L'Allemand : $b souvenirs et réflexions d'un prisonnier de guerre
DEUXIÈME PARTIE
A L’EN CROIRE
Je ne donne pas les pages qu’on vient de lire pour un portrait parfaitement achevé de l’Allemand. Il eût fallu un autre génie que le mien pour embrasser, avec une impeccable et totale fidélité, un objet aussi complexe que l’âme d’un peuple. Bien des traits de mon esquisse restent, je le sais, grêles ou indécis et peut-être, dans l’ensemble, leur mutuelle proportion n’est-elle pas indiquée avec toute l’exactitude qu’on serait en droit de désirer. Cependant je crois avoir marqué tout au moins l’emplacement des principaux ; en tous cas, j’ai tant bien que mal exprimé tous ceux que mon esprit a su saisir. Et ce n’est pas le besoin d’en ajouter de nouveaux qui me pousse, en ce moment, à poursuivre mon analyse. Mais j’ai déjà laissé percer ma secrète ambition : je voudrais communiquer à mon œuvre toute l’objectivité possible et empêcher qu’elle ne reste suspendue en l’air, comme le simple monument de mon éventuelle ingéniosité. Je voudrais lui faire trouver le contact et l’adhésion des autres esprits. Je l’ai même dit : mon idéal serait de forcer mon modèle lui-même à s’y reconnaître.
Or, je ne suis pas assez présomptueux pour m’imaginer que l’Allemand va bonnement et du premier coup accepter une ressemblance aussi peu flatteuse. Pour l’y contraindre, je sens qu’il est besoin d’un peu plus d’insistance et même de prévenance. Le meilleur moyen me semble être de le laisser d’abord parler lui-même, d’apprendre de sa propre bouche quelle idée il se forme de son propre génie et de sa mission et de lui montrer que cette idée, dans le fond, une fois dépouillée des fioritures dont il l’enjolive, de la couleur dont il la pare arbitrairement, n’est rien de différent de celle que j’avais eu déjà l’honneur de lui proposer.
Aussi bien est-il de toutes façons nécessaire de lui prêter un instant audience. Son plus gros grief contre nous, le seul qui soit juste et dont nous ayons à tenir compte, est précisément que nous ne voulons pas l’écouter, que nous refusons de nous former une image de ses vertus en nous plaçant à son propre point de vue, en entrant dans sa mentalité. « A tout ce qui fait notre originalité, écrit par exemple Paul Natorp[62], leurs organes n’atteignent pas, ils ne connaissent pas cela, ils n’essaient même pas du tout d’en prendre sérieusement connaissance ou de le mesurer à un autre étalon qu’à celui de leurs propres catégories, tandis que nous nous efforçons honnêtement de les comprendre dans leur originalité et de nous représenter celle-ci suivant la conception qu’ils s’en font eux-mêmes. Notre « essence nationale » leur demeure cachée, comme le secret de notre édifice linguistique. Ce n’est donc pas un miracle que nous restions pour eux les Barbares, c’est-à-dire un peuple qui est assez entêté pour parler sa propre langue, une langue qu’ils ne comprennent pas. »
[62] Dans le Deutscher Wille der Kunstwarts, Zweites Novemberheft 1915.
Cette amère sortie n’est pas isolée. La presse et les revues allemandes sont pleines de ce même reproche : « On ne veut pas nous comprendre. » Il y a là chez nos gens une amertume qui n’est point feinte. Devant le mur d’incompréhension qu’ils prétendent qu’on leur oppose, ils ont le cœur tout gros, tout ulcéré. C’est de nous autres Français qu’ils s’attristent le plus de ne pouvoir fixer l’intérêt. Je pense que nous aurions tort de mépriser absolument cet appel boudeur et passionné à notre jugement. A défaut de la compassion, notre intérêt nous le déconseille. Car le malaise d’où il naît, à rester plus longtemps méconnu, ne peut que s’envenimer et que renforcer une rancune, dont nous n’avons aucun motif de nous réjouir.
Donnons-leur donc pour une fois satisfaction ; faisons effort pour « comprendre leur langue » ; entrons dans l’examen de leurs titres à notre attention et à notre reconnaissance (car ils n’hésitent pas à la réclamer). Tâchons de « nous représenter l’originalité allemande à la manière allemande, nach der deutschen Art das Deutschtum uns zurechtzudenken. » (Natorp.)