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L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

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II
L’IMPUISSANCE ANALYTIQUE

Au risque de fatiguer, j’ai tenu à laisser parler mon auteur tout au long et sans l’interrompre. D’abord parce qu’il fallait à tout prix ne lui fournir aucun prétexte de réclamation ni de protestation, lui ôter à l’avance tout droit d’arguer d’une déformation de sa pensée. Ensuite parce qu’il me paraissait très important de permettre à cette pensée de se développer, de s’épanouir sous nos yeux et de revêtir sa forme spontanée. Outre que nous n’aurions certainement pas réussi sans beaucoup de peine à la ramener à nos catégories, son ordre même, sa démarche me semblaient devoir être pour nous tout un enseignement. Et en effet, je crois que d’en avoir seulement suivi l’enchaînement, nous voici mieux préparés à en comprendre le contenu. Nous avons ici un premier exemple de ce que c’est que de penser sous la catégorie de la Culture : nous voyons clairement que c’est d’abord renoncer au soutien et à l’armature des genres et des espèces, que c’est se débarrasser du harnais logique. Il serait tout à fait injuste de nier la cohérence des idées de Natorp ; mais il serait tout à fait vain de vouloir l’attribuer à leur subordination réciproque, à la rigueur de leur emboîtement. Il y a ici un point de vue qui se promène et qui groupe le donné intellectuel, non pas forcément selon ses affinités naturelles, mais en fonction d’un certain résultat à obtenir. Reconnaissons franchement un des points tout au moins que notre auteur nous demande de lui accorder : c’est que nous sommes ici en présence d’une forme de réflexion inédite, que nous devons par conséquent juger avec d’autant plus de prudence qu’elle est plus éloignée de la nôtre. Oui, l’esprit allemand est bien quelque chose d’original et d’absolument irréductible à aucun autre mode de l’esprit universel.

Cependant, on est en même temps en droit de douter que cette originalité allemande soit quelque chose de très clair, de très immédiat, de très évident, quelque chose qui saute aux yeux, dont la réalité soit si forte qu’elle fasse comme une sortie à la rencontre de qui l’assiège et l’étudie. La façon même dont Natorp s’y prend pour la définir, l’énormité des moyens qu’il met en œuvre inspirent une certaine suspicion à cet égard. Jusqu’où n’est-il pas obligé de remonter ! Quel pèlerinage il lui faut entreprendre pour découvrir cette Grundlage[83] dont il a besoin ! N’est-ce pas parce qu’il ne la rencontre pas où elle devrait être, parce qu’il ne trouve pas sur place le Grund[84] du génie allemand ? n’est-ce pas parce qu’au fond de ce génie rien ne gît, rien ne liegt ? n’est-ce pas parce que c’est un génie sans gisement ? On peut au moins se le demander. Et le soupçon s’aggrave, quand on constate que, même une fois muni de sa Grundlage, même une fois qu’il l’a conquise (gewonnen), il est encore obligé de poser d’abord le génie des peuples étrangers pour faire apparaître celui de son peuple. N’est-ce pas avouer que celui-ci n’existe qu’en fonction d’autre chose, en tous cas qu’il ne se révèle, ne s’actualise que grâce aux oppositions qu’il rencontre ? Ne pense-t-on pas invinciblement à ces corps amorphes qui ne peuvent se déterminer et prendre leur structure qu’au contact de corps différents, qu’au prix d’une « réaction » ?

[83] Base, fondement.

[84] Fond.

Et déjà Natorp me donne l’impression de quelqu’un qui s’attelle à la tâche difficile de modeler en relief ce qui n’est peut-être rien de plus qu’un ensemble de virtualités, qui sait ? rien de plus, peut-être, qu’une absence. Il me semble voir déjà qu’il s’emploie à transformer non pas des défauts en qualités, mais des manques en suffisances, mais des trous en montagnes.


Et en effet qu’y a-t-il réellement au fond de cette idée de la « continuité du spirituel » dont il montre l’esprit allemand imprégné ? N’est-il pas permis d’y voir comme une transcription de l’impuissance analytique, qui est l’infirmité principale de cet esprit ? Quand Natorp définit la conscience comme la faculté de tout mettre en relation, de tout joindre, et quand il nous dépeint ensuite l’Allemand comme spécialement désigné par sa constitution mentale pour opérer cette universelle coordination, n’est-ce pas d’abord — et je ne veux pas dire qu’à ce déguisement s’épuise tout le sens de sa thèse — n’est-ce pas tout de même en premier lieu un moyen de traduire en beauté, et par là de dissimuler, cet aveuglement aux différences naturelles, cette terrible incapacité à distinguer, dont nous avons vu que souffrait son modèle ? « La nature spirituelle ne fait pas de sauts » : ce solennel principe ne serait-il pas par hasard une simple tournure objective donnée à cette constatation tout intérieure et personnelle, que son esprit n’a pas de dents, ne mord pas sur le plan des idées ? Je crains bien que le « nichts steht für sich »[85], que notre philosophe pose si hardiment, ne soit tout autre chose qu’un postulat métaphysique ; je crains qu’il ne soit d’abord un postulat psychologique, la projection dans l’abstrait, dans la théorie, de ce qu’il y a de plus faible dans le tempérament germanique. Il veut dire dans le fond : « Je ne vois rien, je ne reconnais rien ; donnez-moi toutes les idées que vous voudrez, elles ne se tiendront pas devant moi avec leurs rapports et leurs différences, dans la situation, dans l’avancement les unes par rapport aux autres, que leur contenu devrait leur donner ; aucune ne s’appuiera sur ses propres jambes, n’ira se poster à sa place, mais elles formeront toujours pour moi un vaste panorama peint sur carton, une seule ligne continue comme celle de l’horizon, une longue série, le long de laquelle mon esprit se promènera sans cahot, sans surprise et sans tressaillement. »

[85] Rien n’existe pour soi.

Le « nichts steht für sich », que n’explique-t-il pas, que n’exprime-t-il pas, que ne trahit-il pas ? J’en vois, non pas l’application, mais l’origine, dans ces efforts éperdus et toujours vains que faisaient nos gardiens pour nous compter. C’est à force de ne pas réussir dans leurs opérations de dénombrement qu’ils en sont venus à croire, sincèrement j’en suis persuadé, que « nichts steht für sich ». C’est à force de ne pouvoir décomposer les masses qui s’offraient à leur patience, ni retrouver les unités qu’ils avaient d’abord eu la chance d’y isoler, qu’ils se sont persuadés que ni les choses ni les gens n’existaient à l’état distinct et que l’individuel n’était rien par soi.

Et en effet pour l’Allemand l’individuel n’est pas premier. Rappelons-nous comment Natorp le conçoit. Il est quelque chose qu’il faut atteindre, qu’il faut aller toucher, tout là-bas, en fin de course, comme on va toucher barre. Il est un des pôles de ce vaste mouvement, pareil à une double marée, qu’est la « conscience de culture ». Il est le terme d’un grand effort, et qui ne peut être soutenu de façon constante. Il ne se réalise en somme qu’à la limite et que pendant un instant. On pourrait presque dire qu’il est un produit, une invention de l’esprit tendu jusqu’à son extrême capacité élastique. Il n’est pas quelque chose qu’on voit, mais quelque chose qu’on effectue.

Et je crois qu’un des traits les plus caractéristiques de la spéculation et de la création (de la Dichtung) allemandes est justement que ce qu’elles peuvent faire de mieux, leur plus grande réussite, c’est d’aboutir à l’individuel et au discret. Le personnage de Faust n’existe pas d’emblée ; il ne surgit pas ; il est au bout d’un long procès mental, il ne naît que de tout ce qu’il résume et condense ; il est, comme dirait Natorp, une « concentration de l’infini ». Oui, la « monade », qui est le résultat d’une sorte de chute, de catastrophe de l’univers entier dans l’unique, est bien la seule espèce d’individualité que l’Allemand puisse concevoir.

Faust est une monade, et si de là lui viennent une exceptionnelle ampleur, une sorte de dynamisme représentatif encore jamais atteint, il garde aussi de sa nature comme totale quelque chose d’éloigné, de mal humain. On pourrait même dire qu’il est un symbole merveilleux du malheur qui pèse sur l’esprit allemand : par la difficulté qu’il trouve à vivre, à faire des gestes qui soient les siens, à être quelqu’un. Il incarne le rêve de ce paradis terrestre, de cette volupté, hélas, à jamais impossible, que ce serait d’exister d’abord, d’être antérieur à ce qu’on résume. Il vend son âme dans l’espoir, qui sera trompé, de prendre un caractère. Il se donne au diable — et en vain — pour obtenir de commencer à lui-même.

Faust est un chef-d’œuvre, parce que le sujet en est quelque chose d’aussi parent et d’aussi bien connu que possible de l’esprit qui l’a engendré : c’est à savoir l’impuissance où il est de rien créer de direct et le vice de constitution qui lui rend le particulier comme insurmontable. Mais dans toutes les autres œuvres allemandes, au lieu de nourrir l’inspiration de l’écrivain en lui servant de thème, ce défaut se fait sentir de nouveau comme maléfice et produit je ne sais quoi de pesant et de manqué. Je suis gêné surtout par ce qu’on pourrait appeler leur distance à l’individualité. Tout m’y semble lointain, en retard sur la vie. Je suis séparé des personnages qu’on m’y présente par tout ce qui a mené l’auteur jusqu’à les susciter. Entre eux et moi subsiste une espèce de zone neutre, qui est celle justement qu’il a dû franchir, le masque sur la bouche, comme on traverse une nappe de gaz, pour arriver à les créer. Ils me demeurent étrangers dans la mesure même où son esprit s’est bandé pour les atteindre. Toutes les créations allemandes souffrent de n’avoir ainsi avec la vie et avec sa particularité originelle qu’un contact forcé et seulement final. C’est ce qui diminue, tout au moins pour les esprits d’une autre race, leur vibration et leur retentissement. Elles sont touchées par la pédale sourde. Elles ont beau être réussies : l’ordre même suivi par la pensée qui leur a donné naissance les prive de leur efficacité, mange le son qu’elles devraient rendre.


L’aveu que, pour lui, l’individuel n’est pas l’immédiat, que le plan des idées est sans relief, que le discret n’est pas de l’ordre de l’évidence, et que les « natures simples » lui sont inaccessibles : voilà ce que je lis d’abord dans la définition que Natorp nous propose du génie allemand. Et lui-même apporte sans le vouloir une preuve éclatante que tel est bien le sens profond de ses formules. Car si nous regardons de près son propre essai, si nous en examinons la trame pour voir « comment c’est fait », nous constatons que, d’intention sans doute, c’est bien une analyse, mais, qu’en fait, et si intelligente soit-elle, c’est une analyse qui ne va jamais jusqu’au bout, qui n’atteint pas les éléments premiers de la pensée. L’auteur s’achoppe sans cesse à je ne sais quel obstacle invisible, et qui ne peut être que dans son esprit, car on ne le voit pas dans la nature des choses dont il raisonne, et souvent on s’offrirait à achever ses conceptions à sa place : où qu’il touche, où qu’il pique, il y a complexité, chevauchement, interférence d’idées ; le dernier débrouillement, la conquête du dernier détail, lui demeurent impossibles. Tout son effort ne le mène qu’à déterminer les nœuds principaux de sa réflexion. Mais quant à les défaire…

Il a raison : la Culture est « la conscience de la continuité du spirituel », autrement dit : l’impuissance à en apercevoir les articulations.

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