Histoire du Bas-Empire. Tome 04
LIVRE XXIII.
I. Opiniatreté de Justine en faveur des Ariens. II. Valentinien les autorise par une loi. III. Nouvelles entreprises contre saint Ambroise. IV. Saint Ambroise rassure son peuple. V. Fin de la persécution. VI. Maxime s'intéresse pour les catholiques. VII. Actions de piété de Valentinien. VIII. Théodose interdit aux Chrétiens toute participation à l'idolâtrie. IX. Guerre des Gruthonges. X. Leur défaite. XI. Théodose épargne les vaincus. XII. Histoire de Gérontius. XIII. Théodose épouse Galla. XIV. Sénateur accusé pour des songes. XV. Lois de Théodose. XVI. Sédition d'Alexandrie. XVII. Nouvel impôt. XVIII. La sédition commence à Antioche. XIX. Elle s'allume dans toute la ville. XX. On abat les statues de la famille impériale. XXI. Fin de la sédition. XXII. Prodiges fabuleux. XXIII. Crainte des habitants. XXIV. Ils prennent la fuite. XXV. Interrogatoires. XXVI. Punitions. XXVII. Changement des habitants d'Antioche. XXVIII. Discours de saint Jean Chrysostôme. XXIX. Flavien part pour aller fléchir l'empereur. XXX. Colère de l'empereur. XXXI. Arrivée des commissaires à Antioche. XXXII. Conduite qu'ils y tiennent. XXXIII. Informations nouvelles. XXXIV. Courage des moines. XXXV. Hardiesse de Macédonius. XXXVI. Les commissaires remettent l'affaire au jugement de l'empereur. XXXVII. La joie renaît dans Antioche. XXXVIII. Césarius va trouver l'empereur. XXXIX. Flavien se présente à Théodose. XL. Discours de Flavien. XLI. Clémence de l'empereur. XLII. Le pardon est annoncé aux habitants d'Antioche. XLIII. Joie de toute la ville. XLIV. Maxime se prépare à la guerre. XLV. On lui députe saint Ambroise. XLVI. Saint Ambroise devant Maxime. XLVII. Maxime passe les Alpes. XLVIII. Valentinien se réfugie à Thessalonique. XLIX. Théodose ramène Valentinien à la croyance orthodoxe. L. Succès de Maxime. LI. Généraux et officiers de Maxime. LII. Tatianus succède à Cynégius dans la dignité de préfet du prétoire d'Orient. LIII. Dispositions de Théodose. LIV. Lois de Théodose. LV. Trahison punie. LVI. Soulèvement des Ariens à Constantinople. LVII. Flotte de Maxime. LVIII. Bataille de Siscia. LIX. Bataille de Pétau. LX. Théodose poursuit Maxime. LXI. Mort de Maxime. LXII. Mort d'Andragathe. LXIII. Guerre des Francs. LXIV. Clémence de Théodose. LXV. Actions de justice. LXVI. Théodose refuse de rétablir l'autel de la Victoire. LXVII. Synagogue de Callinicus. LXVIII. Théodose exclus du sanctuaire.
VALENTINIEN II, THÉODOSE, ARCADIUS.
An 386.
I.
Opiniâtreté de Justine en faveur des Ariens.
Idat. fast.
Sulp. Sev. hist. l. 2, c. 65.
Ruf. l. 12, c. 15.
Soz. l. 7, c. 13.
Ambros. de divers. serm. 1, t. 2, app. p. 439.
Till. vie de S. Ambr. art. 43.
Au commencement de l'an 386, Honorius, âgé seulement de quinze à seize mois, reçut le titre de consul, qui lui avait été dès sa naissance destiné pour cette année. Il eut pour collègue Évodius, préfet du prétoire de Maxime; et cette union prouve que Théodose vivait en paix avec le tyran, et qu'il le reconnaissait pour empereur. L'impérieuse Justine n'avait pas renoncé au dessein de rendre à l'Arianisme la supériorité dont il avait joui sous le règne de Constance et sous celui de Valens. Elle employait toute l'autorité de son fils pour troubler la paix des églises; elle menaçait d'exil les évêques, s'ils n'adhéraient aux décrets de Rimini; elle attaquait Ambroise par des outrages publics et par de sourdes intrigues; elle tâchait de semer parmi le peuple l'esprit de discorde; et regardant comme un affront le peu de succès de ses cabales, elle excitait son fils à la venger du mal qu'elle ne pouvait faire. Les Ariens et les courtisans, esclaves de la faveur, secondaient sa passion. Tout était odieux dans Ambroise: on noircissait ses vertus mêmes; c'était un factieux, un rebelle, qui ne cherchait par ses aumônes qu'à se faire des créatures. Pour lui, loin de s'en alarmer: C'est un reproche, disait-il, dont je n'ai garde de rougir; et plaise à Dieu que je puisse toujours le mériter. Si c'est un crime de vouloir acheter par mes aumônes l'assistance et l'appui des indigents auprès du maître des empires, je m'avoue coupable; c'est en effet ce que je cherche. Ces aveugles, ces boîteux, ces malades, ces vieillards sont de plus puissants défenseurs que les plus vaillants guerriers.
II.
Valentinien les autorise par une loi.
Cod. Th. l. 16, tit. 1, leg. 4, tit. 4, leg. 1.
Ambr. ep. 21, t. 2, p. 860.
Ruf. l. 12, c. 16.
Gaud. præf. serm. ad Benev. Bibl. Pat. t. 2.
Soz. l. 7, c. 13.
Baronius.
[Till. vie de S. Ambr. art. 43.]
Le jeune prince entra dans la passion de sa mère. Résolu de la seconder de toute sa puissance, il approuva le projet d'une ordonnance dressée par Auxentius, évêque de Milan, pour les Ariens. L'empereur se déclarait pour la foi du concile de Rimini; il permettait aux Ariens de s'assembler; il défendait aux catholiques, sous peine de mort, de les troubler dans l'exercice du culte public, et même de présenter contre eux aucune requête. Pour rédiger cette disposition et y donner la forme de loi, Justine s'adressa à Bénévolus, secrétaire des brevets[626]. Celui-ci, né à Brescia [Brixia], en Italie, et instruit de la foi de Nicée par le saint évêque Philastrius, refusa de prêter son ministère à l'hérésie: et comme l'impératrice le pressait d'obéir, en lui promettant un emploi plus élevé: C'est en vain, lui dit-il, qu'on tente de m'éblouir; il n'est point de fortune qui mérite d'être achetée par une action impie; ôtez-moi plutôt la charge dont je suis revêtu, pourvu que vous me laissiez ma foi et ma conscience. En parlant ainsi, il jeta aux pieds de Justine la ceinture qui était la marque de son office. Il ne fut pas difficile de trouver à la cour un ministre plus flexible et plus complaisant. La loi fut publiée le 23 de janvier[627]; elle répandit la joie et la confiance parmi les Ariens, et la consternation dans l'église catholique.
[626] Tunc memoriæ scriniis præsidenti, dit Rufin, l. 12, c. 16. S. Gaudence de Brixia l'appelle simplement magister memoriæ.—S.-M.
[627] Cette loi fut donnée à Milan. Les autres lois de cette époque font voir que Valentinien se trouvait à Pavie, le 15 février suivant, à Aquilée le 20 avril, à Milan dans les mois de juin et de juillet, à Aquilée le 3 novembre, à Milan le 18 du même mois, et le 3 décembre.—S.-M.
III.
Nouvelles entreprises contre saint Ambroise.
Ambr. ep. 21, t. 2, p. 860, et contra Aux. p. 863-874.
Aug. conf. l. 9, c. 7, t. 1, p. 162, et de Civ. l. 22, c. 8, t. 7, p. 663.
Hermant, vie de S. Ambr. l. 4, c. 12, 13, 15, 16, 19.
Till. vie de S. Ambr. art. 44-47.
La fête de Pâques approchait. C'était le temps où les Ariens avaient coutume de redoubler leurs efforts pour se rendre maîtres des églises. L'empereur presse de nouveau Ambroise de leur céder la basilique Porcienne. Le prélat résiste; il offre au prince de lui abandonner les terres de l'église; mais il refuse de livrer la maison de Dieu. Justine lui fait donner ordre de sortir de Milan; on le menace de la mort s'il n'obéit; il se détermine à ne point partir, et à se laisser enlever de force plutôt que de se rendre coupable de l'usurpation de la basilique. Il répond aux officiers de Justine: Qu'il respecte l'empereur; mais qu'il craint Dieu plus que le prince; qu'il ne peut abandonner son église; que la violence pourra bien en séparer son corps, mais non pas son esprit; que si le prince fait usage du pouvoir impérial, il ne lui opposera que la patience épiscopale. Le peuple, résolu de mourir avec son évêque, accourt à l'église; il y passe plusieurs jours et plusieurs nuits. Les églises étaient alors accompagnées d'un vaste enclos, qui renfermait plusieurs bâtiments pour le logement de l'évêque et du clergé. Tant que durèrent les attaques de Justine, le peuple ne sortit pas de cette enceinte; et il en restait toujours un grand nombre dans l'église même, où prosternés au pied des autels, qu'ils baignaient de leurs larmes, ils imploraient pour eux et pour leur évêque le secours du ciel. Ce fut en cette rencontre que, pour occuper le peuple et dissiper l'ennui d'une si longue résidence, saint Ambroise fit pour la première fois chanter des hymnes: il en composa lui-même qui firent dans la suite partie de l'office de l'église. Il introduisit aussi le chant des psaumes à deux chœurs; et cette coutume déja établie dans les églises orientales, se répandit de Milan dans tout l'Occident.
IV.
S. Ambroise rassure son peuple.
Ces chants étaient interrompus par les gémissements du peuple. Pour le consoler et le contenir en même temps dans les bornes de la soumission due aux souverains, saint Ambroise montait de temps en temps dans la tribune, et tâchait de faire passer dans le cœur des fidèles la sainte assurance dont le sien était rempli: Je ne consentirai jamais à vous abandonner, leur disait-il; mais je n'ai contre les soldats et les Goths d'autres armes que des prières au Dieu que nous servons. Telle est la défense d'un prêtre. Je ne puis ni ne dois combattre autrement. Je ne sais ni fuir par crainte, ni opposer la force à la force. Vous savez que j'ai coutume d'obéir aux empereurs, mais je ne veux leur sacrifier ni ma religion ni ma conscience. La mort qu'on endure pour Jésus-Christ n'est pas une mort, c'est le commencement d'une vie immortelle. Pendant qu'il parlait, l'église fut investie de soldats que la cour envoyait pour garder les portes, et empêcher les catholiques d'en sortir. J'entends, disait Ambroise, le bruit des armes qui nous environnent; ma foi n'en est pas effrayée. Je ne crains que pour vous; laissez-moi combattre seul. L'empereur demande l'église et les vases sacrés; ô prince, demandez-moi mes biens, mes terres, ma maison, ce que j'ai d'or et d'argent: je vous l'abandonne. Pour les richesses du Seigneur, je n'en suis que dépositaire; il vous est aussi pernicieux de les recevoir qu'à moi de vous les donner. Si vous me demandez le tribut, nous ne vous le refusons pas; les terres de l'église payent le tribut. Si vous voulez nos terres, vous avez le pouvoir de les prendre; nous ne nous y opposons pas; les collectes du peuple suffiront pour nourrir les pauvres. Ces paroles généreuses étaient reçues avec de grands applaudissements. Les soldats qui étaient au dehors, pleins de respect pour celui même qu'ils tenaient assiégé, joignaient leurs acclamations à celles du peuple; et ce concert alarmait Justine.
V.
Fin de la persécution.
Valentinien désespérant de réussir par la terreur, et n'osant en venir aux dernières violences, envoya sommer Ambroise de se rendre devant lui pour disputer contre Auxentius, se réservant le pouvoir de décider par son autorité souveraine. Ambroise s'excusa d'aller au palais y plaider la cause de Dieu devant l'empereur ni devant aucuns juges séculiers. Il représenta que les contestations qui concernent la foi ne doivent se traiter qu'en présence des évêques, et il offrait à Auxentius d'entrer en dispute avec lui devant un concile. Justine ne trouvant plus de ressource ni dans ses menaces ni dans ses artifices, conçut le dessein de faire assassiner Ambroise. Elle s'occupait de cette affreuse pensée, lorsque les miracles qui s'opérèrent à la découverte des corps de saint Gervais et de saint Protais, l'effrayèrent sans la changer. En vain les Ariens s'efforçaient de tourner en ridicule des prodiges que tout le peuple attribuait à la sainteté de l'évêque aussi-bien qu'aux mérites des deux martyrs. L'impératrice n'osa combattre plus long-temps le prélat; elle le laissa en possession de toutes les églises de Milan.
VI.
Maxime s'intéresse pour les catholiques.
Epist. Rom. Pontif. t. 1.
Ruf. l. 12, c. 16.
Theod. l. 5, c. 14.
Baronius.
[Till. vie de S. Ambr. art. 48.]
Les remontrances de Maxime firent peut-être sur l'esprit de Justine encore plus d'impression que les miracles; elle le craignait, et ne voulait lui donner aucun prétexte de prendre les armes. Ce tyran fut bien aise de saisir cette occasion de faire une action digne d'un prince légitime, pour diminuer, s'il était possible, l'odieux de son usurpation: il conjura Valentinien de cesser la guerre qu'il faisait à la vérité. On a conservé sa lettre dans laquelle il proteste de sa sincérité, et déclare que le seul motif qui le fasse agir est le vif intérêt qu'il prend à la prospérité de Valentinien; que s'il eût formé quelque dessein sur l'Italie, il ne devrait songer qu'à entretenir le feu de la division que le jeune prince allumait lui-même dans ses états: C'est une chose infiniment périlleuse, ajoutait-il, de toucher à ce qui regarde Dieu.
VII.
Actions de piété de Valentinien.
Prudent. περὶ στεφ. hymn. 6.
Grut. inscr. p. 1170, n. 6.
Baronius.
Till. Théod. art. 29.
Cod. Th. l. 8, tit. 8, leg. 3.
En même temps que Valentinien se déclarait ennemi de la foi catholique, par une bizarrerie dont les exemples ne sont pas rares, il s'occupait d'actions de piété, il donnait ordre de rebâtir et d'agrandir à Rome la basilique de saint Paul, sur le chemin d'Ostie. Ce projet fut ensuite exécuté par Théodose et achevé par Honorius. Placidie, fille de Théodose, y ajouta de riches ornements. Le jeune prince ne se contenta pas des lois déja établies par Constantin et par son père Valentinien pour obliger les peuples à sanctifier le dimanche: il défendit de faire ce jour-là aucune procédure, aucun acte, aucune transaction; d'exiger le paiement d'aucune dette; de débattre aucun droit, même devant des arbitres; et il déclara infame et sacrilége quiconque ne s'acquitterait pas en ce saint jour des devoirs que prescrit la religion.
VIII.
Théodose interdit aux chrétiens toute participation à l'idolâtrie.
Cod. Th. l. 12, tit. 1, leg. 112.
Les ordonnances de Théodose s'accordaient mieux avec la pureté de sa foi. Il n'avait pas porté les derniers coups à l'idolâtrie; et dans chaque province subsistait encore un pontife supérieur, qui était chargé de la police de toute la religion païenne. Ce titre, regardé comme très-honorable, était conféré aux personnes les plus distinguées de l'ordre municipal: on le donnait quelquefois à des chrétiens malgré eux; d'autres, moins scrupuleux que Gratien, allaient jusqu'à le rechercher. L'ambition, qui sait plier la conscience au gré de ses désirs, leur persuadait que cette dignité n'exigeant aucun acte particulier d'idolâtrie, n'était pas incompatible avec leur religion. Théodose, mieux instruit des obligations du christianisme, ne voulut pas à la vérité abolir cette fonction; l'ordre public la rendait nécessaire tant que le paganisme subsisterait, mais il défendit aux païens d'y contraindre les chrétiens, et à ceux-ci de l'accepter[628].
[628] Ce fut en vertu d'une loi rendue à Constantinople, le 16 juin de l'an 386.—S.-M.
IX.
Guerre des Gruthonges.
Claud. in 4º Cons. Honor. v. 254 et seq.
Symm. l. 3, ep. 74 et seq.
Zos. l. 4, c. 38, 39 et 40.
Idat. fast. et Chron.
Marcel. Chr.
Depuis cinq ans la paix n'avait été troublée en Orient que par quelques incursions qu'on avait facilement réprimées. La réputation de Théodose rendait la frontière respectable à tant de nations guerrières dont l'empire était environné, lorsqu'un nouvel essaim de barbares vint menacer la Thrace des mêmes désastres qu'elle avait éprouvés sous le règne de Valens. C'étaient des Ostrogoths, appelés aussi Gruthonges[629] qui, dix ans auparavant, chassés de leur pays par les Huns, erraient dans cette vaste contrée qui s'étend du Danube à la mer Baltique. Réunis sous un chef[630] nommé Odothée, ils entraînèrent avec eux une partie de ces nations féroces dont ils traversaient le pays. L'amour de la guerre et l'espérance du pillage leur associèrent un grand nombre de Huns; et c'est à cause du mélange de ces deux puissantes nations que quelques auteurs donnent à ces barbares le nom de Gothuns[631]. Tout à coup la rive septentrionale du Danube parut couverte d'une multitude immense de guerriers suivis de leurs chariots, de leurs femmes et de leurs enfants[632]. Ils envoyèrent demander le passage à Promotus, général des troupes de la Thrace. Ce capitaine, aussi rusé que vaillant, s'avança aussitôt avec son armée, qu'il étendit le long du fleuve pour en défendre les bords. En même temps il choisit entre ses soldats des hommes de confiance, qui savaient la langue de ces barbares; il leur ordonna de passer le fleuve et de tromper les ennemis en leur promettant de leur livrer l'armée romaine avec le général. Ceux-ci s'acquittèrent adroitement de leur commission. Ils demandèrent d'abord une somme exhorbitante pour récompense de leur trahison. On disputa long-temps; enfin on se relâcha de part et d'autre, et l'on s'accorda sur le prix dont la moitié serait payée sur l'heure, et le reste après la victoire. On convint et des signaux et du moment de l'attaque; elle devait se faire de nuit. Les soldats revinrent et informèrent de tout leur général.
[629] Zosime a tort de dire, l. 4, c. 38, que cette nation scythique était inconnue aux habitants des bords du Danube, quand elle parut sur les bords de ce fleuve, ἔθνος τὶ Σκυθικὸν ὑπὲρ τὸν Ἴστρον ἐφάνη, πᾶσιν ἄγνωστον τοῖς ἐκεῖσε νομάσιν. Les Romains avaient assez souvent combattu les mêmes ennemis, quand ils étaient commandés par Alathée et Saphrax, pour qu'ils eussent dès long-temps appris à les connaître. Voyez ci-devant pag. 102, l. XX, § 5. C'est sans doute par une faute de copiste que le même auteur semble dire que ces peuples étaient appelés Prothinges par les Barbares, ἐκάλουν δὲ Προθίγγους αὐτοὺς, οἱ ταύτῃ Βαρβαροι. Il faut lire Γροθίγγους, au lieu de Προθίγγους.—S.-M.
[630] Claudien lui donne le titre de roi, in 4º cons. Honor. v. 632. Voyez ci-après, p. 322, note 1.—S.-M.
[631] Le nom de Gothunnus ne se trouve que dans quelques manuscrits de Claudien. Il y est souvent même remplacé par celui de Gruthungus. Cette leçon a été adoptée par presque tous les éditeurs. Il est question de ce peuple, mais seulement sous le nom de Gruthunges, dans le 2e livre contre Eutrope, v. 153.
et un peu plus loin, v. 196
—S.-M.
[632] Claudien porte à trois mille le nombre des barques avec lesquelles les Gruthunges tentèrent le passage du Danube.
Claud. de 4º cons. Honor. v. 623 et seq.—S.-M.
X.
Leur défaite.
On avait choisi une nuit où la lune ne donnait pas de lumière. L'obscurité semblait favorable aux barbares pour dérober le passage; elle l'était encore plus à Promotus, pour leur cacher ses mouvements. Lorsque cette nuit fut arrivée, les ennemis jettent dans des canots faits d'un seul arbre ce qu'ils avaient de plus braves soldats; ceux-ci devaient descendre les premiers, et égorger les Romains, qu'ils s'attendaient à trouver endormis. Ils font ensuite embarquer les autres, afin de soutenir leurs camarades. Ils laissent sur le bord les gens inutiles au combat, femmes, vieillards, enfants, qui ne devaient passer qu'après le succès. Cependant Promotus, instruit de ces dispositions, se préparait à les recevoir. Ayant rassemblé les jours précédents un très-grand nombre de grosses barques, il les rangea sur trois lignes; et quoiqu'il ne laissât entre elles qu'un médiocre intervalle, il en eut assez pour border le fleuve dans l'espace de vingt stades, c'est-à-dire de deux mille cinq cents pas. On observait un grand silence, et la largeur du fleuve empêchait les ennemis d'entendre le bruit des barques et des rames. Lorsque tout fut prêt du côté des Romains, Promotus fit donner le signal dont ses émissaires étaient convenus avec les barbares, pour leur indiquer le moment du passage. Les Gruthonges font aussitôt force de rames, et s'avancent avec impatience comme à une victoire assurée. Au même instant, les deux premières lignes des barques Romaines se détachent afin d'envelopper les ennemis. Celles qui sont au-dessous s'étendent dans toute la largeur du fleuve pour former une barrière; les autres, aidées par le courant, descendent avec impétuosité. Fort supérieures aux canots des barbares par leur élévation, par leur masse et par le nombre des rameurs, elles les heurtent, les renversent, les brisent, les coulent à fond. La plupart des Gruthonges sont entraînés au fond des eaux par le poids de leurs armes. Ceux qui traversent le fleuve sont arrêtés par la troisième ligne des barques qui bordent la terre; ils y trouvent la mort. En peu de temps, le Danube n'est plus couvert que de cadavres et de débris[633]. Jamais combat naval ne coûta tant de sang. Odothée y perdit la vie[634].
[633] Il semble par la manière dont s'exprime Claudien, en rapportant v. 632, la mort du chef des Ostrogoths, que ce chef avait été tué par Théodose lui-même; les dépouilles opimes dont il parle, désignent toujours la victoire remportée dans un combat singulier contre un chef ennemi.
—S.-M.
Claud. in 4º cons. Honor. v. 628 et seq.—S.-M.
XI.
Théodose épargne les vaincus.
Les vainqueurs, après avoir détruit et enseveli dans les eaux l'armée ennemie, passent à l'autre rive, ils s'emparent des bagages, et mettent aux fers les femmes, les enfants, et tous ceux qui n'avaient pas trouvé place dans les canots. Théodose qui, sur le premier avis de Promotus, était parti de Constantinople, arrive en ce moment. Il vient trop tard pour vaincre, mais assez tôt pour sauver les vaincus. Il juge de l'importance de la victoire par la quantité de butin et par le nombre des prisonniers. Il leur fait rendre la liberté et leurs dépouilles; il y ajoute même des libéralités; et par cette généreuse clémence, il les change en sujets affectionnés. Il reçoit dans ses troupes ceux qui sont en état de porter les armes, et donne aux autres des terres à cultiver[635]. Il laisse Promotus dans la Thrace pour garder la frontière.
[635] Il paraît, d'après des vers de Claudien (in Eutrop. l. 2, v. 153 et seq.) cités ci-devant pag. 320, not. 3, que les établissements qu'on leur donna étaient situés dans la Phrygie.—S.-M.
XII.
Histoire de Gérontius.
Ces barbares, dispersés en divers cantons de la Thrace, conservaient leur férocité naturelle; ils avaient peine à s'accoutumer à la discipline romaine. Un de leurs détachements, composé des plus braves et des mieux faits, campait aux portes de Tomes, métropole de la petite Scythie, en-deçà du Danube. L'empereur leur avait assigné une paye plus forte qu'à ses propres troupes; il leur avait, par honneur, donné des colliers d'or. Fiers de ces distinctions, ils méprisaient les soldats de la garnison; ils les insultaient et les maltraitaient en toute occasion. Ils formaient même des desseins sur la ville, et l'on avait sujet de tout appréhender de leur caractère brutal et impétueux. Gérontius commandait la garnison; c'était l'homme du monde le moins propre à souffrir ces insultes. Aussi fougueux que les barbares, il ne leur cédait ni en courage ni en force de corps. Il résolut de les prévenir; et ayant fait part de son dessein aux officiers de la garnison, comme il les voyait intimidés et peu disposés à le suivre, il ne prend avec lui que sa garde, qui formait un fort petit nombre, sort à cheval, l'épée à la main, et va d'un air intrépide charger les barbares. Les autres soldats saisis de frayeur se tiennent sur la muraille, simples spectateurs d'un combat si inégal. Les barbares se moquent d'abord de la folle témérité de Gérontius; c'était à leurs yeux un insensé qui venait chercher la mort; ils détachent sur lui quelques-uns de leurs guerriers les plus braves et les plus robustes. Gérontius s'attache au premier qui vient à lui, il le saisit au corps; et tandis qu'il s'efforce de le renverser de cheval, un de ses gardes abat d'un coup de sabre l'épaule du barbare, qui tombe par terre. Ce coup saisit les autres d'effroi. Gérontius se jette tête baissée au travers de l'escadron; les soldats romains, ranimés par son exemple, sortent de la ville; ils fondent sur la troupe ennemie, ils en font un horrible carnage. Ceux qui échappèrent se réfugièrent dans une église voisine qui leur servit d'asile. Gérontius ayant par cette action de valeur réprimé l'insolence des Gruthonges, s'attendait à des récompenses. Mais Théodose, irrité qu'il eût de son chef et sans l'avis de ses supérieurs entrepris un coup de cette importance, songeait bien plutôt à le punir. On l'accusa même de n'avoir attaqué les barbares que pour leur enlever les colliers d'or qu'ils tenaient de la libéralité de l'empereur. Gérontius s'en justifia par le soin qu'il avait eu, aussitôt après sa victoire, de remettre ces colliers entre les mains des officiers du trésor. Si l'on s'en rapporte à Zosime, qui ne rend presque jamais justice à Théodose, Gérontius n'évita un traitement rigoureux qu'aux dépens de sa fortune, qu'il fallut sacrifier pour acheter la protection des eunuques du palais.
XIII.
Théodose épouse Galla.
Idat. fast.
Marcel. Chr.
Zos. l. 4. c. 43 et 44.
Socr. l. 4, c. 26.
Philost. l. 10, c. 7.
Pagi ad Baron.
Théodose avait conduit à la guerre contre les Gruthonges, son fils Arcadius, âgé de neuf ans. Il revint avec lui à Constantinople[636], où il entra comme en triomphe le 12 d'octobre. Il épousa quelques jours après Galla, fille de Valentinien I et de Justine. Selon Philostorge, elle était arienne ainsi que sa mère. On ne voit pas cependant qu'elle ait causé aucun trouble dans l'église; mais ce ne serait pas une preuve de la pureté de sa foi. Elle mourut avant son mari; et sous un empereur tel que Théodose, on pouvait ne pas s'apercevoir que l'impératrice fût hérétique. Zosime recule ce mariage d'une année, et il en fait une aventure romanesque qui ne s'accorde guère avec le caractère de Théodose, et qui aurait besoin d'un meilleur garant[637].
[636] Les dates des diverses lois rendues vers ce temps par Théodose font voir que ce prince passa la plus grande partie de l'année à Constantinople, ou dans les résidences impériales des environs, à l'exception du temps où il fut occupé à la guerre contre les Gruthonges. Il était le 20 mai à Périnthe ou Héraclée sur la Propontide, et le 3 septembre, dans sa maison de campagne de Mélanthias, d'où il existe deux lois: toutes les autres ont été décrétées à Constantinople.—S.-M.
[637] Cet auteur suppose, contre toute vraisemblance, que Théodose n'épousa cette princesse qu'à l'époque de la fuite de Justine et de Valentinien le jeune, poursuivis par le tyran Maxime. Théodose, épris de la beauté de Galla et incertain s'il ferait la guerre contre Maxime, n'aurait, selon cet auteur, obtenu la main de cette princesse qu'à la condition de marcher contre l'usurpateur.—S.-M.
XIV.
Sénateur accusé pour des songes.
Liban. vita. t. 2, p. 72 et 73.
Ce prince n'avait d'autre passion que de rendre ses peuples heureux: il l'était lui-même, lorsqu'il trouvait occasion d'user de clémence. Un sénateur d'Antioche, qui aimait à donner de magnifiques repas, raconta un jour devant un grand nombre de convives, des songes qui ne lui promettaient rien moins que l'empire. Quoiqu'il affectât d'en rire le premier, on sentit qu'il était la dupe de ces visions frivoles. Les parasites firent leur devoir; ce fut de le flatter d'abord et de l'accuser ensuite. Il était perdu s'il eût vécu sous le règne de Constance ou de Valens. Les juges se piquaient d'un zèle impitoyable; ils faisaient de cette extravagance une affaire d'état. Tous les convives, excepté les délateurs, étaient traités de complices. Il y en avait déja deux condamnés à l'exil; plusieurs avaient souffert la question. Le secrétaire de Libanius fut accusé entre les autres; on prouva qu'il était mort avant le festin dont on faisait tant de bruit: il n'en fallut pas moins pour arrêter les informations déja commencées. Théodose fit cesser et cassa toute cette procédure. Ne punissant qu'à regret les crimes réels, il était bien éloigné de s'engager à poursuivre ceux qui n'étaient qu'imaginaires.
XV.
Lois de Théodose.
Cod. Th. l. 2, tit. 33, leg. 2, l. 9, tit. 34, leg. 9, tit. 44, leg. 1, et l. 14, tit. 12, leg. unic. et ibi God.
Toujours prêt à pardonner les attentats contre sa personne, il punissait sévèrement les atteintes portées à l'honneur des particuliers. Il ordonna que ceux entre les mains de qui tomberait un libelle diffamatoire, eussent à le déchirer sur-le-champ, leur défendant d'en réciter à personne le contenu, et soumettant à la même peine et celui qui l'aurait composé et celui qui l'aurait communiqué, à moins qu'il n'en déclarât l'auteur. Pour donner plus d'éclat à la ville de Constantinople, il voulut que tous ceux qui étaient revêtus de dignités civiles ou militaires, ne parussent en public que sur des chars attelés de deux chevaux: les magistrats du premier ordre, tels que les préfets du prétoire et ceux de la ville, avaient des chars à quatre chevaux; car, selon une louable discipline établie dès le temps de la république, il n'était pas libre aux particuliers de se distinguer par la pompe des équipages: c'était le rang et non pas la fortune qui permettait l'usage des voitures d'appareil. Les statues des princes étaient un asyle: ceux qui redoutaient la violence et l'injustice, trouvaient leur sûreté dans l'enceinte où ces statues étaient placées; mais il arrivait que certaines gens s'y réfugiaient par malice et par affectation de terreur, afin de rendre odieuses les personnes par qui ils se prétendaient menacés. Théodose ordonna que ceux qui auraient recours à ces asyles y demeureraient pendant dix jours; que durant cet intervalle on ne pourrait les en arracher, et qu'ils n'auraient pas eux-mêmes la liberté de s'en écarter; qu'après l'examen des motifs de leur crainte, si elle se trouvait bien fondée, les lois prendraient leur défense; au lieu qu'ils seraient punis si leur alarme prétendue n'était qu'un artifice et un effet de malignité. Constantin avait mis un frein à l'avarice; mais cette passion, qui veille sans cesse pour se dérober à la contrainte des lois, avait franchi ses barrières. Les usures étaient devenues arbitraires. Théodose se contenta de les renfermer dans leurs anciennes bornes, qui n'étaient que trop étendues. Il permit l'intérêt à douze pour cent par année, et condamna les usuriers à rendre le quadruple de ce qu'ils exigeraient au-delà. La loi de l'Évangile n'avait pas encore en ce point pris le dessus sur les anciennes lois romaines.
An 387.
XVI.
Sédition à Alexandrie.
Idat. fast.
Liban. or. 12, t. 2, p. 391 et 392.
L'année suivante est mémorable par un de ces événements, dont l'histoire a pris soin de conserver tous les détails pour l'instruction des princes et des peuples. C'est la sédition d'Antioche. On connaît les causes qui la firent naître, la manière dont elle s'alluma, les excès auxquels elle se porta, les effets qu'elle produisit, la conduite des magistrats dans la punition, et celle de Théodose dans le pardon des coupables. Valentinien était consul pour la quatrième fois avec l'historien Eutrope, lorsqu'une première étincelle de sédition éclata dans Alexandrie. Le peuple assemblé au théâtre se souleva contre les magistrats: on les accabla d'injures, sans épargner la personne même des empereurs; on porta l'audace jusqu'à demander Maxime pour maître: on l'appelait à grand cris; on souhaitait qu'il voulût accepter la souveraineté de l'Égypte. Cette émeute excitée en un moment, passa aussi rapidement qu'un orage. Rien n'était plus ordinaire au peuple d'Alexandrie: rarement cette multitude légère et turbulente se voyait réunie dans le théâtre sans insulter les magistrats. La chose était tellement passée en coutume, que le gouvernement n'y faisait nulle attention.
XVII.
Nouvel impôt.
Liban. or. 21, t. 2, p. 526.
Idat. fast.
Marcel. Chr.
Pagi ad Baron.
Till. Théod. not. 27.
On ne dit pas même quel fut le prétexte de cet emportement populaire, comme s'il n'en eût fallu aucun pour soulever les Alexandrins. Il est cependant vraisemblable que ce fut la même cause qui excita vers le même temps dans Antioche une sédition, dont les suites furent beaucoup plus fâcheuses. En voici l'occasion. Au mois de janvier de cette année, il y avait quatre ans révolus depuis qu'Arcadius avait reçu le titre d'Auguste; Théodose voulut commencer par une fête magnifique la cinquième année de l'empire de son fils. Cette solennité se nommait les quinquennales; pour y ajouter plus d'éclat, il avança d'une année ses propres décennales, c'est-à-dire la fête de la dixième année de son empire. C'était la coutume de distribuer en cette occasion de l'argent aux soldats; ces largesses épuisèrent le trésor. Théodose ne voulant pas laisser tarir cette source de la prospérité des états, songea aux moyens de le remplir. Il imposa une contribution extraordinaire.
XVIII.
La sédition commence à Antioche.
Chrysost. Hom. in S. Ignatium. c. 4, t. 2, p. 597.
Liban. or. 12, t. 2, p. 394, 13, p. 406, 21, p. 526.
Les ordres du prince ne trouvèrent aucune résistance dans le reste de la Syrie; mais ils soulevèrent Antioche. Cette ville était, par sa grandeur, par son opulence, par la beauté de sa situation et de ses édifices, considérée comme la capitale de l'Orient; divisée en quatre quartiers entourés de murailles, et qui formaient presque autant de villes, elle renfermait deux cent mille habitants[638], partagés en dix-huit tribus. A ce peuple nombreux, se joignaient une infinité d'étrangers, qui s'y rendaient sans cesse de toutes les contrées de l'univers. Tant d'humeurs diverses étaient une matière toujours préparée aux plus violentes agitations. On parlait depuis quelques jours de la nouvelle imposition: ce n'était qu'un bruit sourd qui trouvait peu de croyance, mais qui mettait déja les esprits dans cet état d'incertitude où ils deviennent plus faciles à émouvoir. Les ordres de l'empereur étant arrivés pendant la nuit du 26 de février, le gouverneur assembla de grand matin le conseil. La lecture des lettres n'était pas achevée, que les assistants s'abandonnèrent à la douleur: ils s'écrient que la somme est exhorbitante, qu'on peut leur briser les os par les tortures, leur tirer tout le sang des veines; mais qu'en vendant et leurs biens et leurs personnes, on ne pourra trouver de quoi satisfaire à cette exaction cruelle. Les murmures, les gémissements, les cris, les marques du dernier désespoir troublent toute l'assemblée. Plusieurs élèvent la voix pour adresser à Dieu des prières plus séditieuses encore que les murmures.
[638] C'est S. Jean Chrysostôme qui donne cette évaluation de la population d'Antioche de son temps. Δῆμον εἰς εἴκοσι ἐκτεινόμενον μυριάδας, κ. τ. λ. S. Chrys. in Ignat. c. 4, t. 2. p. 597.—S.-M.
XIX.
Elle s'allume dans toute la ville.
Chrysost. Hom. de stat. 5, c. 3, t. 2, p. 62.
Liban. or. 12, t. 2, p. 393 et 394; 13, p. 406; 20, p. 516; 21, p. 526.
Le gouverneur fait de vains efforts pour les apaiser. Ils sortent de la salle et courent comme des forcenés sous le portique; là, redoublant leurs cris en se dépouillant de leurs robes, ils appellent les citoyens; ils leur exagèrent le sujet de leur alarme. On accourt de toutes parts; bientôt un peuple innombrable les environne: la fureur se communique plus promptement que leurs paroles; la plupart ignorent encore la cause du tumulte et frémissent déja de colère. Tout-à-coup sans aucun commandement il se fait un grand silence; cette immense populace demeure calme et immobile, ainsi que la mer aux approches d'un violent orage; et un moment après, poussant des cris furieux, et se divisant en plusieurs troupes comme en autant de vagues, les uns se jettent dans les thermes voisins; ils renversent, ils brisent, ils détruisent et les vases et les ornements; d'autres courent à la maison de l'évêque Flavien, et ne l'ayant pas trouvé, ils reviennent à la salle du conseil, d'où le gouverneur n'avait encore osé sortir: ils tâchent d'en enfoncer les portes, et menacent de le massacrer, ce qui n'était pas sans exemple à Antioche. N'ayant pu réussir, ils se dispersent en criant: Tout est perdu: la ville est abymée; une imposition cruelle a détruit Antioche.
XX.
On abat les statues de la famille impériale.
Chrysost. hom. 2, c. 3; hom. 3, c. 1; hom. 5, c. 3; hom. 6, c. 1; hom. 17, c. 2.
Liban. de vita, t. 2, p. 75, et or. 12, p. 395; 13, p. 407; 20, p. 516; 21, p. 527.
Zos. l. 4, c. 41.
Theod. l. 5, c. 19.
Soz. l. 7, c. 23.
Tout ce qu'il y avait d'étrangers, de misérables, d'esclaves, grossit la foule des séditieux. Ce mélange confus ne connaît plus ni prince, ni magistrats, ni patrie. A la vue des portraits de l'empereur, qui était peint en plusieurs endroits de la ville, la rage s'allume; on l'insulte de paroles et à coups de pierres; et comme s'il respirait encore plus sensiblement dans les ouvrages de bronze, on va attaquer ses statues: on n'épargne pas celles de Flaccilla, d'Arcadius, d'Honorius, ni la statue équestre de Théodose le père. On attache des cordes à leur col; chacun s'empresse de prêter son bras à ce ministère de fureur: on les arrache de leur base; on les brise en morceaux en les chargeant d'opprobres et d'imprécations; on en abandonne les débris aux enfants qui les traînent par les rues de la ville.
XXI.
Fin de la sédition.
Liban. or. 12, t. 2, p. 396; 13, p. 408; 21, p. 527.
Ce dernier excès d'insolence effraya les coupables eux-mêmes. La vue des images d'un empereur si respectable, brisées et mises en pièces les frappa d'horreur, comme s'ils eussent vu les membres du prince même épars et déchirés. Pâles et tremblants, la plupart s'enfuient et se renferment. La sédition se ralentissait; mais elle n'était pas encore apaisée. Une troupe des plus opiniâtres s'assemble autour de la maison d'un des principaux sénateurs qui, se tenant renfermé chez lui, paraissait condamner la révolte. Ils y mettent le feu. Pendant l'emportement du peuple, les plus sages citoyens n'avaient osé s'exposer: les magistrats, cachés dans leurs maisons, ne songeaient qu'à conserver leur vie. Ne pouvant se concerter ensemble, ni prendre aucune mesure, ils en étaient réduits à faire des vœux au ciel. Quantité de voix appelaient en vain le gouverneur. Quoique ce fût un officier vaillant et qui s'était signalé dans la guerre, cependant il n'osa se montrer jusqu'au moment où il apprit que la plus grande fougue du peuple était passée, et que la maison du sénateur n'était attaquée que par une poignée de misérables. Il s'y transporta à la tête de sa garde. Il n'en coûta que deux coups de flèches pour dissiper ce reste de séditieux. Le comte d'Orient qui commandait les troupes, et qui n'avait pas montré plus de hardiesse, vint alors se joindre à lui. On les blâma tous deux dans la suite, de n'avoir pas affronté le péril pour défendre les statues de l'empereur, et pour épargner à la ville un si criminel attentat. Leurs soldats poursuivirent les mutins qui fuyaient devant eux. On en prit un grand nombre qui furent aussitôt enfermés dans les prisons.
XXII.
Prodiges fabuleux.
Liban. or. 12. t. 2, p. 396.
Soz. l. 7, c. 23.
On remarqua que les femmes de la plus vile populace, qui ont coutume de signaler leur rage dans ces émeutes soudaines, ne prirent aucune part à celle-ci. L'agitation qui subsistait encore dans les esprits après tant de secousses violentes, fit, comme il arrive souvent, imaginer des fantômes et des prodiges bizarres. On ne pouvait croire que ce désordre n'eût pas été produit par une puissance surnaturelle. Le bruit courut que dans le fort du tumulte, on avait vu un vieillard d'une taille gigantesque, monté sur un puissant cheval; et que s'étant changé d'abord en jeune homme, ensuite en enfant, il avait disparu. On disait encore que la nuit d'auparavant, on avait aperçu au-dessus de la ville une femme horrible à voir et d'une grandeur effrayante; que ce spectre avait passé sur toutes les rues en frappant l'air d'un fouet avec un bruit affreux. Ce n'était rien moins dans l'idée du peuple qu'un monstre infernal qui excitait les esprits à la fureur, de la même manière que les valets de l'amphithéâtre animaient à grands coups de fouet la rage des bêtes féroces dans les spectacles. Selon saint Jean Chrysostôme, il n'était pas besoin que le démon courût dans l'air; c'était assez qu'il entrât dans leur cœurs et qu'il y soufflât le feu de la révolte. Elle avait commencé au point du jour; à midi le calme était rétabli dans la ville.
XXIII.
Crainte des habitants.
Chrysost. Hom. 3, c. 6, t. 2, p. 44; h. 6, c. 2, p. 75.
Liban. or. 12, t. 2, p.398, 13, p. 407; 20, p. 516; 21, p. 527.
Théod. l. 5, c. 19.
Mais ce calme n'avait rien que de sombre et de lugubre. Après cet accès de frénésie, les habitants abattus, consternés, ne se reconnaissaient qu'avec horreur. La honte, les remords, la crainte tenaient tous les cœurs accablés. La vue des courriers qui partent pour informer l'empereur, leur annonce déja leur condamnation. Les innocents et les coupables attendent également la mort; mais personne ne veut être coupable; ils s'accusent les uns les autres. Les païens, qui n'étaient pas plus criminels que les chrétiens, tremblent qu'on ne leur impute tout le désordre. Tous renfermés avec leurs familles qui fondent en larmes, déplorent le sort de leurs femmes et de leurs enfants; ils se pleurent eux-mêmes. Partout règne une affreuse solitude. On voit seulement errer çà et là dans les places et dans les rues des troupes d'archers, traînant aux prisons des malheureux qu'ils ont arrachés de leurs maisons.
XXIV.
Ils prennent la fuite.
Chrysost. Hom. 2, c. 1, 2, et 5. H. 3, c. 1, 5, 6. H. 5, c. 5, 6. H. 13, c. 1.
Lib. de vita, t. 2, p. 75, et or. 12, p. 401; 21, p. 528.
La nuit se passe dans de mortelles inquiétudes: elle ne présente à leur esprit que des gibets, des feux, des échafauds. La plupart se déterminent à quitter leur patrie, qui ne leur paraît plus qu'un vaste sépulcre. Les riches cachent et enfouissent leurs richesses. Chacun se tient heureux de sauver sa vie. Dès le point du jour, les rues sont remplies d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards qui fuient la colère du prince comme un incendie. Les magistrats, incertains du sort de la ville, n'osent les retenir; à peine peuvent-ils à force de menaces, arrêter les sénateurs qui se préparaient eux-mêmes à déserter Antioche. Les autres sortent en foule et se dispersent sur les montagnes et dans les forêts. Plusieurs sont massacrés par les brigands, qui profitent de cette alarme pour infester les campagnes voisines; et l'Oronte rapporte tous les jours dans la ville quelques-uns des cadavres de ces malheureux fugitifs.
XXV.
Interrogatoires.
Chrysost. H. 3, c. 6, 7; hom. 5, c. 3; hom. 6, c. 5; hom. 8, c. 4; h. 13, c. 1, 2.
Liban. or. 12, t. 2, p. 403; 21. p. 530.
Cependant les magistrats étaient assis sur le tribunal, et faisaient comparaître ceux qu'on avait arrêtés à la fin de la sédition et la nuit suivante. Ils déployaient toute l'horreur des supplices. On pouvait leur reprocher de n'avoir rien fait pour empêcher le crime: cette crainte les rendait plus implacables; ils croyaient faire leur apologie en punissant avec rigueur. Les fouets armés de plomb, les chevalets, les torches ardentes, toutes les tortures redoutables à l'innocence même étaient mises en œuvre pour arracher l'aveu du crime et des complices. Tout ce qui restait de citoyens dans la ville était assemblé aux portes du prétoire, dont les soldats gardaient l'entrée. Là, plongés dans un morne silence, se regardant les uns les autres avec une défiance mutuelle, les yeux et les bras levés vers le ciel, ils le conjuraient avec larmes d'avoir pitié des accusés, et d'inspirer aux juges des sentiments de clémence. La voix des bourreaux, le bruit des coups, les menaces des magistrats les glacent d'effroi; ils prêtent l'oreille à toutes les interrogations; à chaque coup, à chaque gémissement qu'ils entendent, ils tremblent pour leurs parents, pour eux-mêmes; ils craignent d'être nommés entre les complices; mais rien n'égale la douleur des femmes: enveloppées de leurs voiles, se roulant à terre, et se traînant aux pieds des soldats, elles les supplient en vain de leur permettre l'entrée; elles conjurent les moindres officiers qui passent devant elles, de compatir au malheur de leurs proches, et de leur prêter quelque secours: entendant les cris douloureux de leurs pères, de leurs fils, de leurs maris, elles y répondent par des cris lamentables; elles ressentent au fond de leurs cœurs tous les coups dont ils sont frappés; et les dehors du prétoire présentent un spectacle aussi déplorable que les rigueurs qu'on exerce au-dedans.
XXVI.
Punitions.
Ce jour affreux et funeste se passa à interroger et à convaincre les coupables. La nuit était déjà venue; on attendait au dehors, dans des transes mortelles, la décision des magistrats: on demandait à Dieu, par les vœux les plus ardens, qu'il touchât le cœur des juges; qu'ils voulussent bien accorder quelque délai, et renvoyer le jugement à l'empereur, lorsque tout-à-coup les portes du prétoire s'ouvrirent. On vit sortir à la lueur des flambeaux, entre deux haies de soldats, les premiers de la ville chargés de chaînes, languissants et se traînant à peine, les tortures ne leur ayant laissé de vie qu'autant qu'il en fallait pour mourir de la main des bourreaux à la vue de leurs concitoyens. On avait voulu commencer ce terrible exemple par la punition des plus nobles. On les conduisit au lieu des exécutions. Leurs mères, leurs femmes, leurs filles, plus mortes qu'eux-mêmes, veulent les suivre et manquent de forces. Le désespoir les ranime; elles courent, elles voyent leurs proches tomber sous le glaive et tombent avec eux par la violence de leur douleur. On les emporte à leurs maisons. Elles en trouvent les portes scellées du sceau public; on avait déja ordonné la confiscation de leurs biens; et ces femmes distinguées par leur rang et par leur naissance, sont réduites à mendier un asyle, qu'elles ne trouvent qu'avec peine, la plupart de leurs parents et de leurs amis refusant de leur donner retraite, de peur de partager leur crime en soulageant leur infortune. On continua pendant cinq jours de faire le procès aux coupables; plusieurs innocents furent enveloppés dans la condamnation, s'étant déclarés criminels dans la force des tortures. Les uns périrent par l'épée; d'autres par le feu; on en livra plusieurs aux bêtes: on ne fit pas même grace aux enfants. Tant de supplices ne rassuraient pas ceux qui restaient; après tant de coups redoublés, la foudre semblait toujours gronder sur leurs têtes: ils craignaient les effets de la colère du prince; et quoiqu'il ne pût encore être instruit de la sédition, on entendait sans cesse répéter dans la ville: L'empereur sait-il la nouvelle? Est-il irrité? L'a-t-on fléchi? Qu'a-t-il ordonné? Voudra-t-il perdre Antioche? Pour effacer, s'il était possible, la mémoire du soulèvement, chacun s'empressait de payer l'impôt qui en avait été l'occasion. Loin de le trouver alors insupportable, les habitants offraient de se dépouiller de tous leurs biens, et d'abandonner à l'empereur leurs maisons et leurs terres, pourvu qu'on leur laissât la vie.
XXVII.
Changement des habitants d'Antioche.
Chrysost. Hom. 4, c. 2, hom. 6, c. 1, hom. 15, c. 1, hom. 17, c. 2, hom. 18, c. 4.
Liban. or. 12, t. 2, p. 403.
Antioche était une ville de plaisir et de dissolution: l'adversité, cette excellente maîtresse de la philosophie chrétienne, la changea tout-à-coup: plus de jeux, plus de festins de débauche, de chansons et de danses lascives, de divertissements tumultueux. On n'y entendait plus que des prières et le chant des psaumes. Les chrétiens, qui faisaient la moitié des habitants, pratiquaient toutes les vertus; les païens avaient renoncé à tous les vices. Le théâtre était abandonné; on passait les journées entières dans l'église, où les cœurs les plus agités se reposent dans le sein de Dieu même. Toute la ville semblait être devenue un monastère. Libanius en gémit; saint Jean Chrysostôme en félicite les habitants; il préfère aux emportements insensés de leur gaieté ordinaire, les fruits heureux de leur infortune et de leur tristesse.
XXVIII.
Discours de S. Jean Chrysostôme.
Pallad. dial.
Socr. l. 5, c. 3.
Chrysost. Hom. 2, c. 1, et 2 hom. 4, c. 1, hom. 5, passim. hom. 6, c. 3, 4 et 5. hom. 14, c. 1;
Soz. l. 8, c. 2.
Zon. l. 13, t. 2, p. 36.
Vita S. Joan. Chrysost. Benedict.
Fleury, hist. éccles. l. 19, c. 7 et 9.
[Till. Théod. not. 29.]
Ce grand homme animé de l'esprit de Dieu, fut seul, dans ces jours d'alarme et de douleur, la consolation d'un peuple nombreux. Il était né à Antioche l'an 347, de parents nobles. Il avait pris les leçons de Libanius. Mais la beauté de son génie, le goût du vrai et du grand, la lecture assidue de ces admirables modèles que l'ancienne Grèce avait enfantés, et surtout l'étude de l'Écriture sainte, dont la sublime simplicité passa dans son esprit comme dans son cœur, lui donnèrent un ton d'éloquence fort supérieure à celle de son maître. Ce fut une de ces ames choisies que la sagesse de Dieu se plaît à former de temps en temps, et à montrer aux hommes pour leur apprendre jusqu'à quel degré peuvent s'élever les forces humaines soutenues de la grace divine. Il embrassa d'abord la profession d'avocat. L'injustice des hommes qu'il voyait de trop près, l'en dégoûta presque aussitôt. Saint Mélétius le fit lecteur. Il se retira dans la solitude; et le Démosthène du christianisme, vécut pendant deux ans renfermé dans une caverne, où il ne s'occupait que de la prière et de l'étude. Le mauvais état de sa santé l'en fit sortir à l'âge de trente-trois ans. Il fut bientôt après ordonné diacre par saint Mélétius. Flavien lui conféra la prêtrise en 385 ou 386, et lui confia le ministère de la parole. Il était alors dans un âge où l'on peut être assez instruit et assez exercé dans la pratique de la morale évangélique, pour accepter sans présomption le redoutable emploi de la prêcher aux autres hommes. Il parut comme un ange chargé d'annoncer les ordres du ciel; et s'attira, sans y prétendre et sans en vouloir tirer aucun avantage temporel, l'admiration de toute la ville d'Antioche. L'éclat, la solidité, la force, la pureté de son éloquence, lui fit donner avec raison le surnom de Chrysostôme. Depuis le vendredi 26 février, jour de la sédition, jusqu'au jeudi de la semaine suivante, il demeura dans le silence. Enfin, lorsque les plus coupables furent punis, que plusieurs de ceux que la terreur avait bannis de la ville, commençaient à y revenir, et qu'il ne restait plus que l'inquiétude de la vengeance du prince, il monta dans la tribune. Pendant tout le temps du carême, qui commença cette année à Antioche le huitième de mars, il continua de prêcher au peuple, dont il sut calmer les craintes et essuyer les larmes; et l'on doit principalement attribuer à ce grand orateur la tranquillité où la ville se maintint au milieu des diverses alarmes qui survinrent. Il prononça dans cet intervalle vingt discours comparables à tout ce qu'Athènes et Rome ont produit de plus éloquent. L'art en est merveilleux. Incertain du parti que voudra prendre Théodose, il mêle ensemble l'espérance du pardon et le mépris de la mort, et dispose ses auditeurs à recevoir avec soumission et sans trouble, les ordres de la providence. Il entre toujours avec tendresse dans les sentiments de ses citoyens; mais il les relève et les fortifie. Jamais il ne les arrête trop long-temps sur la vue de leurs malheurs; bientôt il les transporte de la terre au ciel. Pour les distraire de la crainte présente, il leur en inspire une autre plus vive: il les occupe du souvenir de leurs vices, et leur montre le bras de Dieu levé sur leurs têtes et infiniment plus terrible que celui du prince.
XXIX.
Flavien part pour fléchir l'empereur.
Chrysost. Hom. 3, c. 1, et 2. hom. 6, c. 2, hom. 17, c. 2, hom. 21, c. 1.
Liban. de vita, t. 2, p. 75, et or. 12, p. 389.
Zos. l. 4, c. 41.
Il y avait déja huit jours que les courriers qui portaient à l'empereur la nouvelle de la sédition, étaient partis d'Antioche, lorsqu'on apprit qu'ils avaient été arrêtés dans leur route par divers accidents, et obligés de quitter les chevaux de poste pour prendre les voitures publiques. On crut qu'il était encore temps de les prévenir; et toute la ville s'adressa à l'évêque Flavien, prélat vénérable par sa sainteté, et chéri de l'empereur. Il accepta cette pénible commission; et ni les infirmités d'une extrême vieillesse, ni la fatigue d'un long voyage dans une saison incommode et pluvieuse, ni l'état où se trouvait une sœur unique qu'il aimait tendrement et qu'il laissait au lit de la mort, ne purent arrêter son zèle. Résolu de mourir ou de fléchir la colère du prince, il part au milieu des larmes de son peuple. Tous les cœurs le suivent par leurs vœux; on espère que la bonté naturelle de l'empereur ne pourra se défendre d'écouter un prélat si respecté. Zosime fait honneur de cette députation à Libanius et à un certain Hilaire distingué, dit-il[639], par sa naissance et par son savoir. Nous avons en effet deux discours de Libanius, qui semblent avoir été prononcés devant l'empereur, l'un pour apaiser sa colère, l'autre pour louer sa clémence. Mais ce n'est qu'une fiction de déclamateur. Si l'on s'en rapporte à Libanius lui-même, il paraît qu'il ne sortit point de la ville. Ce sophiste qui veut toujours jouer un grand rôle, prétend avoir beaucoup servi à rassurer les habitants et à disposer ensuite à la douceur les commissaires de Théodose. Il y a tout lieu de croire que ce récit de Zosime n'est qu'une fable inventée pour dérober aux chrétiens la gloire d'avoir sauvé Antioche.
[639] Selon Zosime, Théodose le fit ensuite gouverneur de toute la Palestine. Ἱλάριος δὲ δια τὸ μέγεθος τῆς ἀρετῆς, ἐπαίνων ἀξιωθεὶς, ἄρχειν παρὰ βασιλέως ἐτάττετο Παλαίστινης ἀπάσης. Zos. l. 4, c. 41.—S.-M.
XXX.
Colère de l'empereur.
Chrysost. Hom. 14, c. 6, t. 2, p. 149; hom. 17, c. 2, p. 172.
Idem, in ep. ad Coloss. Hom. 7, c. 3, t. 11, p. 374.
Liban. or. 13, t. 2, p. 408 et 418. et or. 20, p. 517.
Theod. l. 5, c. 19.
Zos. l. 4, c. 41.
Soz. l. 7, c. 23.
Theoph. p. 60.
Till. Théod. not. 30.
Quoique Flavien fît une extrême diligence, il ne put atteindre les courriers. Ils arrivèrent avant lui, et leur rapport excita dans Théodose cette violente colère dont les premiers accès étaient toujours prompts et terribles. Il était moins irrité du renversement de ses propres statues, que des outrages faits à celles de Flaccilla et de son père. L'ingratitude d'Antioche redoublait encore son courroux: il avait distingué cette ville entre toutes celles de l'empire par des marques de sa bienveillance; il y avait ajouté de superbes édifices. On venait d'achever par ses ordres un nouveau palais dans le faubourg de Daphné, et il avait promis de venir incessamment honorer Antioche de sa présence. Son premier mouvement fut de détruire la ville et d'ensevelir les habitants sous ses ruines. Étant revenu de cet accès d'emportement, il choisit le général Hellébichus, et Césarius maître des offices pour l'exécution d'une vengeance plus conforme aux règles de la justice. Comme il ignorait encore la punition des principaux auteurs du désordre, il chargea ces commissaires d'informer contre les coupables, avec pouvoir de vie et de mort. Il leur donna ordre de fermer le théâtre, le cirque et les bains publics; d'ôter à la ville son territoire, ses priviléges et la qualité de métropole; de la réduire, comme avait autrefois fait l'empereur Sévère, à la condition d'un simple bourg soumis à Laodicée, son ancienne rivale, qui deviendrait par ce changement métropole de la Syrie; de retrancher aux pauvres la distribution de pain, qui était établie dans Antioche comme dans Rome et dans Constantinople.
XXXI.
Arrivée des commissaires.
Chrysost. Hom. 12, c. 1, hom. 16, c. 1, hom. 17, c. 1, hom. 18, c. 4, hom. 21, c. 2.
Liban. or. 13, t. 2, p. 407, 20. p. 517, 21, p. 529.
Hellébichus et Césarius étant partis avec ces ordres rigoureux, rencontrèrent Flavien et redoublèrent sa douleur. Il continua sa route avec plus d'empressement pour obtenir quelque grace. Les deux commissaires se hâtèrent d'arriver en Syrie. La renommée qui les devança, renouvela la terreur dans Antioche. On publiait qu'ils venaient à la tête d'une troupe de soldats qui ne respiraient que le sang et le pillage. Les habitants prononçaient eux-mêmes leur propre sentence: On égorgera le sénat; on détruira la ville de fond en comble; on la réduira en cendres avec son peuple; on y fera passer la charrue; et, pour éteindre notre race, on poursuivra le fer et le feu à la main, jusque dans les montagnes et les déserts, ceux qui y chercheront une retraite. On attendait en tremblant le moment de leur arrivée. On se disposait de nouveau à prendre la fuite. Le gouverneur, qui était païen, vint à l'église, où une multitude innombrable s'était assemblée, comme dans un asile; il y parla au peuple, et s'efforça de le rassurer. Lorsqu'il se fut retiré, saint Jean Chrysostôme fit reproche aux chrétiens d'avoir eu besoin d'une voix étrangère pour affermir des cœurs que la confiance en Dieu devait rendre inébranlables. Enfin, ceux qui connaissaient le caractère des deux officiers, vinrent à bout de calmer ces alarmes. On commença de se persuader que le prince ne voulait pas ruiner Antioche, puisqu'il confiait sa vengeance à deux ministres si équitables et si modérés. A leur approche, une foule de peuple sortit au-devant d'eux, et les conduisit à leur demeure avec des acclamations mêlées de prières et de larmes. C'était le soir du 29 de mars.
XXXII.
Conduite qu'ils y tiennent.
Chrysost. Hom. 17, c. 2, hom 18, c. 1 et 4.
Liban. or. 12, t. 2, p. 398, 20, p. 517, 21, 529 et seq.
Greg. Naz. ep. 123, t. 1, p. 857.
En effet, les deux commissaires n'étaient pas de ces courtisans vils et mercenaires qui, livrés sans réserve à la passion de leur maître, vont aussi vite que son caprice, et lui préparent d'inutiles repentirs. C'étaient des hommes prudents et vertueux. Hellébichus était même uni d'amitié avec saint Grégoire de Nazianze; et c'est une louange pour Théodose d'avoir choisi dans sa colère, deux ministres propres, non pas à la servir aveuglément, mais à la diriger et à la retenir dans les bornes d'une exacte justice. Ils apprirent en arrivant que les magistrats les avaient prévenus, et que la sédition était déja punie par des exemples assez rigoureux. Cependant, par les ordres du prince, ils se voyaient réduits à la triste nécessité de rouvrir les plaies récentes de cette malheureuse ville, et d'en faire encore couler du sang. Ils signifièrent d'abord la révocation de tous les priviléges d'Antioche.
XXXIII.
Informations nouvelles.
Chrysost. Hom. 17, c. 1 et 2; hom. 18, c. 1 et 4.
Liban. or. 20, t. 2, p. 517; 21, p. 530.
Le lendemain ils firent comparaître tous ceux qui composaient le conseil de la ville. Ils écoutèrent et les accusations formées contre eux, et leurs réponses. L'humanité des juges adoucissait autant qu'il leur était permis, la sévérité de leur ministère: ils n'employaient ni soldats ni licteurs pour imposer silence; ils permettaient aux accusés de plaindre leur sort, de verser des pleurs; ils en versaient eux-mêmes; mais ils ne leur laissaient espérer aucune grace; ils paraissaient à la fois compatissants et inflexibles. Sur la fin du jour ils firent renfermer tous ceux qui étaient convaincus, dans une grande enceinte de murailles, sans toit et sans aucune retraite qui pût les garantir des injures de l'air. C'étaient les personnes les plus considérables d'Antioche par leur naissance, par leurs emplois et par leurs richesses. Toutes les familles nobles prirent le deuil; la ville perdait avec eux tout ce qu'elle avait d'éclat et de splendeur.
XXXIV.
Courage des moines.
Chrysost. Hom. 17, c. 1 et 2, hom. 18, c. 4.
Liban. or. 21, t. 2. p. 531.
Theod. l. 5, c. 20.
Le troisième jour devait être le plus funeste: tous les habitants étaient glacés d'effroi. C'était le jour destiné au jugement et à l'exécution des coupables. Avant le lever du soleil les commissaires sortent de leur demeure à la lueur des flambeaux. Ils montraient une contenance plus sévère que la veille, et l'on croyait déja lire sur leur front la sentence qu'ils allaient prononcer. Comme ils traversaient la grande place, suivis d'une foule de peuple, une femme avancée en âge, la tête nue, les cheveux épars, saisit la bride du cheval d'Hellébichus, et s'y tenant attachée, elle l'accompagne avec des cris lamentables. Elle demandait grace pour son fils, distingué par ses emplois et par le mérite de son père. En même temps Hellébichus et Césarius se voient environnés d'une multitude inconnue, que des vêtements lugubres, des visages pâles et exténués faisaient ressembler à des fantômes plutôt qu'à des hommes. C'étaient les solitaires des environs d'Antioche, qui dans cette conjoncture étaient accourus de toutes parts; et tandis que les philosophes païens, plus orgueilleux, mais aussi timides que le vulgaire, étaient allés chercher leur sûreté sur les montagnes et dans les cavernes, les moines, qui étaient alors les vrais philosophes du christianisme et qui portaient ce nom à juste titre, avaient abandonné leurs cavernes et leurs montagnes, pour venir consoler et secourir leurs concitoyens. Ils s'attroupent en grand nombre autour des commissaires; ils leur parlent avec hardiesse; ils offrent leurs têtes à la place des accusés; ils protestent qu'ils ne quitteront les juges qu'après avoir obtenu grace. Ils demandent d'être envoyés à l'empereur: Nous avons, disent-ils, un prince chrétien et religieux; il écoutera nos prières; nous ne vous permettrons pas de tremper vos mains dans le sang de vos frères, ou nous mourrons avec eux. Hellébichus et Césarius tâchaient de les écarter, en leur répondant qu'ils n'étaient pas maîtres de pardonner, et qu'ils ne pouvaient désobéir au prince sans se rendre eux-mêmes aussi coupables que le peuple d'Antioche.
XXXV.
Hardiesse de Macédonius.
Ils continuaient leur marche, lorsqu'un vieillard dont l'extérieur n'avait rien que de méprisable, s'avança à leur rencontre. Il était de petite taille, vêtu d'habits sales et déchirés. Saisissant par le manteau l'un des deux commissaires, il leur commanda à tous deux de descendre de cheval. Indignés de cette audace, ils allaient le repousser avec insulte, lorsqu'on leur dit que c'était Macédonius. Ce nom les frappa d'une vénération profonde. Macédonius vivait depuis long-temps sur le sommet des plus hautes montagnes de Syrie, occupé jour et nuit de la prière. L'austérité de sa vie lui avait fait donner le surnom de Crithophage[640], parce qu'il ne se nourrissait que de farine d'orge. Quoiqu'il fût très-simple, sans aucune connaissance des choses du monde, et qu'il se fût rendu comme invisible aux autres hommes, il était célèbre dans tout l'Orient. Les commissaires s'étant jetés à ses pieds, le priaient de leur pardonner, et de souffrir qu'ils exécutassent les ordres de l'empereur. Alors ce solitaire, instruit par la sagesse divine, leur parla en ces termes: «Mes amis, portez ces paroles au prince: Vous n'êtes pas seulement empereur, vous êtes homme, et vous commandez à des hommes de même nature que vous. L'homme a été formé à la ressemblance de Dieu. N'est-ce donc pas un attentat contre Dieu même, de détruire cruellement son image? On ne peut outrager l'ouvrage, sans irriter l'ouvrier. Considérez à quelle colère vous emporte l'insulte faite à une figure de bronze. Et une figure vivante, animée, raisonnable, n'est-elle pas d'un plus grand prix? Il nous est aisé de rendre à l'empereur vingt statues pour une seule; mais après nous avoir ôté la vie, il lui sera impossible de rétablir un seul cheveu de notre tête.» Le discours de cet homme sans lettres[641] fit une vive impression sur les commissaires. Ils promirent à Macédonius de faire part à l'empereur de ses sages remontrances.
[640] Κριθοφάγος, c'est-à-dire mangeur d'orge. Théodoret a donné la vie de ce personnage dans son Histoire monastique, c. 13.—S.-M.
[641] Théodoret nous apprend que ce solitaire, qui ne savait pas le grec, s'exprima en langue syriaque, τῇ Σύρῳ ἔλεγε γλώττῃ. c. 13. Des interprètes furent chargés de rendre en grec le sens de son discours.—S.-M.
XXXVI.
Les commissaires remettent l'affaire au jugement de l'empereur.
Chrysost. Hom. 17, c. 2, t. 2, p. 572.
Liban. or. 21, t. 2, p. 531 et 532.
Ils se trouvaient dans un extrême embarras, et n'étaient guère moins agités au-dedans d'eux-mêmes, que les coupables dont ils devaient prononcer la sentence. D'un côté, les ordres de l'empereur leur faisaient craindre d'attirer sur eux toute sa colère; de l'autre, les cris et les vives instances des habitants et surtout des moines, dont les plus hardis menaçaient d'arracher les criminels des mains des bourreaux, et de subir eux-mêmes le supplice, désarmaient leur sévérité. Dans cet état d'incertitude, ils arrivèrent aux portes du prétoire, où l'on avait déja conduit ceux qui devaient être condamnés. Ils y rencontrèrent un nouvel obstacle. Les évêques qui étaient alors dans Antioche, et il s'en trouvait toujours quelques-uns dans cette capitale de l'Orient, se présentent devant eux; ils les arrêtent et leur déclarent que s'ils ne veulent leur passer sur le corps, il faut qu'ils leur promettent de laisser la vie aux prisonniers. Sur le refus des commissaires, ils s'obstinent à leur fermer le passage. Enfin Césarius et Hellébichus ayant témoigné par un signe de tête qu'ils leur accordaient leur demande, ces prélats poussent un cri de joie, ils leur baisent les mains, ils embrassent leurs genoux. Le peuple et les moines se jettent en même temps dans le prétoire, et la garde ne peut arrêter cette foule impétueuse. Alors cette mère éplorée, qui n'avait pas quitté la bride du cheval d'Hellébichus, apercevant son fils chargé de chaînes, court à lui, l'entoure de ses bras, le couvre de ses cheveux, le traîne aux pieds d'Hellébichus, et les arrosant de ses larmes, elle conjure ce général avec des cris et des sanglots, de lui rendre l'unique soutien de sa vieillesse, ou de lui arracher à elle-même la vie. Les moines redoublent leurs instances: ils supplient les juges de renvoyer le jugement à l'empereur; ils offrent de partir sur-le-champ et promettent d'obtenir la grace de tant de malheureux. Les commissaires ne pouvant retenir leurs larmes, se rendent enfin; ils consentent à surseoir l'exécution jusqu'à la décision de Théodose. Mais ils ne veulent pas exposer tant de vieillards, atténués par les austérités, aux fatigues d'un long et pénible voyage: ils leur demandent seulement une lettre; ils se chargent de la porter au prince et d'y joindre les plus pressantes sollicitations. Les solitaires composèrent une requête dans laquelle, en implorant la clémence de Théodose, ils lui mettaient devant les yeux le jugement de Dieu, et protestaient que s'il fallait encore du sang pour apaiser son courroux, ils étaient prêts à donner leur vie pour le peuple d'Antioche.
XXXVII.
La joie renaît dans Antioche.
Chrysost. Hom. 17, c. 2, hom. 18, c. 4, hom. 20, c. 7.
Liban. or. 21, t. 2, p. 533.
Les deux commissaires convinrent qu'Hellébichus demeurerait dans la ville, et que Césarius irait à Constantinople. Ils firent transférer les criminels dans une prison plus commode. C'était un vaste édifice, orné de portiques et de jardins, où, sans les délivrer de leurs chaînes, on leur permit de recevoir toutes les consolations de la vie. Cette nouvelle fit renaître l'espérance, dont les effets se diversifiaient selon la différence des caractères. Les citoyens sensés bénissaient Dieu et lui rendaient des actions de grâces; ils se flattaient que l'empereur, en considération de la fête de Pâques qui approchait, pardonnerait les offenses qu'il avait reçues. Mais une jeunesse dissolue, dont cette ville voluptueuse était remplie, s'abandonnait déja aux excès d'une joie extravagante; elle avait en un moment oublié tous ses malheurs. Dès le lendemain du départ de Césarius, pendant que les principaux d'Antioche étaient dans les fers, et le pardon encore incertain, les bains publics étant fermés, une troupe de jeunes libertins coururent au fleuve, sautant, dansant, chantant des chansons lascives, et entraînant avec eux les femmes qu'ils rencontraient. Ces désordres n'échappèrent pas aux sévères réprimandes de saint Jean Chrysostôme: pour les tirer de cette folle sécurité, il fit de nouveau gronder sur leurs têtes le tonnerre de la vengeance divine et les menaces de celle du prince.
XXXVIII.
Césarius va trouver l'empereur.
Liban. or. 20, t. 2, p. 519-521.
Theod. l. 5, c. 20.
Soz. l. 7, c. 23.
Césarius était parti dès le soir même. Une foule de peuple et surtout les femmes, remplissaient le chemin sur son passage jusqu'à la distance de près de deux lieues. Mais ce sage officier voulant éviter l'éclat des acclamations populaires, attendit que la nuit eût obligé cette multitude de se retirer. Afin de faire plus de diligence, il n'avait pris avec lui que deux domestiques; et le soir du lendemain, il était déja sur les frontières de la Cappadoce. Il ne s'arrêta dans sa route que pour changer de relais, et ne sortit de son chariot ni pour dormir ni pour prendre sa nourriture; il volait avec plus d'empressement que s'il se fût agi de sa propre vie. Quoiqu'il y eût plus de trois cents lieues d'Antioche à Constantinople, il arriva dans cette dernière ville le sixième jour après midi. Comme il était sans suite, il y entra sans être connu, et se fit sur-le-champ annoncer à l'empereur. Il lui présenta le procès-verbal qui contenait le détail de la sédition et de ses suites. Il n'y avait pas oublié la requête des moines et la remontrance de Macédonius. Il en fit la lecture par ordre du prince. Aussitôt, se jetant à ses pieds, il lui représenta le désespoir des habitants, les châtiments rigoureux qu'ils avaient déja éprouvés, la gloire qui lui reviendrait de la clémence. Théodose versa des larmes; son cœur commençait à s'attendrir; mais la colère combattait encore ces premiers mouvements de compassion.
XXXIX.
Flavien se présente à Théodose.
Chrysost. hom. 21, c. 2, t. 2, p. 215.
Il y avait déja sept ou huit jours que Flavien était arrivé à Constantinople. Mais soit qu'il crût l'empereur encore trop irrité, soit que ce prince l'évitât à dessein, il ne s'était point jusqu'alors présenté à Théodose. Plongé dans la douleur la plus amère, il ne s'occupait que des maux de son peuple; son absence les lui rendait plus sensibles, parce qu'il ne pouvait les soulager; ses entrailles étaient déchirées; il passait les jours et les nuits à verser des larmes devant Dieu, le priant d'amollir le cœur du prince. L'arrivée de Césarius lui rendit le courage; il alla au palais; et ce fut peut-être Césarius même qui lui procura une audience, afin d'appuyer ses prières de celles de ce saint évêque. Dès que Flavien parut devant l'empereur, il se tint éloigné, dans un morne silence, le visage baissé vers la terre, comme s'il eût été chargé de tous les crimes de ses compatriotes. Théodose le voyant confus et interdit, s'approcha lui-même, et levant à peine les yeux, le cœur serré de douleur, au lieu de s'abandonner aux éclats d'un juste courroux, il semblait faire une apologie. Rappelant en peu de mots tout ce qu'il avait fait pour Antioche, il ajoutait à chaque trait: C'est donc ainsi que j'ai mérité tant d'outrages. Enfin, après le récit des bienfaits dont il avait comblé cette ville ingrate: «Quelle est donc l'injustice dont ils ont prétendu se venger? continua-t-il: pourquoi, non contents de m'insulter, ont-ils porté leur fureur jusque sur les morts? Si j'étais coupable à leur égard, pourquoi outrager ceux qui ne sont plus et qui ne les ont jamais offensés? N'ai-je pas donné à leur ville des marques de préférence sur toutes les autres de l'empire? Je désirais ardemment de la voir; j'en parlais sans cesse; j'attendais avec impatience le moment où je pourrais en personne recevoir les témoignages de leur affection, et leur en donner de ma tendresse».
XL.
Discours de Flavien.
Chrysost. Hom. 21, c. 3, t. 2, p. 217.
Flavien pénétré de ces justes reproches et poussant un profond soupir, rompit enfin le silence, et d'une voix entrecoupée de sanglots: «Prince, dit-il, notre ville infortunée n'a que trop de preuves de votre amour, et ce qui faisait sa gloire fait aujourd'hui sa honte et notre douleur. Détruisez-la jusqu'aux fondements, réduisez-la en cendres, faites périr jusqu'à nos enfants par le tranchant de l'épée, nous méritons encore de plus sévères châtiments; et toute la terre, épouvantée de notre supplice, avouera cependant qu'il est au-dessous de notre ingratitude. Nous en sommes même déja réduits à ne pouvoir être plus malheureux. Accablés de votre disgrace, nous ne sommes plus qu'un objet d'horreur. Nous avons dans votre personne offensé l'univers entier; il s'élève contre nous plus fortement que vous-même. Il ne reste à nos maux qu'un seul remède. Imitez la bonté de Dieu: outragé par ses créatures, il leur a ouvert les cieux. J'ose le dire, grand prince; si vous nous pardonnez, nous devrons notre salut à votre indulgence, mais vous devrez à notre offense l'éclat d'une gloire nouvelle. Nous vous aurons, par notre attentat, préparé une couronne plus brillante que celle dont Gratien a orné votre tête; vous ne la tiendrez que de votre vertu. On a détruit vos statues: ah! qu'il vous est facile d'en rétablir qui soient infiniment plus précieuses! Ce ne seront pas des statues muettes et fragiles, exposées dans les places aux caprices et aux injures: ouvrages de la clémence, et aussi immortelles que la vertu même, celles-ci seront placées dans tous les cœurs, et vous aurez autant de monuments qu'il y a d'hommes sur la terre et qu'il y en aura jamais. Non, les exploits guerriers, les trésors, la vaste étendue d'un empire ne procurent pas aux princes un honneur aussi pur et aussi durable que la bonté et la douceur. Rappelez-vous les outrages que des mains séditieuses firent aux statues de Constantin, et les conseils de ces courtisans qui l'excitaient à la vengeance: vous savez que ce prince portant alors la main à son front, leur répondit en souriant, Rassurez-vous, je ne suis point blessé. On a oublié une grande partie des victoires de cet illustre empereur; mais cette parole a survécu à ses trophées; elle sera entendue des siècles à venir; elle lui méritera à jamais les éloges et les bénédictions de tous les hommes. Qu'est-il besoin de vous mettre sous les yeux des exemples étrangers? Il ne faut vous montrer que vous-même. Souvenez-vous de ce soupir généreux, que la clémence fit sortir de votre bouche, lorsqu'aux approches de la fête de Pâques, annonçant par un édit aux criminels leur pardon, et aux prisonniers leur délivrance, vous ajoutâtes: Que n'ai-je aussi le pouvoir de ressusciter les morts! Vous pouvez faire aujourd'hui ce miracle: Antioche n'est plus qu'un sépulcre; ses habitants ne sont plus que des cadavres; ils sont morts avant le supplice qu'ils ont mérité: vous pouvez d'un seul mot leur rendre la vie. Les infidèles s'écrieront: Qu'il est grand le Dieu des chrétiens! des hommes, il en sait faire des anges; il les affranchit de la tyrannie de la nature. Ne craignez pas que notre impunité corrompe les autres villes: hélas! notre sort ne peut qu'effrayer. Tremblants sans cesse, regardant chaque nuit comme la dernière, chaque jour comme celui de notre supplice, fuyant dans les déserts, en proie aux bêtes féroces, cachés dans les cavernes, dans les creux des rochers, nous donnons au reste du monde l'exemple le plus funeste. Détruisez Antioche; mais détruisez-la comme le Tout-Puissant détruisit autrefois Ninive: effacez notre crime par le pardon; anéantissez la mémoire de notre attentat, en faisant naître l'amour et la reconnaissance. Il est aisé de brûler des maisons, d'abattre des murailles: mais de changer tout-à-coup des rebelles en sujets fidèles et affectionnés, c'est l'effet d'une vertu divine. Quelle conquête une seule parole peut vous procurer! Elle vous gagnera les cœurs de tous les hommes. Quelle récompense vous recevrez de l'Éternel! Il vous tiendra compte non-seulement de votre bonté, mais aussi de toutes les actions de miséricorde que votre exemple produira dans la suite des siècles. Prince invincible, ne rougissez pas de céder à un faible vieillard, après avoir résisté aux prières de vos plus braves officiers: ce sera céder au souverain des empereurs, qui m'envoie pour vous présenter l'Évangile, et vous dire de sa part: Si vous ne remettez pas les offenses commises contre vous, votre père céleste ne vous remettra pas les vôtres. Représentez-vous ce jour terrible, dans lequel les princes et les sujets comparaîtront au tribunal de la suprême justice; et faites réflexion que toutes vos fautes seront alors effacées, par le pardon que vous nous aurez accordé. Pour moi, je vous le proteste, grand prince, si votre juste indignation s'apaise, si vous rendez à notre patrie votre bienveillance, j'y retournerai avec joie; j'irai bénir avec mon peuple la bonté divine, et célébrer la vôtre. Mais si vous ne jetez plus sur Antioche que des regards de colère, mon peuple ne sera plus mon peuple; je ne le reverrai plus; j'irai dans une retraite éloignée cacher ma honte et mon affliction; j'irai pleurer jusqu'à mon dernier soupir, le malheur d'une ville qui aura rendu implacable à son égard le plus humain et le plus doux de tous les princes.»
XLI.
Clémence de l'empereur.
Chrysost. Hom. 21, c. 4, t. 2, p. 222.
Theod. l. 5, c. 20.
Soz. l. 7, c. 23.
Pendant le discours de Flavien, l'empereur avait fait effort sur lui-même pour resserrer sa douleur. Enfin, ne pouvant plus retenir ses larmes: Pourrions-nous, dit-il, refuser le pardon à des hommes semblables à nous, après que le maître du monde s'étant réduit pour nous à la condition d'esclave, a bien voulu demander grace à son père pour les auteurs de son supplice qu'il avait comblés de ses bienfaits! Flavien, touché de la plus vive reconnaissance, demandait à l'empereur la permission de demeurer à Constantinople, pour célébrer avec lui la fête de Pâques: Allez, mon père, lui dit Théodose; hâtez-vous de vous montrer à votre peuple, rendez le calme à la ville d'Antioche; elle ne sera parfaitement rassurée après une si violente tempête, que lorsqu'elle reverra son pilote. L'évêque le suppliait d'envoyer son fils Arcadius: le prince, pour lui témoigner que s'il lui refusait cette grace, ce n'était par aucune impression de ressentiment, lui répondit: Priez Dieu qu'il me délivre des guerres dont je suis menacé, et vous me verrez bientôt moi-même. Lorsque le prélat eut passé le détroit, Théodose lui envoya encore des officiers de sa cour pour le presser de se rendre à son troupeau avant la fête de Pâques. Quoique Flavien usât de toute la diligence dont il était capable, cependant pour ne pas dérober à son peuple quelques moments de joie, il se fit devancer par des courriers, qui portèrent la lettre de l'empereur avec une promptitude incroyable.
XLII.
Le pardon est annoncé aux habitants d'Antioche.
Chrysost. Hom. 21, c. 1, et 4, t. 2, p. 213 et 222.
Liban. or. 13. t. 2, p. 418. 20, p. 522, 21, p. 535.
Depuis que Césarius était parti d'Antioche, les esprits flottaient entre l'espérance et la crainte. Les prisonniers surtout recevaient sans cesse des alarmes par les bruits publics qui se répandaient, que l'empereur était inflexible; qu'il persistait dans la résolution de ruiner la ville. Leurs parents et leurs amis gémissant avec eux, leur disaient tous les jours le dernier adieu, et l'éloquente charité de saint Jean Chrysostôme pouvait à peine les rassurer. Enfin, la lettre de Théodose arriva pendant la nuit et fut rendue à Hellébichus. Cet officier généreux sentit le premier toute la joie qu'il allait répandre dans Antioche. Il attendit le jour avec impatience; et dès le matin il se transporta au prétoire. L'allégresse peinte sur son visage annonçait le salut; il fut bientôt environné d'une foule de peuple qui poussait des cris de joie; et ce lieu arrosé de tant de larmes quelques jours auparavant, retentissait d'acclamations et d'éloges. Tous ceux que la crainte avait jusqu'alors tenus cachés, accouraient avec transport: tous s'efforçaient d'approcher d'Hellébichus. Ayant imposé silence, il fit lui-même la lecture de la lettre; elle contenait des reproches tendres et paternels: Théodose y paraissait plus touché des insultes faites à Flaccilla et à son père, que de celles qui tombaient sur lui-même. Il y censurait cet esprit de révolte et de mutinerie qui semblait faire le caractère du peuple d'Antioche; mais il ajoutait qu'il était encore plus naturel à Théodose de pardonner. Il témoignait être affligé que les magistrats eussent ôté la vie à quelques coupables, et finissait par révoquer tous les ordres qu'il avait donnés pour la punition de la ville et des habitants.
XLIII.
Joie de toute la ville.
Chrysost. Hom. 21, c. 4, t. 2, p. 222.
Idem in ep. ad Coloss. Hom. 7, c. 3, t. 11, p. 374.
Liban. or. 13, t. 2, p. 408; 21, p. 535.
A ces mots, il s'élève un cri général. Tous se dispersent pour aller porter cette heureuse nouvelle à leurs femmes et à leurs enfants. La veille on accusait de lenteur et Flavien et Césarius; aujourd'hui on s'étonne qu'une affaire si importante, si difficile, ait été si promptement terminée. On ouvre les bains publics; on orne les rues et les places de festons et de guirlandes; on y dresse des tables; Antioche entière n'est plus qu'une salle de festin. La nuit suivante égale la lumière des plus beaux jours; la ville est éclairée de flambeaux; on bénit l'Être souverain qui tient en sa main le cœur des princes; on célèbre la clémence de l'empereur; on comble de louanges Flavien, Hellébichus et Césarius. Hellébichus prend part à la réjouissance publique; il se mêle dans les jeux, dans les festins. Les jours suivants on lui dressa des statues ainsi qu'à Césarius, et lorsqu'il fut ensuite rappelé par l'empereur, il fut conduit hors de la ville avec les vœux et les acclamations de tout le peuple. Flavien reçut à son arrivée des témoignages de reconnaissance encore plus précieux et plus dignes d'un évêque; il fut honoré comme un ange de paix, et toutes les églises retentirent d'actions de graces. Il eut même la consolation de retrouver encore sa sœur, à qui Dieu avait prolongé la vie jusqu'à son retour, et de recevoir ses derniers soupirs. Plusieurs villes s'étaient intéressées en faveur d'Antioche: le sénat et le peuple de Constantinople avaient joint leurs instances à celles de Césarius et de Flavien. Séleucie, située sur la mer, à quarante stades de l'embouchure de l'Oronte, avait aussi envoyé une députation à l'empereur. Cette ville célèbre, autrefois appelée la sœur d'Antioche, avait beaucoup perdu de son ancien lustre. Antioche après en avoir été long-temps jalouse, affectait alors de la mépriser; et ses habitants enivrés d'un insolent orgueil au milieu même de leurs désastres, disaient hautement qu'ils aimaient mieux voir périr leur patrie, que de devoir son salut à de pareils intercesseurs. Il paraît que les habitants d'Antioche ayant obtenu leur pardon, osèrent demander à Théodose la permission de donner à leur ville le nom d'Arcadius; mais on ne voit pas que ce prince ait eu égard à leur demande. Ainsi se terminèrent les suites d'une sédition que la politique se serait cru obligée de châtier à la rigueur, pour donner un exemple terrible. Celui qui veille en même temps à la sûreté et à la gloire des monarques qui le servent, ne voulut armer contre les coupables que le bras de leurs propres magistrats; il ne laissa au prince que l'honneur de pardonner.
XLIV.
Maxime se prépare à la guerre.
Ruf. l. 12. c. 16.
Pacat. paneg. c. 25, 26, 27, 28.
Theod. l. 5, c. 14.
Hermant, vie de S. Ambr. l. 5, c. 3.
L'état de l'Occident donnait alors à Théodose de grandes inquiétudes. Maxime se préparait à la guerre, et faisait des levées d'hommes et d'argent. Ses exactions désolaient la Gaule; il épuisait les provinces; et renonçant à cette feinte douceur qu'il avait jusqu'alors affectée, il s'enrichissait par les exils et les proscriptions. Lorsqu'il eut rempli ses trésors, déguisant son ambition sous le masque d'un zèle hypocrite, il signifia à Valentinien que, s'il n'abandonnait la protection des Ariens, pour favoriser la foi catholique que son père avait professée, il allait l'y contraindre par la force des armes. Cette déclaration alarma Justine et toute la cour. On sentait aisément que la religion n'entrait pour rien dans les vues de Maxime, et que son unique dessein était d'usurper ce qui restait à Valentinien. Plusieurs des principaux officiers craignant que Maxime ne les demandât pour les faire mourir, et que le jeune prince n'eût la faiblesse de les livrer au tyran, se retirèrent auprès de Théodose.
XLV.
On lui députe saint Ambroise.
Amb. ep. 24, t. 2, p. 888-892.
Idem, de obitu Valent. p. 1173.
Paulin, vit. Ambros. § 19.
Hermant, vie de S. Ambr. l. 5, c. 3, 4.
Till. vie de S. Ambr. art. 51.
Pour écarter l'orage dont l'Italie était menacée, Justine s'adressa encore une fois à saint Ambroise. Elle l'avait employé quatre ans auparavant à négocier un accommodement avec Maxime; et quoiqu'elle n'eût payé ce service que de traitements injurieux, elle comptait assez sur sa générosité pour lui confier de nouveau ses plus grands intérêts; d'ailleurs c'était fermer la bouche au tyran, qui se couvrait du prétexte de la religion, que de lui opposer le prélat qui en était le plus ardent défenseur. Ambroise accepta cette commission difficile; il s'empressa de montrer à Justine et à toute la terre, que la persécution ne relâche pas les nœuds sacrés qui attachent les vrais chrétiens à leur prince: et ne croyant pas qu'il lui fût permis de vendre à son souverain les services qu'il lui devait, il regarda comme une bassesse de profiter du besoin qu'on avait de sa personne, pour exiger aucune condition, même en faveur de l'église catholique. Il partit après Pâques pour se rendre à Trèves auprès de Maxime. Il avait ordre de sonder les dispositions du tyran, de renouveller avec lui le traité de paix, et de lui demander les cendres de Gratien, pour leur donner une sépulture honorable.
XLVI.
S. Ambroise devant Maxime.
Le lendemain de son arrivée, il alla au palais et demanda une audience particulière. L'eunuque grand chambellan[642] lui répondit qu'il ne pouvait être admis qu'en présence du conseil. Ambroise ayant répliqué que ce n'était pas ainsi qu'on avait coutume de recevoir les évêques, et que d'ailleurs il était chargé d'une commission secrète, l'eunuque alla en informer Maxime et revint avec la même réponse. Le prélat consentit à tout pour ne pas rompre la négociation. Lorsqu'il fut entré dans le conseil, il refusa le baiser de Maxime: Vous êtes en colère, évêque, lui dit le tyran: n'est-ce pas ainsi que je vous ai reçu dans votre précédente ambassade? Il est vrai, répondit Ambroise, que vous avez dès ce temps-là manqué à la dignité épiscopale: mais alors je demandais la paix pour un inférieur; aujourd'hui je la demande pour un égal. Et qui lui donne cette égalité? répartit fièrement Maxime. Le Tout-puissant, répliqua Ambroise, qui a conservé à Valentinien l'empire qu'il lui avait donné. Cette fermeté irrita le tyran; il s'emporta en invectives contre Valentinien et contre le comte Bauton, qui avaient, disait-il, amené jusque sur les frontières de la Gaule les Huns et les Alains: il reprocha au prélat de l'avoir trompé la première fois et d'avoir arrêté le cours rapide de ses conquêtes. Ambroise justifia le comte et l'empereur; il fit voir que loin d'attirer les barbares dans la Gaule, ils les en avaient écartés à force d'argent[643]. Il se disculpa lui-même en rappelant à Maxime la bonne foi et la franchise dont il avait usé dans la première négociation: il le fit souvenir que Valentinien étant le maître de venger la mort de Gratien sur Marcellinus, frère de Maxime, qu'il tenait alors en son pouvoir, il le lui avait renvoyé: il demandait en récompense les cendres du défunt empereur[644]. Maxime alléguait pour raison de son refus, que la vue des cendres de ce prince animerait les soldats contre lui: «Et quoi? répondit Ambroise, défendront-ils après sa mort celui qu'ils ont abandonné pendant qu'il vivait? Vous craignez ce prince lorsqu'il n'est plus! Qu'avez-vous donc gagné à lui ôter la vie? Je me suis défait d'un ennemi, dites-vous: Non, Maxime, Gratien n'était pas votre ennemi; c'était vous qui étiez le sien. Il n'entend pas ce que je dis en sa faveur; mais vous, soyez-en le juge. Si quelqu'un s'élevait aujourd'hui contre votre puissance, diriez-vous que vous êtes son ennemi, ou qu'il est le vôtre? Si je ne me trompe, c'est l'usurpateur qui est l'auteur de la guerre; l'empereur ne fait que défendre ses droits. Vous refusez donc les cendres de celui dont vous ne pourriez retenir la personne, s'il était votre prisonnier! Donnez à Valentinien ce triste gage de votre réconciliation. Comment ferez-vous croire que vous n'avez pas attenté à la vie de Gratien, si vous le privez de la sépulture?» Il convainquit ensuite Maxime d'être l'auteur de la mort du comte Vallion, qui n'était coupable que de fidélité envers son maître. Ambroise entre les mains et sous le pouvoir du tyran semblait être son juge; et Maxime confus ne se tira d'embarras qu'en renvoyant le prélat et en lui disant qu'il délibérerait sur les demandes de Valentinien. Ambroise avait eu trop d'avantage sur Maxime pour espérer aucun succès. Il aigrit encore le tyran en refusant de communiquer avec les évêques de sa cour, qui avaient fait mourir Priscillien. Maxime saisit ce prétexte pour lui donner ordre de s'en retourner sans délai. Le saint évêque, plus propre à soutenir avec force et avec franchise la vérité et la justice, qu'à se démêler avec souplesse des détours obliques d'une négociation épineuse, partit malgré les avis qu'on lui donnait secrètement qu'il serait assassiné en chemin. S'il est vrai que Maxime eût formé ce dessein, Dieu préserva l'évêque. Il revint à Milan, et rendit compte à Valentinien de son ambassade, qui n'avait servi qu'à démasquer le tyran[645].
[642] C'était un Gaulois, selon ce que dit saint Ambroise, epist. ad Valent. 24, t. 2, pag. 888. Egressus est ad me vir Gallicanus, præpositus cubiculi, eunuchus regius.—S.-M.
[643] Valentinianus Hunnos atque Alanos appropinquantes Galliæ per Alemanniæ terras reflexit.......... Tu fecisti incursari Rhetias, Valentinianus suo tibi auro pacem redemit. Ambr., ep. 24, ad Valent. t. 2, pag. 890.—S.-M.
[644] Ille tibi fratrem tuum viventem remisit, tu illi vel mortuum redde. Ambr. ep. 24, t. 2, p. 890.—S.-M.
[645] Esto tutior adversus hominem, pacis involucro bellum tegentem, dit Saint Ambroise, ep. 34, t. 2, p. 891, en s'adressant à Valentinien, à la fin de la relation de sa seconde ambassade auprès de Maxime.—S.-M.
XLVII.
Maxime passe les Alpes.
Zos. l. 4, c. 42.
Theod. l. 5, c. 14.
[Till. vie de S. Ambr. art. 52.]
Le jeune empereur ne perdit pas encore l'espérance de prévenir une rupture ouverte. Ses courtisans lui persuadaient que la roideur inflexible du prélat avait rebuté Maxime; et celui-ci donnait à entendre qu'il n'était pas éloigné de renouer la négociation. Domninus s'offrit à conduire cette affaire; c'était un Syrien qui, s'étant introduit à la cour du jeune prince, était devenu son confident et son principal ministre. On le regardait comme un profond politique, et il avait lui-même la plus haute idée de sa propre capacité. Maxime le reçut à bras ouverts; il accepta sans résistance toutes ses propositions, et flatta sa vanité en le comblant d'honneurs et de présents. Le ministre s'applaudissait d'un succès si brillant; il ne doutait pas qu'il n'eût fait de Maxime le meilleur ami de Valentinien. Le tyran, profitant de son imprudence, le fit au retour accompagner d'une partie de son armée; c'était, disait-il, des troupes qu'il prêtait à son collègue pour dompter les Barbares qui menaçaient la Pannonie. Domninus partit de Trèves vers la fin du moins d'août, fort glorieux des présents qu'il avait reçus et du nombreux renfort qu'il conduisait à son maître. Maxime le suivit de près avec le reste de ses troupes; il se faisait précéder d'un grand nombre de batteurs d'estrade, pour arrêter tous ceux qui pouvaient donner des nouvelles de sa marche. Il trouva le pas de Suze[646] ouvert par le passage de Domninus; et s'étant joint à ses troupes avancées, qui avaient abandonné l'ambassadeur pour garder l'entrée de l'Italie, il prit le chemin de Milan[647].
[646] Zosime, le seul auteur qui ait parlé du passage des Alpes par Maxime, ne désigne pas d'une manière particulière l'endroit où il l'effectua. Il se contente de dire, l. 4, c. 42, qu'il franchit les passages les plus difficiles des Alpes et les plus inaccessibles, τὰ στενώτατα τῶν Ἄλπεων καὶ τὰ τῶν ὀρῶν ἄβατα διελθοντας, il ajoute qu'il traversa ensuite les régions marécageuses qui s'étendent au pied de ces montagnes, ἤδη δὲ καὶ τὰ μετὰ τας Ἄλπεις, ὅσα ἦν ἑλώδη; ce qui désigne évidemment les plaines basses du Piemont.—S.-M.
[647] Il n'y arriva pas avant le 8 septembre 387 car il existe encore une loi de Valentinien donnée à Milan et datée de ce jour.—S.-M.
XLVIII.
Valentinien se réfugie à Thessalonique.
Zos. l. 4, c. 43 et 44.
Sulp. Sev. vit. Mart. c. 23.
Aug. de civit. l. 5, c. 26, t. 7, p. 142.
Oros. l. 7, c. 34.
Socr. l. 5, c. 11.
Theod. l. 5, c. 14, 15.
Soz. l. 7, c. 13.
Philost. l. 10, c. 8.
Valentinien surpris de cette irruption imprévue, se sauva en diligence à Aquilée. Bientôt ne s'y croyant pas en sûreté, et n'attendant pas un meilleur sort que celui de Gratien, s'il tombait entre les mains de l'usurpateur, il s'embarqua avec sa mère, et gagna Thessalonique, pour y trouver un asyle sous la protection de Théodose. Probus, que ses grandes richesses exposaient à un grand danger, accompagna le jeune empereur dans sa fuite. Dès qu'ils furent arrivés dans cette capitale de l'Illyrie, ils firent savoir à Théodose, qui était alors à Constantinople, l'extrémité à laquelle ils étaient réduits. Ce prince écrivit aussitôt à Valentinien, qu'il ne devait s'étonner ni de ses malheurs, ni des succès de Maxime: que le souverain légitime combattait la vérité, et que le tyran faisait gloire de la soutenir; que Dieu se déclarait contre l'ennemi de son église. En même temps il partit de Constantinople, accompagné de plusieurs sénateurs. Lorsqu'il fut à Thessalonique, il tint conseil sur le parti qu'il devait prendre. Tous les avis allaient à tirer de Maxime une prompte vengeance: Qu'il ne fallait pas laisser vivre plus long-temps un meurtrier, un usurpateur qui, accumulant crime sur crime, venait d'enfreindre des traités solennels. Théodose était plus touché que personne du sort déplorable des deux empereurs, l'un cruellement massacré, l'autre chassé de ses états; il était bien résolu de venger son bienfaiteur et son beau-frère. Mais comme l'hiver approchait, et que la saison ne permettait pas de commencer la guerre, il crut qu'au lieu de la déclarer avec une précipitation inutile, il était plus à propos d'amuser Maxime par des espérances d'accommodement. Il fut donc d'avis de lui proposer de rendre à Valentinien ce qu'il avait de nouveau usurpé, et de s'en tenir au traité de partage, le menaçant de la guerre la plus sanglante, s'il refusait des conditions si raisonnables.
XLIX.
Théodose ramène Valentinien à la croyance orthodoxe.
Suidas in Ὀυαλεντινιανός.
Theod. l. 5, c. 15.
Au sortir du conseil, Théodose tira Valentinien à l'écart, et l'ayant tendrement embrassé: «Mon fils, lui dit-il, ce n'est pas la multitude des soldats, c'est la protection divine qui donne les succès dans la guerre. Lisez nos histoires depuis Constantin: vous y verrez souvent le nombre et la force du côté des infidèles, et la victoire du côté des princes religieux. C'est ainsi que ce pieux empereur a terrassé Licinius, et que votre père s'est rendu invincible. Valens votre oncle attaquait Dieu; il avait proscrit les évêques orthodoxes; il avait versé le sang des saints. Dieu a rassemblé contre lui une nuée de barbares; il a choisi les Goths pour exécuteurs de ses vengeances; Valens a péri dans les flammes. Votre ennemi a sur vous l'avantage de suivre la vraie doctrine: c'est votre infidélité qui le rend heureux. Si nous abandonnons le fils de Dieu, quel chef, malheureux déserteurs, quel défenseur aurons-nous dans les batailles?» Dieu parlait au cœur de Valentinien en même temps que la voix de Théodose frappait ses oreilles. Fondant en larmes, le jeune prince abjura son erreur, et protesta qu'il serait toute sa vie inviolablement attaché à la foi de son père et de son bienfaiteur. Théodose le consola; il lui promit le secours du ciel et celui de ses armes. Valentinien fut fidèle à sa parole; il rompit, dès ce moment, tous les engagements qu'il avait contractés avec les Ariens; il embrassa sincèrement la foi de l'Église; et sa mère Justine, qui mourut l'année suivante, toujours obstinée dans son erreur, n'osa même entreprendre d'effacer les heureuses impressions des paroles de Théodose.
L.
Succès de Maxime.
Ambr. ep. 40, t. 2, p. 946.
Pacat. c. 37. 38.
Symm. l. 2, ep. 31.
Socr. l. 5, c. 12.
Sigon. de Occident. imp. l. 9, p. 221.
L'hiver se passa en négociations infructueuses. Maxime envoya des députés à Théodose, qui les retint long-temps à Thessalonique sans leur donner ni audience ni congé. Ce prince profitait de cet intervalle pour faire ses préparatifs. Cependant Maxime, qui avait fixé sa résidence dans Aquilée, achevait de soumettre à sa puissance les états de Valentinien. Rome ne fut pas la dernière à lui rendre hommage. Les payens se déclarèrent pour lui avec empressement; ils espéraient obtenir de lui le rétablissement du culte de leurs dieux. Ce fut sans doute une si flatteuse espérance qui aveugla Symmaque. Cet illustre sénateur, qui avait paru jusqu'alors un modèle de sagesse et d'attachement à ses maîtres légitimes, se déshonora en cette occasion par un discours qu'il prononça à la louange du tyran. La ville d'Émona, aujourd'hui Laybach, dans la Carniole, soutint un long siége: on ne sait si elle fut prise. Bologne se signala en faveur du nouveau prince; elle lui érigea des monuments sur lesquels elle lui donnait, à lui et à son fils Victor tous les titres que la flatterie avait inventés pour les souverains. L'Afrique se soumit à ses lieutenants, et fut bientôt épuisée par ses exactions. Avant la fin de l'hiver, tout l'Occident le reconnaissait pour maître.
LI.
Généraux et officiers de Maxime.
Ambr. ep. 40, t. 2, p. 953.
Oros. l. 7, c. 35.
Amm. Marc. l. 27, c. 6.
La terreur de son nom s'était répandue jusqu'au-delà du Rhin et du Danube; plusieurs nations de la Germanie lui payaient tribut. En effet ses forces étaient redoutables: le nombre et le courage de ses troupes semblaient lui promettre la conquête de l'Orient. A la tête de son armée étaient son frère Marcellinus et Andragathe, tous deux aussi méchants que lui, mais plus braves et plus intrépides. Andragathe, pour fermer à Théodose l'entrée de l'Italie, s'occupa pendant l'hiver à fortifier les Alpes Juliennes et les passages des rivières. Maxime ayant choisi Aquilée pour sa résidence, gouvernait de là tout l'Occident. Résolu de ne pas hasarder sa personne, il s'attendait à voir bientôt à ses pieds Théodose chargé de fers. Il avait établi pour préfet de Rome, Rusticus Julianus, que ses partisans avaient onze ans auparavant songé à élever à l'empire pendant une maladie de Valentinien. C'était un homme cruel et sanguinaire; mais incertain du succès de la guerre, il se ménagea une ressource auprès de Théodose, en se conduisant avec une douceur et une humanité qui ne lui étaient pas naturelles. Le peuple de Rome ayant brûlé la synagogue des Juifs, Rusticus attendit à ce sujet les ordres de Maxime. Celui-ci envoya des soldats pour contenir le peuple et rétablir la synagogue. La protection qu'il accordait à cette nation odieuse, acheva de lui faire perdre l'affection des chrétiens, dont tous les vœux se réunissaient en faveur de son ennemi[648].
[648] Le peuple disait qu'il ne pouvait rien lui arriver de bon, puisqu'il s'était fait juif. Maximus destitutus est, dit S. Ambroise, en écrivant à Théodose, ep. 41, t. 2, p. 953, qui ante ipsos expeditionis dies, cum audisset Romæ synagogam incensam, edictum Romam miserat, quasi vindex disciplinæ publicæ? Unde populus christianus ait: Nihil boni huic imminet. Rex iste Judæus factus est.—S.-M.
An 388.
LII.
Tatianus succède à Cynégius dans la préfecture du prétoire d'Orient.
Idat. fast.
Zos. l. 4, c. 45.
Socr. l. 5, c. 12.
Soz. l. 7, c. 14.
Till. Theod. art. 17, 42, note 15.
Théodose avait pris le consulat pour la seconde fois, et s'était donné pour collègue Cynégius, qui était depuis quatre ans revêtu de la dignité de préfet du prétoire d'Orient. Ce sage magistrat avait secondé avec zèle, mais sans éclat et sans violence, le dessein formé par Théodose d'abolir l'idolâtrie. Il mourut à Constantinople dans le mois de mars de cette année. Le peuple, dont il était chéri, assista en foule à ses funérailles, et les honora de ses larmes. Son corps fut déposé dans l'église des Saints-Apôtres, et, l'année suivante, sa femme, Achantia, le fit transporter en Espagne, où il était né. Théodose délibéra long-temps sur le choix d'un préfet du prétoire. Cette place devenait plus importante par la nécessité où se trouvait l'empereur de s'éloigner de l'Orient, pour aller combattre Maxime. Son fils Arcadius, qu'il avait laissé à Constantinople, n'était pas en âge de soutenir le poids des affaires. Enfin, il jetta les yeux sur Tatianus[649], connu par sa capacité et par les charges qu'il avait exercées sous Valens. C'était lui qui, en 367, étant préfet d'Égypte, avait traité durement saint Athanase et les catholiques d'Alexandrie. Le changement de prince avait sans doute changé la religion du magistrat. Son fils Proculus fut fait en même temps préfet de Constantinople.
[649] Théodose le fit venir d'Aquilée, selon Zosime, l. 4. c. 45; ce qui pourrait faire croire qu'il avait été jusque-là au service de Valentinien.—S.-M.
LIII.
Dispositions de Théodose.
Pacat. c. 32, et 33.
Ambr. ep. 40, t. 2, p. 946.
Aug. de civ. l. 5, c. 26, t. 7, p. 142.
Ruf. l. 12, c. 19, et 32.
Theod. l. 5, c. 24.
Philost. l. 10, c. 8.
Zos. l. 4, c. 45 et l. 5, c. 8.
L'empereur prenait toutes les mesures que la prudence lui inspirait pour le succès d'une expédition si périlleuse. Afin de ne laisser aucun sujet d'inquiétude, il renouvella les alliances avec les princes voisins de ses états. Les provinces n'étant pas encore remises des maux qu'elles avaient soufferts sous le règne malheureux de Valens, il ne pouvait, sans les dépeupler entièrement, en tirer toutes les troupes qu'il fallait opposer aux nombreuses armées de Maxime. Il attira donc les barbares qui, en son absence, auraient pu insulter la frontière. Les habitants du Caucase, du mont Taurus, des bords du Danube et du Tanaïs, Goths, Huns, Alains, nations endurcies à toutes les fatigues, vinrent en foule lui offrir leurs services. Il ne leur manquait que la discipline: Théodose les y dressa en peu de temps sous des capitaines expérimentés. Bientôt ces barbares apprirent à obéir à l'ordre sans confusion et sans tumulte, à résister à l'attrait du pillage, à épargner les vivres, et à souffrir patiemment la disette, à préférer l'honneur au butin[650]. L'amour et l'admiration que les vertus de Théodose leur inspirèrent, en firent des Romains. Il y en eut cependant qui conservèrent leur ancienne férocité, et qui abandonnèrent son armée, comme nous le verrons bientôt. Théodose se fit accompagner dans cette expédition par quatre généraux, que leur valeur et leur expérience militaire avaient déja rendus célèbres: Promotus, renommé par la défaite des Gruthonges, avait le titre de général de la cavalerie; Timasius, qui s'était distingué dès le temps de Valens, commandait l'infanterie; Richomer et Arbogaste, Francs de naissance, et pleins de cette bravoure impétueuse qui plaît surtout aux barbares, eurent la plus grande part aux opérations de cette campagne. Ces officiers formaient son conseil. Mais avant que de partir, il voulut consulter Dieu même par l'organe d'un de ses plus saints serviteurs. Jean, l'anachorète, vivait dans les déserts de la Thébaïde, près de Lycopolis; il était fameux par ses miracles: Théodose lui écrivit pour lui demander quel serait le succès de ses armes. Jean lui promit la victoire; et ce prince ne forma depuis ce temps-là aucune entreprise importante sans avoir consulté ce saint solitaire.
[650] O res digna memoratu! Ibat sub ducibus vexillisque Romanis hostis aliquando Romanus, et signa contra quæ steterat sequebatur, urbesque Pannoniæ, quas inimica dudum populatione vacuaverat, miles impleverat, Gotthus ille, et Hunnus, et Alanus respondebat ad nomen, et alternabat excubias, et notari infrequens verebatur. Nullus tumultus, nulla confusio, nulla direptio, ut a barbaro, erat. Pacat. c. 32.—S.-M.
LIV.
Lois de Théodose.
Cod. Th. l. 3, tit. 7, leg. 2, l. 9, tit. 11, leg. unic. l. 16, tit 5, leg. 14.
Till, vie de Ste Olymp. c. 1, et not. 1.
Il n'oublia pas de faire les réglements nécessaires pour maintenir pendant son absence le bon ordre dans l'église et dans l'état. Il défendit de nouveau aux hérétiques de tenir des assemblées. Il déclara nuls et adultères les mariages entre les chrétiens et les juifs[651]. Les hommes puissants, surtout en Égypte et dans Alexandrie, ville turbulente et pleine de désordres, s'attribuaient l'autorité d'arrêter leurs ennemis et de les tenir en chartre privée, quoique cette violence fût dès les temps anciens prohibée par les lois romaines; Théodose adressa au préfet d'Égypte une loi plus rigoureuse que les précédentes[652]; il soumit cet abus aux peines du crime de lèse-majesté. Ce prince, si juste et si religieux se laissa cependant alors entraîner à une violence également contraire à la religion et à la justice. Olympiade, sortie d'une famille très-illustre[653], et connue dans l'histoire de l'Église par la sainteté de sa vie, et par son attachement à saint Jean Chrysostôme persécuté, était alors dans sa première jeunesse. Ayant perdu son mari, Nébridius, qui avait été préfet de Constantinople, elle renonça à un second mariage, et se consacra au service de Dieu. Elpidius, seigneur espagnol, cousin de Théodose, après de vaines sollicitations, s'adressa à l'empereur pour la contraindre de l'épouser. Le prince fut piqué du refus d'Olympiade, comme d'un mépris qu'elle faisait de son alliance; il commanda, il menaça: tout fut inutile. Voulant vaincre la constance de cette femme, il ordonna au préfet de Constantinople de tenir tous ses biens en saisie, jusqu'à ce qu'elle eût atteint l'âge de trente ans, dont elle était encore éloignée. Olympiade écrivit à l'empereur qu'elle le remerciait de l'avoir déchargée d'un fardeau si onéreux; et que s'il voulait l'obliger tout-à-fait, elle le priait de distribuer ses biens aux pauvres et aux églises. Le préfet gênait beaucoup Olympiade, et la tenait dans une sorte de servitude: un si dur traitement n'ébranla pas sa résolution. Enfin, Théodose au retour de la guerre contre Maxime, admirant lui-même la fermeté de cette veuve chrétienne, lui fit rendre ses biens et sa liberté.
[651] Ces mesures furent ordonnées, la première, par une loi datée de Stobi, le 14 juin 388, et la seconde, par une autre loi rendue à Thessalonique, le 29 février 388.—S.-M.
[652] Cette loi est du 30 mai 388.—S.-M.
[653] Elle était parente d'Olympias fille d'Ablabius, préfet du prétoire sous Constantin, et épouse d'Astace roi d'Arménie, après avoir été fiancée à l'empereur Constant. Voyez son histoire t. 2, p. 240 et 241, l. X, § 21 et 23, et t. 3, p. 270-275, l. XVII, § 4.—S.-M.
LV.
Trahison punie.
Zos. l. 4, c. 45.
Till. Théod. not. 36.
L'empereur était prêt à partir de Thessalonique, lorsqu'il fut averti qu'un grand nombre de Barbares, incorporés à ses légions, s'étaient laissé corrompre par les émissaires secrets de Maxime. Ces traîtres s'étant aperçus que leur perfidie était découverte, prirent la fuite vers les lacs et les marais de la Macédoine, et s'allèrent cacher dans les forêts. On envoya après eux des détachements, qui les poursuivirent dans leurs retraites. On en massacra plusieurs; mais il en échappa assez pour faire dans la suite de grands désordres. L'empereur se mit en marche avec toutes ses troupes, et prit la route de la Pannonie supérieure, conduisant avec lui Valentinien[654].
[654] Théodose était encore à Thessalonique le 30 avril. Il était à Stobi qui est à vingt-cinq lieues environ de cette ville, le 10 et le 16 juin. On le trouve le 21 du même mois à Scupi, trente-cinq lieues plus loin.—S.-M.
LVI.
Soulèvement des Ariens à Constantinople.
Ambr. ep. 40 t. 2, p. 950.
Socr. l. 5, c. 13.
Soz. l. 7, c. 14.
Théoph. p. 59.
Codin. orig. Constant. p. 64.
Cod. Th. l. 16, tit. 4, leg. 2, tit. 5, leg. 15 et 16.
Les opérations de la guerre n'étaient pas encore commencées, et déja on publiait à Constantinople qu'elle était finie, et que Maxime avait défait Théodose dans une grande bataille. Ce faux bruit se chargeant toujours de nouvelles circonstances en passant de bouche en bouche, on citait le nombre des morts et des blessés; on ajoutait que l'empereur était poursuivi de près, et qu'il ne pouvait échapper. Ceux qui avaient le matin inventé cette fable, l'entendaient débiter le soir revêtue de tant de particularités et avec tant d'assurance, qu'ils devenaient eux-mêmes les dupes de leur propre mensonge. Les Ariens, irrités de voir les églises de la ville en la possession de ceux qu'ils en avaient si long-temps exclus, crurent aisément ce qu'ils désiraient. Ils s'assemblèrent et coururent mettre le feu à la maison de l'évêque Nectarius. Elle fut réduite en cendres avec le toit de l'église de Sainte-Sophie, que Rufin fit réparer dans la suite par ordre de l'empereur. La fureur aurait été plus loin, s'il ne fût arrivé des nouvelles certaines, qui détrompèrent les séditieux[655]. Il fallut demander pardon de cette insulte. Arcadius en écrivit à son père, et obtint grace pour les coupables. Mais afin de réprimer à l'avenir l'insolence des hérétiques, Théodose étant arrivé à Stobes, sur les frontières de la Macédoine, renouvela, par une loi du 14 de juin, les défenses qu'il leur avait faites tant de fois de s'assembler, de prêcher, de célébrer les mystères. Il chargea le préfet du prétoire de veiller à l'observation de cette ordonnance, et de punir les contrevenants. Deux jours après, étant encore dans la même ville, il ordonna au préfet d'employer les plus sévères châtiments pour imposer silence à tous ceux qui disputeraient publiquement sur la doctrine, et qui, soit par des prédications, soit par des conseils, échaufferaient sur ce point l'esprit des peuples.
[655] Constantinopoli dudum domus episcopi incensa est, et filius clementiæ tuæ intercessit apud patrem; ut et suam, hoc est, filii imperatoris injuriam, et domus sacerdotalis incendium non vindicares. Ambr. ep. 40, ad Theod., t. 2, p. 950.—S.-M.
LVII.
Flotte de Maxime.
Amb. ep. 40. t. 2, p. 946.
Pacat. c. 32.
Oros. l. 7, c. 35.
Zos. l. 4, c. 46.
Théodose faisait diligence; le 21 de juin il était à Scupes en Dardanie, ville éloignée de trente-cinq lieues de Stobes. Son armée marchait sur trois colonnes. Il n'avait pu établir de magasins dans un pays dont Maxime venait de se rendre maître; mais la providence divine lui aplanissant toutes les difficultés, les magasins du tyran lui furent ouverts par les troupes mêmes qui avaient ordre de les garder. Il ne lui restait qu'une inquiétude. Il semblait impossible de forcer les Alpes Juliennes, défendues par Andragathe, capitaine habile, vaillant, déterminé. Maxime eût été invincible, s'il se fût tenu derrière cette chaîne de montagnes, dont il pouvait aisément fermer tous les passages. Son aveuglement lui fit perdre cet avantage, et leva cet obstacle aux succès de son ennemi. Le tyran se persuada que Théodose faisait prendre à Valentinien et à Justine la route de la mer pour débarquer en Italie. Sur une si faible conjecture, il rassembla tout ce qu'il put de vaisseaux légers et en donna le commandement à Andragathe, avec ordre de se saisir du jeune empereur et de sa mère. Ce général ayant abandonné le poste important qu'il occupait, perdit son temps à courir vainement les mers d'Italie et de la Sicile.
LVIII.
Bataille de Siscia.
Pacat. c. 34.
Ambr. ep. 40. t. 2, p. 946.
Après le départ d'Andragathe, l'armée de Maxime se partagea en deux corps, dont chacun surpassait en nombre les troupes de Théodose; et ayant traversé les montagnes, elle entra dans les plaines de la Pannonie. Pour enfermer l'ennemi, qui, ayant passé la Save, marchait entre cette rivière et celle de la Drave, l'un des deux corps s'arrêta près de Siscia, ville alors considérable, qui n'est plus qu'un bourg nommé Siszek, sur le bord méridional de la Save. L'autre corps, composé des troupes d'élite et commandé par Marcellinus, frère du tyran, alla camper à Pétau [Petavio] sur la Drave. Théodose avançait avec tant de diligence, qu'il arriva à la vue du camp de Siscia, beaucoup plus tôt qu'on ne l'y attendait. Aussitôt profitant de la surprise, sans donner à ses soldats le temps de se reposer, ni aux ennemis celui de se reconnaître, il passe à la nage à la tête de sa cavalerie, gagne les bords, tombe avec furie sur les troupes de Maxime, qui accouraient en désordre pour disputer le passage. Elles sont renversées, foulées aux pieds des chevaux, taillées en pièces. Ceux qui échappent au premier massacre, veulent se sauver dans la ville; les uns sont précipités dans les fossés; les autres, aveuglés par la terreur, donnent dans les pieux armés de fer qui en défendent l'entrée; la plupart s'écrasent mutuellement dans la foule ou périssent par le fer ennemi; le reste fuit vers la Save. Là, tombant les uns sur les autres, ils s'embarrassent et se noient. Bientôt le fleuve est comblé de cadavres. Le général, qui n'est pas nommé dans l'histoire, fut englouti dans les eaux.
LIX.
Bataille de Pétau.
Pacat. c. 35, et 36.
Ambr. ep. 40. t. 2, p. 946.
Marcellinus était arrivé le même jour à Pétau. Théodose s'étant remis en marche le lendemain, vint le troisième jour sur le soir camper en sa présence. Les deux généraux et les deux armées ne respiraient que le combat: le succès animait les uns; la rage et le désir de la vengeance enflammait les autres. Ils passèrent la nuit dans une égale impatience. Dès que le jour parut, on se rangea en bataille: c'était des deux côtés la même disposition; les cavaliers sur les ailes, l'infanterie au centre; à la tête, des pelotons de troupes légères. On s'ébranla, et, après quelques décharges de traits et de javelots, on s'avança de part et d'autre avec une égale fierté pour se charger l'épée à la main. La victoire fut quelque temps disputée. Marcellinus savait la guerre, il avait un courage digne d'une meilleure cause; ses soldats se battaient en désespérés; enfin, enfoncés de toutes parts, ils se débandèrent et prirent la fuite. Ce ne fut plus alors qu'un affreux carnage: la plupart, mortellement blessés, allèrent mourir dans les forêts voisines, ou se précipitèrent dans le fleuve. La nuit mit fin au massacre et à la poursuite. Au commencement de la déroute, un grand corps de troupes baissa ses enseignes, et demanda quartier: les soldats jetant leurs armes se tinrent prosternés à terre, comme pour attendre leur sentence. L'empereur, doux et tranquille dans l'ardeur même de la bataille, leur ordonna avec bonté de se relever et de se joindre à son armée; et ses ennemis, devenus tout-à-coup ses soldats, partagèrent avec leurs vainqueurs la joie de leur propre défaite. L'histoire ne parle plus de Marcellinus, qui périt apparemment au milieu du carnage.
LX.
Théodose poursuit Maxime.
Pacat. c. 37, 38, 40 et 41.
Ambr. ep. 40. t. 2, p. 946.
Oros. l. 7, c. 35.
Maxime n'avait pas eu le courage de se trouver en personne à l'une ni à l'autre bataille: il s'était tenu à quelque distance de ses armées. A la nouvelle de la double victoire de Théodose, il prit la fuite sans tenir de route certaine: détesté des vaincus, poursuivi par les vainqueurs, déchiré au dedans par les remords de son crime, il ne voyait nulle retraite assurée. Conduit par la crainte, le guide le plus infidèle, il alla se jeter dans Aquilée; c'était se renfermer lui-même dans une prison, pour y attendre le supplice. La ville n'était pas en état de tenir contre une armée victorieuse. Théodose marchait avec ses troupes légères; lorsqu'il approchait d'Émona[656], qui venait de ressentir tous les maux d'un long siége, les habitants sortirent au-devant de lui avec les démonstrations de la joie la plus vive. Les sénateurs vêtus d'habits blancs, les prêtres païens, couverts de leurs plus riches ornements, étaient suivis de tout le peuple, qui faisait retentir l'air de chants de victoire. L'entrée du prince fut un triomphe. Les portes étaient ornées de fleurs, les rues de riches tapis: partout brillaient des flambeaux allumés; une multitude de tout sexe et de tout âge s'empressait autour du vainqueur; tous le félicitaient et priaient le ciel de couronner ses succès par la mort du tyran.
[656] Pacatus donne, c. 37, à cette ville le surnom de Pia, à cause de la fidélité qu'elle avait montrée envers le jeune Valentinien.—S.-M.
LXI.
Mort de Maxime.
Pacat. c. 43, 44 et 45.
Claud. in 4º. Consul. Honor.
Oros. l. 7, c. 35.
Auson. in Aquileia.
Vict. epit. p. 232.
Zos. l. 4, c. 46 et 47.
Socr. l. 5, c. 14.
Philost. l. 10. c. 8.
Prosp. chr.
Idat. chr. et fast.
[Greg. Tur. l. 2, c. 9.]
Till. Théod. not. 37.
Théodose ayant traversé la ville, franchit les Alpes Juliennes, dont Maxime avait laissé les passages ouverts, et s'arrêta à trois milles d'Aquilée. Arbogaste, à la tête d'un gros détachement, s'étant avancé jusqu'à la ville, força les portes, qui n'étaient défendues que par une poignée de soldats[657]. Maxime, encore plus dépourvu de conseils que de forces, était si peu instruit des mouvements de son ennemi, qu'on le trouva occupé à distribuer de l'argent aux troupes qui lui restaient. On le jette en bas du tribunal, on lui arrache le diadème, on le dépouille, et, les mains liées derrière le dos, on le conduit au camp du vainqueur, comme un criminel au lieu du supplice. L'empereur, après lui avoir reproché son usurpation et l'assassinat de Gratien, lui demanda sur quel fondement il avait osé publier, que dans sa révolte il agissait d'intelligence avec Théodose. Maxime répondit en tremblant, qu'il n'avait inventé ce mensonge que pour attirer des partisans, et s'autoriser d'un nom respectable. Cet aveu et l'état déplorable du tyran désarmèrent la colère de Théodose: la compassion sollicitait déja sa clémence, lorsque ses officiers enlevèrent Maxime de devant ses yeux, et lui firent trancher la tête hors du camp. Ainsi périt cet usurpateur, le 28 de juillet, ou, selon d'autres, le 27 d'août[658], cinq ans après qu'il eut fait périr son prince légitime. On fit mourir ensuite deux ou trois de ses partisans les plus opiniâtres, et quelques soldats maures, ministres de ses cruautés. Théodose fit grace à tous les autres[659].