuple catholique, dont le nombre croissait tous les jours. Pendant qu'on travaillait à la réparation de cet édifice, on découvrit des souterrains plus propres à receler des crimes, qu'à servir à des cérémonies de religion; c'était le dépôt des mystères secrets. On y trouva un grand nombre de figures bizarres, ridicules, infames, que la superstition dissolue avait autrefois exposées à la vénération des peuples[699], mais qu'elle cachait avec soin, depuis que le christianisme avait ouvert les yeux aux hommes. Théophile, plus ardent que circonspect, affecta de les produire au grand jour, et de les faire promener dans la ville, pour décrier l'idolâtrie[700].
[698] Διονύσου ἱερόν, dit Sozomène, l. 7, cap. 15. C'était sans doute un temple d'Osiris; car, comme on le sait par un grand nombre de témoignages antiques, tel était le nom de Bacchus chez les Égyptiens. Rufin dit, lib. 12, c. 22, que c'était une basilique, basilica quædam, un temple quelconque.—S.-M.
[699] C'étaient des phallus, au dire de Socrate, l. 5, c. 16, et de Sozomène; comme on le voit par le passage suivant du livre 7, ch. 15, de cet auteur. Φαλλοὺς, καὶ εἴ τι ἕτερον ἐν τοῖς ἀδύτοις κεκρυμμένον κατεγέλαστον ἦν ἢ ἐφαίνετο, δημοσίᾳ ἦγεν εἰς ἐπίδειξιν. Rufin rapporte la même chose, l. 12, c. 22. Reperta in loco sunt antra quædam latentia, et terræ defossa latrociniis et sceleribus magis quam cærimoniis apta.—S.-M.
[700] Il ordonna, dit Socrate, lib. 5, c. 16, d'exposer ces phallus au milieu du marché, τοὺς φαλλοὺς φέρεσθαι κελεύσας διὰ μέσης τῆς ἀγορᾶς.—S.-M.
XI.
Fureur des payens.
Les payens, irrités[701] qu'on dévoilât leurs honteux mystères, entrèrent en fureur, ils s'animèrent à la vengeance; et s'attroupant dans tous les quartiers de la ville, ils se jetèrent à main armée sur les chrétiens. C'était à chaque instant des combats; le sang ruisselait dans toutes les rues. Les chrétiens étaient supérieurs pour le nombre et la qualité des personnes; mais leur religion, ennemie de la violence et du carnage, leur inspirait la modération. Les payens avaient fait du temple de Sérapis leur fort et leur citadelle[702]. De là sortant avec rage ils blessaient ou tuaient les uns, ils entraînaient les autres avec eux et les forçaient à sacrifier. Ceux qui refusaient étaient mis à mort par les plus cruels tourments: on les attachait en croix, on leur brisait les jambes, on les précipitait dans les fosses construites autrefois pour recevoir le sang des victimes et les autres immondices du temple. L'église honore entre ses martyrs ceux qui, dans cette occasion, préférèrent la mort à l'apostasie[703].
[701] C'étaient plus particulièrement les philosophes, à ce qu'assure Socrate, l. 5, c. 16, καὶ μάλιστα οἱ φιλοσοφεῖν ἐπαγγελλόμενοι.—S.-M.
[702] Καταλαμβάνουσι τὸ Σεράπιον, ils s'emparèrent du Serapeum, dit Sozomène, lib. 7, cap. 15; ils en sortirent inopinément comme d'une forteresse, ajoute-t-il, ἐντεῦθεν ὡς ἀπ' ἄκρας τινὸς ἐξαπιναίως ἐλθόντες, et ils prirent beaucoup de chrétiens, συνέλαβόν τε πολλοὺς Χριστιανῶν, κ. τ. λ.—S.-M.
[703] C'est le 17 mars que l'on célèbre la mémoire de ces martyrs.—S.-M.
XII.
Olympe se met à leur tête.
Les séditieux devenus plus hardis à force d'attentats et de meurtres, songèrent à se donner un chef. Entre les prêtres de Sérapis était un imposteur nommé Olympe[704]. Il était venu de Cilicie pour se consacrer au culte de ce Dieu. Un extérieur de philosophe[705], une grande taille, un air imposant, joint à un esprit pénétrant, avisé, insinuant et à un caractère affable et officieux à l'égard de ceux de sa religion, le faisaient regarder dans Alexandrie comme le héros du parti. Il avait cette éloquence ardente et emphatique qui sait enivrer le peuple et allumer dans les cœurs le feu du fanatisme. Il prenait le ton de prophète; et se disant inspiré de Sérapis, il avait prédit à ses plus intimes confidents, que ce Dieu allait bientôt quitter son temple. Dans le temps que Cynégius renversait les idoles en diverses provinces de l'Orient, et que les païens consternés semblaient douter de la puissance de leurs dieux, il les affermissait dans leur religion, en leur représentant que ces statues n'étaient qu'une matière corruptible; mais que les intelligences éternelles qui les avaient habitées s'étaient retirées dans les cieux[706]. Ce fut cet enthousiaste que les rebelles mirent à leur tête, pour les commander dans les attaques, et pour régler la défense, si on entreprenait de les forcer.
[704] Sozomène l'appelle Olympius. Voyez la note suivante.—S.-M.
[705] Olympum quemdam nomine et habitu solo philosophum. Rufin. l. 12, c. 22. Un certain Olympius qui était avec eux sous l'habit de philosophe, dit Sozomène, l. 7, c. 15, les persuadait de ne pas abandonner leurs rites nationaux, mais, s'il le fallait, de mourir plutôt pour eux. Ὀλύμπιός τις ἐν φιλοσόφου σχήματι συνὼν αὐτοῖς, καὶ πείθων χρῆναι μὴ ἀμελεῖν τῶν πατρίων, ἀλλ' εἰ δέοι ὑπὲρ ἀυτῶν θνήσκειν.—S.-M.
[706] Ὓλην φθαρτὴν καὶ ἰνδάλματα λέγων εἶναι τὰ ἀγάλματα, καὶ διὰ τοῦτο ἀφανισμὸν ὑπομένειν· δυνάμεις δὲ τινας ἐνοικῆσαι ἀυτοῖς, καὶ εἰς οὐρανὸν ἀποπτῆναι. Sozom. l. 7, c. 15.—S.-M.
XIII.
Ils résistent aux magistrats.
En effet, Évagrius, préfet d'Égypte[707], et Romanus qui commandait les troupes de la province avec la qualité de comte[708], voyant que cette sédition n'était pas une de ces émeutes passagères, si fréquentes dans Alexandrie, mais que l'acharnement et la fureur croissaient de jour en jour, crurent qu'il était temps d'employer leur autorité. Ils se présentèrent aux portes du temple de Sérapis; et s'adressant aux séditieux qui se montraient aux fenêtres et sur le haut des toits, ils leur demandèrent comment ils étaient assez hardis pour prendre les armes, et assez barbares pour égorger leurs concitoyens sur les autels de leurs dieux. On ne leur répondit que par des cris confus. En vain, ils leur remontrèrent que leur attentat était un crime d'état; qu'un brigandage si atroce allait armer contre eux toute la puissance de l'empire et toute la rigueur des lois: ils ne furent pas écoutés, et ils se retirèrent persuadés qu'on ne pouvait réduire que par la force des esprits si opiniâtres. Mais comme ils craignaient qu'il n'en coûtât beaucoup de sang, ils en écrivirent à l'empereur et attendirent ses ordres. Cependant la fureur des séditieux s'embrasait de plus en plus, par la vue de leurs crimes passés et par les discours d'Olympe. Après avoir immolé les impies, leur disait-il, vous devez, s'il en est besoin, vous sacrifier vous-mêmes. En mourant pour la défense de vos dieux, vous vous rendrez immortels comme eux.
[707] Il est appelé Évétius par Eunapius dans la vie d'Édésius (tom. 1, pag. 44, ed. Boiss.), c'est, je crois, par une faute de copiste.—S.-M.
[708] Eunapius désigne ainsi ces deux officiers. Εὐετίου δὲ τὴν πολιτικὴν ἀρχὴν ἄρχοντος, Ῥωμανοῦ δὲ τοὺς κατ' Αἴγυπτον στρατιώτας πεπιστευμένου. Eunap. in Ædes. tom. 1, p. 44, ed. Boiss. Sozomène en parle en ces termes, l. 7, c. 15, ἦρχε δὲ τοτε τῶν ἐν Αἰγύπτῳ στρατιωτικῶν ταγμάτων Ῥωμανός. Ἐυάγριος δὲ ὕπαρχος τῆς Ἀλεξανδρείας ἡγεῖτο.—S.-M.
XIV.
Les séditieux prennent l'épouvante.
Cet imposteur inspirait aux autres plus de courage et de résolution qu'il n'en avait lui-même. Lorsqu'il sut que les ordres de l'empereur allaient arriver, il sortit secrètement du temple pendant la nuit, et s'étant jeté dans un vaisseau il passa en Italie, où il demeura caché. Pour justifier sa fuite, il racontait qu'étant cette nuit-là dans le temple de Sérapis, dont les portes étaient fermées, pendant que tous ses compagnons étaient endormis, il avait entendu une voix qui chantait Alleluia, et qu'il avait jugé que les ordres de l'empereur alloient donner l'avantage aux chrétiens. Le jour étant venu, les courriers arrivèrent; et les païens ayant quitté leurs armes, comme s'ils eussent espéré que le rescrit de Théodose leur serait favorable, vinrent se rendre dans la place devant le temple, pour en entendre la lecture. A peine eut-on lu les premiers mots, où l'empereur marquait l'horreur qu'il avait du paganisme, que les chrétiens poussèrent un cri de joie, et que les païens glacés de frayeur oublièrent leur fureur passée et leur Sérapis, et ne songèrent plus qu'à cacher leur honte. Quelques-uns se confondirent dans la foule des chrétiens; d'autres se dispersèrent dans la ville et dans les campagnes, où ils cherchèrent les retraites les plus secrètes. Chacun d'eux ne voyait plus que la punition qu'il avait méritée. Plusieurs abandonnèrent l'Égypte. Deux pontifes, Helladius et Ammonius, se réfugièrent à Constantinople, où n'étant pas connus, ils ouvrirent une école de grammaire[709]. Ammonius avait été prêtre d'un singe adoré comme divinité par les Égyptiens[710]. Helladius avait fait la fonction de prêtre de Jupiter: il continua toute sa vie à gémir sur le désastre de l'idolâtrie, et il se vantait à ses amis d'avoir tué de sa main neuf chrétiens dans la sédition d'Alexandrie[711].
[709] Socrate dit, lib. 5, c. 16, que dès son enfance, il avait été leur disciple à Constantinople, οἱ δύο γραμματικοὶ, Ἑλλάδιος καὶ Ἀμμώνιος, παρ' οἶς ἐγὼ κομιδῆ νέος ὢν ἐν τῇ Κωνσταντίνου πόλει ἐφοίτησα.—S.-Μ.
[710] Ἑλλάδιος μὲν οὖν ἱερεὺς τοῦ Διὸς εἶναι ἐλέγετο· Ἀμμώνιος δὲ πιθήκου. Socr. l. 5, c. 16.—S.-M.
[711] Ἑλλάδιος δὲ παρά τισιν ἤυχει, ὡς ἐννέα εἴη ἄνδρας ἐν τῇ συμπληγάδι φονεύσας. Soc. l. 5, c. 16.-S.-M.
XV.
L'empereur ordonne de détruire tous les temples d'Alexandrie.
L'empereur dans sa lettre relevait le bonheur des chrétiens qui, par ce massacre impie, avaient reçu la couronne du martyre. Il déclarait que ce serait déshonorer ces glorieuses victimes que de venger leur mort, qu'il ne prétendait pas mêler avec leur sang celui de leurs meurtriers, qu'il pardonnait aux païens, pour leur apprendre quelle était la douceur de ceux qu'ils égorgeaient, et pour les porter à embrasser une religion à laquelle ils seraient redevables de la vie; mais il ordonnait de détruire tous les temples d'Alexandrie, source malheureuse de forfaits et de séditions. Il commettait Théophile à l'exécution de cet ordre, et chargeait le préfet et le comte de soutenir l'évêque. Il faisait présent à l'Église de tous les ornements et de toutes les statues des temples, dont le prix devait être employé au soulagement des pauvres.
XVI.
Description du temple et de l'idole de Sérapis.
Théophile armé de ce rescrit, commença par le temple de Sérapis. Ce Dieu était le plus révéré de tous ceux qu'adorait Alexandrie[712]. Dès la fondation de cette ville ce culte y avait passé de Memphis, où il était établi de toute antiquité. Sérapis était le souverain des enfers, que les Grecs, disciples de l'idolâtrie égyptienne, reconnaissaient sous le nom de Pluton[713]. Dans la suite des temps, il avait été décoré des attributs de presque toutes les divinités. Jupiter, Neptune, le Soleil, le dieu du Nil, Esculape étaient confondus avec lui; tout le ciel semblait réuni dans sa personne, selon la superstition des Égyptiens[714]. Quelques chrétiens se sont imaginé que c'était dans l'origine le patriarche Joseph[715] qui, ayant comblé l'Égypte de biens pendant sa vie, serait devenu après sa mort l'objet d'une vénération sacrilége; mais cette opinion est mal fondée. Jamais les anciens Égyptiens n'ont mis les hommes au nombre des Dieux. La statue était d'une grandeur démesurée; elle atteignait de ses deux bras les deux murs opposés du temple[716]. Sur sa tête s'élevait un casque antique, que sa forme a fait prendre tantôt pour un boisseau, tantôt pour une corbeille[717]. A côté du Dieu paraissait le chien Cerbère, dont les trois têtes étaient entortillées des replis d'un énorme serpent, qui posait sa tête sur la main droite du Dieu[718]. Ce n'était pas cette statue qui, sous le règne du premier des Ptolémées, avait été apportée de Sinope[719], elle était plus ancienne; et peut-être avait-elle été transportée de Memphis à Alexandrie, lorsque cette dernière ville fut bâtie[720]. Saint Clément dit[721] que Sésostris l'avait fait faire de toute sorte de métaux; qu'il entrait aussi dans sa composition des pierres et du bois, et que de ce mélange résultait une couleur bleue[722]. Il en nomme l'ouvrier Bryaxis, qu'il ne faut pas confondre avec le sculpteur athénien beaucoup plus moderne, qui travailla au fameux tombeau de Mausole. Le temple était d'une structure encore plus admirable que la statue[723]. C'était un ouvrage d'Alexandre, ou, selon d'autres, de Ptolémée, fils de Lagus. Il était bâti sur un tertre fait de main d'homme[724], dans le quartier d'Alexandrie nommé Rhacotis[725]. On y montait par plus de cent degrés. Ce tertre était soutenu sur des voûtes partagées en plusieurs berceaux qui communiquaient ensemble, et servaient à des mystères d'horreur dont l'idolâtrie cachait l'infamie ou la cruauté[726]. La plate-forme était bordée de divers édifices destinés au logement et aux différents usages des gardiens du temple et d'un grand nombre de fanatiques qui faisaient une profession extérieure de chasteté. On y voyait aussi cette célèbre bibliothèque, rétablie depuis que l'ancienne avait été brûlée du temps de Jules César, et qui subsista jusqu'à l'invasion des Sarrasins[727]. Après avoir traversé cette enceinte, on trouvait un vaste portique qui régnait autour d'une place carrée, au milieu de laquelle s'élevait le bâtiment du temple, soutenu sur des colonnes du marbre le plus précieux. Il était spacieux et magnifique. Les murailles étaient revêtues en dedans, de lames d'or, d'argent, et de cuivre, placées les unes sur les autres, en sorte que le métal le plus riche était au-dessous[728]. On découvrait apparemment tantôt celles d'argent, tantôt celles d'or, selon les diverses solennités. Ammien Marcellin ne trouve dans l'univers que le temple de Jupiter Capitolin, qui pût égaler en splendeur et en majesté ce superbe édifice[729].
[712] C'était, selon les Égyptiens, dit Macrobe, l. 1, c. 20, le plus grand des dieux. Sarapis, quem Ægyptii deum maximum prodiderunt.—S.-M.
[713] C'est l'opinion rapportée par Plutarque (de Isid. et Osir.), d'après l'interprète Timothée et l'historien Manéthon. On la trouve aussi dans Tacite (Hist. lib. 4, c. 84) qui dit: Deum ipsum multi Æsculapium, quod medeatur ægris corporibus; quidam Osirin, antiquissimum illis gentibus numen; plerique Jovem, ut rerum omnium potentem; plurimi Ditem patrem, insignibus, quæ in ipso manifesta, aut per ambages conjectant. Cette opinion est encore dans Macrobe, l. 1, c. 19, cum Plutone Serapim conjungunt. La relation de l'historien arménien, Moïse de Khoren, qui alla à Alexandrie au cinquième siècle, fait voir que c'était le système admis à cette époque. Voyez le Journal Asiatique, t. 2, p. 329. On peut consulter aussi ce qu'en dit Julien, or. 4, p. 136.—S.-M.
[714] Jablonski a réuni dans son Panthéon Égyptien, l. 2, c. 5, toutes les autorités que fournissent les écrivains de l'antiquité sur Sérapis. C'est de toutes les divinités égyptiennes celle dont il est le plus souvent question dans leurs ouvrages. Il n'est pas facile, au milieu des passages contradictoires qu'il a réunis, de se faire une idée juste de ce qu'était ce dieu. Les découvertes et les dissertations plus modernes ont plutôt encore contribué à obscurcir la question qu'à l'éclaircir. Jablonski pense que dans un certain sens Sérapis était le Nil, et dans un autre le soleil d'hiver ou le soleil dans les signes inférieurs.—S.-M.
[715] Quidam in honorem nostri Joseph formatum perhibent simulacrum, dit Rufin, l. 12, c. 23. La même opinion se retrouve dans Julius Firmicus Maternus, c. 14.—S.-M.
[716] Simulacrum Serapis ita erat vastum, ut dextera unum parietem, alterum læva perstringeret. Rufin. Hist. Eccles. l. 12, c. 23.—S.-M.
[717] On l'appelait calathus; il est assez difficile de savoir ce que c'était; mais pour sûr ce n'était pas un casque.—S.-M.
[718] Macrobe donne la description de la statue de Sérapis, l. 1, c. 20: Omnem, dit-il, illam venerationem soli se sub illius nomine testatus impendere, vel dum calathum capiti ejus infigunt, vel dum simulacro signum tricipitis animantis adjungunt: quod exprimit medio eodemque maximo capite leonis effigiem. Dextera parte canis caput exoritur mansueta, specie blandientis. Pars vero læva cervicis rapacis lupi capite finitur; easque formas animalium draco connectit volumine suo capite redemit: ad dei dexteram quam compescitur monstrum.—S.-M.
[719] On sait comment, sous le règne de Ptolémée Philadelphe, d'autres disent sous celui de Ptolémée Soter, ce qui est plus vraisemblable, on amena de Sinope une ancienne statue très-révérée et que ses attributs firent prendre par les Égyptiens pour une image de leur dieu Sérapis. Elle en reçut le nom, fut placée dans le temple de ce dieu, où elle devint l'objet de la vénération universelle. Le culte que l'on voua à cette divinité dans la capitale de l'empire des Macédoniens, en Égypte, contribua puissamment à augmenter la dévotion que l'on y avait déja pour ce dieu, qui devint alors, pour ainsi dire, la principale divinité des Égyptiens. Voyez Plutarch., de Isid. et Os. Tacit. l. 4, c. 84.—S.-M.
[720] Sedem, ex qua transierit (Serapis), dit Tacite, Histor. lib. 4, c. 84, Memphim perhibent, inclytam olim et veteris Ægypti columen. Pausanias, l. 1, c. 18, est d'accord avec Tacite, quand il dit que les Égyptiens ont beaucoup de temples dédiés à Sérapis, que le plus célèbre est à Alexandrie et le plus ancien à Memphis. Αἰγυπτίοις δὲ ἱερὰ Σαράπιδος, ἐπιφανέστατον μὲν ἐστιν Ἀλεξανδρεῦσιν, ἀρχαιότατον δὲ ἐν Μέμφει.—S.-Μ.
[721] S. Clément d'Alexandrie rapporte effectivement dans son exhortation aux payens, t. 1, p. 42 et 43, que cette statue avait été faite par les ordres de Sésostris, et exécutée par les artistes qu'il avait amenés en grand nombre, après avoir soumis plusieurs nations de la Grèce. Σέσωστρίν φησι τὸν Αἰγύπτιον βασιλέα, τὰ πλεῖστα τῶν παρ' Ἑλλησὶ παραστησάμενον ἐθνῶν, ἐπανελθόντα εἰς Αἴγυπτον, ἐπαγαγέσθαι τεχνίτας ἱκανούς. Il raconte ensuite que cette statue était faite d'or, d'argent, de cuivre, de fer, de plomb et d'étain; on y avoit mis toutes les pierres précieuses connues des Égyptiens, comme le saphir, l'hématite, l'éméraude et la topaze. Le tout avait été mêlé, poli et recouvert d'une couleur, ce qui donnait à la statue entière une apparence noire. On trouve dans Rufin, Hist. Ecclés., l. 12, c. 13, des détails à peu près semblables sur cette statue.—S.-M.
[722] L'auteur de l'histoire fabuleuse d'Alexandre publiée par l'abbé Mai, rapporte, l. 1, c. 30, que cette statue était faite d'une matière qu'il n'était pas donné à l'homme de connaître. Simulacrum ex ea materia figuratum, quam dinoscere homini virium non est. On assurait, dit S. Clément d'Alexandrie (Cohort. ad gent., tom. 1, pag. 42.), qu'elle n'avait pas été faite par une main humaine, τοῦτον ἀχειροποίητον εἰπεῖν τετολμήχασιν, τὸν Αἰγύπτιον Σάραπιν.—S.-M.
[723] Sa grandeur, dit Tacite, Histor. l. 4, c. 84, égalait celle d'une ville, templum pro magnitudine urbis exstructum. Il était, dit Sozomène, l. 7, c. 15, situé sur une colline, et également remarquable par sa grandeur et par sa beauté; ναὸς δὲ οὗτος ἦν κάλλει καὶ μεγέθει ἐμφανέστατος, ἐπὶ γεωλόφου κείμενος.—S.-M.
[724] Non natura, sed manu et constructione per centum aut eo amplius gradus in sublime suspensus. Rufin. lib. 12, c. 23.—S.-M.
[725] Loco, cui nomen Rhacotis, dit Tacite, Hist., l. 4, c. 84. Rhacotis est le nom d'une bourgade dont l'existence était antérieure à celle d'Alexandrie, et qui fut ensuite englobée dans l'enceinte de cette ville, dont elle forma un quartier. Les Coptes donnent souvent à la ville entière le nom de Rakoti, à cause de cette ancienne bourgade.—S.-M.
[726] Occultis aditibus invicem ipsemet distinctis, usum diversis ministeriis et clandestinis officiis exhibebant. Rufin. Hist. Eccles. l. 12, c. 23.—S.-M.
[727] On oublie de remarquer que cette bibliothèque fut pillée alors par les chrétiens. Orose le dit assez clairement, lib. 6, c. 15, quand il rapporte qu'il en vit les armoires vides plusieurs années après. Nos vidimus armaria librorum: quibus direptis, exinanita ea à nostris hominibus, nostris temporibus memorent.—S.-M.
[728] Tous ces détails sont dans l'Histoire Ecclésiastique de Rufin, l. 12, c. 23.—S.-M.
[729] His accedunt altis sublata fastigiis templa; inter quæ eminet Serapeum, quod licet minuatur exilitate verborum, atriis tamen columnariis amplissimis, et spirantibus signorum figmentis, et reliqua operum multitudine ita est exornatum, ut post Capitolium, quo se venerabilis Roma in æternum attollit, nihil orbis terrarum ambitiosius cernat. Amm. Marc., l. 22, c. 16.—S.-M.
XVII.
Fourberie des prêtres de Sérapis.
La fourberie des prêtres contribuait à le rendre célèbre par de faux miracles, propres à surprendre la crédulité du vulgaire. La statue de Sérapis étant placée à l'occident, on avait pratiqué dans le mur oriental une ouverture étroite et imperceptible, par laquelle le soleil, dans un certain jour de l'année, dardait à une certaine heure ses rayons sur la bouche de l'idole. Ce jour-là on apportait dans le temple une image du soleil pour saluer Sérapis. Le peuple, à la vue du rayon qui éclatait sur les lèvres de la statue, ne doutait pas que ce ne fût un baiser du dieu du jour: il applaudissait à grands cris à l'embrassement des deux divinités, et les prêtres ne manquaient pas, après quelques moments, de refermer l'ouverture et d'enlever l'image du soleil, dont la visite ne pouvait être plus longue sans trahir l'artifice. On raconte encore des prodiges d'une pierre d'aimant placée à la voûte du temple, et dont les prêtres seuls avaient connaissance. Si l'on en pouvait croire les auteurs sur cet article, elle aurait admirablement servi l'imposture. Selon quelques-uns, on plaçait sous cette pierre, une ou deux fois l'année, une figure du soleil d'un fer très-mince et très-léger, qui s'élevait d'elle-même jusqu'à la voûte. Selon d'autres, un char de fer avec les chevaux, représentant le char du soleil, y demeurait perpétuellement suspendu. Ils ajoutent que, dans le temps de la démolition, un chrétien ayant enlevé la pierre d'aimant, toute la machine tomba et se brisa avec fracas; mais ces merveilles sont de la même nature que celles qu'on a si long-temps débitées sur le tombeau de Mahomet.
XVIII.
On met en pièces la statue.
L'évêque, accompagné du gouverneur et du comte, étant entré dans le temple, commanda d'abattre la statue. Cet ordre fit pâlir d'effroi les chrétiens mêmes. C'était une opinion répandue parmi le peuple, que si quelqu'un osait porter la main sur Sérapis, la terre s'ouvrirait aussitôt, et que toute la machine du monde s'écroulerait dans l'abîme. Théophile, qui méprisait ces rêveries, donna ordre à un soldat armé d'une hache de frapper Sérapis. Au coup qu'il porta en tremblant, tous les assistants poussèrent un grand cri: le soldat redoubla et mit en pièces le genou de l'idole, qui n'était que de bois pourri. On le jetta au feu; et les païens s'étonnèrent de le voir brûler sans que ni le ciel ni la terre donnassent aucun signe de vengeance. On abattit la tête, dont il sortit une multitude de rats auxquels le dieu servait de retraite. On brisa ensuite les membres, on les arrachait avec des cordes, on les traînait par la ville, enfin on les réduisait en cendres. Le tronc fut brûlé dans l'amphithéâtre, et les païens eux-mêmes n'épargnèrent pas les railleries à cette divinité auparavant si redoutée.
XIX.
Destruction du temple.
On travailla ensuite à démolir le temple. Bientôt ce ne fut plus qu'un monceau de ruines: mais il fut impossible d'en détruire les fondements, construits d'énormes quartiers de pierres[730]. On y trouva gravées des figures tout-à-fait semblables à celles dont les astronomes se servent encore pour désigner la planète de Vénus[731]. Les chrétiens prétendirent que c'étaient des croix[732], et l'on a débité à ce sujet des conjectures fort édifiantes. La croix, selon Socrate et Sozomène, était en caractères hiéroglyphiques, le symbole de la vie future[733]; et Rufin rapporte que, suivant une ancienne tradition reçue en Égypte, la religion du pays et le culte de Sérapis devaient prendre fin quand le signe de la vie paraîtrait aux yeux des hommes[734]. Mais comme cette figure se rencontre sur un très-grand nombre de monuments de l'Égypte, où la croix ne peut avoir lieu, plusieurs savants croient aujourd'hui, avec beaucoup de vraisemblance, que cette figure n'est au contraire qu'un témoignage de l'aveuglement déplorable avec lequel l'idolâtrie prostituait ses adorations aux objets les plus infames. Socrates avoue que, dans ce temps-là même, les païens ne s'accordaient pas avec les chrétiens sur la signification de ce symbole: c'était, selon toute apparence, le Phallus des Égyptiens, et ce qu'on appelle aujourd'hui le Lingam dans les Indes, dont la religion a de grands rapports avec celle de l'ancienne Égypte[735].
[730] Eunapius (in Ædes. t. 1, p. 44 et 45.), parle plusieurs fois, et avec les plus amers regrets, de la destruction du magnifique temple de Sérapis, qui n'était plus de son temps, à ce qu'il assure, qu'un vaste et hideux amas de décombres.—S.-M.
[731] Ἣυρητο γράμματα ἐγκεχαραγμένα τοῖς λίθοις, τῷ καλουμένῳ ἱερογλυφικῷ. Ἦσαν δὲ οἱ χαρακτῆρες, σταυρῶν ἔχοντες τύπους. Socr. l. 5, c. 17. Sozomène paraphrase en ces termes le récit de Socrate. Τινὰ τῶν καλουμένων Ἱερογλυφικῶν χαρακτήρων, σταυροῦ σημείῳ ἐμφερεῖς ἐγκεχαραγμένοις τοῖς λίθοις ἀναφανῆναι. Soz. l. 7, c. 15.—S.-M.
[732] Il s'agit ici d'une croix surmontée d'une sorte d'anneau et fort commune sur les monuments égyptiens; les antiquaires lui ont donné le nom de croix ansée.—S.-M.
[733] Ἔλεγον σημαίνειν ζωὴν ἐπερχομένην, dit Socrate, l. 5, c. 17. Sozomène dit également que les savants prétendaient que ce signe désignait la vie future. παρ' ἐπιστημόνων δὲ τά τοίαδε, ἑρμηνευθεῖσαν σημᾶναι ταύτην τὴν γραφὴν, ζὼην ἐπερχομένην. Les payens assuraient, dit Socrate, l. 5, c. 17, que l'emblème de la croix était commun à Sérapis et au Christ, Ἕλληνες δὲτὶ κοινὸν Χριστῷ καὶ Σαράπιδι ἔλεγον.—S.-M.
[734] Socrate remarque, l. 5, c. 17, qu'à cette occasion beaucoup de gens embrassèrent le christianisme et se firent baptiser. Πολλῷ πλείους προσήρχοντο τῷ χριστιανισμῷ· καὶ τὰς ἁμαρτίας ἐξομολογόυμενοι, ἐβαπτίζοντο. Rufin ajoute, l. 12, c. 29, que les nouveaux convertis étaient plus particulièrement des prêtres, que des gens du commun. Accidit ut magis, dit-il, hi qui erant ex sacerdotibus vel ministris templorum ad fidem converterentur, quam illi quos errorum præstigia et deceptionum machinæ delectabant.—S.-M.
[735] C'était là l'opinion de Schmidt, de Jablonski et de plusieurs autres savants, dont il serait trop long de rapporter les noms; mais il est reconnu maintenant d'une manière incontestable que la croix ansée, si commune sur les monuments égyptiens et dans les inscriptions hiéroglyphiques, y a partout le sens de vie, conformément à ce que les anciens nous ont appris; ainsi, par exemple, le surnom d'αἰωνοβίος, que prenoient les rois de l'Egypte et qui signifie toujours vivant, est rendu par un serpent, emblème de l'éternité, et par la croix ansée, symbole de la vie.—S.-M.
XX.
Débordement du Nil.
Après la destruction de l'idole et du temple, une nouvelle inquiétude se répandit dans Alexandrie. Sérapis était regardé comme le maître des eaux du Nil; c'était dans son temple qu'on mettait en dépôt le nilomètre, c'est-à-dire la mesure dont on se servait pour déterminer la hauteur du débordement. Constantin l'en avait ôtée autrefois; mais Julien l'y avait placée de nouveau. Il arriva que cette année, la crue des eaux tarda plus que de coutume. Les païens en triomphaient: ils publiaient que Sérapis irrité avait maudit l'Égypte, et qu'il la condamnait à une éternelle stérilité. Le peuple murmurait déja: il demandait hautement qu'on lui permît de faire au fleuve les sacrifices prescrits par le rit ancien. Le préfet craignant une sédition ouverte, en écrivit à l'empereur. Ce prince sensé et religieux répondit qu'il valait mieux demeurer fidèle à Dieu, que d'acheter par un sacrilége, la fertilité de l'Égypte: que ce fleuve tarisse plutôt, ajoutait-il, si pour le faire couler il faut des enchantements et des sacrifices impies, et si ses eaux veulent être souillées du sang des victimes. Cette réponse n'était pas encore arrivée, qu'on vit croître le Nil plus rapidement qu'à l'ordinaire. Ses eaux parvinrent en peu de jours à la juste hauteur que l'Égypte désirait; et comme elles continuaient de monter, on en vint à craindre qu'Alexandrie ne fût inondée, et que l'abondance des eaux n'amenât la stérilité, qu'on avait appréhendée de la sécheresse. Les païens se moquèrent publiquement de ce caprice de leur dieu; ils en firent des plaisanteries sur le théâtre; mais plusieurs d'entre eux reconnaissant enfin que le Nil n'était qu'un fleuve, se convertirent au christianisme.
XXI.
Idolâtrie abolie dans Alexandrie.
On bâtit sur l'emplacement du temple de Sérapis, une église qui porta le nom d'Arcadius, et qui fut dédiée à Dieu sous l'invocation de saint Jean-Baptiste. La dédicace en fut célébrée le 26 de mai 395, avec beaucoup de solennité. Alexandrie était à la fois une ville de débauche et de superstition. Presque toutes les colonnes servaient d'appui à des chapelles consacrées à différentes divinités; partout se présentait l'image de Sérapis. Son buste était placé sur toutes les portes, sur toutes les fenêtres, il était peint sur toutes les murailles. On détruisit, on effaça ces objets d'idolâtrie, on y substitua l'image de la croix. Théophile n'épargna aucun des temples de la ville[736]. Il prit plaisir à faire connaître au peuple la fourberie des oracles. Les statues de bois ou de bronze étaient creuses et adossées contre les murailles: les prêtres s'y introduisaient par des conduits souterrains, et abusaient le peuple crédule. On trouva dans les caveaux de ces temples, des monceaux de crânes et d'ossements, des têtes d'enfants égorgés depuis peu, et dont les lèvres étaient dorées. C'étaient de malheureuses victimes immolées à ces farouches divinités[737]; car la superstition égyptienne, qui dans les premiers temps s'était bornée à offrir aux dieux de l'encens et des prières, s'étant communiquée aux nations étrangères, y était devenue barbare, et avait rapporté dans son pays natal des pratiques cruelles, afin qu'il n'y eût aucun peuple du monde qui ne pût reprocher à l'idolâtrie de lui avoir enseigné à sacrifier des victimes humaines. Théophile exposa publiquement toutes ces horreurs: les païens les plus obstinés se cachaient de honte, les autres se convertissaient. On fondait les statues, suivant l'ordre de l'empereur, pour en fabriquer de la monnaie qu'on distribuait aux pauvres. Mais comme l'évêque fit employer quelque partie de la matière à faire des vases et divers ornements, peut-être pour les églises, les païens l'accusèrent lui et les deux officiers de s'être enrichis des dépouilles des dieux: et il faut avouer que la suite des actions de Théophile ne le justifie pas entièrement de ce soupçon[738]. Il réserva seulement une figure très-ridicule de je ne sais quelle divinité[739]; il la fit placer dans un lieu public, afin que dans la suite les païens ne pussent désavouer l'extravagance de leur culte. Cette dérision les piqua vivement: ils furent aussi affligés de la conservation de cette statue, qu'ils l'avaient été de la destruction de toutes les autres. La nouvelle de ce qui s'était passé dans Alexandrie étant venue à Théodose, on dit que levant les mains au ciel, il s'écria avec transport: Je vous rends graces, Seigneur, de ce que vous avez aboli une erreur si funeste et si invétérée, sans qu'il en ait coûté à l'empire la perte d'une si grande ville.
[736] Socrate désigne particulièrement, l. 5, c. 16, un lieu consacré au culte de Mithra, τὸ Μιθρεῖον (Mithræum). Il ajoute que Théophile exposa aux regards du public les mystères sanglants du Mithræum, τὰ τοῦ Μιθρείον φονικά μυστήρια. L'opinion générale à cette époque était que la célébration des mystères de cette divinité persane était quelquefois souillée par des sacrifices humains. J'ai discuté ailleurs, t. 2, p. 177, not. 1, liv. X, § 52, les raisons qui me portent à croire que cette accusation avait quelque chose de fondé.—S.-M.
[737] Horret animus dicere qui miseris mortalibus laquei à demonibus præparati sunt. Qua funeraque scelera in illisque dicebantur abdita tegebantur? Quot ibi infantum capita desecta in auratis labris inventa sunt? Quot miserorum cruciabilis mortes depictæ? Rufin. l. 12, c. 24. Il est probable que, par les mots cruciabilis mortes depictæ, il faut entendre les tableaux qui représentaient les supplices cruels ou les épreuves, qu'on était obligé de souffrir, pour être admis à participer aux mystères de Mithra.—S.-M.
[738] Les reproches de S. Isidore de Péluse, l. 1, ep. 152, sont d'accord avec les accusations d'Eunapius, in Ædes., tom. 1, p. 45, ed. Boiss. Les témoignages réunis par Tillemont, Hist. Ecclés. t. XI, vie de Théophile, art. 6, pour faire connaître l'esprit, le caractère et les mœurs de ce patriarche d'Alexandrie, ne sont pas propres à en donner une idée très-avantageuse.—S.-M.
[739] C'était la statue d'un singe, sans doute d'un cynocéphale, animal très-révéré des Égyptiens; tel est ce qui résulte au moins du récit de Socrate, lib. 5, c. 17.—S.-M.
XXII.
La ville de Canope purifiée.
L'activité de Théophile ne se borna pas à purifier sa ville épiscopale. Canope, bâtie dès le temps de la guerre de Troie près d'une embouchure du Nil[740], n'était éloignée d'Alexandrie que de quatre lieues vers l'orient[741]. Les charmes de sa situation, sur un rivage délicieux, le grand nombre et la beauté de ses temples, et plus encore les amorces de la volupté y attiraient les habitants de toute l'Égypte, et même les étrangers. La débauche y régnait avec tant d'effronterie, à l'abri de la religion, qu'auprès de ceux qui faisaient profession d'une vie sage et réglée, c'était un reproche d'avoir été à Canope; mais cette raison même contribuait à la rendre plus fréquentée. Le Nil était sans cesse couvert de barques, où les âges et les sexes confondus ensemble, et respirant une joie dissolue, allaient célébrer dans cette ville leurs infames mystères[742]. On y enseignait les lettres sacrées des anciens Égyptiens, et sous ce prétexte, on y tenait école de magie[743]. Il y avait aussi un temple de Sérapis[744]. Mais la divinité propre du lieu portait le même nom que la ville. La figure en était bizarre et monstrueuse: c'était un vase surmonté d'une tête, et dont le ventre était fort large. On l'adorait comme vainqueur de tous les autres dieux, et cette folle opinion était fondée sur une fable qui ne mérite pas d'être rapportée[745]. Soit que cette ville fût du diocèse d'Alexandrie, soit qu'elle fût dépendante de l'évêque de Schédia[746], qui en était plus voisine, Théophile s'y étant transporté, fit raser le temple du dieu Canope, réduisit ce lieu à recevoir les immondices de la ville, détruisit les autres temples et les retraites de prostitution, purgea de ce culte impur les bourgades d'alentour, et fit bâtir des églises, où les reliques des martyrs attirèrent une chaste et sainte dévotion[747]. Pour substituer des exemples de vertus aux dissolutions qu'il bannissait, il construisit plusieurs monastères. Celui de Canope devint célèbre par la vie pénitente et retirée de ceux qui l'habitaient. Les auteurs ecclésiastiques en font de grands éloges; tandis que les païens regardant ces moines comme établis sur les ruines de leurs divinités, s'efforçaient de les noircir par leurs calomnies[748].
[740] Ce n'était pas Canope, mais une ville appelée Thonis, qui se trouvait sur cette plage au temps de la guerre de Troie; elle n'occupait pas précisément l'emplacement de Canope, mais elle était à l'embouchure de la branche canopique du Nil dans la Méditerranée, à une petite distance de l'emplacement de Canope, qui était au nord-ouest sur le bord de la mer. Il ne paraît pas que l'origine de Canope remonte à plus de cinq siècles avant notre ère; on peut voir à ce sujet une note de la traduction française de Strabon, t. V, p. 358.—S.-M.
[741] On apprend de Strabon, l. 17, p. 801, que Canope était située à 120 stades au nord-est d'Alexandrie ou à douze milles, selon Ammien Marcellin, l. 22, c. 15. Elle se trouvait sur le bord de la mer, au débouchement d'un canal creusé de main d'homme, qui conduisait d'Alexandrie à cette ville. Un espace très-étroit la séparait de la mer, il servait à éviter une côte difficile et rocailleuse, qui était entre les deux villes. Il est reconnu depuis long-temps que le nom de Canope, avait en Égypte le sens de terre d'or, comme nous l'apprend le rhéteur Aristide. Voyez La Croze, lex. Ægypt. p. 31; Zoega, de usu obel. p. 437; Jablonski, Panth. Ægypt. l. 5, c. 4, § 4.—S.-M.
[742] Strabon, l. 17, p. 801 et beaucoup d'autres auteurs parlent avec détails des plaisirs de Canope et de la licence effrénée qui régnait dans cette ville.—S.-M.
[743] C'est ce que dit Rufin, l. 12, c. 26. Jam vero Canopi quis enumeret superstitiosa flagitia ubi prætexto sacerdotalium litterarum, ita etenim appellant antiqua Ægyptiorum litteras magicæ artis erat pene publica schola. Ce lieu même selon cet auteur était pour ainsi dire la source du culte des démons, et il était même plus célèbre et plus révéré qu'Alexandrie. Quem locum velut fontem quemdam atque originem demonum in tantum venerabantur pagani, ut multo ibi major celebritas quam apud Alexandriam haberetur. Un certain Antonin, fils d'une magicienne célèbre, nommée Sosipatra, était alors chargé d'y enseigner les doctrines et les sciences égyptiennes. Eunap. in Ædes., t. 1, p. 42, éd. Boiss.—S.-M.
[744] C'est Strabon qui parle, l. 17, p. 801, de ce temple, et qui dit qu'il était très-révéré, ἔχουσα τὸ τοῦ Σαράπιδος ἱερὸν πολλῇ ἁγιστείᾳ τιμώμενον.—S.-M.
[745] Rufin raconte, lib. 12, c. 26, cette historiette si connue, dans laquelle le dieu des Chaldéens, le feu, fut éteint par l'eau contenue dans l'intérieur du dieu Canope, figurée sous la forme d'une cruche.—S.-M.
[746] Cette ville était à 20 milles au sud-est d'Alexandrie, et au sud de Canope, sur un bras du Nil, dérivé de la branche canopique et qui venait se jeter dans la mer auprès de Nicopolis, qui était pour ainsi dire un faubourg d'Alexandrie.—S.-M.
[747] In Serapis sepulcro prophanis ædibus complanatis ex uno latere martyrium, ex altero consurgit ecclesia. Ruf. l. 12, c. 27.—S.-M.
[748] Par la forme, dit Eunapius, in Ædes. t. 1, pag. 45, ed. Boiss. c'étaient des hommes, mais par leur vie ils étaient des pourceaux. Ἀνθρώπους μὲν κατὰ τὸ εἶδος, ὁ δὲ βίος ἀυτοῖς συώδης. Après un aussi gracieux début, l'auteur payen s'abandonne à toute la véhémence de sa haine, et se répand en invectives plus odieuses et plus dégoûtantes les unes que les autres.—S.-M.
XXIII.
Le paganisme détruit dans toute l'Égypte.
Au signal que donnait l'évêque d'Alexandrie, les autres prélats de l'Égypte s'armèrent de tout leur zèle. Dans les villes, dans les campagnes et jusque dans les déserts, tous les temples, toutes les statues tombaient par terre; et de ces monceaux de ruines, sortaient des églises et des monastères. Le paganisme, qui ne peut se soutenir sans des objets matériels et sensibles, périssait avec ses idoles. Les idolâtres couraient en foule aux églises pour y recevoir le caractère du christianisme: et l'on peut dire que les eaux du baptême, plus fécondes que celles du Nil, inondaient ce grand pays, et préparaient pour le ciel une abondante récolte. Cette heureuse révolution avait été d'avance annoncée à de saints solitaires. Les païens se vantaient qu'Antonin, célèbre philosophe et magicien de Canope, mort peu de temps auparavant, avait prédit, que bientôt tous les temples seraient ruinés, et qu'ils seraient changés en sépulcres. C'est ainsi qu'il appelait les églises où l'on déposait les reliques des martyrs[749].
[749] Tous ces détails sont rapportés dans la vie d'Édésius par Eunapius, t. 1, p. 41-46, ed. Boiss.; mais ils n'y sont pas présentés sous un jour favorable aux chrétiens.—S.-M.
XXIV.
Temples abattus en Syrie.
Theod. l. 5, c. 21.
Soz. l. 7, c. 15.
Chron. Alex. p. 303 et ibi notæ.
Baronius.
Till. Théod. art. 58 et 59.
Il fut plus difficile de purger la Syrie et les provinces voisines. Plusieurs villes résistèrent aux ordres de l'empereur. Le temple de Damas fut changé en une église; on en fit de même du fameux temple d'Héliopolis, consacré au soleil, et dont les murailles étaient incrustées de trois sortes de marbres en compartiments[750]. Les païens, après l'avoir défendu quelque temps les armes à la main, furent enfin obligés de céder. Mais les habitants de Pétra et d'Aréopolis en Arabie, et ceux de Raphia en Palestine, montrèrent une résolution si opiniâtre de conserver leurs dieux, que l'empereur ne jugea pas à propos d'en venir aux extrémités. Il était dangereux de soulever ces provinces voisines des Sarrasins et des Perses. Afin d'épargner le sang des habitants de Gaza, déterminés à sacrifier leur vie pour leur dieu Marnas[751], Théodose se contenta d'en faire fermer les temples[752]. Le zèle de Marcel, évêque d'Apamée, une des principales villes de la Syrie[753], fut couronné par le martyre. Le peuple, obstiné dans l'idolâtrie, étant instruit des ordres de Théodose, fit venir des Galiléens idolâtres et des paysans du mont Liban[754] pour défendre ses temples. Mais le comte d'Orient[755] étant arrivé dans la ville avec deux tribuns suivis de leurs soldats, on n'osa faire de résistance et les temples furent abattus. Il restait encore celui de Jupiter. C'était un solide et superbe édifice, construit de grandes pierres, liées ensemble avec le fer et le plomb. Comme le comte fatiguait ses soldats sans beaucoup avancer la démolition, Marcel lui conseilla de s'en aller ailleurs exécuter les ordres du prince, et de le laisser chargé de ce travail, dont il espérait venir à bout avec le secours de Dieu. Il y réussit en effet par un miracle que Théodoret rapporte fort au long. Il détruisit ensuite les temples des campagnes voisines. Mais ayant entrepris de ruiner celui d'Aulone[756], canton du territoire d'Apamée, il fut surpris par les païens et brûlé vif[757]. Quelque temps après, comme ses enfants (car il avait été marié avant son épiscopat) voulaient accuser en justice les meurtriers, le synode de la province leur défendit toute poursuite: N'étant pas juste, disaient ces saints prélats, de tirer vengeance d'une mort heureuse pour Marcel et glorieuse pour sa famille.
[750] Ce qu'on appelait à Héliopolis, τὸ Τρίλιθον, était le temple du Soleil lui-même. Cette dénomination venait, à ce qu'il paraît, de ce que son soubassement était formé de trois énormes pierres. Il est souvent question de ce monument dans les auteurs arabes, qui parlent de la Syrie et de ses anciens édifices. On a donné des explications bien diverses de ce nom assez facile à interpréter, et celle de Lebeau n'est pas encore la plus mauvaise de toutes. Voyez à ce sujet la traduction d'Abd-allathif par M. Silvestre de Sacy, p. 507.—S.-M.
[751] Ce nom, qui signifie en syriaque le seigneur des hommes, désignait la principale divinité de Gaza. On le trouve sur plusieurs des médailles de cette ville.—S.-M.
[752] «L'Égyptien Sérapis est devenu chrétien, dit S. Jérôme, et Marnas de Gaza pleure enfermé, redoutant la destruction de son temple.» Jam Ægyptius Serapis factus est christianus. Marnas Gazæ luget inclusus, et eversionem templi jugiter pertimescit. Hieron. ep. 107, t. 1, p. 673.—S.-M.
[753] Ἀπάμεια ἡ πρὸς τῷ Ἀξίῷ ποταμᾧ, Apamée sur l'Axius; tel était le nom que les Macédoniens avaient donné au fleuve Orontes, qui traverse la plus grande partie de la Syrie, en mémoire du fleuve Axius de Macédoine.—S.-M.
[754] Πολλάκις Γαλιλαίων ἀνδρῶν, καὶ τῶν περὶ τὸν Λίβανον κωμῶν. Soz. l. 7, c. 15.—S.-M.
[755] C'était, selon Théodoret, l. 5, cap. 21, le préfet du prétoire d'Orient, τῆς ἑῴας ὁ ὕπαρχος; Valois a ajouté, dans sa traduction latine le nom de Cynégius, qu'il est impossible d'admettre, puisque ce ministre était mort au commencement de l'an 388.—S.-M.
[756] Πυθόμενος δὲ μέγιστον εἶναι νάον ἐν τῷ Αὐλῶνι, κλῖμα δὲ τοῦτο τῆς Ἀπαμέων χώρας. Sozom. lib. 7, c. 15. Par l'Aulone, cet auteur entend sans doute toute la partie du territoire des Apaméens, situé dans la plaine de l'Orontes.—S.-M.
[757] Les églises grecques et latines célèbrent sa mémoire le 14 août.—S.-M.
XXV.
Lois contre l'idolâtrie.
Cod. Th. l. 16, tit. 10, leg. 10, 11, 12, et ibi, God.
Ce ne fut pas seulement dans l'Orient que la guerre fut déclarée aux idoles. Valentinien, conduit par les conseils de Théodose, donna les mêmes ordres pour l'Occident. Saint Martin, évêque de Tours, fut dans son diocèse et dans une partie de la Gaule le fléau de l'idolâtrie. Plusieurs évêques imitèrent son exemple, et profitèrent du zéle d'un empereur dont le nom était devenu aussi redoutable aux idoles qu'aux Barbares. Cette destruction ne fut pas l'ouvrage d'une seule année; il paraît qu'elle fit la principale occupation de Théodose pendant qu'il séjourna en Italie. Et pour réunir sous un seul point de vue tout ce qu'il fit à ce sujet, je vais rapporter ici trois lois qui furent publiées dans les années suivantes. La première, datée du 27 février 391, à Milan, défend d'immoler des victimes, d'entrer dans les temples ou chapelles consacrées aux divinités païennes, d'adorer les ouvrages de la main des hommes. Si un magistrat ose entrer dans un temple, soit à la ville, soit à la campagne pour y adorer, il est condamné à une amende proportionnée à son rang, ainsi que ses officiers, pour ne pas s'être opposés à cette profanation, ou pour n'en avoir pas aussitôt porté leur plainte à l'empereur. Cette loi est adressée au préfet de Rome. Elle fut, le 17 de juin de la même année, renouvelée pour l'Égypte[758], par une autre loi datée d'Aquilée. Cette dernière ajoute qu'il n'y aura point de grace pour ceux qui auront formé quelque entreprise en faveur des dieux et des sacrifices. Ces termes désignent la peine de mort; mais elle ne tombe que sur les complots séditieux. Enfin, Théodose étant retourné à Constantinople, adressa au préfet du prétoire d'Orient, une loi du 8 de novembre 392. Celle-ci entre dans un plus grand détail et proscrit toutes les branches d'idolâtrie: elle défend à tout homme, de quelque condition qu'il soit, d'immoler en aucun lieu des victimes, de faire même aucun sacrifice, aucune offrande à ses dieux domestiques dans l'intérieur de sa maison, d'allumer des cierges en leur honneur, de brûler de l'encens, de suspendre des guirlandes: «Si quelqu'un ose sacrifier ou consulter les entrailles des victimes pour découvrir l'avenir, toute personne sera reçue à l'accuser comme s'il était criminel de lèse-majesté, et il sera puni comme tel, quand même sa curiosité n'aurait pas eu pour objet la personne du prince: il est assez coupable de vouloir franchir les bornes que la Providence a posées à nos connaissances, et s'instruire du moment auquel les vœux criminels qu'il fait contre la vie des autres hommes, seront accomplis. Ceux qui offriront de l'encens aux idoles, qui orneront les arbres de rubans et de bandelettes, qui dresseront des autels de gazon, faisant à la religion une grande injure, quoique les hommages qu'ils rendent aux fausses divinités soient de peu de valeur, seront punis par la confiscation de la maison ou de la terre que leur superstition aura profanée. Si quelqu'un fait un sacrifice dans une maison ou sur une terre qui ne lui appartienne pas, supposé que le propriétaire n'en ait pas eu connaissance, le coupable payera une amende de vingt-cinq livres d'or; le propriétaire en paiera autant s'il est complice». Les juges, les défenseurs des villes, les officiers municipaux sont chargés de veiller sur ces profanations et de les déférer aux magistrats, sur peine de se rendre eux-mêmes coupables, s'ils y manquent, soit par faveur, soit par négligence. Les magistrats qui, étant avertis, n'auront pas fait leur devoir, seront condamnés, eux et leurs officiers subalternes, à payer trente livres d'or.
[758] Le rescrit à ce sujet fut adressé à Évagrius, préfet augustal d'Égypte, et à Romanus, comte ou commandant des troupes dans le même pays. Voy. ci-devant, § 13, p. 401.—S.-M.
XXVI.
État où Théodose laissa l'idolâtrie.
Hieron. ep. 107, t. 1, p. 673.
Baronius.
Pagi ad Baron.
Maundrell, Voyage d'Alep à Jérusalem, p. 240.
Dieu couronna par d'heureux succès le zèle de ce religieux prince. La lumière de l'Évangile pénétra dans des pays où elle était encore inconnue: elle devint plus brillante chez les peuples qu'elle avait déja éclairés. Saint Jérôme dit qu'on voyait tous les jours arriver à Jérusalem des troupes de moines qui venaient de l'Éthiopie, de l'Arménie, de la Perse et des Indes. Les Goths, dont une partie était encore idolâtre, les Huns, qui semblaient n'avoir aucune idée de religion, et les autres barbares du septentrion, embrassaient le christianisme[759]. Théodose établissait des monastères dans les lieux les plus infectés de superstition. Le mont Liban avait été de tout temps habité par des peuples presque sauvages, séduits par les plus grossières illusions du paganisme; l'empereur y fonda un célèbre monastère, dont on voit encore aujourd'hui les ruines dans la vallée de Canobine. Cette vallée est formée par une grande ouverture, qui se prolonge plus de sept lieues dans le flanc du mont Liban. Elle est escarpée des deux côtés, et arrosée de quantité de fontaines qui, tombant de rochers en rochers, forment d'agréables cascades. Toutes ces sources se réunissent au fond du vallon et forment un torrent rapide. Ce lieu si propre à la retraite et à la dévotion, se peupla d'ermitages et de cellules. Le monastère était bâti dans l'endroit le plus escarpé de la montagne, vers le milieu de la pente. On y voit aujourd'hui un couvent de Maronites; c'est le siége de leur patriarche. Tels furent les efforts de Théodose pour éteindre l'idolâtrie; cependant il ne l'étouffa pas entièrement. Les temples furent presque tous abattus; mais les particuliers, malgré la défense des lois, continuèrent encore long-temps à faire des sacrifices dans leurs maisons et à consacrer des monuments à leurs dieux. On toléra même encore quelques solennités païennes, des festins, des fêtes, des jeux; et il resta aux successeurs de Théodose plusieurs superstitions à déraciner.
[759] De India, Perside, Æthiopia monachorum quotidie turbas suscipimus. Deposuit pharetras Armenius, Hunni discunt psalterium, Scythiæ frigora fervent calore fidei: Getarum rutilus et flavus exercitus, ecclesiarum circumfert tentoria. Hieron. ep. 107, ad Lætam, t. 1, p. 673.—S.-M.
XXVII.
Libanius demande une loi contre les sollicitations faites aux juges.
Liban. or. cont. ingred. ad judic. 75-103.
Idem, or. cont. assidentes magistr. p. 108-126.
Idem, or. 23, ad Eustath. t. 2, p. 526.
Cod. Th. l. 1, tit. 7, leg. 6.
Libanius n'osait plus employer son éloquence en faveur de l'idolâtrie. Il en fit un meilleur usage: il demanda au prince la réforme de plusieurs abus préjudiciables au bonheur des peuples. L'exercice de la justice se corrompait de plus en plus: les juges employant la matinée aux affaires, passaient le reste du jour à recevoir des visites, qui n'étaient pour l'ordinaire qu'un manége de corruption. Les sollicitations étaient devenues un trafic. Les coupables achetaient le crédit des hommes puissants, qui vendaient leur conscience et celle des juges. Les philosophes, les gens de lettres, les médecins se prêtaient à ce commerce. Les professeurs publics négligeaient leurs écoles, et passaient le temps chez les magistrats; il arrivait de là que les moins habiles, toujours plus propres à ces intrigues, avaient le plus grand nombre de disciples; les pères cherchant la protection du maître plutôt que l'avancement de leurs enfants; ce qui, selon la remarque de Libanius, préjudiciait à l'éducation publique, première source de la prospérité ou du malheur des États. Ces solliciteurs mercenaires, après avoir prévenu les juges en particulier, les accompagnoient aux audiences; ils assiégeaient le tribunal; souvent ils interrompaient les causes par leurs cris, ils allaient quelquefois jusqu'à menacer les juges. Ce désordre subsistait depuis long-temps. Pour y remédier, Gratien avait défendu aux magistrats de recevoir après midi aucune visite. Cynégius, préfet d'Orient, avait rendu sur ce point une nouvelle ordonnance. Toutes ces précautions étaient sans effet. C'était un commerce établi, et il se trouvait trop avantageux aux plaideurs de mauvaise foi et aux solliciteurs, pour ne pas se maintenir, à moins qu'on ne l'arrêtât par la punition. Libanius demanda une loi sévère à ce sujet: il conseillait à Théodose de défendre même aux juges de donner des repas, ni d'en aller prendre chez les autres, la bonne chère étant un appât de séduction. Il avance dans ce discours, qu'autrefois les juges n'avaient pas la liberté de manger ailleurs que chez eux, si ce n'était à la table de l'empereur. Il paraît par un autre ouvrage du même orateur, que Théodose profita de cet avis, quoique la loi qu'il fit alors ne soit pas venue jusqu'à nous.
XXVIII.
Il se plaint des protections que les officiers de guerre accordent aux paysans.
Liban. de patrocin. p. 4-25.
Cod. Th. l. 1, tit. 11, leg. 4.
Cod. Just. l. 11, tit. 53.
Justiniani novel. 17, c. 13.
Tiberii de divinis domibus. c. 4.
Il s'était introduit dans les campagnes un autre désordre: les paysans, pour s'affranchir de la dureté des exactions, avaient imaginé d'acheter la protection des officiers de guerre, qui leur prêtaient le secours de leurs soldats. Ils s'exemptaient par ce moyen de payer les taxes; et quoiqu'ils n'en fussent pas plus heureux, étant en proie à leurs avides défenseurs, ils souffraient le pillage avec moins de peine, parce que les mains qui les pillaient étaient de leur choix. Tous les empereurs, depuis Constance jusqu'à Tibère II, voulurent réformer cet abus, qui régnait surtout en Égypte à cause du blé qu'on exigeait des Égyptiens pour l'approvisionnement de Constantinople: il s'était aussi établi en Syrie et en Gaule. Les habitants du même village demeuraient chargés de la contribution, dont le protégé se faisait dispenser, en sorte que l'exemption de l'un tournait à la ruine des autres. Constance avait ordonné par une loi, que les patrons payeraient pour leurs clients qu'ils auraient fait exempter: il avait condamné à la peine capitale tout paysan qui aurait recours à un patron, et le patron, à vingt-cinq livres d'or; la moitié des terres ainsi protégées, devait être adjugée au fisc. Mais la violence armée l'emportait sur les lois, et l'abus continuait toujours. Ce fut le sujet d'une remontrance de Libanius à Théodose. Il mit sous les yeux de l'empereur les funestes conséquences de ces patronages: les fermiers protégés vexaient leurs voisins, et faisaient la loi aux propriétaires, qui ne pouvaient obtenir justice, les juges étant ou corrompus ou intimidés. De plus, les commandants des troupes gagnaient beaucoup à ce trafic qu'ils faisaient de leur protection, ce qui produisait encore un autre mal: la passion de s'enrichir s'était introduite dans la profession des armes, qui doit vivre d'honneur, et qui ne soutient que par là la supériorité qu'elle s'attribue sur les autres professions. Libanius fait la peinture de tous ces désordres; et comme Théodose avait déja publié une loi contre ces patronages, mais sans imposer aucune peine aux contrevenants, ce qui la rendait inutile, l'orateur lui représente qu'il vaudrait encore mieux ne pas toucher aux maux publics, que de n'y point appliquer le remède, qui n'est autre que la punition. On trouve dans le Code Théodosien une loi de l'an 392, qui interdit l'usage de ces protections; mais cette loi n'inflige encore aucune peine, aussi voyons-nous qu'elle fut sans effet[760].
[760] Libanius parle de Juifs qui, depuis quatre générations, cultivaient ses terres et qui refusaient de lui en payer le loyer ou le fermage. Ils avaient, ajoute-t-il, secoué l'ancien joug, τὸν παλαὶον ἀποσεισάμενοι ζυγὸν, et il ne pouvait en obtenir justice, parce qu'ils se faisaient soutenir par des soldats. Liban. de patroc. p. 11.—S.-M.
XXIX.
Valentinien en Gaule.
Marc. chr.
Oros. l. 7, c. 35.
Greg. Tur. hist. Franc. l. 2, c. 9.
Théodose partit de Rome le premier de septembre[761], et après avoir fait quelque séjour en diverses villes d'Italie, il se rendit à Milan, où il était le 26 de novembre. Valentinien avait pris le chemin de la Gaule. Arbogaste était demeuré dans cette province, après y avoir étouffé, par la mort de Victor, les dernières étincelles de la guerre civile. Carietton et Syrus avaient été substitués à Nanniénus et à Quintinus pour commander les troupes du Rhin et s'opposer aux Francs, qui menaçaient d'une nouvelle irruption[762]. Arbogaste engagea le jeune empereur à se mettre à la tête de son armée pour aller châtier ces barbares, ou les forcer à restituer ce qu'ils avaient enlevé l'année précédente après la défaite des troupes de Quintinus, et à livrer les auteurs de la guerre. Pendant qu'il était en marche, Marcomir et Sunnon envoyèrent demander une conférence: elle leur fut accordée[763]. Ils se rendirent au camp de l'empereur. On ignore les conditions du traité; on sait seulement qu'ils donnèrent des ôtages. Valentinien alla passer l'hiver à Trèves[764].
[761] C'est la Chronique du comte Marcellin, qui nous apprend que Théodose quitta Rome, le premier septembre. Il était le 3 du même mois à Valentia, lieu dont la position est fort incertaine. Le 6, il était à Forum Flaminii, non loin de Foligno, dans le duché de Spolette.—S.-M.
[762] Eo tempore Carietto et Syrus in locum Nanneni subrogati, in Germania cum exercitu opposito Francis diversabantur. Sulp. Alex. l. 4, apud Greg. Turon. l. 2, c. 9.—S.-M.
[763] Tous ces faits ont été tirés par Grégoire de Tours (l. 2, c. 9) de l'historien Sulpitius Alexandre, dont j'ai déja parlé ci-devant, liv. XXIII, p. 378, not. 1. Cet auteur donne aux deux princes Francs le titre de Regalis; mais ailleurs il les appelle Subreguli. Post dies pauculos, Marcomere et Sunnone, Francorum regalibus, dit-il, transacto cursim conloquio, impetratisque ex more obsidibus, ad hiemandum Treveris concessit. Nous n'avons pas d'autres renseignements sur ces premières époques de l'histoire des Francs, antérieures à la fondation de notre monarchie, que les passages que Grégoire de Tours a copiés dans Sulpitius Alexandre et dans Rénatus Profuturus Frigeridus.—S.-M.
[764] On voit, par une loi que Valentinien rendit vers cette époque, que ce prince se trouvait à Trèves le 8 novembre 389.—S.-M.
XXX.
Météores.
Marc. chr.
Philost. l. 10, c. 9 et 11.
Till. Honor. art. 1.
Avant que Théodose eut quitté Rome, Séréna sa nièce, mariée à Stilichon, était accouchée d'un fils, qui fut nommé Euchérius. Vers la fin du mois d'août, il tomba une grêle d'une prodigieuse grosseur, qui ne cessa point durant deux jours. Elle abattit beaucoup d'arbres et tua un grand nombre de bestiaux. Peu de jours après, et peut-être dès le lendemain, car les auteurs n'ont pas fixé la date avec plus de précision, il parut un météore extraordinaire. Voici la description qu'en donne Philostorge qui vivait dans ce temps-là: «On vit, dit-il, vers le milieu de la nuit, dans le zodiaque à côté de la planète de Vénus, un astre nouveau aussi grand et aussi éclatant que cette planète. On aperçut aussitôt une multitude d'étoiles qui venaient de toutes les parties du ciel s'assembler autour de cet astre, comme un essaim d'abeilles autour de leur roi. Ensuite tous ces feux se confondant en un seul, prirent la forme d'une longue et large épée étincelante, dont le premier astre faisait comme le pommeau, surpassant tous les autres par son éclat. Ce phénomène pouvait encore se comparer à la flamme qui s'élève d'une lampe. Son mouvement était différent des autres corps célestes. Il se leva d'abord et se coucha avec la planète de Vénus. Les jours suivants, s'en écartant avec lenteur par son mouvement propre, il avançait peu à peu vers le septentrion, étant emporté par le mouvement commun, d'orient en occident avec les autres étoiles. Au bout de quarante jours il se trouva au milieu de la grande ourse et s'y éteignit.» Cet auteur ajoute que dans le même temps parurent plusieurs autres phénomènes dont il ne donne aucun détail; mais il ne manque pas d'en tirer les plus sinistres présages. Il rapporte encore qu'on voyait alors un géant en Syrie, et un pygmée en Égypte, dont il raconte des choses merveilleuses.
An 390.
XXXI.
Lois.
Idat. chron.
Cod. Th. l. 3, tit. 1, leg. 5; l. 9, tit. 2, leg. 4, tit. 10, leg. 4; l. 13, tit. 5, leg. 18; l. 16, tit. 8, leg. 8.
Hieron. ep. 57, t. 1, p. 304.
Théodose demeura en Italie l'année suivante[765], dans laquelle Valentinien fut consul pour la quatrième fois avec Néoterius, qui depuis dix ans occupait les premières dignités de l'empire, et qui était cette année préfet du prétoire de l'Illyrie orientale. Un des principaux soins de Théodose fut de mettre les faibles à couvert de l'oppression. Il défendit d'arrêter qui que ce fût sans décret; il réprima les violences, et déclara infames les juges qui favoriseraient les oppresseurs, soit en leur procurant l'impunité, soit en différant de les juger, soit en adoucissant les peines imposées par les lois. Quelque horreur qu'il eût de l'impiété judaïque, il regardait les Juifs comme ses sujets et se croyait obligé de les défendre de l'injustice. Il arrêta les avanies qu'on leur faisait, surtout en Égypte. Il avait renouvelé la loi de Constance, qui leur défendait d'acquérir aucun esclave chrétien; mais il défendit aussi, deux ans après, de les troubler dans la police de leurs synagogues, et de les forcer à recevoir ceux que leurs primats et leurs patriarches avaient exclus de leurs assemblées[766]. Il condamna à mort un personnage considérable, nommé Hésychius[767], pour avoir corrompu le secrétaire et dérobé les papiers de Gamaliel, patriarche des Juifs, dont cet Hésychius était ennemi.
[765] L'empereur resta à Milan ou dans ses environs jusqu'au 5 juillet 390; le 23 août il était à Vérone, où on le trouve encore le 8 septembre. Il était de retour à Milan le 26 novembre, et on l'y retrouve le 23 décembre suivant.—S.-M.
[766] Par une loi rendue à Constantinople, le 29 septembre 393, et adressée à Addéus, comte d'orient.-S.-M.
[767] C'était un personnage consulaire, à ce que dit S. Jérôme, ep. 57. Dudum, dit-il, Hesychium virum consularem (contra quem patriarcha Gamaliel gravissimas exercuit inimicitias), Theodosius princeps capite damnavit, quod sollicitato notario, chartas illius invasisset.—S.-M.
XXXII.
[Partage de l'Arménie entre les Romains et les Perses.]
[Faust. Byz. l. 6, c. 1.
Mos. Chor. l. 3, c. 42.]
—[L'ambassade que le roi de Perse avait envoyée à Rome l'année précédente, était encore relative à l'Arménie. Ce malheureux pays était rempli de troubles, et tous les seigneurs, en guerre les uns contre les autres, ou armés contre leur roi, agissaient en princes indépendants. Le jeune Arsace, privé du secours et de l'expérience du connétable Manuel, ne savait comment se faire obéir dans le royaume que la naissance lui avait donné, et que la fortune voulait lui ravir: ses ordres étaient méconnus, et la guerre civile désolait tout le pays. La présence des troupes romaines ne put empêcher la plupart des dynastes de se soumettre au roi de Perse. Il est évident que, dans les négociations qui s'ouvrirent à cette occasion, tout l'avantage paraissait être pour les Perses. Théodose, mal assuré de l'Occident, menacé au Nord par les Barbares, n'était pas disposé à entreprendre une guerre sérieuse dans l'Orient, pour défendre un prince incapable de régner et pour protéger une nation qui se jetait elle-même entre les bras de son adversaire. Sentant sans doute toutes les difficultés de cette guerre, il chercha à tirer le meilleur parti possible des circonstances, en sacrifiant son malheureux allié. Les deux monarques convinrent donc de détruire le royaume d'Arménie et de le partager entre les deux empires, pour faire cesser à jamais les prétentions qu'ils élevaient l'un et l'autre sur la totalité[768]. Cet arrangement n'était pas de nature à satisfaire les seigneurs du pays qui, aussi ardents ennemis de leurs rois qu'ils l'étaient les uns des autres, ne détestaient guère moins au fond les Perses et les Romains, quoique la religion les rapprochât davantage de ceux-ci. Malgré leurs dissensions, leurs révoltes et leurs trahisons, l'indépendance nationale leur était chère, et leur mécontentement pouvait mettre des obstacles à l'exécution du traité de partage. Les deux souverains craignirent sans doute de blesser trop vivement l'amour propre national des seigneurs arméniens, et ils comprirent qu'au milieu de tant de causes de division, il y aurait beaucoup d'inconvénient à trop multiplier les points de contact entre les deux empires. Ils sentirent combien il était avantageux pour eux d'être séparés par un vaste territoire neutre à certains égards[769]. Ils résolurent donc, en maintenant le traité de partage, de placer chacun un roi particulier dans la portion de l'Arménie qui fut ajoutée à leur empire. Ce partage fut fait d'une manière fort inégale, et entièrement à l'avantage des Perses[770]. Ils obtinrent les quatre cinquièmes de l'Arménie. Les Romains n'eurent qu'un territoire long et étroit, s'étendant du nord au sud, depuis la Lazique ou la Colchide, jusqu'à la Mésopotamie, et de l'ouest à l'est, depuis l'Euphrate jusqu'aux montagnes qui séparent les sources de ce fleuve de celles de l'Araxe, se prolongeant vers le Tigre jusqu'à Martyropolis. Cette partie comprenait la Sophène, l'Ingilène, l'Astyanène, l'Acilisène, la Derxène, la Caranitide et plusieurs petits cantons sauvages perdus dans les montagnes, qui séparent l'Arménie du territoire de Trébizonde. Arsace fut contraint de se contenter de cette faible portion de son héritage. Il quitta donc la province d'Ararat, séjour des rois, et il vint s'établir dans l'Arménie romaine. Plusieurs des seigneurs et des satrapes, s'attachèrent à sa fortune; ils abandonnèrent leurs possessions et le suivirent dans l'occident avec leurs femmes et leurs enfants. Cette émigration mécontenta beaucoup le roi de Perse, elle lui fit connaître l'aversion que sa domination inspirait. Il en écrivit à Arsace, lui reprochant de chercher à renouveller la guerre à peine éteinte entre les deux états. Arsace lui répondit qu'il ne pouvait empêcher de le suivre les Arméniens, qui refusaient de se soumettre à un gouverneur persan; que s'il voulait lui confier la portion de l'Arménie qui lui appartenait, comme l'empereur lui avait confié la sienne, il aurait pour lui la même obéissance; mais que si cette proposition ne lui convenait pas, il n'empêcherait pas les seigneurs de s'en retourner, si telle était leur volonté. Le prince persan se hâta, pour prévenir une plus grande défection, de placer un Arsacide sur le trône d'Arménie. Il se nommait Chosroès; on ignore son degré de parenté avec Arsace[771]; celui-ci, depuis la mort de son tuteur Manuel, avait régné cinq ans sur toute l'Arménie[772]. C'est ainsi que se terminèrent tant de guerres longues et sanglantes, dont l'Arménie avait été la cause ou le prétexte. Cette monarchie ne fut pas cependant effacée encore du nombre des royaumes de l'Asie, elle continua de subsister comme état particulier pendant une quarantaine d'années[773]; mais ce traité honteux pour l'empire fut le principe de sa ruine, et il fut la base de toutes les transactions qui eurent lieu dans la suite entre les deux empires[774]. Les Romains ne s'occupèrent plus des destins de l'Arménie orientale, ils ne revendiquèrent que ce qui leur était échu dans le premier traité de partage[775].]—S.-M.
[768] On voit, par ce que rapporte Ammien Marcellin, l. 30, c. 2, que déja un projet semblable avait été proposé du temps de Valens, pendant les négociations qui s'ouvrirent en l'an 374, après la mort de Para. L'ambassadeur Arrhacès proposait alors de détruire l'Arménie, perpétuel sujet de guerre entre les deux nations. Arrace legato ad principem misso, perpetuam ærumnarum causam deleri penitus suadebat Armeniam. Il est probable que le partage proposé à cette époque, ne différait guère de celui qui fut exécuté sous le règne de Théodose.—S.-M.
[769] Ces considérations se retrouvent dans l'historien arménien Faustus de Byzance, l. 6, c. 1, qui était contemporain.—S.-M.
[770] C'est ce que dit Faustus de Byzance. On trouve la même chose dans Procope, de Ædif. Just., l. 3, c. 1; il dit que cette partie de l'Arménie était quadruple de l'autre, τετραπλασίαν τὴν μοῖραν.—S.-M.
[771] Moïse de Khoren se contente de dire, l. 3, c. 42, qu'il était Arsacide: Faustus de Byzance n'en dit pas davantage, l. 6, c. 1, sur son origine, mais il ajoute que c'était un jeune homme.—S.-M.
[772] Depuis l'an 385 jusqu'en 390.—S.-M.
[773] On remarquera bientôt que le traité ne reçut alors qu'une exécution imparfaite, et qu'on y dérogea plusieurs fois dans la suite.—S.-M.
[774] On verra en l'an 416, comment le traité fut mis définitivement à exécution, au moins de la part des Romains.—S.-M.
[775] Tillemont (Théodose le jeune, art. 27, not. 22), et Lebeau après lui, l. XXXII, § 30 et 31, ont placé le partage de l'Arménie à une époque bien plus moderne, en l'an 441. Les détails circonstanciés que les Arméniens fournissent sur la chute de la dynastie Arsacide en Arménie, montrent que tout ce que les modernes en ont dit est un tissu d'erreurs et de faits controuvés ou mal placés. Il n'y a parmi les auteurs grecs que le seul Procope, qui ait donné quelques détails sur cet événement; mais ce qu'il en dit est si obscur et se rattache si mal aux autres renseignements que les anciens nous ont transmis, qu'il n'est pas étonnant qu'on ait commis plusieurs erreurs en voulant faire usage de son récit. Ces détails contenus dans le chapitre premier du livre 3e du Traité des édifices de Justinien, se rapportent à une autre époque, non pas aussi récente qu'on l'a cru, sans raison suffisante, mais de beaucoup postérieure cependant à la date du premier partage. On doit les placer en l'an 416, après la mort de Chosroès III, comme je le ferai voir en racontant cette partie de l'histoire d'Arménie. J'employerai alors les renseignements curieux que fournit Procope, mais dont il serait impossible de faire usage sans la connaissance des auteurs arméniens qui, en ajoutant à sa narration, l'éclaircissent et fournissent les moyens de la placer à sa véritable époque. Je supprimerai en conséquence les deux courts paragraphes du livre XXXII, § 30 et 31, dans lesquels Lebeau a raconté la destruction du royaume d'Arménie, parce qu'ils sont erronnés sous tous les rapports. En les ôtant de l'an 441, je reporterai sous l'an 416 tout ce qui s'y trouve d'exact, et je le ferai entrer dans mon récit.—S.-M.
XXXIII.
Sédition de Thessalonique.
Theod. l. 5, c. 17.
Soz. l. 7, c. 25.
Ruf. l. 12, c. 18.
Théodose donna cette année deux exemples également illustres: l'un des terribles excès auxquels la colère peut emporter les meilleurs princes, lorsqu'ils ne prennent conseil que de leurs adulateurs; l'autre du généreux repentir que peut exciter dans leur ame un zèle salutaire. Thessalonique, capitale de l'Illyrie, était devenue une ville des plus grandes et des plus peuplées de l'empire. La licence s'y était accrue dans la même proportion que l'opulence et le nombre des habitants. Le peuple était passionné pour les spectacles; il chérissait, il estimait même ces vils ministres des divertissements publics, qui sont la peste des mœurs, parce qu'ils ne peuvent se faire des partisans, sans diminuer l'horreur des vices dont ils sont infectés. Bothéric commandait les troupes en Illyrie. Son échanson se plaignit à lui des poursuites criminelles d'un cocher du cirque, embrasé d'une passion brutale. Bothéric fit mettre en prison cet infame séducteur. Comme le jour des courses du cirque approchait, le peuple, qui croyait ce cocher nécessaire à ses plaisirs, vint demander son élargissement. Sur le refus du commandant, il se mutina. La sédition fut violente; plusieurs magistrats y perdirent la vie, et Bothéric fut assommé à coups de pierre.
XXXIV.
Rufin excite Théodose à la vengeance.
Theod. l. 5, c. 17.
Soz. l. 7, c. 25.
Paulin. vit. Ambros. § 24.
Aug. de civ. l. 5, c. 26, t. 7, p. 142.
Ambr. ep. 51, 52, t. 2, p. 997 et 1001.
Claud. in Ruf. l. 1.
Philost. l. 11, c. 3.
Symm. l. 3, ep. 81 et seq.
Zos. l. 4, c. 51.
Suid. Ρουφῖνος.
Hier. ep. 60, t. 1, p. 342.
Till. vie de S. Ambr. art. 57.
Idem. Theod. art. 23 et not. 43.
Idem. Arcad. note 1.
La nouvelle de cet attentat excita l'indignation de Théodose. Il voulait d'abord mettre à feu et à sang toute la ville. Ambroise et les évêques des Gaules qui tenaient alors un synode à Milan, vinrent à bout de l'apaiser. Il leur promit de procéder selon les règles de la justice. Mais ses courtisans et surtout Rufin, effacèrent bientôt ces heureuses impressions. Rufin, l'un des plus fameux exemples d'une élévation rapide et d'une chute éclatante, était né à Élusa, capitale de cette partie de l'Aquitaine qu'on nommait alors Novempopulanie[776]; c'est aujourd'hui Eause en Gascogne[777]. Sorti d'une famille obscure, il avait toutes les qualités d'esprit et de corps qui pouvaient faire disparaître la bassesse de sa naissance. Une taille avantageuse, une physionomie mâle et spirituelle, des yeux vifs et pleins de feu prévenaient en sa faveur. Il s'exprimait avec facilité et avec grace. C'était un esprit insinuant, pénétrant, étendu, mais profond et caché, toujours occupé de projets ambitieux qu'il formait sourdement et qu'il ménageait avec adresse. Rempli de vices, mais habile à prendre toutes les apparences des vertus contraires, il s'attacha à Théodose, et surprit bientôt sa confiance[778]. Il n'est pas étonnant que ce fourbe en ait imposé aux personnages les plus vertueux, qui souvent se font un scrupule d'être trop clairvoyants, et une loi de régler leur estime sur celle du maître, lorsque le maître est lui-même digne d'estime. Saint-Ambroise l'aimait et partageait la joie de ses prospérités. Symmaque le combla d'éloges pendant sa vie; mais Symmaque ne peut éviter ici de passer pour un flatteur intéressé ou timide, puisqu'aussitôt après la fin tragique de Rufin, il changea de langage et le noircit des plus affreuses couleurs. Dans le temps de la sédition de Thessalonique, Rufin, maître des offices, tenait déja le premier rang dans les conseils. Appuyé de ses partisans, il fit entendre à Théodose qu'il était nécessaire de donner un exemple capable d'arrêter pour toujours les séditions, et de maintenir l'autorité du prince dans la personne de ses officiers. Il ne lui fut pas difficile de rallumer un feu mal éteint. On résolut de punir les Thessaloniciens par un massacre général. Théodose recommanda expressément de cacher à Ambroise la décision du conseil; et, après avoir expédié ses ordres, il sortit de Milan, pour éviter de nouvelles remontrances, si le secret de la délibération venait à transpirer.
[776] Malgré les incertitudes de quelques savants, on ne peut douter que Rufin ne fût effectivement né à Élusa, ou Eause, en Novempopulanie, dans l'Aquitaine, comme il résulte du témoignage formel de Claudien (in Rufin., l. 1, v. 123-140). Il est d'accord avec Zosime, lib. 4, c. 51, qui le fait Gaulois de naissance, Κελτὸς τὸ γένος.—S.-M.
[777] L'antique cité d'Elusa fut détruite dans le courant du neuvième siècle par les Normands. Son nom a donné naissance à celui de la ville moderne d'Eause, dans le département du Gers. Celle-ci n'occupe cependant pas tout-à-fait le même emplacement. Il reste encore quelques vestiges de l'ancienne ville; ils conservent le nom de Ciutat.—S.-M.
[778] On voit, par une lettre de Symmaque (l. 3, ep. 82), que Rufin avait déja beaucoup de crédit auprès de Théodose en l'an 384.—S.-M.
XXXV.
Massacre de Thessalonique.
Ruf. l. 12. c. 18. Theod. l. 5, c. 17.
Soz. l. 7, c. 25.
Paulin, vit. Amb. § 24.
Hermant, vie de S. Ambr. l. 6. c. 12.
Till. vie de S. Ambr. art. 57.
Les officiers chargés de cette barbare exécution ayant reçu la lettre du prince, annoncèrent une course de chars pour le lendemain, et passèrent la nuit à faire toutes les dispositions nécessaires à leur dessein. Le jour venu, le peuple ne sachant pas qu'il courait à la mort, se rendit en foule dans le cirque, sans s'apercevoir du mouvement des soldats, dont il fut tout à coup enveloppé. Ceux-ci avaient ordre de passer tout au fil de l'épée, sans distinction d'âge ni de sexe. Au signal donné, ils poussent un grand cri et se jettent avec fureur sur la multitude. On frappe, on égorge, on précipite, on tue les enfants sur le sein de leurs mères; les habitants, renfermés dans cette vaste enceinte, morts, blessés, vivants, accumulés les uns sur les autres, ne font bientôt plus qu'un monceau. Ceux qui fuient trouvent la mort dans les rues de la ville: Thessalonique est jonchée de cadavres. Des étrangers, des citoyens pacifiques, qui n'avaient eu aucune part à la sédition, furent sacrifiés à cette aveugle vengeance. Jamais l'humanité ne montre plus de vigueur que dans ces scènes cruelles ou l'inhumanité triomphe. L'histoire a conservé seulement la mémoire d'une action généreuse; les autres se perdirent dans la confusion de cet horrible massacre. Un esclave voyant son maître saisi par les soldats, l'arrache de leurs mains, et, pour lui donner le temps de s'échapper, il se livre lui-même et reçoit la mort avec joie. Un marchand nouvellement entré dans le port, courut à ses deux fils qu'il voyait prêts à périr; il demanda en grâce de mourir à leur place, et offrit, à cette condition, tout ce qu'il possédait d'or et d'argent. Les soldats, par une indulgence brutale, lui permirent d'en choisir un; et le malheureux père les regardant tour-à-tour, pleurant, gémissant, et ne pouvant se déterminer dans ce choix funeste, qui déchirait ses entrailles, les vit enfin égorger tous deux. Le massacre dura trois heures. Sept mille hommes y périrent; quelques auteurs en font monter le nombre jusqu'à quinze mille. On dit que Théodose, touché de repentir, peu de temps après le départ des courriers, en avait dépêché d'autres pour révoquer l'ordre; mais que ceux-ci arrivèrent trop tard, ainsi qu'on a vu presque toujours que plus les ordres méritent d'être révoqués, plus ils volent rapidement et s'exécutent avec promptitude[779].
[779] Il est extraordinaire que Zosime qui, dans son histoire, ne ménage pas la mémoire de Théodose, n'ait pas dit un seul mot du massacre de Thessalonique.—S.-M.