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L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre

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PREMIÈRE PARTIE
D’APRÈS NATURE

I
LE MANQUE DE CRÊTE

Il me semble qu’on fait fausse route quand on veut apercevoir d’abord chez les Allemands des sentiments d’une violence et d’une cruauté anormales, un tempérament furieux. Je ne nie pas cette violence, cette cruauté, cette fureur, dont il y a tant d’exemples constatés. Mais je ne pense pas qu’elles soient en eux primitives. Je ne nie pas qu’ils soient des barbares. Mais il ne me paraît pas que ce soit tout à fait à la façon des Huns.

Ce qui me frappe bien plutôt au premier coup d’œil, c’est leur manque de tempérament et ce que Maurras appelait un jour très bien « la médiocrité du premier fonds allemand ». Cet ensemble de goûts, d’instincts, de préférences et d’aversions, qui fait la substance de chaque âme et donne au caractère sa tournure, est en eux d’une indigence prodigieuse. Prenez-les bien exactement au début d’eux-mêmes, avant que leur formidable volonté ait eu le temps d’intervenir : ils ne sont rien ; ils ne désirent, n’attendent, ne prétendent rien.

Qui dira jamais la profondeur de leur indifférence ? Et il faut entendre par là qu’ils sont à la fois extraordinairement indifférents et extraordinairement indifférenciés. Tous les prisonniers connaissent, pour s’en être souvent moqués, l’immanquable réponse des sentinelles à toute proposition qui, par chance, ne vient pas se heurter à quelque interdiction, que n’a, par hasard, prévue et d’avance repoussée aucun règlement : Das ist mir egal ! ripostent-elles infailliblement. Et il faut entendre le son plein et convaincu de la dernière syllabe : Das ist mir egââl ! Cela est prononcé avec une sincérité radicale, exhaustive ; on sent que c’est le tréfonds de l’âme qui s’y exprime et s’y épuise. Or, qu’est-ce que cela veut dire, sinon : « A ce que vous me suggérez, rien en moi n’incline et rien en moi ne s’oppose. Vraiment, je me sens aussi vide que possible en face de votre envie. Je pourrais chercher longtemps : je ne trouverais rien qui soit pour ou contre. Je suis tellement uni, tellement homogène, tellement équivalent en quelque point que vous me preniez ! Je ne connais tellement pas d’autres différences que celles qu’on m’a apprises ! »

Ne confondons pas. Ce n’est pas ici le fatalisme slave ou oriental ; il ne s’agit d’aucune résignation. L’Allemand ne replie pas ses désirs et ses rêves devant un événement jugé insurmontable. La vérité est qu’il n’a d’abord ni désirs, ni rêves ; ni amour, ni haine ; ni plaisir, ni dégoût ; ni passion d’aucune sorte. Dirons-nous que c’est un endormi, que la vie en lui reste faible et basse ? Au contraire, à n’en mesurer que le branle, elle semble en lui exceptionnellement forte et tendue. Le courant qui le traverse dépasse de beaucoup l’intensité moyenne. Mais il ne traverse que le vide ; il ne trouve rien pour l’orienter ; la matière qu’il parcourt est complètement amorphe. Les rudiments même de la sensibilité sont absents de cette âme, et ses inclinations élémentaires, son premier clivage.

« Un Allemand ne tient pas devant un Français », me disait un jour un camarade de captivité, un petit bonhomme, dont je revois les minces yeux brillants, le regard décidé. Étant détaché au travail, tout seul dans un village, il y avait pris sur ses employeurs un ascendant extraordinaire et avait réussi à obtenir leur complicité pour une évasion. Seul, le repentir imprévu et prématuré d’une femme, qui avait été, toute en pleurs, se dénoncer, et lui avec, aux autorités, avait fait échouer son projet. C’est en se rappelant la facilité avec laquelle il avait convaincu tous ces gens de lui venir en aide contre leur patrie, qu’il énonçait ce principe, dont la justesse m’avait frappé. Un Allemand ne tient pas devant un Français. C’est-à-dire que si vous les prenez tous les deux à l’état naturel, au moment où ils ne reçoivent encore d’indications que de leurs respectifs tempéraments, l’Allemand ne peut pas affronter le Français ; il est sans armes devant lui ; il n’a rien qui corresponde à ces désirs droits et perçants, à cette vivacité passionnée, à cette avide intrépidité du cœur dont son partenaire est pourvu. Qu’opposerait-il à nos mille partis-pris, à nos décisions sentimentales, à cette façon que nous avons de voir tout de suite les choses sous le jour le plus déterminé ? Dès qu’il paraît à nos yeux, le tableau de la réalité a toutes ses nuances. Je ne dis pas que cette promptitude soit dans tous les cas un avantage. J’aimerais même à montrer qu’elle est peut-être à la source de toutes nos erreurs et de tous les malheurs qui s’en suivent. (Nous sommes des esprits trop vite fixés.) Mais enfin elle témoigne d’une vigueur générale, d’un entrain et d’une « pleine terre » des sentiments, auxquels l’Allemand, avec son étique spontanéité, ne saurait songer à résister, et qui, toutes les fois qu’il se trouve seul en tête à tête avec l’un de nous, le mettent en état de notoire infériorité.

Der deutsche Jüngling fromm und stark
Beschirmt die heilige Landmark[1].

[1]

« Le jeune Allemand pieux et fort
Protège la frontière sacrée. »

(2e couplet de la Wacht am Rhein.)

C’est trop bien ça. Je le vois trop bien, « le jeune Allemand pieux et fort », appuyé sur son arme, prêt à tous les chocs, la poitrine solide, l’esprit seulement animé d’un éperdu dévouement. Je le vois trop bien pour pouvoir le souffrir. « Pieux et fort » : voilà tout ce qu’il a à nous montrer, voilà son entière richesse intérieure en deux mots exprimée. Qu’on n’aille pas dire qu’une chanson n’est pas une peinture psychologique. Non, tel quel, le portrait est complet ; il n’y manque aucun détail. Voilà le héros allemand, tel qu’il s’apparaît à lui-même, voilà toute la complexité et toute la nuance qu’il se découvre ; voilà à quoi, à ses propres yeux et en fait, il se ramène.

Plus que d’avoir ravagé, pillé, incendié et massacré, je lui en veux de se résumer si facilement, de se réduire à si peu de chose. Ce que je ne puis lui pardonner, c’est son néant intérieur. Il faut qu’il aille chercher des vertus pour faire croire qu’il est quelque chose ; il ne commence qu’à la morale. Pour s’apercevoir qu’il existe, il faut lui donner quelque chose à faire ; alors on peut admirer comme il le fait bien. C’est un de ces êtres qu’on ne remarque que lorsqu’on est obligé de les féliciter.

Les vieux du landsturm qui venaient au camp prendre livraison des corvées, après avoir recueilli, d’un visage tendu par le respect, les recommandations du sous-officier de service, se tournaient vers le groupe de prisonniers qu’ils allaient accompagner : Also, marsch ![2] s’écriaient-ils. C’est-à-dire : « Puisque c’est ça que nous devons faire, faisons-le ! » Rien ne les eût poussés à l’entreprendre spontanément, cette idée ne leur serait jamais venue. Mais c’était presque effrayant de penser à quel point ils n’y trouvaient pas non plus d’objection ! On sentait en eux une vacance presque infinie, et surtout, ce qui m’impatientait plus que tout le reste, cette bonne humeur des gens qui n’ont pas de désirs, qui sont contents de faire ce qu’on leur dit de faire, parce que sinon ils n’auraient pas su à quoi passer leur temps.

[2] « Eh ! bien donc, en avant ! »

*
*  *

Comme c’est l’aspect, je crois, le moins soupçonné de son caractère, je voudrais illustrer par quelques anecdotes cette indifférence foncière de l’Allemand. Et d’abord qui chantera jamais en termes suffisamment héroïques sa patience ? Qui racontera tout ce qu’il est possible de lui « faire voir », avant qu’il ne comprenne qu’il faut se fâcher ?

Chaque jeudi, nous allions faire en ville des achats pour la société de secours mutuels de notre camp. Accompagnés d’une seule sentinelle que nous traînions derrière nous plutôt qu’elle ne nous conduisait, nous entrions librement dans tous les magasins et nous y étions toujours royalement accueillis. Nous récoltions même bien des sourires et bien des compliments qui ne se fussent jamais égarés à l’adresse de vulgaires soldats allemands. Car les Allemands se soutiennent sans doute très fortement les uns les autres, mais ils ne s’aiment guère entre eux ; il suffit de les avoir vus se parler pour en être convaincu. Le visage même qui nous regardait plein d’aménité, dès qu’il se tournait vers un compatriote, devenait dur, sombre et sec : quelques mots de réponse, juste ce qu’il fallait ; et si « l’autre » n’était pas content, il n’avait qu’à s’en aller. (Peut-être aussi, pour tout dire, cette différence d’égards tenait-elle en partie à la différence que le marchand supposait entre nos respectifs porte-monnaie.) — Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sur cette curieuse anomalie psychologique que je veux insister en ce moment. Je pense surtout à l’endurance de certains feldgrauen qui attendaient pour se faire servir qu’on en eût fini avec nous ; j’en revois un, entre autres, que nous fîmes « poser » certainement pendant près d’une demi-heure, dans un magasin de quincaillerie. Sans même oser s’asseoir, il regardait, derrière nous, d’un air mélancolique, les scies et les serpes pendues au plafond, et poussait de loin en loin de timides soupirs. Parfois l’un de nous lui lançait par-dessus l’épaule un regard ironique et amusé ; mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Qu’étions-nous pourtant, que de vulgaires prisonniers, que des esclaves qu’il eût pu balayer d’un geste ? Mais je suis bien sûr qu’il ne pensait pas à ce détail ; et ce qui l’en rendait oublieux, ce n’était ni générosité, ni grand élan de fraternité humaine. Tout simplement il ne sentait rien ; il ne réalisait pas la situation par le sentiment ; elle ne lui donnait aucune secousse ; les fibres qui l’eussent fait tressaillir et se révolter manquaient dans son cœur.

En chemin de fer, entre Leipzig et Francfort, nous étions six prisonniers conduits par deux sentinelles ; nous nous étions confortablement installés dans un compartiment et d’abord, sans hésiter, et sans provoquer la moindre protestation de nos gardiens, deux des nôtres avaient pris les deux coins près de la fenêtre. Le train cependant était bondé : beaucoup de permissionnaires, quelques civils ; et de nos places, nous contemplions tous ces gens, qui s’amoncelaient dans le couloir, la plupart debout, quelques-uns lamentablement assis sur leurs paquets, tous écrasés les uns contre les autres, piétinés par chaque passant, jetés contre les parois par chaque cahot du train, mais ne pensant aucunement à nous déranger. Nous les entendions bougonner les uns contre les autres ; c’est tout ce qu’ils voyaient de mieux à faire. A la fin, le spectacle nous parut si ridicule que nous nous décidâmes à « inviter » un grand artilleur, qui se tenait debout en travers de la porte, à venir s’asseoir au milieu de nous : il accepta avec force remerciements.

Il est incroyable à quel point l’Allemand est lent à se représenter le véritable rapport où il est avec les gens qu’il rencontre : c’est parce qu’il n’en est averti par aucune commotion affective, par aucun sentiment immédiat. Et le Français profite d’une façon admirable, souvent même téméraire, de ce retard à l’allumage. Instruit du premier coup d’œil, avec une folle impertinence, il saisit son avantage et le pousse aussi loin que possible, pendant le temps que l’autre met à composer sa réaction. Arrive ensuite que pourra ! Il aura toujours bien ri en attendant.

On n’imagine certainement pas ce que les prisonniers réussissent à « faire avaler » à leurs gardiens. On n’a aucune idée du ton de certaines conversations entre eux. Que de fois ai-je entendu mes camarades dire à leur chef de chantier : « Vous aurez beau faire, vous êtes foutus ! Ce n’est plus qu’une question de jours, de mois ou d’années. Mais vous êtes foutus. Tout le monde sait ça en Europe. Il n’y a que vous qui ne le sachiez pas encore. »

Un jour, un prisonnier se voit interpellé par un officier aviateur, qui a la naïveté de lui demander ce qu’il pense de la guerre. Le Français aussitôt de se lancer dans une peinture effroyable de la situation où l’Allemagne s’est imprudemment fourrée et de montrer le châtiment qui s’approche d’elle pas à pas. Je me rappelle particulièrement la conclusion de sa diatribe, si décisive que l’autre en resta tout sot : « D’ailleurs, s’écria-t-il, quand on n’est pas foutu de nourrir ses prisonniers, on ne fait pas la guerre ! »

Nous avions un sous-officier qui était chargé de nous faire faire l’exercice. Figure rose, tête toujours légèrement inclinée sur l’épaule, parole doucereuse, allure timide et gênée ; dans le civil il était fabricant de poupées. — Avec un pareil innocent, direz-vous, il n’y avait guère de mérite à se montrer provoquant. — Oui, mais bien qu’il ne fît presque jamais d’observations et qu’il se contentât de mouvements exécutés avec toute la nonchalance que des Français sont capables de mettre à une besogne qui les ennuie, il avait un petit carnet où il crayonnait gentiment de temps en temps quelques notes personnelles ; et la suite en était généralement qu’au bout de quelques jours l’un de nous se voyait emmené en cellule pour mauvaise tenue à l’exercice. L’animal dans le fond était donc venimeux. Eh bien ! malgré le danger qu’il y avait à l’exciter, je ne puis songer sans rire, j’allais presque dire sans pitié, aux énormités que certains d’entre nous réussissaient à lui faire entendre. Il est vrai qu’il avait, lui aussi, la manie bien allemande de nous demander notre avis sur les opérations. Ce n’était donc jamais nous qui avions commencé. Mais c’était bien nous qui continuions, et avec quel entrain ! Je me rappelle surtout le moment de l’attaque sur Verdun. Le malheureux avait eu l’imprudence de nous laisser voir, dès les premiers jours, qu’il comptait bien sur la chute imminente de la place. « La semaine prochaine, nous serons à Verdun ! » nous avait-il déclaré d’un petit air timide et satisfait. Empruntant alors une assurance qu’il était sans doute bien loin de ressentir à cet instant, un de mes camarades lui répliqua vertement que ni la semaine prochaine, ni le mois suivant, ni jamais les Allemands n’entreraient à Verdun. Et quand les événements eurent confirmé sa prophétie, on pense comme il triompha ! Je le revois parlant à sa victime sous le nez, et avec des gestes presque menaçants : « Eh ! bien, vous voyez comme vous y êtes entrés à Verdun ! Vous étiez à Douaumont l’autre jour ! Vous n’y êtes plus aujourd’hui. C’est une drôle de façon d’avancer… Enfin, peut-être qu’avec le temps !… Mais non, vous n’y arriverez jamais. Vous êtes trop bêtes. Le kronprinz vous fera tous crever devant nos tranchées ; mais vous n’avancerez plus, etc. » Sous cette algarade, dont je n’exagère nullement les termes, notre homme avait pris un air piteux et vexé, mais il ne bougeait pas. Frileux et « rentré » comme un oiseau sous une averse, un mauvais petit sourire d’embarras sur les lèvres, il essayait simplement de mettre un frein à la verve de notre camarade en lui posant la main sur le bras : « Permettez ! Permettez !… » Mais il ne pensait plus du tout à son carnet, ni à l’uniforme qui lui donnait un si terrible pouvoir sur son interlocuteur. Il était ennuyé : rien de plus.

A une sentinelle « bon enfant », qui ne savait pas un mot de français, des prisonniers, comme à un serin, avaient appris cette simple phrase : « Ils sont foutus, les boches ! » Et il allait la répétant partout avec extase. Quand nous le rencontrions dans le camp, nous lui criions : « Sont-ils foutus ? » Et il répondait : « Ils sont foutus, les boches ! » Un jour, nous le vîmes arriver tout triste : quelqu’un l’avait renseigné sur le sens de son exclamation favorite. Mais tout ce qu’il fit, ce fut d’être bien malheureux et comme tout détraqué de ne plus pouvoir la lancer.

Les gosses de K…, quand nous passions par la ville, nous couraient après en criant : Schokolade ! Schokolade ![3] Mais nous avions la cruauté de ne leur rien donner avant qu’ils eussent eux-mêmes sanctionné leur déconfiture par le même sacramentel : « Ils sont foutus, les boches ! » Et encore que, moins bêtes que la sentinelle, ils comprissent parfaitement le sens de la phrase, ils n’hésitaient pas un instant à acheter de cette monnaie la précieuse plaquette ; aucune indignation ne montait du fond d’eux-mêmes leur interdire d’en user.

[3] « Du chocolat ! Du chocolat ! »

Il y avait au camp un petit feldwebel courte-patte, qui avait servi jadis dans notre légion étrangère. Ses seules amours étaient un corbeau, qu’il élevait avec des tendresses de mère. Il le faisait coucher dans sa chambre et l’y laissait prendre des libertés dont il restait, paraît-il, des traces fort sensibles à l’odorat. C’est du moins ce que m’ont raconté les prisonniers qui allaient en corvée sous sa direction et qu’il employait presque exclusivement à lui ramasser des vers et des insectes pour la nourriture de son protégé. Tous les Français le tutoyaient et quand ils lui demandaient : « Eh bien, Münch, que penses-tu de la guerre ? » il répondait invariablement : « Beud-èdre que les boches seront fainqueurs, beud-èdre que ce sera vous. Moi, je m’en fous. »

Un jour, on envoya pour conduire la promenade du samedi un vieux petit feldwebel, propre, bien rasé, aux yeux clairs et tristes. Je m’imaginai tout de suite, je ne sais pourquoi, qu’il devait être dans le civil soit confiseur, soit professeur de maintien. A peine fûmes-nous sortis du camp, il commanda : « Halte ! » Puis, s’approchant des prisonniers qui étaient en tête : « Que faites-vous ? » demanda-t-il en français au premier. Légèrement interloqué, notre camarade ne comprit pas tout de suite la question : « Quelle profession ? reprit l’Allemand avec douceur. — Instituteur, répondit alors le prisonnier. — Ha ! Ha ! » fit le feldwebel, en hochant par deux fois la tête, et avec les marques d’une grande approbation. Puis il passa au second : « Que faites-vous ? — Comptable. — Ha ! Ha ! » Il vint au troisième pour en obtenir le même renseignement. Mais le reste de la colonne commençait à s’intéresser vivement à la conversation. Un esprit de moquerie la parcourut comme une vague : nous nous mîmes à combiner les réponses les plus extravagantes. Déjà le troisième d’entre nous qui fut interrogé se révéla « marchand de cacaouëts ». « Cacaouëts ? Cacaouëts ? » fit le vieux d’un air interrogatif, en penchant un peu la tête de côté. Mais il ne se déconcerta pas pour si peu et continua sagement son enquête. Son français n’était sans doute pas des plus étendus, ni des mieux au courant, car il parut plus d’une fois embarrassé. Quand il ne comprenait pas, il jetait un petit coup d’œil circulaire, comme pour nous prendre tous à témoins de l’étrangeté de la réponse qu’on lui faisait, et il nous voyait fort bien en train de nous tordre de rire. Mais rien ne le décourageait. L’un de nous n’ayant pas voulu lui laisser ignorer qu’il était « marchand de cochons », « Couchons ? Couchons ? fit-il avec la même timide inquiétude. Et il passa. Il ne s’arrêta que quand il eut dépouillé le secret des cinquante ou soixante hommes qu’il avait sous ses ordres. Il reprit alors le commandement et remit la colonne en marche, l’air content et renseigné. Il marchait à côté de nous, d’un petit pas sautillant et nous faisions à haute voix mille plaisanteries sur son compte : « Est-il possible, me disais-je, qu’il ne comprenne pas qu’on se moque de lui ? » Mais je crois plutôt que ça lui était égal ; il sentait bien, vaguement, que nous n’étions pas très sérieux ; mais cette impression ne passait pas en lui jusqu’à l’indignation ; elle n’éveillait aucune susceptibilité ; elle n’enflammait aucun amour-propre ; elle le laissait tranquille, serviable et satisfait. C’était en hiver, il avait neigé. Quand nous fûmes sur le point de rentrer au camp, il nous fit arrêter de nouveau, à la hauteur d’un vaste champ de neige : « Maintenant, battez-vous avec des boules ! » nous dit-il simplement. Au cours du combat, il fut atteint à plusieurs reprises par de faux maladroits. Il souriait un peu, s’époussetait, et continuait à nous contempler placidement.

F. B… était un grand sous-officier saxon, costaud et paisible, avec de longs bras qui pendaient du haut d’épaules légèrement voûtées. Horloger dans le civil, il l’était à peine moins dans le militaire et ne pensait qu’à nous colloquer des montres, pour lesquelles il nous faisait d’ailleurs des prix réellement avantageux. Il avait vécu en France et savait très passablement notre langue ; il la parlait peu, mais il l’entendait parfaitement. Tous les prisonniers ne connaissaient pas ce détail. Un jour, il entre dans un bureau où travaillaient quelques Français qui justement n’en étaient pas instruits. L’un d’eux, de mauvaise humeur, le salue de la classique exclamation où s’exprime au naturel l’âme de tout bon Français qui, dans un endroit quelconque, fût-ce dans un camp de prisonniers, est en possession d’un « filon » :

— Qu’est-ce qu’il vient encore nous faire ch…, ce c..-là ?

Catastrophe, supposera-t-on. Tempête, cris de rage, verrous, supplices. Pas du tout. Un peu plus voûté que de coutume sous le poids de l’injure, d’un ton mélancolique et résigné, en traînant un peu sur les syllabes, comme un qui constate qu’il n’a pas de chance, notre homme répond simplement en français :

— Ça fait la troisième fois depuis ce matin qu’on me traite de c.. !


Un incroyable manque de crête : voilà ce que je crois apercevoir d’abord chez l’Allemand, voilà ce qui me paraît être vraiment au principe de son caractère. Dans l’ensemble, ces gens-là ne sont aucunement susceptibles ; ils n’ont pas d’impatiences, rien jamais ne les démange. Parfois, comme dans le cas du petit vieux, cette bonasserie peut devenir touchante, ressembler même à de la générosité et au pardon des injures. Mais on aurait tort de l’admirer et de s’y fier comme à une vertu positive ; on risquerait de graves mécomptes. Pour la bien comprendre, il n’y faut pas voir autre chose que la faiblesse du premier fonds, que le défaut de réalité psychologique dont souffre l’âme allemande. C’est un trou ; pas autre chose.

Et ne faut-il pas « avoir un trou » pour soutenir aussi mal que le font les Allemands leur propre situation, l’avantage que leur donnent les événements ?

Un de mes camarades, de son métier libraire, s’était donné comme architecte, sortant de l’École des Beaux-Arts de Paris. Il jouissait, à ce titre d’un prestige extraordinaire. On lui avait octroyé un bureau, où il faisait à peu près ce qu’il voulait ; on venait le consulter, on l’appelait : Herr Baumeister ![4] En un mot, il trônait. Un jour, l’architecte allemand lui demande qu’elles seraient, à son avis, les conditions de paix de la France.

[4] « Monsieur l’architecte. »

— Il nous faut, répondit-il sans se troubler, l’Alsace-Lorraine et cent milliards.

— Cent milliards ! Vous vous trompez, vous voulez dire sans doute : cinq milliards.

— J’ai dit : cent milliards.

— Mais c’est terrible, c’est terrible !

Et l’Allemand d’aller raconter à tous ses amis que la France demande l’Alsace-Lorraine et cent milliards pour faire la paix. L’un après l’autre, ils vinrent chercher confirmation de la nouvelle auprès de mon camarade. « C’était, me racontait celui-ci, comme si j’avais eu vraiment les pleins pouvoirs du gouvernement français pour traiter. Ils défilaient tous devant ma table :

— Est-ce vrai que la France demande cent milliards ? interrogeaient-ils.

— Parfaitement, cent milliards !

— Mais c’est affreux ! Jamais nous ne pourrons avoir la paix à ces conditions-là. Jamais nos gouvernants n’y consentiront.

Et ils s’en allaient les épaules basses, désespérés. »

Il faut noter que c’était un moment de leur plus haute fortune.

S’ils eussent senti vraiment ce qu’ils étaient, s’ils l’eussent été par enthousiasme et par inspiration, si la passion les eût le moins du monde soulevés, croyez-vous qu’ils se fussent laissés intimider par le verdict qu’un vulgaire prisonnier osait rendre contre eux et qu’ils eussent été prendre un seul instant en considération les exigences d’un tel plénipotentiaire ? Mais l’assurance même de mon camarade était quelque chose de trop fort pour eux, ils étaient trop mal alimentés pour y faire face ; aucun appel à leur cœur ne leur fournissait la défense, la contestation, la riposte qui eussent été nécessaires. Leurs sentiments les laissaient misérablement en panne.

Et il en était ainsi à chaque fois qu’il leur fallait nous affronter. Ils n’avaient même pas de quoi se tenir à la hauteur des situations qu’ils créaient eux-mêmes. La sensation dont j’ai peut-être le plus souffert en captivité est celle de l’incohérence. Et jamais je ne l’ai éprouvée plus forte qu’au moment des premières « représailles ». On nous avait avertis solennellement que les Français infligeaient aux prisonniers allemands du Kameroun d’horribles traitements, qu’ils les faisaient garder par des cannibales, si bien que plusieurs de ces malheureux avaient été tout simplement croqués par leurs sentinelles ; que pour mettre un terme à ces actes de sauvagerie sans précédent, le gouvernement allemand se voyait obligé de prendre contre nous des contre-mesures (Gegenmassregeln) et qu’en conséquence nous allions être envoyés dans les marais de Poméranie ou du Hanovre, où nous travaillerions enfoncés jusqu’à mi-corps dans une boue pestilentielle. Le sous-officier, chef de notre baraque, nous avait déjà fait ses condoléances et ses adieux, car il ne pensait pas qu’aucun de nous en pût revenir vivant. Ce début promettait. Mais, le jour du départ arrivé, quand la colonne fut sur le point de sortir du camp, on la fit arrêter et un officier nous adressa en français le petit compliment que voici :

« Amis Français, nous avons été très contents de vous posséder jusqu’ici, nous n’avons absolument rien à vous reprocher, et nous regrettons beaucoup que les agissements de votre gouvernement nous obligent à nous séparer de vous. Mais rassurez-vous ; dans le camp où l’on vous emmène, vous serez aussi bien traités qu’ici ; je peux vous assurer que vous n’aurez à vous plaindre de rien. Et dans quelques mois vous nous reviendrez, gais et bien portants, tout heureux de votre voyage. »

Je ne garantis pas l’exactitude absolue des termes ; mais tel était bien le sens général du langage qui nous fut tenu. J’avoue qu’il me parut assez comique, et déjà, avant d’arriver à la gare, je commençais à ne plus bien comprendre où j’étais ni comment tout cela pouvait diable s’enchaîner. Mais ce fut bien autre chose quand nous eûmes pris le train. Dans les faubourgs ouvriers de Dresde et de Leipzig, que nous traversâmes, des femmes étaient aux fenêtres et elles nous envoyaient des baisers au passage. Je le dis parce que je l’ai vu. Je me souviens que je me prenais la tête entre les mains, en proie aux plus amères, aux plus épuisantes questions : Qu’était donc tout ceci ? Que me voulaient donc ces imbéciles ? N’auraient-ils pas pu au moins choisir ? Si nous étions en guerre, pourquoi ne pas y rester ? S’ils me voulaient du mal, que ne m’en faisaient-ils du fond de l’âme ? J’aurais voulu toucher au moins la haine qui les poussait contre moi. Puisque enfin ils s’étaient déclarés, pourquoi leur cœur ne suivait-il pas ? Je ne me contentais pas de leurs foudres, j’appelais en même temps leur rage et leur exécration. Pour me sentir à l’aise, je ne pouvais absolument pas m’en passer. Je n’étais pas encore assez instruit pour deviner que dans leur cœur, même au moment où ils me condamnaient soi-disant à mort, il n’y avait rien. Je ne savais pas voir qu’ils étaient incapables de nourrir de colère véritable, sentie, la décision qu’ils avaient prise. Je n’osais pas reconnaître la misère inouïe de leur vengeance ni le vide dégoûtant où leur cruauté prenait naissance.

Il faut corriger ce que j’avançais tout à l’heure : ce dont j’ai peut-être le plus souffert en Allemagne, c’est du manque de haine, — j’entends de haine spontanée, naturelle. Il m’a frappé déjà sur le champ de bataille. Comme on nous emmenait prisonniers vers l’intérieur des lignes, d’une troupe qui faisait la pause au bord d’un bois, se détachèrent pour nous voir passer quelques hommes, des jeunes pour la plupart, presque tous imberbes, certains avec des figures de jeunes filles :

— Die Schweine ![5] dit l’un d’eux tout doucement, et l’on sentait dans sa voix combien il était peu convaincu de cette injure, et qu’il la répétait tout simplement, avec scrupule et fidélité, telle qu’il l’avait apprise, comme un mot d’ordre, comme un renseignement reçu de ses supérieurs. Il y croyait ; et c’était tout. Mais s’il eût fallu la trouver lui-même…

[5] Les cochons !

Et depuis, j’ai pu souffrir mille vexations : mais jamais — ou plutôt une seule fois peut-être — je n’ai senti la douche de la haine sur moi. Que les humanitaires prennent bien garde ici ! Qu’ils n’aillent pas utiliser cet aveu pour conclure à la fraternité spontanée entre ennemis. Aucune déduction ne pourrait être plus inexacte. Les « postes[6] qui nous emmenaient en corvée étaient bien loin de déborder d’attendrissement et d’amour pour nous. Simplement ils avaient le cœur vacant. Leur petite baïonnette leur battant les jambes, leur tartine de pain noir beurrée de saindoux dans la cartouchière, leur calot rond sur la tête, ils allaient fromm und stark, marchant à nos côtés de leur pas solide et docile, vers la carrière ou la route en réfection qu’on leur avait désignée. Ils écoutaient nos conversations, ils prenaient part à nos plaisanteries, ils maudissaient avec nous les « Gros », die Dicken, les riches, qui ont fait cette guerre pour s’engraisser encore davantage. Rien en eux à cet instant ne leur parlait contre nous. Mais il ne fallait pas que « Chocolat », le feldwebel chargé de la surveillance des corvées, parût tout à coup à l’horizon sur son cheval pie. Quel branle-bas aussitôt ! Comme ils avaient tôt fait de bondir en avant et de hurler contre nous, et de prendre le numéro de celui qui n’avait pas compris leur rugissant Hände aus den Taschen ![7] Et voilà où je commençais à souffrir. Car encore une fois, pour mon bien-être intérieur, il eût fallu que j’entendisse toute cette rage sortir vraiment d’eux-mêmes ; il eût fallu que je sentisse leur âme même la cracher. Oui, peut-être leur eussé-je pardonné, peut-être eussé-je entrevu une réconciliation possible avec eux dans l’avenir, s’ils me fussent tombés dessus « pour de bon » à cet instant. Car alors j’eusse deviné en eux des hommes, au lieu que je n’avais affaire qu’à des pantoufles.

[6] Posten : sentinelles.

[7] « Les mains hors des poches ! »

Pas bien étonnant qu’ils aient montré si peu de fureur contre nous, quand on les voit si peu exaltés par la perspective de se battre. Je sais bien que dans aucun pays aucun homme ne désire, ne peut sincèrement désirer — surtout après quatre ans de guerre — d’être envoyé sur le front. Mais je doute qu’en aucun pays aucun homme ose étaler, surtout devant des ennemis prisonniers, une aussi complète absence de passion belliqueuse que l’Allemand. A cet égard il est vraiment stupéfiant d’impudeur. Je n’aime pas qu’on « crâne ». Mais je ne vois pas non plus la nécessité de laisser n’importe quel regard, surtout celui de notre ennemi, pénétrer jusqu’aux hésitations secrètes de notre courage, jusqu’à la lâcheté de la bête en nous. Or, il n’y avait pas dans le camp une sentinelle désignée pour le front, qui n’accourût aussitôt nous exposer sa détresse, ses terreurs, et nous faire part de son intention de se rendre à la première occasion favorable. Beaucoup nous demandaient de petits certificats attestant qu’ils s’étaient toujours bien conduits à notre égard, pour les montrer dès leur capture et échapper ainsi aux mauvais traitements. J’ai signé pour ma part au moins un de ces témoignages de satisfaction et j’en ai vu octroyer plusieurs par mes camarades. Rien n’était plus comique que l’allure penaude du malheureux en quête de signatures, que les regards qu’il jetait à droite et à gauche, en suivant l’allée de la baraque, dévisageant les prisonniers, à la recherche des bonnes figures ; et quand il pensait en avoir trouvé une, rien n’était plus attendrissant et plus éhonté que la façon dont il expliquait son désir : « Moi, tout de suite : Kamerad », faisait-il en esquissant le geste bien connu. Et il prenait son papier à la main, indiquant comment il comptait s’en faire un talisman.

Il y avait un vieux landsturmmann qui accompagnait chaque jour la même corvée. Il se croyait solidement embusqué, quand un jour il se vit subitement déclaré felddienstfähig[8]. Sa désolation, son angoisse dépassèrent tout ce que nous avions vu jusque-là. A tous ceux qui l’approchaient, qu’ils comprissent ou non l’allemand, il racontait :

[8] Apte au service en campagne.

— Et puis, vous savez, je vais aller au front. A mon âge ! Avec quatre enfants ! Si ce n’est pas honteux !

— Front nixt gut ! lui disaient en rigolant des prisonniers de Verdun qui travaillaient sous sa surveillance.

— Nixt gut ! répétait-il d’un air consterné, d’un pauvre visage tout décomposé par la peur.

Mais enfin on lui suggéra le moyen de s’en tirer au meilleur marché. Très obligeamment, les Français lui expliquèrent comment il devrait s’y prendre pour effectuer sa capitulation avec le minimum de risques ; ils lui indiquèrent l’heure la plus propice, les circonstances atmosphériques à choisir ; ils lui enseignèrent les appels qu’il aurait à lancer, les gestes qu’il aurait à faire, pour ne pas être accueilli trop brusquement par ses sauveurs. Comme on peut penser, ces leçons de désertion les amusaient au plus haut point et ils poussèrent la chose aussi loin qu’ils purent ; ils surent persuader le vieux que, pour être sûr de n’oublier, le moment venu, aucun détail, il était bon qu’il s’exerçât à l’avance, et ils organisèrent, dans l’atelier où ils étaient seuls avec lui, de véritables répétitions. On vit le malheureux se dépouiller de ses cartouchières, poser son fusil dans un coin et s’avancer, les mains hautes, à la rencontre des prisonniers, qui, tapis derrière des sacs, faisaient semblant de le tenir en joue.

Bien entendu, il n’entre pas un instant dans mon esprit d’accuser l’Allemand de lâcheté positive, effective. Qu’il soit un admirable soldat, il faudrait être de bien mauvaise foi pour le contester ; et ce serait faire injure à nos combattants eux-mêmes que de suspecter le courage de l’ennemi auquel ils ont affaire. Je suis convaincu que la plupart des désertions, dont nous avons vu les préparatifs, n’ont pas eu lieu : une fois sur le front, l’homme se sera trouvé certainement placé dans des circonstances où son premier dessein lui sera à lui-même apparu comme un rêve. Mais aussi je n’ai rien voulu prouver de plus, par les précédentes anecdotes, que le manque complet de spontanéité héroïque chez l’Allemand. On se tromperait à fond si l’on concluait de ses exploits à son caractère, de ses prodigieuses réussites militaires à quelque goût inné chez lui pour la bataille et pour le risque. A la place de l’enthousiasme qu’on lui suppose, là encore il n’y a rien. Pas de naturelle Begeisterung[9], c’est-à-dire qu’il n’est empli ni transporté par aucun « esprit » et qu’il ignore absolument la rage de périr ou de vaincre.

[9] Enthousiasme.

Pour bien comprendre ce point, il faut l’avoir vu au combat. Qu’il ressemble donc peu à cette brute furieuse, à cet animal de proie qu’on se représente d’habitude ! Je garde, de l’attaque que j’ai eu à supporter, le souvenir non pas d’une ruée sauvage, mais d’une puissante opération mécanique. J’ai été englouti méthodiquement, comme on voit disparaître une pièce de bois dans la gueule impassible de certaines machines. Mais les hommes qui composaient cette machine, les hommes qui marchaient, tiraient, tombaient, je n’ai senti chez eux aucun transport, aucune colère bien définis. Ils avançaient simplement, portés, régis par un mouvement colossal et régulier. Ils tuaient là où il fallait tuer, ils prenaient là où il fallait prendre. Nulle part ils n’étaient entraînés par aucune fureur individuelle. Ils avaient l’air parfaitement « désintéressés ». Je me rappelle surtout le dernier assaut qu’ils nous donnèrent, à la nuit déjà tombée, avec l’accompagnement de leurs trompes rudimentaires, d’où ne s’échappaient que deux ou trois sons rauques et maladroits, semblables aux appels de bergers préhistoriques. Il y avait dans les cris dont ils s’excitaient vers nous quelque chose de tellement indifférent ! Je les devinais à la fois terribles et si peu convaincus. Ils allaient, ils marchaient encore un peu contre cet ennemi déjà piétiné que nous étions, pendant cette demi-heure qui restait avant la soupe et qu’il ne fallait pas laisser inemployée. « Hourra ! » criaient-ils d’une voix fatiguée, c’est-à-dire : « Encore ça pour finir la journée, pour en être quittes avec le devoir ! » Pour beaucoup c’était la mort qui était embusquée dans cette étroite demi-heure. Mais même cette perspective ne suffisait pas à les mettre hors de leurs gonds. Même la mort entrait pour eux en équivalence avec la vie.

Leur premier mot aux prisonniers qu’ils venaient de faire était toujours :

— Krieg nixt gut ![10]

[10] « Guerre, pas bon ! »

Et ils ajoutaient pour eux-mêmes avec un grand soupir :

— Wenn es nur alles wäre ![11]

[11] « Si seulement c’était tout ! Si seulement c’était fini ! »

(Je parle du mois d’août 1914.)

Voilà ce qui résume tous les sentiments dont ils étaient capables, les seuls dont ils fussent animés en se précipitant sur nous. Voilà le maximum de la passion chez eux, voilà la passion toute pure, telle qu’elle les gonflait au moment de l’action, au moment même où leur bras se faisait assassin.

Qu’on ne pense pas que, par tout ce que je dis là, je veuille le moins du monde introduire l’idée de leur innocence, ni prévenir les esprits en leur faveur. Bien au contraire, ce qui nourrit mon indignation et mon ressentiment contre les Allemands, c’est qu’ils aient pu commettre toutes les abominations du combat avec si peu de haine au cœur. Nous, au moins, quelque chose d’affreux, mais de sacré, nous transformait jusqu’à la racine, ramenait pêle-mêle du fond de nous-mêmes de la rage, de l’insulte, du désespoir, je ne sais quelle frénésie vengeresse. Si nous étions criminels, au moins l’étions-nous tout entiers. Mais eux, ils se contentaient d’être « fromm und stark ». Ça leur suffisait. « Pieux et solides », bien bâtis de partout, l’âme aussi peu excessive que le corps, de la santé et un grand vide intérieur : voilà comment ils s’avançaient sur nous et voilà comment ils se présentent, quand on vient les trouver dans leur ingénuité primitive, à leur état le plus naturel. L’Allemand, c’est d’abord quelqu’un à qui « c’est égal » et qu’une insuffisante détermination psychologique rend capable à la fois de tout supporter et de tout faire.

*
*  *

Une nature. Qui me montrera chez lui une nature ? Je l’avoue, à défaut de bons, je voudrais lui trouver au moins de mauvais penchants ; je voudrais entendre raconter de son enfance des traits bien noirs, quelque chose qui témoigne d’une perversité vraiment originelle. Je voudrais que ses parents aient eu tout de suite à se plaindre de lui : « Mon pauvre monsieur, si vous saviez quel monstre c’est ! » Mais non ; je n’apprends de ses débuts dans la vie rien que de louable et d’indifférent. Il promettait déjà, il promettait tout ce qu’on voulait.

Le seul rudiment positif de caractère que je puisse apercevoir en lui, c’est non pas de la cruauté, mais une certaine brutalité, une façon trop brusque de faire les choses. Mais cela est à peine psychologique. Il ne faut y voir que l’explosion de cette force toute physique qui le remplit, que la détente de son corps trop bien portant, que l’effet d’une trop robuste constitution. Il se décharge à coups de poing du trop-plein de santé qui le gêne ; c’est un dérivatif hygiénique, où l’âme n’a presque aucune part.

Un jour, de sournois interprètes russes avaient été signaler à la sentinelle un de leurs camarades qui, disaient-ils, ne se lavait qu’à des intervalles par trop imposants. L’Allemand vint, empoigna le Russe par sa veste, comme on prend un chat par la peau du dos, le traîna jusqu’au lavabo, d’une grande gifle de la main droite fit voler au diable sa casquette, d’une grande tape de la main gauche le poussa sous le robinet qu’il ouvrit tout grand sur sa tête, et de son poing d’Hercule le maintint pendant cinq bonnes minutes sous le flot purificateur. J’étais encore sensible à ce moment-là et cette petite scène m’avait impressionné. Mais je comprends maintenant que l’Allemand n’était inspiré dans toute cette affaire par aucune méchanceté profonde. Il y avait en lui, à ce moment-là, deux choses : la conviction acquise, apprise, que la propreté est un devoir, et un surplus d’énergie musculaire, qui transformait en une râclée la leçon qu’il voulait donner. Le rire même dont en général les bourreaux accompagnent ces sortes de corrections, atteste, je crois, qu’ils n’y mettent aucune malice et qu’ils seraient tout prêts, une fois l’opération finie, si la victime y voulait seulement consentir, à s’en amuser franchement avec elle[12].

[12] « Es war bloss zum Spass ! Ce n’était que pour rire ! »

Et surtout à n’y plus penser. — Pour comprendre combien la brutalité des Allemands est en eux chose peu consciente et de provenance essentiellement physique, il faut voir avec quelle facilité ils oublient le mal qu’ils vous ont fait. Là-dessus ils sont d’une générosité incroyable. Ils peuvent vous briser de coups : dix minutes après, vous les voyez revenir, gais et contents, sans aucun souvenir, sans aucune pensée :

Le ciel n’est pas plus pur que le fond de leur cœur.

Ils n’ont rien fait, rien vu, rien entendu ; rien ne s’est passé, dont leur mémoire ait gardé le moindre souvenir. Vous êtes copains comme devant ; vous auriez tort d’avoir plus de rancune qu’ils n’en ont. Vous ne voudriez pourtant pas montrer un plus vilain caractère… Au besoin, ils vous demanderont une cigarette.

Nous eûmes, pendant quelque temps, comme chef de baraque, un sous-officier qui poussait jusqu’au sublime cette indulgence envers lui-même. Il arrivait, le lundi matin, sombre, la voix rauque et presque indistincte, râclé par la noce bestiale qu’il avait faite en permission. Ce jour-là, il fallait éviter de tomber sous sa griffe, car il cherchait une victime. Mais quand il l’avait trouvée et qu’il avait passé sur elle sa fureur — un jour il jeta par terre un de mes camarades et le piétina — les muscles soudainement détendus, il ne voyait plus aucune raison de nous en vouloir, et c’était le moment qu’il choisissait en général — car j’avais le malheur d’être son interprète — pour me faire ses déclarations les plus conciliantes :

— Hier sind wir weit von dem Schlachtfeld, disait-il. Wir müssen unsere Feindschaft vergessen, wir müssen in Eintracht miteinander leben[13].

[13] « Ici, nous sommes loin du champ de bataille. Nous devons oublier que nous sommes ennemis, nous devons vivre ensemble en bonne intelligence. »

Je n’ai jamais vu d’apaisement si subit, ni si ridicule. On sentait qu’il s’était vidé comme une bête d’une sorte de rancœur physique, qui lui restait de la veille, et qu’il se trouvait maintenant rétabli dans cet état de bonne respiration et de robuste indifférence où son âme avait l’habitude de se tenir.


Je ne peux pas croire au sadisme des Allemands. Ils sont trop simples, trop élémentaires pour trouver du goût dans la souffrance d’autrui. Ce ne sont pas gens à se lécher de quoi que ce soit les lèvres ; il n’y a pas en eux de ces petits coins secrets où l’être vraiment pervers déguste ses impressions ; ils ne sont à aucun degré amateurs.

Même dans le mal qu’ils font, le « fromm und stark » suffit à donner tout le contenu de leur cœur. Ils sont stark, ils sont de fer. Et c’est pourquoi leur contact est rude et dangereux. C’est pourquoi l’on fait bien de ne pas rester à portée de leur bras. On a raison de se méfier d’eux, et tort de supposer des racines psychologiques à leur brutalité.

Bien entendu, je ne songe pas un instant à nier qu’ils soient capables de violences préméditées, intentionnelles ; nous étudierons plus loin en détail les étranges « devoirs de cruauté » qu’ils s’imposent. Mais la part de la délibération et de la volonté est réservée jusqu’à nouvel ordre ; nous en sommes encore à l’Allemand primitif ; nous le prenons encore tel que la nature nous le livre.

Eh ! bien, à cet âge de son développement, décidément, non, son âme ne distille aucun venin spécifique ; elle ne lui suggère aucune atrocité directe, gratuite, dont elle seule ait à profiter ; elle est sans tentation et sans appétit. Elle reste d’une désespérante innocence. Ce n’est pas elle qui s’exprime dans la grêle de coups qu’il fait de temps en temps pleuvoir. A cet instant même, si vous pouviez pénétrer jusqu’à elle, vous la trouveriez aussi neutre, aussi peu endiablée que jamais. Même à cet instant, elle ne réussit pas à vaincre son informité naturelle ; elle reste en retard sur l’animal, moins vive, moins dégourdie, moins décidée.

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