L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre
IV
L’IMPUISSANCE A LA CONTEMPLATION
Rappelons-nous, entassons ici toutes les phrases où notre philosophe fait allusion à ce qu’il y a dans l’esprit allemand de tendance au dépassement, au franchissement et à l’infinité. A l’en croire, « l’esprit de la culture allemande », au lieu de s’enfermer dans la double opération de la généralisation et de la particularisation, comme dans un manège où l’on tourne en rond, « aspire à la dépasser, et n’y aspire pas seulement, mais la dépasse en réalité ». — Ailleurs, la tâche qui s’offre à la culture est représentée comme infinie, comme irréalisable dans sa totalité, comme à jamais inaccessible, mais par là même comme profondément appropriée au génie allemand qui « aime le regard dans les lointains éternels et qui sent son instinct d’activité le plus intime s’éveiller dans ce regard ». — L’Allemand éprouve des élancements passionnés, quand l’alouette, au plus haut des cieux, « chante sa fuyante chanson ». — Toutes ses œuvres portent l’empreinte de l’infini. — Ailleurs encore, la Conscience confondue avec la Vie apparaît comme une sorte de « dépassement éternellement constant » (ewig stetiger Uebergang), comme un progrès que rien n’arrête.
Ainsi s’indique le penchant de la pensée allemande à sortir d’elle-même, à déborder pour ainsi dire son propre objet. Et, ainsi, du même coup, se déclare ce qu’on pourrait appeler d’après Kant son hétéronomie spontanée.
Car sans doute, au premier regard, cette ouverture sur l’infini dont elle se fait gloire peut être prise pour le signe de sa parfaite liberté et pour le mouvement même de son indépendance. On peut la croire orientée vers les objets éternels ; on peut croire qu’elle ne s’emporte au delà de ses limites que pour atteindre aux suprêmes Idées. Et en effet, elle a été, dans le passé, capable de spéculation désintéressée ; elle a eu, elle aussi à son heure, une tournure contemplative ; elle a su élever des monuments théorétiques, dont il faudrait être fou pour nier la grandeur.
Mais ici, par toutes les formules de Natorp que nous venons de rappeler, c’est seulement sa servitude, sa soumission à une loi étrangère, qui est définie. Car cet infini vers lequel elle est tournée, à la poursuite duquel elle s’élance sans tenir compte d’aucune barrière, est après tout quelque chose de fort vague, et qui par suite risque de se voir, par le premier venu, dangereusement précisé. Supposez qu’à sa place l’idée vienne à quelqu’un de mettre quelque fin mieux déterminée. L’habitude qu’a prise la pensée de regarder toujours plus loin, son incapacité à s’en tenir à ce qu’elle touche vont la dévouer tout entière, et sans qu’elle puisse esquisser la moindre défense, à cette nouvelle destination. De la parfaite indétermination dont elle est si fière à son utilisation la plus spéciale, la plus brutale, il n’y a qu’un pas. Un pas que rien ne peut la préserver de franchir, une sorte de précipice auquel elle s’est mise elle-même hors d’état d’échapper.
Au fond, pour la pensée en général, il n’y a d’autonomie possible que dans un entier asservissement à son objet. Elle ne peut se dégager de celui-ci que pour entrer dans un esclavage cent fois pire. Elle ne peut devenir dépassante sans devenir du même coup employable, sans tomber sous la coupe de l’Utile.
En fait les Allemands d’aujourd’hui ne savent plus penser sans condition. Ou mieux ils ne pensent plus que des conditions. (On pourrait s’amuser à dire que leur esprit est entré en condition.)
Et si l’on prétend que c’est là une affirmation en l’air et dont la malveillance ne s’étaie d’aucune preuve, si l’on objecte que je force les formules de Natorp, que je les rends arbitrairement pendables, je demanderai la permission de transcrire à nouveau la phrase qui suit presque immédiatement le passage où notre auteur insiste justement sur le caractère infini des buts poursuivis par la pensée allemande. La voici dans toute sa tranquillité : « Ainsi ce qui est pour les autres le Tout n’est pour nous qu’un élément subordonné, employé au service d’autre chose, et qui conditionne simplement de l’extérieur cet objet d’une autre essence que nous gardons devant les yeux comme un objet qui n’est certainement pas accessible au sens commun du mot. (Darum ist, was den Andern das Ganze, uns etwas Untergeordnetes, nur Dienendes…) »
Il est impossible, je crois, d’étaler une plus placide inconscience. Il y a ici un cynisme candide, beaucoup plus effrayant que celui des carnets de route que nos premiers envahisseurs ont laissé tomber entre nos mains. Je l’avoue, je ne puis rester tout à fait de sang-froid devant ces deux petits mots, si audacieusement avancés : « nur Dienendes ». C’est plus horrible encore que le « nichts steht für sich ». Ainsi — c’est eux qui le disent — une idée n’est rien que de « servant », elle est une pierre d’attente ; tout son sens, c’est de permettre autre chose, d’aider à atteindre ce but qu’une pudique définition nous présente simplement comme quelque chose de « wesentlich Andre »[91].
[91] « D’essentiellement autre. »
Et si l’on me reproche de m’échauffer trop vite, si l’on prétend qu’il n’est pas question, dans le texte que j’incrimine, de la pensée et que le « Ganze » des autres races qui devient « nur Dienendes » pour l’Allemand n’est rien d’aussi défini que je veux bien le dire, il me suffit, répondrai-je, pour déclencher mon indignation, du rapport qu’établit Natorp ; c’est assez de l’équation qu’il pose. Point n’est besoin d’en réaliser les termes. En elle-même elle est assez révélatrice. Il me suffit de savoir que ce qui nous apparaît à nous comme propre à terminer notre effort, que ce qui vient nous apporter le double sentiment de la totalité et de la satisfaction, dans quelque ordre que ce soit, n’est pour l’Allemand qu’un commencement, que le commencement de quelque chose de « wesentlich Andre », qu’un instrument pour des opérations dont la nature importe peu, dont c’est déjà bien assez monstrueux d’apprendre qu’elles seront ultérieures. Nous avons ici, sans même avoir besoin de serrer les mots de plus près qu’ils ne veulent l’être, la définition d’une mentalité absolument nouvelle, et contre laquelle ce que je peux dire après tout de plus décisif, c’est que je la déteste. Nous avons la définition de la mentalité « conditionnelle », de l’esprit d’universelle subordination. Nous touchons l’impuissance au gratuit, l’impuissance à accepter qu’une chose puisse n’avoir aucune autre raison qu’elle-même, le refus de reconnaître l’existence comme une valeur en soi. Nous touchons le besoin de ne pas laisser les choses comme elles sont, l’esprit de tracasserie et de mise en système, la rage de faire au lieu de constater, d’organiser au lieu de voir. C’est encore bien plus grave que la simple incapacité à penser purement et absolument.
Et, j’y reviens, ça la comprend. Oui, j’ai bien dit, la pensée allemande est parvenue, de nos jours, à une radicale impuissance théorétique. Elle ne sait plus se placer en face de rien dans l’attitude de la contemplation. Le pire est qu’elle continue de se donner tous les airs du désintéressement spéculatif le plus scrupuleux. Mais, sous ces dehors, elle se laisse entièrement mener par les préoccupations pratiques. Elle est tout entière utile ; elle est « nur dienende » à un degré dont on ne saurait assez s’émerveiller. Elle ne heurte, elle ne trouve que ce qui peut servir ; et elle s’avance ainsi, d’un pas à la fois sûr et aveugle, flairant bassement, reconnaissant au fur et à mesure le chemin le plus « intéressant ». Certes, il n’est pas besoin de l’embaucher du dehors, ni de la suborner ; d’elle-même elle présente le cou, d’elle-même elle s’engage, — et je veux dire à la fois qu’elle s’enrôle comme le premier petit jeune homme venu, en proie à la bonne volonté, et qu’elle se laisse prendre la tête comme une poutre dans une charpente : jamais plus elle ne la relèvera.
On peut constater presque expérimentalement cette impuissance de la pensée allemande à rien concevoir d’indépendant ni d’en-soi. Il suffit de la voir fonctionner pour la voir s’employer. Tous les objets qu’elle touche prennent aussitôt une destination. Quelquefois cette appropriation est si sournoise qu’elle est à peine saisissable. Mais nous autres Français, nous la reconnaissons toujours aux impatiences, à la haine qu’elle nous donne. Même sans savoir quoi, nous sentons qu’il y a quelque chose là-dedans qui ne va pas, ou plutôt qui va trop bien. Cette pertinence trop continue nous agace, avant même que nous ayons aperçu où l’on veut nous mener.
Quand je relis les articles de Natorp, ce qui m’y frappe peut-être le plus, c’est leur direction, c’est l’infaillibilité de leur itinéraire. Cela court, cela fait des méandres, cela peut même avoir l’air de s’arrêter ; l’auteur se paie parfois le luxe d’hésiter, de nous montrer des carrefours. Mais ils ne sont peints qu’en trompe-l’œil ; c’est du camouflage ; n’ayez pas peur qu’il oublie son chemin ; il sait qu’il doit aboutir, et où. Il ne dit rien pour rien. Toute sa pensée aspire, « strebt », comme il s’en vanterait lui-même ; l’intention y circule comme une sève : il faut montrer l’Allemagne au premier rang de la hiérarchie « culturelle », il faut justifier, sanctifier sa cause, il faut lui forger une mission ; toutes les idées qu’il accueille, quel qu’en soit le fil, coulent en réalité vers ce lit, épousent d’avance ce thalweg. Une profonde et souple soumission les anime ; elles ont leur pôle et dès leur naissance elles le reconnaissent et le révèrent.
— Eh ! va-t-on dire, un tel dévouement (une telle Hingabe) n’est-il pas l’effet de la guerre sur tous les esprits, à quelque race qu’ils appartiennent ? Vous avez vous-même confessé combien elle était d’essence préoccupante et qu’elle ne laissait le choix aux intelligences les plus libres qu’entre des gravitations opposées. Nos philosophes n’ont-ils pas, exactement comme Natorp, mis leur pensée au service de la patrie ?
— Sans doute, mais chez eux ce fut justement un effet de la guerre. Ce sont gens que la guerre a mis hors d’eux-mêmes, a chassés de leur maison ; eux aussi, en un sens, ils sont des « réfugiés ». Au contraire, il faut admirer et détester combien le tour pratique donné par Natorp à sa réflexion est naturel. Il n’a même pas eu à le lui donner ; elle l’avait déjà ; cette serviabilité, c’était son allure spontanée. Oui, ce que je ne puis voir sans dégoût dans son élucubration, c’est combien elle lui est facile, quel peu de peine elle lui coûte, combien elle est dans ses habitudes, combien c’est déjà comme ça qu’il eût pensé, même s’il eût été libre de penser autrement. Ce qui chez nous est maladie, chez lui est constitutionnel. Quand il se livre à son petit travail de subordination, quand il déploie cette hypocrite longueur de vue que nous décelions tout à l’heure dans son étude, on sent qu’il est en plein dans sa voie, qu’il continue sans effort son œuvre de paix. Oui, la pensée allemande est aujourd’hui entièrement utilitaire, et avec une ingénuité telle, qu’il faut craindre qu’elle ne puisse plus guérir.
Un signe de la profondeur à laquelle elle est atteinte nous est fourni par la façon dont Natorp interprète Platon. On y voit apparaître à plein la difficulté où il est de comprendre, de soupçonner même l’existence du point de vue théorétique.
Platon n’est pas mon dieu, je l’avoue. Je me sens trop Occidental pour subir à fond cette pensée si fortement modelée par l’Orient. Je le trouve dans bien des cas étrangement sophiste ; son Socrate m’agace souvent ; je ne puis m’empêcher de voir que les mots jouent chez lui un rôle parfois exorbitant ; il se laisse non seulement conduire, mais encore désorienter par eux de la plus étrange façon ; il prend toutes leurs différences, toutes leurs ressemblances pour des absolus ; il ne surmonte que très difficilement l’obstacle de premier plan qu’ils forment souvent pour la pensée ; quand il y arrive, c’est par une série de « tours », grâce à une prestidigitation que j’avoue ne pouvoir suivre sans ennui. Il n’a pas une manière assez franche, assez vive, assez directe pour mon goût de prendre les idées. Il est un peu trop adroit, un peu trop souple, un peu trop « grec » au sens défavorable du mot. Mais enfin, il n’est pas permis de contester qu’il soit un grand « théoricien », un de ceux qui ont le plus contribué à développer les parties contemplatives de l’intelligence. Je n’ignore pas qu’avec un peu d’habileté on peut faire apparaître toutes ses préoccupations comme subordonnées à un souci politique et moral. Tout de même, il reste que Platon a conçu les Idées comme essentiellement immobiles et qu’il en a fait le terme définitif, l’objet absolument satisfaisant de notre pensée. Dans le passage même du Banquet, où Natorp s’échine à trouver la première définition de la culture, Platon expose la théorie du désintéressement progressif de l’intelligence et aboutit à décrire, sur un mode quasi mystique, son ravissement suprême, son absorption dans la Beauté de soi. Il donne le dessin d’un mouvement qui, toutes proportions et toutes différences gardées, fait penser à l’ascension intérieure, à la lente montée à travers les châteaux de l’âme, à l’union de plus en plus intime avec Dieu, que sainte Thérèse a plus tard si magnifiquement analysées. Dans toute la littérature philosophique, je connais peu de pages qui puissent donner au même degré l’impression du détachement, de l’arrachement au monde sensible, de la croissante solitude de l’esprit : « De la sphère de l’action, il devra passer à celle de l’intelligence »[92], écrit exactement Platon. Et plus loin : « Le vrai chemin de l’amour… c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et, les yeux attachés à la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu’à ce que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n’a d’autre objet que le Beau lui-même et qu’on finisse par le connaître tel qu’il est en soi »[93].
[92] Le Banquet, Œuvres Complètes de Platon. Trad. Victor Cousin, t. VI, p. 315.
[93] Page 317.
Or, rappelons-nous comment Natorp commente ce passage : « La philosophie, telle qu’elle est ici décrite, n’est rien d’autre, prétend-il… que l’effort pour ramener tout le divers à une loi dernière, extérieure à l’Espace et au Temps, laquelle pourtant reste en même temps constamment en relation avec le développement dans le Temps et dans l’Espace, car le but de l’Amour (c’est-à-dire de la tendance vers l’Unité) n’est pas la seule contemplation du Beau (de l’Unité elle-même) — mais la procréation dans le Beau, — la création de culture, dirions-nous (sondern das Erzeugen im Schönen — das Kulturschaffen, würden wir sagen). »
Ne sent-on pas tout de suite la fausseté de l’écho ? Il y a entre les deux passages, quand on les touche l’un après l’autre, une différence de son que l’oreille la moins exercée ne peut manquer de percevoir. Je n’insinue pas du tout que Natorp trahit de parti pris son modèle. Mais c’est bien pire. Sans le vouloir, sans même s’en apercevoir, en tâchant simplement de le reproduire, il le déforme, il le rabaisse, il lui communique je ne sais quoi d’intéressé, de préoccupé, de volontaire. Au lieu de cette sensation de dégagement et de libération qu’on éprouve en lisant Platon, on se sent dès qu’il parle, par on ne sait trop quoi, ramené, ré-enchaîné, remis au pas.
Et en effet, car cette impression peut se raisonner, à peine a-t-il, en compagnie du maître, aidé la Conscience à se hausser jusqu’à l’Absolu, qu’il pense à l’en précipiter, à la remettre en contact avec « le développement dans le Temps et dans l’Espace », avec le devenir. Admirez comme il est pressé de retrouver ce sol de la création, du schaffen, qui est le seul ferme pour lui. Impossibilité de comprendre qu’on puisse en rester au Beau, à l’Unité, aux Idées éternelles. « S’gibt nicht ! »[94] « Ça n’est pas admissible, ça n’est pas permis ! » Il nie qu’il y ait là une plate-forme où l’on puisse se tenir ; de gré ou de force il faudra que Platon, sous la conduite de Natorp cette fois, revienne trouver le Temps et l’Espace, pour y « faire » quelque chose, pour y produire, pour y travailler à « l’augmentation de la production ».
[94] Mot à mot : « Il n’y a pas ! »
Et sans doute, je vois bien dans quel passage du Banquet Natorp croit trouver le droit d’intervenir, et dans ce sens. Le voici : « Par conséquent, Socrate, l’objet de l’amour, ce n’est pas la Beauté, comme tu l’imagines. — Et qu’est-ce donc ? — C’est la génération et la production dans la Beauté ?[95] De là procède directement, et, semble-t-il, légitimement, l’Erzeugen im Schönen qui peut à son tour, légèrement élargi, donner naissance au Kulturschaffen. — Oui, mais il faut voir aussi où se placent ces trois lignes, leur rapport de situation avec le passage principal que Natorp étudie et auquel il prétend les incorporer. Or elles lui sont tout simplement de dix pages antérieures ; elles viennent à un moment de son développement où Platon traite encore de l’amour physique, ou tout au plus sentimental. Elles se présentent bien avant qu’il ait abordé même le pied de ce majestueux escalier dont nous lui avons vu gravir ensuite pas à pas tous les degrés. Il est donc absolument abusif d’en faire l’application à la forme supérieure de l’Amour et de s’en servir pour démontrer que sa fin dernière est d’ordre pratique. Rien, dans ces trois lignes, ne peut valablement indiquer que l’amour des Idées ait son terme dans l’action.
[95] Page 305.
L’usage qu’en fait Natorp est d’autant plus indélicat que Platon ne lui a pas laissé le droit d’en étendre ainsi la portée. Tout au contraire, au moment où il en vient à l’amour des Idées, il prend bien soin de rectifier sa formule et de définir aussi exactement que possible ce qui formera l’équivalent de cette « procréation dans le Beau », qui accompagne et termine l’amour ordinaire. Et voici comment il s’exprime : « N’est-ce pas seulement en contemplant la Beauté éternelle avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu’il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertu, parce que ce n’est pas à des images qu’il s’attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c’est la vérité seule qu’il aime ? Or, c’est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit qu’il appartient d’être chéri de Dieu ; c’est à lui plus qu’à tout autre homme qu’il appartient d’être immortel »[96]. Voilà donc de quel genre de « production » se couronne, d’après Platon, la connaissance de l’Absolu. Entre elle et le Kulturschaffen dont parle Natorp, la différence est sensible. Je crois en effet que tous les interprètes de Platon sont d’accord pour comprendre ici sa pensée dans ce sens, que la contemplation de l’Idée suprême enfantera presque automatiquement dans l’âme du contemplateur, y déposera les vertus les plus élevées et les plus réelles. C’est en somme la réaction morale de la connaissance pure sur le sujet qui est ici décrite. Mais avec son Kulturschaffen Natorp entend bien autre chose : il introduit une idée de création extérieure, dont le vague même implique l’étendue, il passe subrepticement de la morale à la technique. De cette extase de l’intelligence où Platon croit voir les sources véritables de la perfection intérieure, il prétend, lui, faire sortir tout un déploiement d’activité positive et pratique, qui pourra comprendre aussi bien l’initiative pédagogique que la fabrication industrielle, aussi bien l’élucubration littéraire que la fondation d’hôpitaux. Ne nous y trompons pas, le Kulturschaffen c’est ce prosélytisme social, ce sont ces vastes entreprises mi-artistiques, mi-rémunératrices, ce sont ces usines à forme de cathédrales, c’est cette maligne législation ouvrière, que l’Allemagne contemporaine enfante en effet avec une si copieuse facilité. Voilà tout ce qui, sous la baguette de Natorp, se met en fait, encore que secrètement, à découler de l’apothéose métaphysico-morale du Banquet. Je trouve le prodige assez remarquable, et il n’en est pas en tous cas qui puisse mieux nous renseigner sur l’essence et sur la direction de la mentalité allemande d’aujourd’hui !
[96] Page 320.
Faisons bien attention. Je ne dis pas que la falsification dont Natorp, à mon sens, se rend coupable, soit énorme. C’est un coup de pouce simplement qu’il donne à la doctrine platonicienne. Peut-être même son érudition lui fournirait-elle des textes en abondance pour imprimer de la vraisemblance à son interprétation. Il n’est pas si loin de son original qu’il ne puisse maintenir les dehors d’une parfaite coïncidence avec lui. Mais c’est justement à ce quelque chose d’imperceptible, qui malgré tout l’en sépare, que j’en ai. Plus l’écart est petit et plus il m’est odieux. J’aimerais mieux une franche et ouverte trahison. Tout plutôt que cette déviation insensible — involontaire, je le veux bien — contre laquelle on ne sait à quel moment se gendarmer, à laquelle on ne sait comment parer. Tout, plutôt que ces sournois arrangements de textes, tout, plutôt que ces appels qu’ils se lancent les uns aux autres dans l’esprit du commentateur, et que cette aimantation réciproque, que ces services qu’ils se rendent en cachette, contre le gré de leur auteur. Tout, plutôt que cette orientation pragmatique donnée « en douce » aux idées.