L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre
V
AU LIEU DE L’INTELLIGENCE,
LE DEVOIR
La pensée allemande est devenue impuissante à ce qui semble pourtant la plus facile des opérations, puisque ce n’en est même pas une, mais une « passion » plutôt : à recevoir les idées. Le monde extérieur aura beau chanter tout ce qu’il voudra : elle ne lui prête pas audience. Tous les phénomènes pourront se produire : elle n’a pas de surface réfléchissante, elle ne forme pas en face d’eux plaque sensible. Aux moments les plus solennels, en présence des accidents qui commandent le plus rigoureusement le silence et l’attention, elle continue son petit travail, elle ne cesse pas de s’occuper et de construire. Les choses qui tombent en elle de l’extérieur sont prises aussitôt dans son mouvement et, comme transportées le long d’une chaîne sans fin, deviennent des matériaux pour l’édifice qu’elle bâtit. Elle est incapable de rien concevoir autrement qu’en développement.
Au fond, pour elle, il n’y a plus d’idées proprement dites, plus d’images (Εἴδη) des choses. Plus de concepts : elle ne sait plus se livrer à ce patient travail de distillation et d’accumulation, pareil à l’industrie des abeilles, qui leur donne naissance, elle ne sait plus former de ces cellules délicates, où l’expérience se retrouve sous sa forme essentielle et concentrée. Le Begriff[97] ne l’intéresse plus ; elle ne s’entend plus à begreifen, à saisir le divers et à le retenir entre ses pinces, — ni même simplement à « saisir », au sens où l’on dit : « Avez-vous saisi ? »
[97] Le concept.
La preuve en est qu’elle n’emploie plus le mot. Natorp n’écrit pas : « Deutschland stellt gegen… den Begriff der « Zivilisation » als höher den der Kultur »[98]. Sans y penser, tout naturellement, il écrit un autre mot : « die Forderung der Zivilisation »[99], à laquelle il oppose « die Forderung der Kultur »[100]. Ainsi non pas l’idée, mais l’exigence de la culture. La culture n’est pas une notion qu’on puisse définir, elle est une invitation, un appel, une injonction. On ne comprendra ce qu’elle est qu’en la réalisant. L’esprit ne saurait l’embrasser ; simplement, elle est quelque chose qui lui est demandé, ou plutôt qui est demandé à la volonté. Plutôt qu’elle ne se propose, elle s’impose. Plutôt qu’elle ne se découvre, elle se fait sentir, elle prélève sa part, comme le soleil, à travers les nuages, pompe tout de même, à la surface de la terre, ce qui lui revient d’humidité.
[98] « L’Allemagne, en face du concept de civilisation, pose, comme supérieur, celui de culture. »
[99] « L’exigence de la civilisation. »
[100] « L’exigence de la culture. »
La pensée allemande ne connaît plus, au lieu d’idées, que des tâches, que des Aufgaben. Tout pour elle prend la forme du devoir-être ; tout se présente à elle comme quelque chose à accomplir, toutes les places qu’occupent dans notre pensée les réalités sont prises chez elle par des idéals. Elle est le lieu de rendez-vous et le sujet de tous les impératifs imaginables, et les hypothétiques y font fort bon ménage avec le catégorique.
Il y aurait lieu de rechercher quelle est la part de responsabilité de Kant dans cet affaiblissement de la vertu conceptuelle de l’esprit allemand et dans cet envahissement de ses régions les plus désintéressées, les plus immobiles par l’obligation pratique. On ne peut se dissimuler qu’il les a fortement favorisés. D’abord en subordonnant la connaissance de l’Absolu à la loi morale. Il a habitué par là la pensée à reconnaître une sorte de domination, ou même simplement d’antécédence, — mais ça suffit — du devoir sur l’intelligence. Elle s’est laissé persuader que l’origine de toutes ses forces et le point d’appui de toutes ses entreprises étaient dans cette dictée immédiate et souveraine qu’on lui apprenait à subir. Kant a placé la fécondité intellectuelle sous le patronage de la conscience ; il a fait, en un certain sens, de la spéculation abstraite une « affaire de conscience ».
Et quand on y regarde de près, déjà la Critique de la Raison pure tend à introduire cette conception. Telles qu’elles y sont définies, en effet, les Idées de la Raison n’ont point pour contenu un objet ; elles sont essentiellement irréalisables, elles ne sont que des « principes directeurs », que des symboles propres à permettre l’organisation de la connaissance, que des idéals qu’il faut poursuivre, sans jamais espérer les atteindre. L’esprit les perçoit donc comme un programme auquel il est astreint, comme un canevas à remplir, comme une sorte de devoir intellectuel auquel il n’a d’autre ressource que d’obéir.
Et même déjà les catégories de l’entendement, déjà même les formes de la sensibilité n’ont-elles pas quelque chose d’impératif ? Au lieu de copies des choses, ne sont-elles pas des indications péremptoires données à l’esprit ? Ne lui prescrivent-elles pas une conduite ? Ne se font-elles pas sentir à lui, comme des nécessités plutôt que comme des images ? N’a-t-il pas plutôt à leur céder qu’à les former ?
Si l’on veut, d’un certain point de vue, Kant est responsable de tout le pragmatisme que nous reprochons à l’Allemagne actuelle. C’est bien lui qui a le premier aveuglé la voie de la connaissance directe, enlevé à la Raison sa fonction renseignante, tari en elle la vision. C’est bien lui qui a modifié le rôle des idées, qui leur a insufflé quelque chose d’actif et de prétendant, qui en a fait des Forderungen. C’est bien lui qui a transformé le fond et comme l’étoffe de l’intelligence et qui d’une faculté perceptive l’a changée en une faculté impérative. Ayant paralysé son usage normal, il l’a contrainte au détour, il l’a poussée à se chercher une fonction nouvelle et à la trouver dans le gouvernement et l’organisation par en haut d’un donné dont elle était désormais incapable de reconnaître les linéaments naturels, les caractères intrinsèques.
Il est impossible de ne pas remarquer combien Kant allait par là dans le sens de la spontanéité allemande et combien il travaillait à renforcer ce trait du génie allemand que nous avons si longuement analysé : l’impuissance à voir, à distinguer, à saisir, la nuit originelle de l’intuition, et la manie qui y correspond intimement, de s’imposer des tâches, de travailler, d’élaborer, de construire. On comprend très bien que, son encouragement venant se joindre à leur penchant naturel, ses successeurs aient abouti à considérer la Raison comme une sorte de magister qui fixe à sa classe des devoirs « pour la prochaine fois », ou comme un contremaître qui épingle sous les yeux de ses ouvriers le dessin des pièces qu’ils auront à exécuter.
Et pourtant, il y a dans leur façon de penser, dans leur attitude mentale tout entière, quelque chose qui ne peut être attribué à la seule influence de Kant et dont on ne saurait sans une grande injustice lui faire porter la responsabilité.
Kant conçoit encore l’intellect comme une réalité, comme un règne à part. Quelque forme qu’il tende à lui donner, il a du moins le sentiment très décidé de son indépendance. La Raison pour lui est absolument autonome, elle forme un massif parfaitement défini, dont les frontières sont connues d’avance, et qu’il ne s’agit que d’explorer à l’intérieur ; elle se campe en face de l’activité et n’a avec elle d’autre rapport que de lui prescrire sa loi. — Surtout ce qu’il ne faut pas oublier, c’est l’origine de cette loi. Parce qu’elle est appelée pratique, il ne faut pas s’imaginer qu’aucune considération de résultat à obtenir lui donne naissance. On sait, au contraire, combien Kant oppose fortement l’impératif catégorique aux impératifs techniques. Elle est la règle inconditionnelle de l’action et sa véritable source est dans le règne supra-sensible. En elle, c’est notre caractère intelligible qui se manifeste et qui cherche à imposer sa forme à notre conduite empirique. Elle est donc comme une émanation des choses en soi et comme le corps que les noumènes tentent de prendre au sein des phénomènes.
Avec la pensée allemande d’aujourd’hui, nous sommes bien loin de cette conception, dont on peut penser tout ce qu’on voudra, mais qui a du moins le mérite d’être claire et robuste. La Raison n’est plus du tout quelque chose de distinct. Elle ne s’oppose plus du tout à l’activité. Elle a coulé en elle et s’y est vaguement répandue. L’Action est toute seule. Am Anfang war die Tat[101], ne cessent de répéter d’après Faust les autorités philosophiques d’aujourd’hui. Les Forderungen que sent l’esprit n’ont pas forcément une origine intellectuelle, elles ne viennent pas de la contemplation d’un idéal. Leur source est dans l’activité même qu’elles dirigent. On ne les porte pas en soi comme une lumière antérieure. Mais elles naissent pour ainsi dire de la besogne et à son niveau ; pareilles à la petite lampe du mineur, elles éclairent, au fur et à mesure, juste ce qu’il y a à faire.
[101] Au commencement était l’action (Faust).
La pensée allemande sent une dictée et toute sa fonction n’est plus que d’y obéir. C’est la première déformation que nous en avons signalée. Mais la deuxième est que cette dictée n’a plus rien de rationnel et qu’elle ne représente plus l’astreinte, la pesée d’aucun ordre supérieur. Il est prodigieux à quel point les noumènes sont absents des préoccupations allemandes d’aujourd’hui, à quel point la pensée allemande est vide de noumènes. Plus d’objets, plus aucun point fixe, dont on puisse la dire à tel moment plus ou moins rapprochée. Les Aufgaben[102] auxquelles elle se dévoue, j’allais dire qu’elles lui tombent du ciel, mais ce n’est même pas ça : elle les trouve par terre, sur son chemin, comme des brouettes qu’il faut simplement pousser devant soi. En l’accompagnant, à aucun moment on n’a l’impression de se diriger vers une réalité quelconque ; à aucun moment on ne remarque que la ressemblance de ce que l’on fait à quelque modèle préconçu par l’intelligence s’accroisse. D’immenses galeries, où chacun travaille sans jamais voir le bout de sa tâche, des filons qu’on suit à perte de vue. En un mot, le bagne que devient la pensée quand elle est libérée de ses obligations envers l’objet.
[102] Tâches, devoirs.
Il ne faut pas nous laisser tromper. La culture, dans le fond, ce n’est rien de proprement intellectuel. La mise en scène philosophique, si habilement déployée par Natorp, n’était que pour nous donner le change. Platon et sa théorie de l’Amour n’ont joué dans toute cette histoire que le rôle d’un décor suggérant une fausse perspective. Ils n’ont paru que pour nous faire croire que l’esprit allemand avait une façon originale, et patronnée par d’illustres modèles, d’embrasser les idées et de réfléchir. — Mais en réalité, la culture n’est pas du tout un angle visuel préexistant aux choses, un point de vue, un parti-pris de l’intelligence. Elle n’est ni une manière de penser, ni même une manière de sentir. Tout est beaucoup plus simple. De l’aveu même de Natorp, le deutsches Wesen[103] ne se peut prouver que durch Tat und Leben[104]. Et en effet l’Allemand ne « s’explique », c’est-à-dire ne se déploie qu’au moment où on lui ouvre la carrière de l’action. Jusque-là il ne peut rien dire, jusque-là il ne peut qu’agencer de pénibles et obscures définitions, jusque-là il lutte dans la nuit, il se bat avec des manques et des absences.
[103] L’essence allemande.
[104] Par l’Action et par la Vie.
La culture n’est pas un point de vue. Elle consiste essentiellement à mettre toutes choses en branle. Oui, Natorp a eu raison de nous la représenter comme un mouvement. Mais au lieu d’un mouvement de l’intelligence, c’en est un de la volonté. Elle est bien un passage, un ewig stetiger Uebergang[105] ; mais cet Uebergang s’effectue de l’esprit au dehors. La culture consiste à sortir de l’esprit et à assaillir directement les choses, à les secouer.
[105] Un dépassement éternellement constant.
Elle n’attend pas. Elle prend possession de la réalité en vrac. Elle s’attaque de front à ce monde qui a résisté à l’esprit, et elle décide d’en faire tout de même quelque chose. Comment se définirait-elle, alors qu’elle consiste à passer outre à toute définition ? Elle ignore ce long temps où l’on ne fait rien que contempler quelque chose dans sa pensée, et l’approuver, et le caresser. Elle procède, elle commence, voilà peut-être sa plus essentielle fonction. Elle est l’initiative à tout prix. Elle est l’esprit de construction déchaîné tout seul.
C’est une force. C’est un moteur. C’est un moulin. Elle actionne une roue, elle fait tourner toutes choses ensemble. Son effet, c’est la liaison, c’est la mise en composition universelle. C’est l’organisation si l’on veut, l’organisation a priori.
Elle ne perçoit plus le monde qu’à l’occasion de ce qu’elle fait. Elle ne le voit qu’en le forgeant. Elle l’apprend dans la mesure seulement où elle le fait devenir autre chose.
La culture, c’est la clé des champs donnée au formidable dynamisme du génie allemand. Livrez-lui le monde : au bout d’un temps donné, tout y aura été soulevé de son siège. On comprendra de moins en moins de choses, mais il y en aura de plus en plus de remuées. « Rien n’existera plus pour soi. Il y aura des liens qui feront communiquer toute chose avec toute autre. » De partout on aura lancé des amarres. Ou mieux encore, tous les objets existants seront entrés en danse et, comme les rayons d’une roue vertigineuse, ne formeront plus qu’un magnifique et mobile soleil. Et l’on ne trouvera même plus la moindre trace de l’esprit qui leur aura donné cette gigantesque impulsion, car il aura piqué une tête à leur suite et, comme un acrobate pelotonné à l’intérieur du cerceau qu’il anime, il aura disparu dans leur rotation.