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L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

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III
L’ESPRIT D’UNIVERSELLE SYNTHÈSE

Mais ne soyons pas injustes. Elle est quelque chose de plus : elle est le fait de passer outre à cette impuissance. Elle est une espèce de gaillardise de l’esprit allemand, qui lui fait prendre légèrement sa maladresse analytique et le décide à faire comme si elle n’existait pas. Il y a dans les définitions de Natorp, que j’ai alignées tout à l’heure, une phrase dont on n’a peut-être pas remarqué au passage toute l’importance, je dirais même toute l’énormité. Ayant avancé que la pensée occidentale conçoit les deux opérations de la « généralisation » et de la « particularisation » comme distinctes et opposées, comme simplement affrontées, il ajoute : « L’esprit de la culture allemande, par contre, aspire en toute chose d’une façon consciente et conséquente vers la continuité la plus vraie, la plus intérieure. Il ne nie pas du tout les deux phases (de la généralisation et de la particularisation), qui ne sont antagonistes qu’en apparence, mais il les présuppose, il les assume complètement en soi, puis aspire à les dépasser, et n’y aspire pas seulement, mais les dépasse réellement (sondern setzt sie voraus, nimmt sie vollständig in sich auf, aber strebt, und strebt nicht bloss, sondern schreitet wirklich über sie hinaus). » Sans doute Besonderung, que je traduis par « particularisation », n’est pas tout à fait synonyme d’analyse ; mais c’est tout de même bien le mouvement de l’esprit par lequel on isole, on distingue, par lequel on aboutit à des éléments détachés (à des Sonderheiten), qu’ils soient simples ou complexes, peu importe, c’est bien le mouvement par lequel on effectue le divers. Et la Culture apparaît donc comme le fait, non pas si l’on veut de nier ce mouvement, mais, ce qui revient au même dans le fond, de nier son indépendance. Elle est une opération — Natorp nous le dit en toutes lettres — dans laquelle « particulariser » cesse d’être le contraire de « généraliser », qui réunit les deux démarches en une seule. En dernière analyse, elle est donc l’art de se passer de toute Besonderung, de toute dissociation, de toute décomposition préalables des masses qui s’offrent à la pensée ; car qui pourrait vraiment concevoir une particularisation entreprise en même temps, dans la même ligne et du même élan qu’une généralisation ? Oui, il y a dans le setzt sie voraus[86], dans le nimmt sie vollständig in sich auf[87], un aveu d’une importance qu’on ne saurait assez souligner. L’esprit allemand y confesse sans détour, sans pudeur, sa ferme résolution de supposer dans tous les cas l’analyse sans la faire. Il y proclame son droit d’avaler les morceaux sans les mâcher et de traiter leur intégrité par le mépris. Il revendique la permission de spéculer sur des ensembles qu’il n’aura pas auparavant reconnus et décomposés.

[86] « Les présuppose. »

[87] « Les assume complètement en soi. »

La culture, au fond, ça consiste à partir tout de suite, et sans attendre d’y voir clair.


Et en fait, nous voyons la pensée allemande contemporaine refuser de savoir jamais à quel point de vue elle se place en face d’un donné quelconque. La marque de tous ses aperçus, c’est qu’on ne reconnaît jamais d’où ils sont pris exactement. Toutes ses conceptions désignent un centre de réflexion multiple. L’homme qui pense sous la catégorie de la culture n’est pas obligé de choisir un poste d’observation déterminé. La culture, ça consiste peut-être à ne pas être obligé de choisir.

Rien de plus curieux que la revue où ont paru les articles de Natorp, que ce Kunstwart, qui s’est transformé pendant la guerre, pour se mettre au diapason de l’héroïsme allemand, en Deutscher Wille des Kuntswarts. Est-ce une revue d’art, ou de sociologie, ou de littérature ? Bien fin qui le dirait. Et si l’on interrogeait ses auteurs eux-mêmes, je pense qu’ils refuseraient délibérément d’en préciser le caractère. Leur dessein est très évidemment de s’affranchir de toute obligation discriminative, de secouer, comme le dit Natorp lui-même, la domination des genres et des espèces. Ils pensent atteindre une profondeur nouvelle en attaquant la réalité sous plusieurs angles à la fois et en acceptant comme instrument pour la saisir leur esprit naturellement implexe.

Nous ne pouvons pas nous accoutumer, nous autres Français, à ces voisinages extraordinaires que nous constatons sans cesse entre le point de vue des socialistes allemands et celui de leur gouvernement. Mais en fait, ils n’apparaissent pas à ceux qui y consentent sous le même jour qu’à nous. Certainement ils se présentent à leurs yeux comme un effet et comme un signe de leur culture ; ils leur donnent la sensation d’une capacité bien plus haute, bien plus rare et bien plus nouvelle que toutes celles dont nous pouvons nous glorifier. Ils pensent avoir atteint un niveau supérieur de civilisation en ne se laissant plus obliger par la nécessité analytique. Et ici, j’emploie le mot dans le sens précis où Kant l’a consacré. La culture est pour eux le droit de ne pas rester dans l’ombre de la notion qu’ils ont un jour choisie comme devise et comme programme, le droit de ne pas se laisser enfermer par les conséquences qu’on en peut déduire, le droit de ne pas s’enfoncer sur les yeux le capuchon déductif, le droit d’aller à la rencontre des autres points de vue, de leur faire des avances et des agaceries, le droit de ne pas être un seul homme à la fois.


L’esprit allemand est naturellement synthétique, au sens justement où Kant oppose ce mot à analytique ; c’est-à-dire qu’il a une tendance spontanée à rapprocher ce qui ne l’est pas naturellement. Et il est temps en effet de ne plus considérer son renoncement à l’analyse sous le simple aspect statique. Non seulement il refuse de distinguer entre ses idées, non seulement il les accepte à l’état embrouillé, mais encore il s’efforce de rejoindre celles qui par hasard lui sont apparues détachées et de créer entre elles des liens artificiels. Natorp nous avertit avec insistance que la culture est essentiellement une aspiration vers l’unité, l’art de mettre en relation, de combiner, l’esprit d’universelle coordination : « La culture exige une aspiration convergente et de l’intérieur vers une unité non pas indifférenciée ni qui ne fasse qu’effacer, en cas de besoin, les différences, mais qui, dans la différenciation la plus riche et somme toute la plus illimitée qui soit, demeure malgré tout parfaitement cohérente en tous sens (Kultur fordert inneres Zusammenstreben zu einer… allseitig zusammenhängenden Einheit). »

Il veut dire au fond — et, malgré les précautions qu’il introduit, c’est le sens qu’il faut donner à sa phrase — que la culture est le besoin de confondre, la passion de l’identification à tout prix, et si je ne craignais de tomber dans l’injure, j’ajouterais : l’instinct de salade universelle.

Et en effet, l’Allemand excelle aux rapprochements arbitraires. Il se distingue par une précipitation, non pas inductive, mais, si l’on peut dire, réductive. Il aime les réductions, et les réductions dont il se sent l’auteur, qui s’opèrent bien entièrement sous son influence, sans que rien dans les choses les ait préparées. S’il attache tant d’importance à la philosophie de l’histoire et s’il la considère un peu comme sa chasse privée, n’est-ce pas parce qu’elle consiste essentiellement à faire se ressembler les choses qui n’en ont pas envie ? En allant jusqu’au bout de cette tendance, on retrouve la grande conception de l’identité des contraires, qui a fait la gloire de Hegel[88].

[88] Et dans l’ordre pratique, on retrouve aussi cette conviction, que nous avons constatée plus haut, qu’une chose n’en empêche pas une autre, qu’on peut mentir et dire la vérité à la fois ; on aboutit en droite ligne au Gerettete Norweger.

En prenant les choses un peu différemment, on peut dire que l’Allemand est naturellement doué pour opérer la synthèse du disparate. Dès qu’il se met à l’œuvre, il n’est rien de si étranger qui ne se puisse agripper et combiner, qui ne puisse entrer dans une compatibilité imprévue. De tout ce qu’on voudra il fera sans manquer quelque chose. Qu’y a-t-il de plus hétérogène, après tout, que les différentes disciplines (c’est à peine si je trouve un mot qui puisse désigner toutes ces choses à la fois), que Natorp prétend nous donner comme les parties intégrantes de la culture : la création poétique, les métiers, l’économie, la législation et la politique, les professions, les mœurs populaires, l’éducation, la science, la philosophie ? Si l’on me dit que cette énumération est de Platon, qu’on me la montre dans son œuvre. Je l’ai cherchée en tous cas vainement dans le Banquet.

Sous l’incantation de la culture, tout plie et se rejoint. Aucune branche qui ne devienne assez flexible pour aller s’enlacer à celles de l’arbre voisin. C’est une sorte d’Enchantement du Vendredi Saint, où toutes les fleurs s’entremêleraient en poussant. Une immense transmutabilité s’empare du monde des idées tout entier. La résistance intérieure, la droiture des concepts est vaincue ; ils penchent les uns vers les autres, comme des gens qui s’assoupissent ; ils finissent par avoir chacun la tête appuyée sur l’épaule du voisin.

« Allseitig zusammenhängender Einheit »[89] : il est beau d’arriver à une parfaite cohérence de toutes ses idées. Mais encore faut-il savoir comment on l’obtient. Ce ne doit jamais être au prix d’aucun sacrifice, d’aucune économie, d’aucune simplification entreprise par en haut. Or, Natorp a beau nous assurer que l’unité de la culture respecte la différenciation du donné intellectuel et l’indépendance des éléments qu’elle groupe, on ne voit pas comment elle le pourrait faire.

[89] « Une unité parfaitement cohérente en tous sens. »

Car, enfin, il ne faut pas l’oublier, ces éléments ont été réunis avant d’avoir été reconnus. L’esprit n’est pas allé les trouver chez eux, leur demander ce qu’ils étaient ; il n’a pas recueilli leur témoignage individuel ; il n’a pas daigné s’informer de leurs rapports naturels et de fait. Comment dès lors pourrait-il, en les organisant, tenir compte de ces rapports ? Comment pourrait-il modeler l’ordre qu’il va leur imposer sur leur ordre véritable ? Comment ne serait-il pas d’avance condamné à les froisser, à les vexer, à les navrer plus ou moins (en allemand on dit : lähmen) ? Du propre aveu de Natorp, le Zusammenstreben[90] de la Culture vers l’unité, est, par essence, différent de la simple généralisation. Il ne peut donc pas avoir cette délicatesse, cette légèreté, ce doigté, il ne peut pas avoir cette déférence et même cette docilité au particulier qui sont le propre de l’induction.

[90] Aspiration.

Fatalement, qu’elle le veuille ou non, la culture est un procédé despotique. Elle est le reflet très exact dans le domaine intellectuel du régime politique de l’Allemagne contemporaine. Dans le fond, plutôt qu’une manière de penser, elle est un mode de gouvernement des idées. Les idées sont ses sujettes et elle les traite comme telles. Elle n’est pas sur le même plan qu’elles ; elle les appelle, elle les pousse, elle les plie, elle les emploie ; elle nomme parmi elles des officiers, et qui sauront se faire obéir.

Oui, il y aura peut-être encore des différences entre elles, mais rien ne pourra nous garantir que ce sont encore les primitives, les véritables. Rien ne pourra nous donner l’assurance que nous sommes encore en présence de leur hiérarchie naturelle. Leur masse aura subi une trop forte pesée, une contrainte trop déformatrice, l’action d’une trop formidable machine. Trop de volonté aura été mélangé à l’intelligence qui les considérait. Qu’elle l’ait ou non voulu, la culture aura ressemblé de trop près à l’esprit d’organisation.

Et en effet, penser n’est pas pour l’Allemand une opération qui ait sa fin en soi. Pour lui, tout ne se termine pas à savoir, à comprendre. Les idées ne sont en aucun cas le dernier port où il veuille toucher. S’il tient à les dominer, c’est parce qu’il a l’intention de les dépasser. Il est temps d’insister sur ce point qui est, à mon avis, d’une gravité capitale et pour lequel nous avons déjà des aveux très importants de Natorp.

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