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Histoire du Bas-Empire. Tome 04

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XXXVI.

Remontrances de S. Ambroise.

Ambr. ep. 51, t. 2, p. 997-1001.

Ruf. l. 12, c. 18.

Hermant, vie de S. Ambr. l. 6, c. 13.

Cette cruelle tragédie répandit par tout l'empire, l'étonnement et la consternation. Ambroise et les évêques assemblés à Milan furent pénétrés de la plus vive douleur. Le saint prélat, aussi affligé de la faute de Théodose qu'il aimait tendrement, que du malheur des Thessaloniciens, ne différa pas d'écrire au prince pour le rappeler à lui-même. Non, lui disait-il, je n'aurai pas la hardiesse d'offrir le saint sacrifice, si vous avez celle d'y assister: il ne me serait pas permis de célébrer ces augustes mystères en la présence du meurtrier d'un seul innocent; et comment le pourrais-je devant les yeux d'un prince qui vient d'immoler tant d'innocentes victimes. Pour participer au corps de Jésus-Christ, attendez que vous vous soyez mis en état de rendre votre hostie agréable à Dieu; jusque-là contentez-vous du sacrifice de vos larmes et de vos prières. Nous avons encore cette lettre; on y sent respirer une tendresse respectueuse jointe à la fermeté épiscopale.

XXXVII.

S. Ambroise refuse à Théodose l'entrée de l'église.

Theod. l. 5, c. 17.

Soz. l. 7, c. 25.

Ruf. l. 12, c. 18.

Aug. de civ. l. 5, c. 26, t. 7, p. 142.

Ambr. orat. in fun. Theod. t. 2. p. 1207.

Till. vie de S. Ambr. art. 59, 60, 61.

Mais la conscience de Théodose lui parlait encore avec plus de force et de liberté. Sa bonté naturelle ayant enfin dissipé les noires vapeurs de sa colère, lui montrait Thessalonique en pleurs et ses sujets égorgés. Il ne se voyait lui-même qu'avec horreur; et pour se laver d'un forfait si énorme, tremblant de crainte et déchiré de remords, il revint à Milan, et marcha droit à l'église. Ambroise sort au-devant de lui, et s'opposant à son passage, semblable à cet ange redoutable qui défendait l'entrée du jardin d'Éden après la chute de notre premier père: «Arrêtez, prince, lui dit-il: vous ne sentez pas encore tout le poids de votre péché. La colère ne vous aveugle plus, mais votre puissance et la qualité d'empereur offusquent votre raison, et vous dérobent la vue de ce que vous êtes. Rentrez en vous-même; considérez la poussière d'où vous êtes sorti; et où chaque instant s'empresse à vous replonger. Que l'éclat de la pourpre ne vous éblouisse pas jusqu'à vous cacher ce qu'elle couvre de faiblesse. Souverain de l'empire, mais mortel et fragile, vous commandez à des hommes de même nature que vous, et qui servent le même maître: c'est le créateur de cet univers, le roi des empereurs comme de leurs sujets. De quels yeux verrez-vous son temple? Comment entrerez-vous dans son sanctuaire? Vos mains fument encore du sang innocent; oserez-vous y recevoir le corps du Seigneur? Porterez-vous sur la coupe sacrée ces lèvres qui ont prononcé un arrêt injuste et inhumain? Retirez-vous, prince; n'ajoutez pas le sacrilége à tant d'homicides. Acceptez la chaîne salutaire de la pénitence, que vous impose par mon ministère la sentence du souverain juge. En la portant avec soumission, vous y trouverez un remède pour guérir vos plaies, encore plus profondes que celles dont vous avez affligé Thessalonique.» L'empereur voulant excuser sa faute par l'exemple de David: Vous l'avez imité dans son péché, lui repartit Ambroise; imitez-le dans sa pénitence. Théodose reçut cet arrêt comme de la bouche de Dieu même. Il avait l'ame trop élevée pour rougir de l'humiliation qu'il essuyait à la vue d'un grand peuple; il ne sentait que la confusion de son crime et retourna à son palais en pleurant et en soupirant. Il y demeura renfermé pendant huit mois, excepté un voyage qu'il fit à Vérone, où il séjourna une partie des mois d'août et de septembre.

XXXVIII.

Théodose demande à être réconcilié.

Selon la discipline ordinaire de l'Église, les pénitents n'étaient alors publiquement réconciliés que vers la fête de Pâques, et les meurtres volontaires n'étaient remis qu'après plusieurs années de pénitence. Aux approches de la fête de Noël, Théodose sentit redoubler sa douleur. Rufin, moins affligé que lui, quoiqu'il fût la principale cause de ses regrets, entreprit de le consoler; et comme ce courtisan lui demandait pourquoi il s'abandonnait à une si profonde tristesse, l'empereur poussant un grand soupir qui fut suivi de larmes: Hélas! Rufin, lui dit-il, se peut-il que vous ne sentiez pas mon malheur? Je gémis et je pleure de voir que le temple du Seigneur est ouvert aux derniers de mes sujets, qu'ils y entrent sans crainte, qu'ils y adressent leurs prières à notre commun maître, tandis que l'entrée m'en est interdite, et que le ciel même est fermé pour moi. Car je me souviens de cette divine parole: Celui que vous aurez lié sur la terre, sera lié dans le ciel. Prince, répondit Rufin, j'irai, si vous le permettez, trouver l'évêque, et je l'engagerai par mes prières à vous affranchir de vos liens. Il n'y consentira pas, répliqua l'empereur; je connais Ambroise, je sens la justice de son arrêt; jamais il ne violera la loi divine par déférence pour la majesté impériale. Sur les instances de Rufin, qui promettait avec confiance de fléchir Ambroise, l'empereur lui permit de le tenter; et se flattant lui-même de quelque succès, il le suivit de loin. Dès qu'Ambroise aperçut le ministre: Rufin, lui dit-il, quelle est votre impudence? C'est vous dont le pernicieux conseil a rempli Thessalonique de carnage et d'horreur, et vous ne rougissez pas? vous ne tremblez pas? vous osez approcher de la maison de Dieu, après avoir si cruellement déchiré ses images vivantes! Rufin se jetant à ses pieds, le suppliait de recevoir avec indulgence l'empereur qui allait arriver; alors Ambroise enflammé de zèle: Je vous avertis, Rufin, lui dit-il, que je l'empêcherai d'entrer dans le lieu saint: et s'il veut continuer d'agir en tyran, il pourra m'égorger encore. J'accepterai la mort avec joie. A ces paroles, Rufin manda promptement à Théodose qu'il ne pouvait rien gagner sur l'inflexible prélat; que pour éviter un éclat scandaleux, il lui conseillait de ne pas aller plus loin. L'empereur, qui était déja dans la grande place de la ville, continua sa marche, en disant: J'irai, et j'essuierai l'affront que je n'ai que trop mérité.

XXXIX.

Entrevue de S. Ambroise et de Théodose.

Theod. l. 5, c. 17.

Soz. l. 7, c. 25.

Ruf. l. 12, c. 18.

Cod. Th. l. 9, tit. 40, leg. 13 et ibi God.

Till. vie de S. Ambr. art. 62.

Pagi ad Baron.

Ambroise était dans une salle voisine de l'église, dans laquelle il avait coutume de donner ses audiences. Voyant approcher Théodose, il s'avança en lui reprochant de vouloir user de tyrannie contre Dieu même, et de faire violence à la discipline de l'église en prétendant s'affranchir de la pénitence: Non, répondit Théodose; je ne viens point ici pour violer les lois, mais pour vous conjurer d'imiter la clémence du Dieu que nous servons, qui ouvre la porte de sa miséricorde aux pécheurs pénitents. Et quelle pénitence avez-vous faite d'un si grand crime, répliqua l'évêque? C'est à vous, lui dit Théodose, d'appliquer le remède sur mes plaies, et c'est à moi de le recevoir et de le souffrir. Alors Ambroise touché de son humble résignation, lui dit, que puisqu'il n'avait écouté que sa colère dans l'affaire de Thessalonique, il devait pour toujours imposer silence à cette passion téméraire et furieuse, et ordonner par une loi que les sentences de mort et de confiscation n'auraient leur exécution que trente jours après qu'elles auraient été prononcées, pour laisser à la raison le temps de revenir à l'examen et de réformer les jugements dans lesquels elle n'aurait pas été consultée. Théodose approuva ce conseil, et fit sur-le-champ dresser la loi que le prélat proposait. Il nous en reste une tout-à-fait pareille datée de l'an 382 et attribuée à Gratien. Entre les critiques, les uns prétendent que la suscription et la date de cette loi sont également fausses, et que ce n'est autre chose que la loi même de Théodose. D'autres pensent que celle de Théodose ne subsiste plus, et que la loi qui nous reste est véritablement de Gratien; mais qu'elle ne fut faite que pour l'Occident et qu'elle fut abolie dès l'année suivante par la mort de ce prince. Quoi qu'il en soit, la loi de Théodose ne faisait qu'étendre aux jugements rendus par le prince, ce qui se pratiquait à l'égard des sentences prononcées dans les tribunaux. Le sénat, sous l'empire de Tibère, avait déja ordonné que les sentences de condamnation ne seraient exécutées, qu'au bout de dix jours.

XL.

S. Ambroise lui impose la pénitence.

Le saint évêque permit aussitôt à l'empereur l'entrée de l'église. Alors Théodose prosterné, baignant la terre de ses pleurs et se frappant la poitrine, prononça à haute voix ces paroles de David: Mon ame est demeurée attachée contre la terre; rendez-moi la vie, Seigneur, selon votre promesse. Tout le peuple l'accompagnait de ses prières et de ses larmes; et cette majesté souveraine, dont l'impétueuse colère avait fait trembler tout l'empire, n'inspirait plus alors que des sentiments de compassion et de douleur. Saint Ambroise régla le temps de sa pénitence; l'empereur l'accomplit avec soumission et fidélité: il s'abstint pendant cet intervalle de porter les ornements impériaux. C'est ainsi qu'Ambroise sut réparer le crime de Théodose: exemple à jamais mémorable, mais unique dans tous les siècles. Il ne pouvait naître que d'un heureux concours de circonstances. Pour le donner au monde, il était besoin de la rencontre d'un prélat et d'un prince également extraordinaires: il fallait un évêque digne de représenter la majesté divine par l'éminente sainteté de sa vie, par la sublimité de son génie, par une fermeté prudente et éclairée, par la force d'une éloquence invincible, autant que par l'autorité de son caractère: il fallait aussi un empereur vraiment pieux, humble dans la grandeur, mais assez relevé par ses qualités personnelles, pour s'abaisser sans s'avilir. De plus, les bornes des deux puissances, spirituelle et temporelle, posées par Jésus-Christ même et affermies sous le long règne du paganisme, étaient encore si solidement établies, qu'un prince publiquement suspendu de la communion, ne courait alors aucun risque de rien perdre du respect et de l'obéissance de ses sujets.

XLI.

Loi sur les diaconesses.

Paulus ad. Timoth. c. 5.

Cod. Th. l. 16, tit. 2, leg. 27, 28 et ibi God.

Marcian. nov. 1 et 5, de testam. Cleric.

Soz. l. 7, c. 16.

Fleschier, vie de Théod. l. 4, art. 17.

Giann. hist. Nap. l. 2, c. 8, § 4.

Théodose soumis aux lois de l'Église, n'en était pas moins attentif à mettre un frein à la cupidité des ecclésiastiques. Dès l'origine du christianisme, les diaconesses étaient des veuves qui se consacraient à des œuvres de charité et de dévotion. Elles instruisaient les femmes et les filles, elles distribuaient les aumônes des fidèles; elles s'acquittaient encore de quelques autres fonctions qui convenaient à leur sexe. L'avarice s'introduisant peu à peu dans la maison du Seigneur, et les rapports de ministère formant une liaison entre le clergé et ces femmes pieuses, il arrivait souvent qu'elles se laissaient engager à frustrer leurs héritiers naturels, pour laisser leurs biens aux églises ou même aux ecclésiastiques, sous le spécieux prétexte du soulagement des pauvres. Saint Paul avait recommandé de n'admettre ces diaconesses qu'à l'âge de soixante ans: Théodose en fit une loi; il ordonna de plus, qu'elles feraient nommer un curateur à leurs enfants, s'ils n'étaient pas en âge de majorité, qu'elles se déchargeraient elles-mêmes entre des mains fidèles de l'administration de leurs biens, qu'elles n'auraient la disposition que des revenus, que les fonds et les meubles passeraient après leur mort à leurs héritiers, et qu'elles n'en pourraient rien aliéner ni par donation entre-vifs, ni par testament, ni par quelque autre acte que ce fût, en faveur des églises, des ecclésiastiques et des pauvres. Cette loi, sans doute, excita des murmures, puisque deux mois après, Théodose fut obligé d'en restreindre l'étendue; il laissa aux diaconesses la liberté de disposer seulement de leurs meubles par donation entre-vifs, mais le reste de la loi subsista dans son entier. L'empereur Marcien dans la suite voulut bien supposer que Théodose avait entièrement révoqué sa première loi, quoiqu'il n'en eût abrogé que la moindre partie.

XLII.

Loi sur les moines.

Cod. Th. l. 16, tit. 3, leg. 1, 2, et ibi God.

Giann. hist. Nap. l. 2, c. 8, § 1.

Ceux qui avaient renoncé au commerce des hommes, pour servir Dieu dans la retraite, commençaient à s'écarter de leur institut. Ils fréquentaient les villes, ils y portaient cette âpreté de caractère qui s'acquiert aisément dans la solitude, ils se mêlaient des affaires civiles et ecclésiastiques, ils troublaient même quelquefois l'ordre de la justice, en employant la violence pour sauver les accusés. Quelques-uns échauffaient les esprits par des disputes publiques sur les points de foi; leur zèle contre l'idolâtrie n'était pas toujours réglé par la charité et par la prudence. L'empereur, sur les représentations des magistrats, leur défendit l'entrée des villes, et leur enjoignit de se tenir dans leurs retraites[780]. Mais deux ans après, il céda sans doute à d'autres sollicitations, et leur rendit leur première liberté[781].

[780] Ce fut par une loi donnée à Milan, le 3 septembre 390.—S.-M.

[781] Cette nouvelle loi est du 17 avril 392.—S.-M.

XLIII.

Obélisque et statue de Théodose à Constantinople.

Marcel. chr.

Prosp. chron.

Grut. inscr. 185, nº 6, 7.

Anthol. l. 4, c. 16.

Busbeq ep. 1.

Spon, voyage t. 1, p. 137.

Ducange, Constantinople, l. 1, p. 71, l. 2, p. 105.

Banduri, Imp. Orient. t. 1, p. 11, t. 2, p. 612.

Gyll. topog. Constant. l. 2, c. 11.

Pendant le séjour de Théodose en Italie, Arcadius, qu'il avait laissé à Constantinople, ne pouvant apparemment s'accorder avec l'impératrice Galla, sa belle-mère, l'obligea de sortir du palais. On ne sait ni la cause ni les suites de ce traitement injurieux. En mémoire de la victoire remportée sur Maxime, Proculus[782], préfet de Constantinople, fit dresser dans le cirque un obélisque, qu'on voit encore dans l'ancien Hippodrome[783]. C'est une seule pièce de granit d'Égypte, de vingt-quatre coudées de haut et dont chaque face a six pieds de large vers la base. Il est chargé d'hiéroglyphes[784], et soutenu sur quatre dés de bronze. La base est ornée de bas-reliefs, et porte deux inscriptions[785]. On y apprend que cette pierre, après avoir été long-temps négligée et couchée par terre, fut dressée en trente-deux jours. Les Grecs racontent que cet obélisque fut ensuite abattu par un tremblement de terre, et que plusieurs siècles après, sous les derniers empereurs grecs, un architecte l'éleva au moyen d'une infinité de cables et de poulies, mais qu'il s'en fallait un travers de doigt qu'il ne fût à la hauteur des dés sur lesquels il devait poser. Que tout le peuple, témoin de cette mécanique étonnante, crut alors toutes les peines et les dépenses perdues; mais que l'entrepreneur, sans perdre courage, ayant fait apporter une grande quantité d'eau, passa plusieurs heures à imbiber les cables qui soutenaient cette masse énorme, et qui se raccourcirent assez pour l'élever au-dessus des dés et la poser en sa place. Arcadius fit aussi ériger une statue à son père, sur une colonne dans l'Augustéon, près de l'église de Sainte-Sophie. Cette statue était d'argent et pesait sept mille quatre cents livres, qui font onze mille cent de nos marcs. On rapporte que cette année on vit en l'air pendant trente jours une colonne de feu.

[782] Ce Proculus est nommé Proclus dans les inscriptions grecques et latines qui ont été placées sur la base de l'obélisque qu'il fit ériger. Il était fils de Tatianus, qui fut consul l'année suivante.—S.-M.

[783] Voyez tom. 2, pag. 407, l. XII, § 13.—S.-M.

[784] On trouve une représentation grossière de cet obélisque dans l'Œdipus Ægyptiacus de Kircher, t. 3, p. 305. Quoique les hiéroglyphes y soient fort mal figurés, on y reconnaît cependant fort bien le cartouche destiné à contenir le nom du roi d'Égypte qui érigea ce monument. C'était Thethmosis II, roi de la 18e dynastie des souverains de l'Égypte, dont le règne commença en l'an 1676 avant J. C.—S.-M.

[785] La première de ces inscriptions est composée de quatre vers grecs, qui correspondent à peu près, pour le sens, à cinq vers latins placés sur un autre côté. Voici ces deux inscriptions.

Κίονα τετράπλευρον, ἀεὶ χθονὶ κείμενον ἄχθος,
Μοῦνος ἀναστῆσαι Θευδόσιος βασιλεὺς,
Τολμήσας, Πρόκλῳ ἐπεκέκλετο· καὶ τόσος ἔστη
Κίων, ἠελίοις ἐν τριακόντα δύο.

L'inscription latine était du côté de l'orient.

Difficilis quondam dominis parere serenis
Jussus, et extinctis palmam portare tyrannis,
Omnia Theodosio cedant: subolique perenni:
Terdenis sic victus, ego duobusque diebus
Judice sub Proclo sublime elatus ad auras.

—S.-M.

An 391.

XLIV.

Lois de Théodose.

Idat. fast.

Cod. Th. l. 3, tit. 3, leg. 1, l. 9, tit. 14, leg. 2 et ibi God.

L'année suivante, Tatianus et Symmaque étant consuls, Théodose crut qu'il était temps de retourner en Orient[786]. Mais pour ne laisser en Occident aucun des désordres qu'il s'était proposé d'y réformer, il publia encore plusieurs lois. La misère inséparable des guerres civiles avait réduit plusieurs pères à la triste nécessité de vendre leurs enfants. Il remit en liberté ces malheureuses victimes de l'indigence, sans les obliger de rien payer à leurs maîtres[787]. Les soldats de Maxime et ceux que Théodose avoit licenciés après la défaite du tyran, infestaient les campagnes, pillaient de nuit les métairies, faisaient des vols et des massacres sur les grands chemins. Le port des armes était défendu aux particuliers: Théodose leur permit de les prendre et de pourvoir à leur propre sûreté[788].

[786] Les lois du Code Théodosien font voir que l'empereur resta à Milan au moins jusqu'au 22 mars 391. Il était à Concordia le 9 mai, à Vicence le 27 du même mois. On le trouve à Aquilée depuis le 16 juin jusqu'au 14 juillet.—S.-M.

[787] Cette loi fut donnée à Milan, le 11 mars 391.—S.-M.

[788] Par une loi donnée à Aquilée, le premier juillet 391.—S.-M.

XLV.

Ravages des Barbares en Macédoine.

Socr. l. 5, c. 18.

Marc. chr.

Zos. l. 4, c. 48 et 49.

Après qu'il eut ainsi rétabli la paix et le bon ordre en Italie et dans les contrées voisines, il prit le chemin de Constantinople avec son fils Honorius. Étant arrivé à Thessalonique, il trouva la province désolée. Les Barbares qui s'étaient détachés de son armée pour se retirer dans des marais et dans des bois inaccessibles, lorsqu'il se disposait à les conduire contre Maxime, ne l'avaient pas plutôt vu éloigné que, pressés par la disette et entraînés par leur férocité naturelle, ils traitèrent le pays comme ennemi, et remplirent de meurtres et de ravages la Macédoine et la Thessalie, qui étaient dépourvues de troupes. A ces déserteurs s'étaient joints un grand nombre d'autres Barbares, les uns échappés des défaites précédentes et dispersés dans la Thrace, les autres attirés des pays situés au-delà du Danube par le désir du pillage; en sorte que cette troupe formait une armée nombreuse. Dès qu'ils apprirent que Théodose revenait victorieux, ils abandonnèrent le plat pays. Cachés dans les forêts et dans les montagnes, ils n'osaient plus en sortir que pendant la nuit; et, dès que le jour paraissait, ils regagnaient leurs retraites, emportant avec eux leur butin. Il était plus difficile de découvrir les repaires de ces brigands, que de les vaincre. Théodose qui, dès sa jeunesse s'était familiarisé avec les plus grands dangers, ne voulut s'en rapporter qu'à lui-même. Sans communiquer son dessein à personne qu'à Promotus, de crainte que les Barbares de son armée n'en donnassent avis à leurs compatriotes, il prit avec lui cinq cavaliers, qui menaient chacun en main trois ou quatre chevaux, pour s'en servir à mesure que leur monture serait fatiguée. S'étant déguisé en simple cavalier, il alla lui-même à la découverte, côtoyant les bois et les marais, traversant les campagnes, logeant et mangeant chez les paysans, dont il n'était pas reconnu.

XLVI.

Théodose découvre leur retraite.

Après deux ou trois jours de courses continuelles, il arriva sur le soir à une méchante cabane, habitée par une vieille femme, à laquelle il demanda le couvert et quelque chose à manger. Elle lui servit ce qu'elle avait. Dès qu'il fut couché, il aperçut, à la lueur d'une lampe, un homme qui se glissait avec précaution dans un coin de la chaumière, et qui semblait craindre d'être vu. Ayant aussitôt appelé l'hôtesse, il lui demande en secret ce que c'est que cet homme. Elle lui répond qu'elle n'a aucune connaissance ni de ce qu'il est, ni de ce qu'il fait; que tout ce qu'elle en peut dire, c'est que, depuis l'arrivée de l'empereur, cet inconnu vient toutes les nuits fort fatigué prendre son repas et coucher chez elle, et que le matin, après avoir payé sa dépense, il sort et va passer la journée où bon lui semble. L'empereur espérant en tirer quelque lumière, se lève, le fait saisir par ses gens, l'interroge. Comme on ne pouvait lui arracher une parole, il le fit fouetter avec violence: ce traitement ne surmontant pas encore son obstination à garder le silence, il ordonne à ses cavaliers de lui déchiqueter le corps avec la pointe de leurs épées, et lui déclare en même temps qu'il est l'empereur. Alors ce misérable, saisi d'effroi, avoue qu'il est l'espion des Barbares, qu'il a soin de les avertir de la marche du prince, et de la route qu'ils doivent tenir pour faire leurs pillages avec sûreté. Théodose, après s'être instruit de la position des ennemis, lui fait couper la tête et retourne à son camp, dont il n'était pas éloigné.

XLVII.

Ils sont taillés en pièces.

Dès le point du jour, s'étant mis à la tête d'un détachement, et ayant laissé dans le camp le général Promotus avec le gros de l'armée, il va chercher les Barbares. On les surprend dans leurs forts; on les égorge la plupart dans les marais où ils s'étaient enfoncés pour éviter la mort. Théodose fit dans cette journée admirer sa bravoure personnelle; mais il manqua de prudence. Le carnage avait déja duré long-temps, lorsque, par le conseil de Timasius, il fit sonner la retraite pour laisser rafraîchir et reposer ses soldats, qui étaient encore à jeun et épuisés de chaleur et de fatigue. La joie de la victoire les ayant invités à boire sans modération, ceux des Barbares qui avaient échappé par la fuite, informés de ce désordre, se rallièrent, revinrent charger les vainqueurs dispersés et plongés presque tous dans le vin et dans le sommeil; ils en massacrèrent un grand nombre. Théodose, qui se reposait sous une tente, aurait lui-même péri dans cette surprise, s'il n'eût été averti assez à temps pour prendre la fuite avec quelques-uns de ses officiers. Le général Promotus, qu'il avait mandé sur-le-champ avec le reste de l'armée, étant accouru au-devant de lui, le pria de mettre sa personne en sûreté, et lui promit de lui rendre bon compte de ces déserteurs rebelles. Promotus double le pas, trouve les ennemis encore acharnés au carnage, fond sur eux avec tant de furie, qu'il n'en laisse échapper qu'un très-petit nombre.

XLVIII.

Mort de Promotus.

Zos. l. 4, c. 50 et 51.

Claud. de laud. Stilic. l. 1; et in Ruf. l. 1.

Ce fut le dernier exploit de Promotus, auquel l'empereur pouvait seul disputer la gloire d'être le plus grand capitaine de son temps. Il avait contribué plus que personne aux grands succès de Théodose contre Maxime. Il servait l'État et son prince avec des intentions pures et détachées de tout intérêt. Mais ce qui augmente encore aux yeux de la postérité le prix de ses éminentes qualités, c'est qu'il ne retira d'autre fruit de ses services, que de périr par les cruelles intrigues d'un ministre jaloux et pervers, du moins on le crut ainsi. Rufin, dont la faveur est une tache sur la vie de Théodose, affectait de s'élever au-dessus des généraux, et de les traiter avec hauteur. Promotus et Timasius, après s'être exposés à tant de dangers pour le salut de l'État, ne pouvaient voir sans indignation l'ascendant que prenait sur eux un vil courtisan, qui ne se faisait valoir que par son esprit fourbe et artificieux. Dans un conseil auquel Théodose n'assistait pas, Rufin, qui ne croyait devoir ménager que l'empereur, laissa échapper une parole insolente contre Promotus; celui-ci ne lui répondit que par un soufflet. Cette promptitude ne coûta pas moins à Promotus, que n'avait autrefois coûté au jeune Drusus, la même insulte faite à Séjan. Rufin alla sur-le-champ s'en plaindre à l'empereur, qui en fut très-irrité: Si toutes ces jalousies ne cessent, dit-il en colère, ceux qui ne peuvent souffrir Rufin pour égal, le verront bientôt leur maître. C'était menacer de lui donner le titre d'Auguste. Le ministre, habile à profiter de l'affront qu'il avait reçu, détermina l'empereur à éloigner Promotus de la cour, sous prétexte de l'employer à exercer les troupes; et ce général, pendant qu'il traversait la Thrace, fut massacré dans une embuscade par un parti de Bastarnes. L'empereur fut le seul qui n'attribua pas ce meurtre à la méchanceté de Rufin[789]; et, toujours aveuglé sur le compte de son favori, il le désigna consul pour l'année suivante avec Arcadius. Mais Stilichon, en attendant qu'il pût venger la mort de son ami sur celui qu'il en croyait l'auteur, ne perdit pas l'occasion d'en punir ceux qui en avaient été les ministres[790]. Il était alors en Thrace pour défendre le pays contre des troupes de Barbares, qui tantôt séparés, tantôt réunis, faisaient des courses dans la province[791]. C'étaient des Bastarnes, des Goths, des Alains, des Huns, des Sarmates[792]. Il tomba séparément sur un corps de Bastarnes, et les tailla tous en pièces[793]. Il en enferma dans un vallon un autre corps joint avec les autres barbares; et il était prêt à les passer au fil de l'épée, lorsqu'il reçut ordre de l'empereur de les éloigner, pourvu qu'ils convinssent de sortir de la Thrace[794]. Cet ordre était un effet des mauvais conseils de Rufin[795], qui, selon l'opinion publique, payait de ce service important l'assassinat de Promotus.

[789] Cette imputation est rapportée par Zosime, lib. 4, c. 51; mais on doit remarquer que Claudien, qui a fait un poëme entier contre Rufin, et qui ne le ménage pas, ne l'accuse pas d'un crime aussi lâche.—S.-M.

[790]

Tu neque vesano raptas venalia curru
Funera, nec vanam corpus meditatus in unum
Sævitiam, turmas equitum peditumque catervas
Hostilesque globos tumulo prosternis amici.
Inferiis gens tota datur.

Claud. de laud. Stilich. l. 1, v. 100 et seq.—S.-M.

[791]

...................Tot barbara solus
Millia, jam pridem miseram vastantia Thracen,
Finibus exiguæ vallis conclusa tenebas.

Claud. ibid. v. 106 et seq.—S.-M.

[792]

Non te terrisonus stridor venientis Alani,
Nec vaga Chunorum feritas, non falce Gelonus,
Non arcu pepulere Getæ, non Sarmata conto.

Claud. ibid. v. 109 et seq.—S.-M.

[793]

.........Quis enim Visos in plaustra feroces
Reppulit, aut sæva Promoti cæde tumentes
Bastarnas una potuit delere ruina?

Claud. ibid. v. 94 et seq.—S.-M.

[794]

Exstinctique forent penitus, ni more maligno,
Falleret Augustas occultus proditor aures,
Obstrueretque moras, strictumque reconderet ensem
Solveret obsessos, præberet fædera captis.

Claud. l. 1, ibid. v. 112 et seq.—S.-M.

[795] Voici comment Claudien rapporte (in Rufin. lib. 1, v. 316 et seq.) cette trahison de Rufin. Il s'adresse en ces termes à Stilichon, déja vainqueur des Barbares:

Nam tua cum Geticas stravisset dextra catervas,
Ulta ducis socii letum, parsque una maneret
Debilior, facilisque capi; tunc impius ille
Proditor imperii, conjuratusque, Getarum,
Distulit instantes, eluso principe, pugnas,
Hunnorum laturus opem quos affore bello,
Norat, et invisis mox se conjungere castris.

Claud. in Ruf. l. 1, v. 316 et seq.—S.-M.

XLIX.

Théodose à Constantinople.

Socr. l. 12, c. 18.

Ruf. l. 12, c. 19.

Gyll. topog. Constant. l. 4, c. 9.

Ducange, Constant. l. 1, p. 52.

Banduri, Imp. Orient. t. 2. p. 595.

Théodose étant arrivé à Constantinople le 10 de novembre, s'appliqua plus que jamais à rendre ses sujets heureux. Accessible aux plus petits, affable, libéral, il prévenait même les demandes. Il travaillait à éteindre les hérésies, mais avec un esprit de modération, ménageant la personne des hérétiques, en même temps qu'il proscrivait leurs erreurs. Aussi religieux que ferme et prudent, il honorait sans faiblesse les ministres sacrés; il distinguait leurs passions de leur caractère, il les écoutait sans se laisser conduire aveuglément. Il fit bâtir des églises, il en embellit d'autres; et partout brillait sa magnificence. Ce fut alors qu'il décora la principale porte de Constantinople, qui fut pour cette raison appelée depuis ce temps la porte dorée. Il en fit un arc de triomphe et un monument de sa victoire sur Maxime. Cette porte, située au midi, donnait entrée dans la grande rue qui traversait toute la ville jusqu'au Bosphore. Ce fut par là que les empereurs firent dans la suite leur entrée solennelle. On plaça au-dessus la statue de Théodose, une victoire et une croix. La porte fut ornée de colonnes et revêtue de marbre: c'était des bas-reliefs antiques, où les travaux d'Hercule et d'autres sujets de la fable étaient traités avec beaucoup d'art. Pierre Gilles, savant voyageur du seizième siècle, en admirait encore les précieux restes, qui s'étaient conservés malgré la barbarie des Turcs, destructeurs des anciens monuments.

L.

Église de S. Jean-Baptiste.

Soz. l. 7, c. 21 et 24.

Prosp. chr.

Chron. Alex. p. 305.

Ducange, Constant. l. 4, p. 100.

Till. Théod. art. 65 et note 46.

Il y avait, à quelques lieues de Chalcédoine, dans un bourg nommé Cosilas, une relique célèbre qu'on croyait être le chef de saint Jean-Baptiste. Elle y avait été transférée du temps de Valens, qui voulait la faire apporter à Constantinople. Mais on raconte que les mules qui traînaient le chariot, avaient refusé d'aller plus loin, quelque effort qu'on employât pour les faire avancer jusqu'au rivage du Bosphore. Théodose s'étant transporté en personne sur le lieu, ne voulut pas user d'autorité pour enlever ce pieux trésor; il eut beaucoup de peine à l'obtenir par prières de ceux qui le gardaient; et sans éprouver d'autres difficultés, l'ayant enveloppé de sa pourpre, il le porta lui-même à Chalcédoine, où il le laissa en dépôt jusqu'à ce qu'il eût fait bâtir en l'honneur du saint Précurseur, une magnifique église à Constantinople dans le faubourg de l'Hebdome. Rufin fut chargé de la construction de cet édifice, et dès qu'il fut achevé, Théodose y exposa cette sainte relique à la vénération des fidèles. Selon Ducange, c'est le même chef de saint Jean qu'on révère aujourd'hui dans l'église cathédrale d'Amiens, où il fut transféré de Constantinople en 1206. M. de Tillemont apporte plusieurs raisons pour prouver que c'est le chef d'un autre saint, et non celui de saint Jean-Baptiste.

FIN DU LIVRE VINGT-QUATRIÈME ET DU TOME QUATRIÈME.

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