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L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

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IV
LA VOLONTÉ ET SES MIRACLES

Déjà, dans les pages qui précèdent, nous avons commencé de réintroduire sournoisement dans le caractère allemand l’élément positif que nous en avions tenu jusqu’ici, pour plus d’ordre et de clarté, éloigné. On ne s’expliquerait pas les formidables résultats obtenus par les Allemands dans cette guerre, si l’on s’obstinait à ne voir chez eux que les infirmités que nous venons de décrire. Il faut à tout prix — c’est le principe de causalité lui-même qui l’impose — leur reconnaître une vertu active.

Cette vertu est celle qui imprègne et corrige leurs jugements, qui s’incorpore à leur vision de la vérité. C’est la volonté.

La volonté a chez l’Allemand une force et une étendue qui passent de beaucoup l’ordinaire. Elle va partout, elle s’applique à tout, elle opère tout. Elle est infatigable et sans défaut, elle est pratiquement infinie.


Nous allons d’abord la voir réparer tous les manques que nous venons d’analyser et reprendre à pied d’œuvre l’édifice psychologique de l’âme allemande, si pauvrement ébauché par la nature. On ne saurait s’imaginer combien elle commence bas, ni à quels rudiments elle s’emploie ; elle ne dédaigne pas de former de ses mains les plus minces éléments du caractère ; il est facile de la surprendre en train de modeler en stuc toute cette sensibilité immédiate, dont l’Allemand nous est apparu si cruellement dépourvu.

Je n’oublierai jamais le premier éclat de colère allemande auquel il me fut donné d’assister. C’était à quelques kilomètres en arrière du champ de bataille, tandis qu’on nous emmenait prisonniers ; à un carrefour de routes notre colonne se rencontra avec un train de bagages et avec un groupe de cavalerie : un encombrement s’en suivit. A ce moment arrivaient à toute vitesse, par une route latérale, des officiers en automobile ; ils trouvèrent le passage barré. L’un d’eux alors se leva dans la voiture, d’un seul bloc — je le revois, gros, pâle, glabre comme si sa figure même eût été chauve — et il entra brusquement dans un tel accès de fureur, il arrosa les coupables d’un tel flot d’injures frénétiques, il dépensa d’emblée une telle provision de cris de rage que j’en restai stupéfait ; oui, plutôt encore qu’effrayé, je me sentais abasourdi. Ç’avait été si prompt, si mécanique, que je me demandais d’où il avait pu sortir tout ça. Cela tenait vraiment de la sorcellerie ; je le regardais s’agiter comme un diable… Mais, entre temps, les cavaliers, d’un coup d’éperon, avaient jeté leurs chevaux dans un champ voisin ; la voie était libre. L’homme en furie s’arrêta court, se rassit d’un seul coup comme il s’était levé ; l’auto démarra et repartit à toute allure.

Depuis, je n’ai eu que trop d’occasions d’assister à des crises de ce genre et d’en mieux analyser la nature. Au camp, le moindre sous-officier nous en fournissait journellement des échantillons. Mais c’est surtout chez les hauts gradés qu’elles étaient intéressantes à étudier.

Le général inspecteur de la région où j’étais prisonnier aimait à nous faire des discours sur les crimes de la France. Chaque fois que les journaux avaient découvert quelques nouvelles « französischen Greueltaten »[46], il venait nous en accabler. Il passait dans les baraques et dans chacune il tenait la même harangue, que l’interprète ensuite devait traduire. On entendait : « Ein ungeheuer Schandfleck… Unverschämt… So lassen Ihre Chefs die wehrlosen deutschen Gefangenen erbarmungslos erschiessen… Ist doch Frankreich die grosse Nation, « la grande Nation », wie Sie sagen… Und wir, wir sind die Barbaren »[47]. A ce moment, régulièrement, il s’échauffait, son visage devenait tout rouge, sa voix rauque, et ça finissait par des hurlements indistincts et par une sorte d’accès épileptique, auquel il se livrait sans le moindre embarras, au milieu du silence mortel des deux cents prisonniers au garde-à-vous. Quelque ardeur qu’il y dépensât, il n’en recommençait pas moins ses vitupérations dans la baraque suivante et n’éprouvait aucun mal à se réinoculer la même rage au moment voulu.

[46] Cruautés françaises.

[47] « Une tache d’infamie sans pareille… Éhonté… C’est ainsi que vos chefs font fusiller sans pitié les prisonniers allemands, sans défense… La France est pourtant la Grande Nation, la « Grande Nation » (en français) comme vous dites… Et nous, nous sommes les Barbares. »

Le chef de camp que nous avions en représailles possédait au plus haut degré cette faculté de se mettre en colère où et quand il voulait. Il s’en faisait une spécialité, comme d’autres ont celle de faire remuer la peau de leur front. Il vous servait ça à la minute et tout chaud. Qu’un prisonnier par ses réponses le mît dans l’embarras (le cas se présenta plus d’une fois), immédiatement il s’arrachait du fond de la gorge d’affreux aboiements où il était impossible de reconnaître aucun mot ; immobile dans sa longue pèlerine, il rugissait pendant cinq minutes comme un fauve, tout son visage nous assassinant d’éclairs ; puis, quand il avait suffisamment martyrisé l’air de ses clameurs, il appelait une sentinelle pour vous conduire en cellule, « in’s Loch »[48], comme il disait, et tournant les talons, il s’en allait, brusquement apaisé.

[48] « Au trou ! »

Il ne faut pas croire que ces démonstrations produisaient toute la terreur que les Allemands les croyaient faites pour inspirer. Sans doute elles étaient physiquement impressionnantes. La seule voix du manifestant vous traversait la chair et la travaillait assez désagréablement. Mais au bout d’un certain temps on s’endurcissait et l’on finissait par ne plus sentir que le grotesque de cette frénésie. Dans les rangs des prisonniers rassemblés pour entendre quelqu’une de ces semonces, un doux rire circulait, dissimulé tant bien que mal, et qui parfois s’échappait ouvertement, ici ou là, sans que celui qui en était la cause, tant il était occupé à attiser et à entretenir sa propre colère, s’en aperçût ni en prît ombrage. C’est qu’aussi nous ne pouvions pas nous empêcher de sentir justement tout ce qu’il y avait de factice dans ces explosions, et qu’elles étaient de véritables pièces montées. Nous ne pouvions nous défendre de l’impression que si quelque farceur eût été en cachette fermer le courant derrière lui, le bonhomme fût resté brusquement en panne, la bouche ouverte, la main levée, immobilisé au beau milieu de son « Passen Sie mal auf ! »[49]. En un mot, il ne nous échappait pas que nous étions en présence de pures et simples créations de la volonté.

[49] « Faites bien attention ! »

Et en effet l’Allemand pense qu’il est bon de se donner de la colère en certaines occasions. Connaissant toute sa patience naturelle, il s’en méfie, et froidement, il prend tous les moyens qu’il faut pour en rattraper les effets, il s’implante artificiellement dans l’âme toutes les rages dont il a besoin. Il se gouverne avec une facilité inouïe, mais dans le sens exactement inverse de celui où l’homme normal aspire en général à le faire.


La volonté, chez lui, remplace tout. On la retrouve partout. Le mal même qu’il fait en est plein, et peut-être est-elle toute seule à l’inspirer. « Brand um Brand »[50], annonçait un entrefilet de journal, au moment où les Russes étaient venus ravager la région de Tilsitt. Et on lisait que pour chaque village incendié par les Russes, les Allemands avaient décidé, comme Vergeltung[51], d’incendier trois villages de Pologne occupée. Ce n’était ni deux, ni quatre, mais trois exactement. Ainsi leur vengeance était dosée, elle était susceptible de proportion. Ils ne disaient pas : « Tant nous sommes en colère et pour nous venger, nous allons tout mettre à feu et à sang ! » Ils disaient : « Puisqu’il le faut, nous prendrons sur nous de faire, chez l’ennemi, des ravages qui seront à ceux qu’il a causés chez nous, dans le rapport de trois à un. C’est une résolution que nous prenons, et calculée jusqu’à pouvoir être écrite en termes arithmétiques. »

[50] Incendie pour incendie.

[51] Représailles.

J’ai dit la sensation de détresse que m’avait donnée, au moment du départ en représailles, l’étrange bonhomie de ceux qui prétendaient nous martyriser. Et certes, ils n’avaient aucun mal à se montrer ainsi « braves gens » ! Car c’était de sang-froid, suivant un plan délibérément édifié, qu’ils nous envoyaient souffrir. Ils avaient même pris soin, ce plan, de le « mettre par écrit ». Sachant bien que les impulsions de la vengeance risquaient d’être en eux trop languissantes et trop faibles, pour ne rien oublier, pour être sûrs de ne pas être laissés en panne (im Stich gelassen) par leur haine, ils avaient élaboré un petit programme, une sorte de memento des supplices qu’ils comptaient nous infliger. On trouvera le texte de celui qui fut composé à l’occasion des représailles de Russie dans les souvenirs qu’un rapatrié a publiés dans la Revue des Deux Mondes du 1er et du 15 mars 1918 sous le titre : Dans les camps de représailles. On peut y lire, entre beaucoup d’autres, les prescriptions que voici :

« Il ne devra être laissé en possession des prisonniers qu’un morceau de savon de dimensions aussi réduites que possible…

« Dans les cantonnements, il leur sera retiré tout ce qui pourrait leur servir de table, de chaise, y compris les petits meubles fabriqués par les prisonniers eux-mêmes.

« Ils ne devront posséder de cuillers qu’à raison d’une pour trois hommes. De même un plat à manger pour trois…

« Il est prévu un litre d’eau par jour et par homme pour tous usages…

« Les prisonniers seront attachés au poteau, chaque bras ramené en arrière, les mains écartées et plus haut que la tête, le corps penché en avant, les pieds levés et soulevés de terre…

« A moins de 39° de fièvre, pas de visite médicale et pas d’exemptions, etc. »[52]

[52] Tome XLIV, p. 427.

Je ne trouve rien de plus significatif à la fois du désert intérieur de l’âme allemande et de la façon toute tranquille dont elle s’entend à le peupler, que ces consignes invraisemblables. Nous ne sentons rien, pensent-ils, à l’endroit de nos ennemis. Qu’à cela ne tienne ! Ce petit trou sera bien vite comblé. Le « deutscher Wille »[53] n’est pas là pour rien. Au travail ! Nous aurons bientôt bâti sur ce terrain vague le monument de haine qui convient. Nous sommes trop bons. Eh ! bien, comme compensation, nous décidons « qu’ils n’auront qu’un plat à manger pour trois ». Nos hommes sont lents à détester les prisonniers qu’ils gardent. Eh ! bien, dans un bureau de Berlin, nous allons leur fabriquer la cruauté qui leur manque et nous la leur enverrons par la poste, avec le timbre du ministère.

[53] Le vouloir allemand


L’Allemand est incapable de rien faire sans s’y être préalablement obligé. Et pas même le mal. Mais il s’y oblige fort bien. J’ai déjà montré dans quel esprit presque paisible et comme ouvrier il allait au combat. Tous les excès que je lui ai vu commettre après la bataille étaient empreints de la même application, portaient de même la marque du devoir.

J’ai assisté par exemple au pillage du village d’A…, en Meurthe-et-Moselle. Ni bruit, ni désordre. Je ne peux pas dire qu’ils faisaient ça poliment ; ils n’ont pas de manières ; ils vont toujours un peu rudement. Mais enfin ce n’était pas non plus le déchaînement sauvage qu’on se figure peut-être. Il y avait dans leur procédé quelque chose de méthodique et de modéré, qui me frappa tout de suite. Ils allaient de maison en maison, ils demandaient les clefs de la cave, remerciaient, descendaient et commençaient l’enlèvement des bouteilles. Toutes y passaient, par exemple ; leur visite était absolument exhaustive. Mais ils commençaient toujours par en offrir quelques-unes au propriétaire. Puis à nous. Et ils trouvaient fort extraordinaire notre refus : « Pourquoi ? Vous avez peur que nous les ayons empoisonnées ? » On voyait très bien qu’ils accomplissaient un des rites de la guerre. Je ne veux pas insinuer que le vin qui leur passait par la gorge leur paraissait sans goût. Mais il y avait surtout ceci dans leur caboche que, quand on est en guerre, on doit piller. Ils s’acquittaient d’une des prescriptions du Felddienst[54]. Ce n’était pas une licence qu’ils se donnaient ; c’était un point de leur programme qu’ils prenaient garde de bien exécuter. Et s’il n’eût été inscrit quelque part, dans quelque manuel du soldat en campagne, s’ils n’eussent eu soin de se le fixer à l’avance, comme un thème pour leur volonté, ils n’eussent jamais su comment s’y prendre pour le commettre.

[54] Service en campagne.

C’est dans le même esprit qu’ils assassinaient les civils. Ils en avaient joint sept à notre colonne de prisonniers, qu’ils avaient pris un peu au hasard dans les villages conquis la veille, et ils les poussèrent devant nous tout le jour, jusqu’à la frontière de Lorraine annexée. Pour ma part je ne devinais pas ce qu’ils voulaient en faire. Pourtant, les hommes de l’escorte, pour la plupart de gros paysans sans malice, essayaient bien de nous le faire comprendre ; ils nous répétaient sans cesse : « Vous soldats, bien, camarades, amis… Mais ceux-là… » Et ils faisaient le geste de les embrocher à la baïonnette. Je sentais très bien qu’au fond ils ne leur en voulaient pas plus qu’à nous. Mais c’étaient des civils, que leurs chefs leur avaient désignés comme francs-tireurs. Il fallait donc les fusiller. Posément, gentiment, pas pour leur faire de la peine. Mais c’était nécessaire. Comme représailles. Le devoir était là, un devoir qu’ils s’étaient forgé, et dont ils ne doutaient plus. Et en effet, le lendemain matin, ils l’accomplirent sans hésiter, sans tordre le nez sur la besogne. La nuit ne leur avait porté aucun conseil. Du moment qu’ils s’y étaient décidés…

Représailles. La notion même a de secrètes affinités avec leur esprit. Ils la retrouvent, ils la « re-servent » à tout bout de champ. Et en effet elle correspond bien à l’incapacité où ils sont de faire le mal spontanément, à leur besoin de se l’imposer d’abord comme une tâche. Elle est une sorte de « schème » qu’ils dressent automatiquement devant eux. La part d’obligation qui y est contenue rend à leur imagination toute la fécondité que les passions ne savent pas lui communiquer.

« Brand um Brand », c’est-à-dire au fond : « Incendiez voir, que j’incendie. Et si vous n’incendiez pas, nous supposerons tout de même que vous l’avez fait. Car, sinon, je ne saurais comment m’y prendre pour inventer les ravages que j’ai besoin de faire. »

La guerre elle-même, prise dans son ensemble, n’est pas pour les Allemands une aventure où ils se soient précipités de gaieté de cœur, par simple goût du risque et du pillage. Il n’est pas vrai qu’ils aient fondu sur nous comme jadis les hordes barbares. Je veux dire que ce ne fut pas en tous cas dans le même esprit. Là encore, il me semble très inexact de les comparer aux Huns. « In diesem uns aufgezwungenen Kriege… »[55] ne cesse de répéter l’empereur dans toutes ses harangues et dans tous ses messages. Il a raison : cette guerre leur a été imposée. Ils n’auraient pas su sinon comment l’entreprendre. Je leur consens très bien qu’ils manquaient de la fureur nécessaire pour s’y lancer tout droit et spontanément. Un seul point veut être précisé. Si l’on demande par qui elle leur a été imposée, il faut répondre : par eux-mêmes. Elle est une création de leur volonté, elle est le plus formidable pensum qu’ils se soient jamais infligé. Ils ne l’ont pas voulue, en ce sens qu’ils ne l’ont pas désirée. Mais ils se la sont mise sur les bras. Leur esprit en ayant conçu la possibilité, ils l’ont délibérément inscrite à leur programme, ils s’y sont astreints, avec toute l’application, toute la bonne volonté dont ils étaient susceptibles.

[55] « Dans cette guerre qui nous a été imposée… »

*
*  *

Exactement comme elle lui fournit les colères et la méchanceté qu’il ne sait pas avoir, la volonté vient combler l’abîme que creuse chez l’Allemand l’absence de tous les dons naturels. Il est admirable d’embrasser d’un seul coup d’œil tout ce dont l’Allemand est par nature incapable et tout ce qu’il arrive pourtant à faire. Ce sont deux infinis — contradictoires, mais coexistants. Et le passage de l’un à l’autre s’opère par la volonté.

J’aimerais à analyser ce prodigieux secours qu’elle porte à une vocation ingrate sur un exemple où l’on ne pense généralement pas que son rôle soit si grand. Ceux-là mêmes qui contestent aux Allemands toute faculté créatrice, tout esprit d’invention, n’oseraient cependant pas leur refuser le génie de l’organisation. Dieu merci, nous sommes tous assez pénétrés de la réalité en eux de ce génie ! Il inspire même à la plupart d’entre nous une sorte de crainte superstitieuse. Bien entendu, je n’aurai ni l’imprudence ni la présomption d’en nier tout court l’existence. Les faits sont là, qui la mettent hors de question. Mais je prétends que ce don merveilleux, dont nous redoutons si fort les effets, n’est pas un produit entièrement naturel, que l’instinct n’en est peut-être pas l’élément principal et que bien des signes font croire qu’il ne doit qu’à la volonté sa perfection.

J’ai vu de trop près l’impéritie, le manque de tête, l’affolement et l’inaptitude des Allemands aux opérations les plus élémentaires de rangement et de distribution, pour pouvoir garder l’illusion de leur compétence spontanée en matière d’organisation.

Chaque matin, à l’appel, les prisonniers se rassemblaient sur quatre rangs. L’adjudant français présentait au sous-officier allemand, sur un bout de papier, l’effectif total de la baraque (Belegzahl) suivi du nombre des indisponibles (malades, en cellule, en corvée, etc.) ; il n’y avait qu’à faire la soustraction et à constater si le nombre des hommes présents coïncidait avec la différence. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! L’infortuné sous-officier se mettait au travail avec un cœur qui ne pouvait qu’émouvoir. Il nous comptait par files de quatre. Mais il n’arrivait pas une fois sur dix à tomber juste du premier coup. Comment s’arrangeait-il pour se tromper aussi régulièrement ? C’est un mystère que je ne me charge pas d’éclaircir. Mais le fait est là : neuf fois sur dix, il était obligé de recommencer. Neuf fois sur dix, il lui fallait parcourir à nouveau d’un bout à l’autre la longue colonne immobile, avant de pouvoir exhaler — avec l’air de quelqu’un qui vient de surmonter, à force d’énergie, quelque grand péril — le « Stimmt ! »[56] libérateur.

[56] « Ça concorde ! C’est juste ! »

Infirmité individuelle, direz-vous. — Outre que je l’ai pour ma part constatée chez plus de vingt individus différents, interrogez n’importe quel prisonnier : vous le verrez immédiatement sourire au souvenir des interminables opérations de dénombrement auxquelles lui et ses camarades ont été soumis. Il y a une chose certes qu’il est impossible de compter, c’est le nombre de fois que chaque prisonnier aura été compté pendant son séjour en Allemagne.

Souvent nos gardiens se mettaient à plusieurs pour multiplier leurs chances de réussite ; l’Unterroffizier comptait d’abord, puis le Feldwebel, puis l’officier chef de camp lui-même. Ils se réunissaient ensuite, et nous les regardions d’un air goguenard, ayant mis en commun leurs résultats, délibérer à voix basse sur les causes possibles de leur irréductible incompatibilité. Finalement, l’Unteroffizier se détachait du groupe et s’adressait à l’interprète : « Allez chercher le contrôle de la baraque ». On commençait alors l’appel nominatif des cinq cents prisonniers qu’elle contenait. Chacun de nous, à l’appel de son nom, devait sortir des rangs et venir se placer à côté de son voisin alphabétique, dans une nouvelle formation dont l’un des trois opérateurs comptait au fur et à mesure les unités et surveillait religieusement la croissance. Ils arrivaient ainsi quelquefois à apprivoiser ensemble les chiffres récalcitrants.

Il y avait des camps où l’opération de l’appel était jugée si redoutable et si épuisante qu’on ne l’entreprenait qu’une fois par semaine. Mais alors la matinée entière du dimanche y passait.

Un chef de baraque, dans le civil professeur d’histoire naturelle, — nous l’appelions le Chinois, à cause de ses yeux bridés — avait trouvé un truc. Pour s’y reconnaître, toutes les vingt files, il faisait sortir l’homme du premier rang. Si bien qu’au second tour, il pouvait aller plus vite et compter par vingtaines. Celui-là, c’était un malin ; on voyait bien que c’était un homme instruit. Mais avant d’en arriver là, il avait affreusement peiné. Il comptait à haute voix, lentement, les sourcils froncés, tout le visage contracté d’attention : « Ein, zwei, drei… Vier und zwanzig, fünf und zwanzig… »[57] et à chaque fois il posait la main à plat sur la poitrine de l’homme, pour être sûr qu’il était bien là, et comme pour y prendre point d’appui.

[57] « Un, deux, trois… vingt-quatre, vingt-cinq, etc. »

Non, il m’est difficile d’admettre que les Allemands aient ce qu’on appelle une bonne tête. Je veux bien reconnaître leur génie ; mais même dans le domaine où il se déploie avec le plus d’évidence, il ne commence pas tout de suite, il n’a rien d’originel.

Et dans l’organisation simplement matérielle d’un camp de prisonniers, ou même d’un camp militaire en général, quelles maladresses ne commettent-ils pas ! Que d’à-coups ! Que de fausses manœuvres ! Que de force gaspillée ! On croirait, n’est-ce pas, qu’ils arrivent du premier coup à l’ordre magnifique, à la savante économie que tout visiteur peut ensuite constater. C’est au contraire à force de remaniements et de branle-bas. Le déménagement : voilà la grande occupation du prisonnier. Il n’est pas plus tôt installé dans une baraque, il n’a pas plus tôt recloué à la cloison les quelques planches qui lui servent à la fois d’armoire et de buffet, il n’a pas plus tôt revissé les quelques crochets qui représentent sa garde-robe, qu’un vague bruit commence à circuler : « On passe à la 7. » Et en effet, le plus souvent, la rumeur se vérifie. Les hommes de la baraque 8 passent à la baraque 7, pendant que ceux de la 7 viennent occuper la 8. Quelquefois on arrive à deviner un semblant de raison à cet échange ; mais, dans la plupart des cas, son utilité et son excuse restent parfaitement mystérieuses.

C’est pure taquinerie, supposera-t-on. — Pas toujours, et la preuve, c’est que les Allemands eux-mêmes, dans leur camp qui jouxtait le nôtre, étaient sans cesse de la même façon ballottés. Ils venaient s’en plaindre à nous (comme de tous les malheurs qui leur arrivaient) : « Wir sind noch einmal im Wandern ! »[58] avouaient-ils avec un visage consterné. Et en effet, quand nous étions appelés à un bureau quelconque, nous étions sûrs de ne jamais le retrouver au même endroit qu’à notre précédente convocation.

[58] « Nous sommes encore une fois en train d’émigrer. »

Je laisse de côté les opérations vraiment trop abstruses et d’une absurdité dépassant toute imagination que les autorités suprêmes effectuaient sur leur cheptel de prisonniers, pris dans son ensemble. Par exemple, au camp de K… l’on décidait un jour d’envoyer tous les hommes de la catégorie 3, considérés comme invalides (arbeitsunfähig), au camp de Z… C’était, disait-on, pour mettre tous les invalides ensemble et ne plus avoir à K… que des travailleurs — Oui, mais au bout de huit jours, on voyait arriver de Z… un nombre scrupuleusement égal d’éclopés qui venaient remplacer ceux dont on s’était soi-disant débarrassé. Si l’Allemagne avait conservé tout le charbon que ses locomotives ont dépensé à trimballer inutilement des prisonniers, elle pourrait en approvisionner aujourd’hui les hauts fourneaux de l’Europe entière.

Aucune intuition immédiate de ce qu’il faut faire et de la meilleure disposition à imposer au donné. Là-dessus ils sont aussi stupides que nous et nous devons perdre toute impression d’avoir à lutter avec des inspirés, avec des gens secourus de Dieu. Mais nous devons comprendre aussi le véritable avantage qu’ils ont sur nous, et qu’ils exploitent sans en laisser perdre une miette. C’est leur patience, c’est leur inépuisable énergie ; c’est leur volonté sans égale. Là encore, elle rattrape et dépasse (sie überholt) tout leur retard.

Ces remaniements continuels que subissent par exemple les camps de prisonniers, ils sont l’effet et le signe de son action. L’Allemand recommence, l’Allemand ne se fatigue pas. Quand il a rangé ses bonshommes suivant un certain plan, il les reprend pour voir si ça n’irait pas mieux autrement. Il épuise ainsi tous les possibles. Comme il a de la patience en suffisance pour tout supporter, il en a de même pour tout tenter. Et à la fin, il est fatal qu’il aboutisse à quelque chose de bien. (Ce ne sera d’ailleurs pas forcément un terme pour lui ; souvent il cherchera encore au delà à cause de son incapacité à reconnaître le point d’arrêt et de perfection.)

En présence de toute masse à organiser, de tout chaos à débrouiller, s’il se sent à l’aise, c’est uniquement parce qu’il sait bien que la patience ni la force ne lui feront jamais défaut ; il sait bien que les provisions qu’il en a sont inépuisables. Il n’est pas trop tard. Il ne se dit pas : « A quoi bon commencer ? Peut-être n’aurai-je pas le temps d’aller jusqu’au bout », ou bien : « Peut-être les choses s’arrangeront-elles en sorte que je pourrai me dispenser de cet effort. » Non, il est prêt à toute dépense ; il est prêt à toutes les erreurs et à la correction de chacune. Il est prêt à verser tous les trésors que la malchance ou la difficulté lui demanderont.

Il sait qu’il ne domine pas spontanément la réalité. Mais il n’abandonne pas pour si peu ses prétentions sur elle. Car il se sent au cœur une compagnie, et qui ne le lâchera pas non plus de si tôt : celle de sa volonté. « Was ich will, das will ich fest »[59], me disait un jour un Unteroffizier, et je voyais une ride d’application barrer son front, et je devinais la morne mais terrible résolution qui emplissait, comme une garnison en armes, la forteresse de sa tête carrée.

[59] « Ce que je veux, je le veux solidement. »

Il prend en mains la matière dont il lui faut obtenir l’organisation : qu’elle soit vivante ou non, peu lui importe ! Il la tourne et la retourne, il la brasse jusqu’à ce qu’elle produise enfin toute seule l’ordre le meilleur qu’elle contenait, et que son regard n’était pas assez puissant pour y démêler du premier coup.

*
*  *

J’ai menti jusqu’ici : l’Allemand a un don, l’Allemand a une spontanéité. C’est justement la volonté. Si elle n’atteignait pas en lui à l’inspiration, il n’y aurait pas moyen de s’expliquer les œuvres auxquelles il aboutit. Elle est en lui facile comme une sève, elle monte, elle afflue comme les images dans le cerveau d’un poète. C’est de ne pas vouloir qu’il serait bien embarrassé.

J’ai vu des ouvriers, des sentinelles, épuisés, vidés par les privations, et qui continuaient de se tenir debout et de faire leur tâche, par un effort inouï, mais absolument irraisonné ! Simplement, tant la volonté coulait en eux de source, et parce qu’ils n’eussent jamais su comment en fermer le robinet.

Le travail n’est pas pour les Allemands cette pénible obligation, cette punition qu’il est pour nous ; ils s’y portent de tout leur cœur ; c’est en eux une manie, c’est un vice auquel ils cèdent. Ils retombent dans le travail comme d’autres dans le péché.

Souvent en corvée, même en l’absence de toute surveillance supérieure, le Gefreite qui nous commandait, après nous avoir un moment observés en train de faire semblant de travailler, se précipitait tout à coup sur l’un de nous, lui arrachait l’outil des mains et, sans un mot, sans un reproche, se mettait à bêcher à sa place. On sentait que c’était plus fort que lui, qu’il ne pouvait pas voir ça plus longtemps.

Le valet de ferme le plus éloigné du maître, le plus perdu dans le champ le plus reculé, ne pensez pas qu’il en profite pour lambiner, ni même qu’il lèvera les yeux pour regarder passer le train. Il lui suffit d’avoir une besogne devant lui : c’en est assez pour le captiver entièrement, pour lui ôter la distraction. Cela excite en lui je ne sais quelle informe vocation. Toute la journée à quatre pattes : il n’y a pas de position plus agréable ; c’est celle qu’il choisirait encore, s’il écoutait son cœur.

— Ah ! les cochons ! s’écriait un jour un de mes camarades en voyant des paysans ainsi furieusement accrochés à leur champ. Et je crois comprendre son sentiment. D’une part : « Est-il possible, se disait-il, d’insulter à ce point à ce que la vie peut avoir de libre et de plaisant ? » Mais d’autre part, il mesurait avec haine l’effarante avance qu’une telle rage de travail pouvait donner à ces gens sur nous. Il sentait bien qu’il était en présence de leur véritable et plus dangereux génie, de leur ressource la plus inégalable, et partant la plus menaçante.

*
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Par le travail, en effet, et par les flots de volonté qu’il répand sans aucune peine, l’Allemand non seulement rattrape ses désavantages, mais encore obtient des résultats qui nous sont peut-être interdits, en tous cas qui nous surprennent toujours. Il arrive, en effet, à une sorte de création ex nihilo : il fait sortir tout ce qu’il veut du néant.

La volonté en nous est tempérée, mais il faut dire aussi paralysée par toutes les impulsions et toutes les répugnances de la sensibilité ; elle doit compter avec elles, et, en mettant tout au mieux, elle ne peut qu’espérer les vaincre. Chez l’Allemand elle est pure, elle est seule ; elle est donc toute-puissante. Elle agit en pleine indépendance, sans conseil, sans secours et sans obstacle. De son veuvage elle prend vite parti et elle est si forte naturellement qu’elle le change en une force nouvelle. Pour commencer quelque œuvre que ce soit, on a besoin en général de quelque rudiment, d’une invitation, si ténue soit-elle, de la matière. L’Allemand se passe de tout. Ou plutôt il crée les commencements mêmes de tout ce qu’il se propose de faire ; il les façonne de sa main comme tout le reste. Et ainsi, n’importe où, il peut entreprendre n’importe quoi. Toutes nos surprises dans cette guerre, d’où sont nés tous nos échecs, ne sont-elles pas venues de ce que nous n’eussions jamais imaginé, tant la place nous paraissait nette, vierge de tout encouragement, qu’on pût entamer une action quelconque là où l’adversaire se mettait pourtant à l’ouvrage ? Toutes les offensives allemandes ont été engagées, non pas sans tenir compte des possibilités, mais sans attendre de l’événement aucune faveur de plus que celles qui étaient déjà données. Le commandement a amené à pied d’œuvre, à l’endroit choisi, autant de divisions, il a accumulé autant de munitions qu’il fallait pour obtenir une supériorité certaine ; il a formé lui-même de toutes pièces sa chance. Il y a ici quelque chose qui correspond à la façon dont le général que j’ai présenté plus haut, par un simple coup de baguette, faisait surgir en lui le château de sa colère. L’Allemand accouche directement le réel, avec pour sage-femme sa seule volonté.

Cet étonnant privilège, il le doit en somme, dans le fond, à sa pauvreté intérieure. Et c’est à notre richesse intérieure que nous devons de ne pouvoir nous habituer à en tenir compte, à en attendre les effets. Car ne faisant rien sans écouter l’inspiration, ni sans attendre ce bon vent du sort, qui en est l’équivalent hors de nous, nous ne nous représentons pas qu’on puisse se mettre en branle avant qu’ils aient soufflé. Mais l’Allemand, sachant que rien ne doit venir, qu’attendrait-il donc ? C’est pourquoi il a eu si longtemps l’initiative, c’est pourquoi il nous a si longtemps « manœuvrés ».

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Je suis pourtant arrêté ici par le sentiment d’exagérer l’indigence psychologique de l’Allemand et d’accorder une puissance par trop monstrueuse à sa volonté. La volonté toute pure, sans aucun soutien ni secours de la nature, même si on lui suppose une abondance qui en fasse une sorte de nouvelle inspiration, il y a des obstacles qu’elle ne peut pas vaincre, il y a des prodiges qui restent au-dessus de ses forces.

C’est d’ailleurs, en un sens, la question même que pose la guerre actuelle. Suffit-il de vouloir pour pouvoir ? Une volonté infinie a-t-elle un pouvoir infini ? — Ou, en transposant le problème en termes d’activité : Est-ce assez que de faire tout ce qu’il faut ? Suffit-il de penser à tout ? — Il n’est pas dit, et mon cœur, par chacun de ses battements, m’interdit de le croire, que le déploiement intégral de la volonté et de l’attention soit capable de subjuguer complètement les événements. D’assez forts indices, qui s’appellent la Marne et Verdun sont propres à en faire douter[60].

[60] Écrit en avril 1918.

Si l’Allemand en était réduit à sa seule application, si sa seule patience et sa seule énergie venaient à bout d’animer les grands espaces inertes dont son esprit est semé, il n’y aurait peut-être pas lieu d’éprouver devant lui toute l’inquiétude dont témoignait l’exclamation que je rapportais tout à l’heure ; nous pourrions entrer sans désespoir (et je ne dis pas non plus qu’il faille désespérer) en concurrence avec lui. Sans doute, il aurait de quoi nous rattraper, mais de quoi nous dépasser, c’est moins sûr.

Malheureusement pour nous (il faut regarder le danger en face), à cette frénétique ardeur au travail, à ce vouloir inépuisable que nous venons de constater, ne se bornent pas toutes ses vertus. Sa disgrâce n’est pas aussi complète. Une faculté étrange veille au fond de lui, attendant la volonté, prête à se porter à sa rencontre, à lui donner réponse et subvention. Comment la définir ? Je maintiens que, pris à l’origine, l’Allemand est parfaitement vide et d’une rigoureuse indifférence naturelle. Mais cette indifférence même est quelque chose ; elle est une sorte de plasma et de plasma germinatif. Elle forme entre les mains de la volonté une pâte docile, mais ingénieuse. Voici le moment où le « Das ist mir egal ! » prend un sens positif. Il s’anime, il s’offre, il se dévoue, il se multiplie. Après en avoir été la faiblesse la plus grave, il devient la force essentielle du caractère allemand et l’auteur, ou tout au moins l’adjuvant de sa prospérité.

L’Allemand est éducable à merci. Nous avons vu avec quelle incroyable facilité il se donnait les colères dont il avait besoin. Nous en avons ri ; mais nous cesserons d’en rire, quand nous aurons compris qu’il a ce même pouvoir pour toutes les aptitudes dont il manque. Il dispose, pour toutes les greffes qu’il peut inventer de faire sur lui-même, d’une fécondité incomparable. On dirait qu’il a une faculté de bourgeonnement intérieur. Tout « prend » sur lui, tout se développe ; ses tissus psychologiques sont si actifs, si prolifique, qu’à tout organe dont il veut se doter, ils fournissent aussitôt une suffisante matière.

L’Allemand est monstrueusement éducable. Et il le sait. Et c’est cette conscience qui fait sa souveraine tranquillité, cette espèce de confiance brutale qu’il garde en lui-même, malgré tous les vides qu’il se connaît, cette assurance non pas toujours forcément orgueilleuse, mais placide et satisfaite, que nous lui voyons. Après avoir réussi à mettre sur pied et à diriger la Neuvième Symphonie de Beethoven, Wagner écrivait : « En moi se fortifia, en cette circonstance, le sentiment bienfaisant que j’avais du pouvoir et de la force de mener à bonne fin ce que je voulais sérieusement. »[61] L’Allemand vit avec le « sentiment bienfaisant » de pouvoir « mener à bonne fin » tout ce qu’il voudra, et d’abord sa propre édification ; il sent qu’il aura de quoi conduire jusqu’à l’épanouissement toutes les vertus qu’il entreprendra de se donner. C’est justement ce qui le soutient dans son travail et le fait s’y jeter avec un tel entrain : il sait d’avance que l’issue en sera heureuse, que le résultat en sera obtenu. Rien ne lui a résisté jusqu’à présent, rien n’a refusé de « venir » sur le terrain qu’il prête aux possibilités. Pourquoi aurait-il moins de chance cette fois-ci ?

[61] Œuvres complètes. Trad. Prod’homme. T. II, p. 28.

Nous touchons ici au mystère de la puissance allemande. Nous rencontrons l’Allemand dans toute sa maîtrise, dans la plénitude de son génie. Nous découvrons l’« endroit » de son ingénuité et de cette innocence, dont nous avons eu peut-être tort de nous moquer si longtemps.

Il est comme le jeune Siegfried dans la forêt : il ne sait rien, il ne comprend rien, il écoute les voix du vent et de la nature, et il rit sans savoir pourquoi. Tout son bien, ce sont ses muscles bien formés et cette âme bien unie qu’il se sent. Mais l’oiseau l’instruit ; le hasard le met à l’école de cette voix savante ; le monde s’ouvre à lui, avec toutes ses possibilités ; il voit l’or dans les profondeurs, et en lui il découvre cet or cent fois plus précieux, cent fois plus fin, plus ductile et plus malléable, l’or de son âme sans préférence et sans défaut, de son âme prête à tout. Il l’extrait d’abord et se met à le forger ; à grands coup de marteau sur l’enclume, avec un chant candide, féroce et joyeux, le jeune Siegfried forge son âme qui n’était rien du tout et il en fait un tas de choses. Il en fait, au fur et à mesure, tout ce dont il a besoin. Elle n’est jamais finie ; elle n’atteint jamais sa forme, ni sa limite. A chaque demande des circonstances, il n’a qu’à la retourner sur l’établi avec sa pince. Le métal est encore chaud ; il s’étend, il s’étire, il reçoit tous les prolongements qu’il faut. Et bien malin sera celui qui jamais dénoncera le raccord !

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