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L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

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VII
LA JEUNESSE DE L’ALLEMAND

Nous n’avons pas encore exploité jusqu’au fond l’article de Natorp. Je m’en voudrais de n’en pas extraire une dernière pépite, qui ne me paraît pas être la moins précieuse. Je la trouve à la dernière page du résumé que j’en ai donné.

Être Allemand, écrivais-je d’après Natorp, pour l’Allemand, c’est donc, d’abord un devoir, celui de le devenir. Et je citais ensuite : « L’essence allemande est en nous, mais seulement en ce sens que nous devons éternellement l’amener au jour : c’est ce que les plus perspicaces d’entre nous ont compris et se sont imposé comme tâche. » « Aujourd’hui nous ne devons connaître aucun autre but que d’être une bonne fois enfin nous-mêmes des Allemands (dans ce sens suprême), de devenir des Allemands, de vouloir rester des Allemands. Nous le sommes comme nous ne l’avons encore jamais été, nous le sommes en devenir, jamais nous n’avons été si forts en devenir. Nous sommes jeunes, les plus jeunes de tous, est-ce qu’on ne sent pas cela ? »

Ainsi nous leur avons fait cette concession et cet honneur, ou, si l’on veut, nous leur avons rendu cette justice, de leur demander à eux-mêmes ce qu’ils étaient, de les laisser se définir librement devant nous. Et voici ce qu’après un branle-bas philosophique monumental, ils finissent par nous répondre : « Nous sommes quelque chose qui n’est pas encore. Nous n’existons pour le moment qu’à l’état d’aspiration. Ou plus exactement, à chaque fois que nous avons à nous présenter devant le monde, il faut que nous allions chercher notre âme au fin fond de nos limbes intérieurs et que nous l’amenions au jour. »

Nous avons été complaisants et respectueux. Nous avons laissé parler Natorp sans l’interrompre (ou si peu !) et j’ose trouver qu’une telle patience nous créait quelques droits. Or voici ce qu’à la fin il ose nous servir : « Nous ne sommes rien du tout qu’on puisse dire. Nous devenons, nous devenons, nous n’avons jamais fini de devenir. Chacun de nous est pour lui-même une tâche, une Aufgabe. Il ne doit pas connaître d’autre but que d’arriver à être enfin quelque chose. Telle est la consigne qu’on lui a donnée. Et vous pouvez vous assurer là-dessus. Car, lorsqu’un Allemand a reçu un ordre, il l’exécute ; quand un Allemand entreprend une besogne, il aboutit forcément à un résultat quelconque. »

Nous n’avons pas été méchants. Nous avons fait preuve de la curiosité justement qu’on réclamait de nous. Nous avons demandé bien poliment à voir l’habitant de cette coquille mystérieuse que nous appelions un Allemand. Au lieu de l’insulter au hasard, nous avons sollicité l’avantage de faire sa connaissance. Et voici tout le renseignement que nous obtenons : C’est quelqu’un qui n’est pas encore là, qui va venir, qui est occupé de toutes ses forces à arriver.


Ainsi, plus nous stationnons devant le guichet où Natorp distribue l’intelligence des choses allemandes, plus les portions que nous touchons sont minces. Nous avons pu croire un instant, rien qu’à la masse de ce qui nous était remis entre les mains, que nous tenions un trésor. Mais il s’est mis à fondre à vue d’œil. La Culture, que nous pensions d’abord, aux préparatifs qu’on faisait pour la définir, être quelque chose de très considérable, a perdu peu à peu tout son contenu intellectuel, s’est finalement réduite à un simple mode de l’activité, à un pur mouvement.

Et voici maintenant que le caractère, que l’« être » allemand lui-même s’évanouissent entre nos mains. Le deutsches Wesen[111] n’est plus qu’un Werden[112]. On ne sait plus où le trouver. Lui non plus ne se laisse pas ramener à une idée, lui aussi est un pur mouvement.

[111] L’être allemand.

[112] Un devenir.

En somme c’est bien ce que nous avions aperçu tous seuls du premier coup. L’Allemand n’existe pas d’abord. Il faut qu’il se crée, il faut qu’il se forge. Il doit être lui-même le premier produit de sa culture. Il ne commence qu’au moment où il se veut. Chaque trait de sa nature est précédé d’un : Fiat ! — Ou plutôt il n’a pas de nature du tout. Il ne naît pas ; il devient seulement. Natorp l’a très bien dit, personne n’est aussi « puissant en devenir ».

Mais personne aussi n’est moins intéressant. Ce qu’il y a peut-être de plus terrible à dire sur les Allemands, c’est justement qu’ils ne sont pas intéressants. Et comment s’attacher à des êtres en perpétuelle formation ? « Nous sommes jeunes, s’écrient-ils. Est-ce qu’on ne sent pas cela ? » Les malheureux ! Comme si c’était par là qu’ils pouvaient nous séduire ! Et qu’y a-t-il de moins intéressant que la jeunesse ? On peut s’attendrir sur les possibilités infinies qu’elle couve. On peut faire du lyrisme avec ça. Mais quiconque a le goût de la réalité psychologique, garde son attention pour les êtres achevés, accomplis. En fait d’humanité, je ne connais, je n’aime que ce qui est, que ce qui résiste, que ce qui pense et sent et veut comme ça, et pas autrement. Le deutsche Jüngling[113] m’embête. Si encore je sentais qu’il vieillira ! Mais non. Il est jeune pour toujours, er ist jung in Ewigkeit. Il est pour toujours « en puissance ». Et moi, justement, je ne me passionne que pour ce qui est « en acte ».

[113] Le jeune Allemand.


On voit très bien comment la guerre est sortie de cette jeunesse de l’Allemand. Il sentait bien qu’il ne pouvait pas nous intéresser par lui-même. Il voyait bien qu’il ne forcerait pas tout seul notre attention. Alors il a commencé à s’armer. Il s’est dit que peut-être, lorsqu’il serait muni d’une artillerie écrasante (mit einer vernichtenden Artillerie versehen), nous regarderions plus volontiers vers lui. Mais il a vite compris que la menace ne suffirait pas et qu’il faudrait absolument (unbedingt) aller jusqu’à la guerre.

Au fond, les Allemands n’ont fait la guerre que pour se rendre malgré tout attachants. Dans ces cavaliers que j’ai eu le malheur de voir arriver, au début de l’invasion, par flots débordants, sur toutes les routes de France, je sentais cette unique pensée, cette unique jubilation : « Enfin, il va falloir qu’ils s’occupent de nous ! »

N’est-ce pas d’ailleurs le sens profond du Jungsein heisst kämpfen[114] de Natorp ? Qu’est-ce que cela veut dire, sinon : Quand on n’a pour tout bien tout honneur que sa jeunesse, si l’on veut s’imposer au monde, lui soutirer des applaudissements, ou même simplement un regard, il faut combattre, il faut lui faire la guerre. Car avec quoi d’autre le réclamer ?

[114] « Être jeune signifie combattre. »

C’est aussi le sens du : Dieser unser Krieg, dont je prie, en passant, qu’on veuille bien recueillir l’aveu. « Cette guerre qui est la nôtre, qui est notre guerre… », c’est-à-dire : cette guerre à laquelle nous avons confié notre néant pour qu’elle tâche d’en faire quelque chose, pour qu’elle oblige l’univers à y croire comme à quelque chose.

Et, en effet, il ne leur a pas fallu moins de plusieurs millions de soldats, il ne leur a pas fallu moins de cinq ou six invasions plus ou moins réussies, pour nous décider à les regarder, à les étudier, à les comprendre. Je déclare qu’ils ont eu grandement raison de me tirer les quelques milliers d’obus dont ils m’ont fait l’honneur et de me faire prisonnier. Ils avaient vu juste. C’était bien en effet le seul moyen qu’ils eussent de me faire lire Natorp.

Je demande la permission de dire que je trouve leur situation parfaitement pathétique. Surtout vis-à-vis de nous autres Français. Ils sont en face de nous comme un amant qui n’a rien pour se faire aimer. Que n’ont-ils pas inventé pour nous séduire, nous, leurs premiers prisonniers ? Mais il y avait ce vide toujours en eux, où quoi puiser ? Au moment même de leur plus grand et de leur plus sincère effort pour nous plaire, au moment où peut-être ils allaient nous « avoir », il se faisait sentir par je ne sais quel petit oubli ridicule, par je ne sais quelle imperceptible, mais irréparable insuffisance. Que leur restait-il dès lors à employer, sinon le streng Arrest[115], et l’Anbindenstrafe[116] ?

[115] Arrêts de rigueur.

[116] Punition du poteau.

Les obus qui sont tombés sur Paris, ce n’étaient aussi que des Ersätze[117], les Ersätze de ces grâces qu’ils eussent voulu déployer devant nous et qu’ils n’avaient pas. Ils les envoyaient à travers les airs pour nous conseiller vivement de faire enfin attention à leur décourageante, à leur fastidieuse innocence.

[117] Succédanés, substituts.

Et la jeunesse des Allemands emportait, d’une autre façon encore, la guerre. Le combat (der Streit) est bien, comme le disait Héraclite, le père de toute chose, « en ce sens que c’est lui qui éveille les forces qui sommeillaient ou qui naissaient à peine dans le sein créateur de l’humanité et qui les contraint à créer, à se créer elles-mêmes au monde (zum Sichanlichtschaffen) ».

Non pas peut-être chez tous, mais chez les plus conscients, chez les plus inquiets de ces uhlans et de ces hussards qui dégringolaient sur nous, chez cet officier peut-être, si beau, si jeune, si droit sous son long bonnet de fourrure, que je me rappelle avoir tout à coup rencontré en tête de son peloton, à un détour du chemin, il y avait certainement aussi cette préoccupation, cette attente : « Enfin, nous allons savoir ce que nous sommes ! »

Il leur fallait la guerre pour « se créer eux-mêmes au monde ». Ils en ont attendu une révélation sur leur propre réalité. Ils se sont dit : « Peut-être qu’en mettant tout à feu et à sang, nous forcerons enfin cet inerte secret que nous portons en nous, comme une pierre, peut-être obtiendrons-nous qu’il se change en quelque chose. »

Ils se sont précipités à la conquête de leur âme, tout autant que du monde. Ils ont cherché partout, ils ont fouillé dans le cœur et dans les entrailles de milliers de victimes pour en faire sortir ce qui n’existe pas : leur propre existence. Ils ont généreusement donné leur propre sang pour « devenir des Allemands ».

*
*  *

Mais voilà justement ce qu’avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas leur pardonner. Nous ne pouvons pas leur pardonner de nous avoir em…bêtés pour rien.

L’essence de leur crime, c’est d’avoir fait la guerre sans en avoir le droit. Et je ne prends pas ici le mot dans son acception morale, peut-être un peu trop galvaudée. Je veux dire : sans avoir eu à l’avance cette « actualité », au sens philosophique du terme, cette plénitude de l’intelligence et du caractère, cet accomplissement intérieur, qui donnent droit à la domination. Quand les Romains subjuguaient le monde, ils étaient quelque chose par avance ; il y avait déjà en eux quelque chose de fait ; ils pouvaient se donner eux-mêmes en cadeau aux peuples qu’ils soumettaient. Ils ne faisaient pas la guerre pour en apprendre des choses, pour s’instruire sur leur tempérament. Elle était pour eux non pas un moyen, mais une conséquence, la conséquence de leur densité psychologique.

Le crime vraiment impardonnable des Allemands c’est d’avoir fait la guerre rien que pour en obtenir ce qui, normalement, en est la cause, c’est d’avoir fait une guerre expectative, interrogative, c’est d’avoir demandé quelque chose à la guerre. Ils n’avaient que la force de la faire : et c’est pourquoi ils n’en avaient pas le droit.


C’est pourquoi aussi ils ne peuvent pas la gagner. Je suis trop chrétien pour croire à la justice immanente. Et ce n’est pas non plus une foi morale qui nourrit ma confiance absolue dans notre victoire sur l’Allemagne. Mais, depuis le début, je pense que les Allemands n’ont pas de quoi gagner la guerre. Il leur manque non pas la force matérielle, non pas d’avoir la justice pour eux. (Où a-t-on jamais vu que la justice fût par elle-même opérante et l’injustice inefficace en soi ?) Il leur manque d’être complets, d’être « en acte ». Il leur manque d’avoir quelque chose à affirmer. Ils ont, qui doit les faire à la fin trébucher, qu’ils n’ont rien à dire. Il ne suffit pas pour vaincre de se remuer beaucoup, ni d’avoir un grand pouvoir de mise en train. Il faut encore être quelqu’un.

Si l’on y regarde de près, on voit les succès et les échecs des Allemands correspondre dans une exacte proportion au double aspect de leur caractère. Cette force indomptable qui bouillonne en eux, ce branle dont ils sont agités ont produit tous ces commencements de triomphe et de domination qu’on voit sur la carte partout ébauchés. Mais leur amorphie intellectuelle, sentimentale et morale a fait qu’aucun n’a pu s’achever. Partout leur pauvreté en fait d’être les a empêchés d’emporter la décision finale, de conclure, d’arrondir, de mettre l’affaire en poche.

Ils ne peuvent pas gagner la guerre, parce qu’ils ne se sont pas eux-mêmes au préalable gagnés. Une marge subsistera toujours entre leurs réussites et la victoire, qui est exactement celle qu’il y a entre eux-mêmes et leur réalité. Et comme après tout aucun édifice ne tient en l’air tout seul et sans être couronné, leurs échafaudages s’écrouleront bientôt partout sous les coups de peuples qui n’auront eu peut-être rien de plus pour eux que d’avoir été depuis toujours ce qu’ils sont.

Septembre 1918

FIN

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